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Traduit par Pierre R. Desrosiers

Dans une récente vague d’ouvrages historiques consacrés aux débuts du monde atlantique moderne, la France est carrément laissée en plan. L’historiographie du monde atlantique tend à décrire, sinon à définir, l’Atlantique du xviiie siècle comme principalement anglais. « For many scholars, and still within the French popular mind », nous rappelle Kenneth Banks, « no French empire existed until 1802 » (p. xi). Mais Chasing Empire Across the Sea apporte là-dessus un correctif minutieusement documenté et intelligemment écrit. À la suite de Bernard Bailyn et Ian Steele, historiens de l’Atlantique britannique, Banks souligne l’importance centrale des communications dans la formation du monde atlantique français. L’État français, avance-t-il, n’exerça son pouvoir dans l’Atlantique que dans la mesure où il rassembla, dissémina et géra des flux d’information. Banks en conclut, à terme, que « authoritarian control could not be exercised as thoroughly [as in France] or adjusted quickly enough to effectively construct or patrol the colonies » (p. 220). En s’y efforçant, cependant, la France réussit à créer un empire atlantique qui, bien que marqué de divisions, garda sa cohérence en tant qu’unité politique et conceptuelle.

Afin d’évaluer la dynamique des rapports de pouvoir entre la France et son empire atlantique, Banks analyse trois colonies d’Amérique fort différentes les unes des autres : le Canada, la Louisiane et la Martinique. Tout en étant constamment attentif à leurs différences, il adopte une approche thématique, chaque colonie fournissant des exemples pertinents à l’une ou l’autre des principales questions abordées. Après avoir consacré un chapitre à une vue d’ensemble de l’évolution économique et administrative de la colonisation française, il s’attache, dans des chapitres successifs, aux cérémonies publiques, aux réseaux de transport maritime et aux relations de clientèle chez les élites dirigeantes. Dans chacun de ces contextes, Banks constate que l’État français, « played an active and highly interventionist role » dans les colonies, était limité par son incapacité à « absorb, comprehend, evaluate, and coordinate » les fonctions de chacun par le biais des réseaux de communications existants (p. 5).

Les communications traversaient l’Atlantique dans les deux directions. De l’est à l’ouest, la France propageait de l’information afin d’étaler la majesté et la puissance du roi. Mais quelles qu’aient été les directives reçues de Versailles, qu’il s’agisse de cérémonies ou de droit colonial, les colonies les interprétaient en fonction de leur situation, les tournaient à leur avantage ou, parfois, n’en tenaient carrément pas compte. En fait, plutôt que de démontrer la puissance de l’État, ce besoin d’expédier de l’information aux colonies plaçait souvent la couronne à la merci des réseaux de la marine marchande, y compris des très nombreux contrebandiers basés dans les colonies françaises, britanniques et espagnoles. Ce handicap obligeait la Couronne à tolérer une politique commerciale mercantiliste plus souple qu’elle ne la proclamait officiellement. Il permettait aussi aux marchands, spécialement en Martinique, de critiquer Paris puisqu’ils étaient en position de force.

Vers l’est, l’information prenait habituellement la forme de rapports expédiés aux fonctionnaires français depuis les colonies. Ces renseignements étaient nécessaires à Versailles pour de multiples raisons, qu’il s’agisse, élément crucial, de planifier les mouvements de la flotte en temps de guerre ou, plus prosaïquement, d’accorder des promotions. Cependant, la nature même des réseaux coloniaux de communications fragmentait les voies hiérarchiques, révélant ainsi « authority’s fragmented voice » (chap. 7). Banks soutient que, contrairement à la perception habituelle concernant la Nouvelle-France à tout le moins, cette fragmentation « helped rearrange the traditional hierarchy in subtle ways », ce qui permit à chaque colonie d’acquérir sa physionomie propre et de se distinguer à la fois de la mère patrie et des autres colonies. Cela dit, la fonction même de communication, combinée à la dépendance réciproque de la Couronne et de sa colonie, assura la cohésion de l’Atlantique français, alors que chacun de ses constituants cherchait à se situer par rapport à l’autre. Ainsi, le difficile contrôle de la Couronne sur les flux d’information compliqua, en même temps qu’elle soutint, ses entreprises d’outre-mer.

Il arrive à Banks d’éprouver lui-même, ici ou là, des problèmes de contrôle de l’information et de perdre ses lecteurs dans une mer de détails. Cela ressort particulièrement de son analyse de l’esclavage dans les colonies. Confronté à des renseignements aussi abondants sur des colonies aussi différentes, le lecteur doit décider seul du rapport exact de l’esclavage à la thèse d’ensemble de l’ouvrage. Mais même cette faiblesse procède de l’une des grandes forces du livre : une recherche approfondie qui étaye les conclusions. Désireux, peut-être, de mettre en lumière le travail impressionnant qu’exige la collecte de documents aussi vastement éparpillés, Banks laisse parfois ses données submerger son analyse.

L’ouvrage affiche un autre défaut qui irritera Banks plus encore que ses lecteurs. Les Presses de McGill-Queen’s devraient avoir honte des douzaines d’erreurs typographiques, des notes mal contrôlées et de la mauvaise qualité des cartes 1-3. En laissant de telles imperfections ternir une étude aussi limpide, l’éditeur rend un fort mauvais service à la fois à l’auteur et à ses lecteurs.

Mais ces petits ennuis ne devraient certes pas distraire le lecteur de ce qu’a accompli l’auteur. Par ce livre, il a relativisé la domination britannique en haute mer, et cela même en traçant les limites du pouvoir absolutiste français sur son lointain empire.