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Les historiens du genre ont noté depuis longtemps que les relations entre les sexes, ainsi que les manières de représenter l’un et l’autre, ne s’élaborent jamais indépendamment d’autres structures de pouvoir. D’abord concentré sur les notions de race et de classe sociale, ce rapport s’est désormais étendu au point où ces historiens doivent se pencher sur d’autres catégories d’analyse généralement reconnues comme autonomes, telle la sexualité, et jusqu’à maintenant considérées comme plus stables, telles la citoyenneté, la nation et la colonie. Nous nous attacherons ici à six importants ouvrages et nous verrons comment les historiens du genre abordent divers sujets qui étaient jadis l’apanage des historiens traditionnels. Chacun de ces livres dépasse de loin l’étude des genres et apporte une importante contribution à l’historiographie dans plusieurs domaines spécialisés.
Les récents travaux anglo-américains sur le genre ont été marqués, est-il nécessaire de le rappeler, par une manière particulière de combiner des catégories d’analyse telles le sexe, la classe sociale, la race et la sexualité à la citoyenneté, la nation et le colonialisme. Les plus achevés de ces travaux regroupent les meilleurs éléments de la nouvelle histoire socioculturelle en associant pratiques et représentations et en créant de nouvelles avenues dans ce qui avait été le domaine de l’histoire politique et intellectuelle. Cela est particulièrement avéré, ces livres le montreront, de la « nouvelle histoire impériale ».
Tous les ouvrages qui suivent étudient des hommes et des femmes qui négocient publiquement le pouvoir ; ils ne portent pas sur leur foyer ou sur leur soi-disant vie privée, sauf si l’un ou l’autre sont l’objet de critiques. Ils examinent plutôt en quoi le genre s’exprime et a contribué à la construction nationale, au processus colonial, à la compréhension de la race, de la culture et de l’historiographie elle-même. Tous placent l’identité sexuée au coeur des relations politiques, intellectuelles et sociales ; ils la considèrent, en matière de légitimation de l’autorité, comme un des facteurs ayant toujours formé des combinaisons compliquées avec d’autres catégories sociales apparentées, interconnectées et en constante évolution. Si le sexe a servi de moyen de légitimer et de naturaliser le pouvoir, il a aussi été un moyen d’exclure. Des définitions de la citoyenneté ont fait du sexe une des variables permettant de définir qui serait inclu ou exclu de la société politique et ces définitions ont fini par réifier des rôles et des attributs propres aux hommes et aux femmes. Tous les auteurs de ces ouvrages notent cependant que les représentations et les relations entre les sexes ne fonctionnent jamais en vase clos et qu’elles nous en disent autant sur la compréhension de la masculinité ou de la féminité que sur les arrangements ou les interprétations des classes sociales ou des populations autochtones. Le genre est culturellement signifiant dans la mesure où il se lie étroitement à d’autres thèmes et les définit. Alors que nous utilisons ce concept pour étudier comment il produit et reproduit les différences sexuelles et les fonctionnements de l’identité sexuée, le genre fonctionne toujours en conjonction avec d’autres rapports de pouvoir. La manière dont attributs ou traits caractéristiques en viennent à être considérés comme naturels crée les moyens par lesquels les relations du pouvoir politique sont « naturalisées », et cette naturalisation occulte ou dissimule des forces historiques et un choix culturel.
Si ces auteurs insistent sur le fait que le pouvoir du genre ne s’exerce jamais en vase clos, ils soulignent aussi que ce pouvoir est toujours remis en question. Ils ont aussi en commun de vouloir identifier ou de nommer les lieux invisibles ou plus obscurs du pouvoir – spécialement l’appartenance à la race blanche. Depuis The Wages of Whiteness (1991), de David Roediger, on s’est intéressé davantage à cette appartenance, à montrer comment elle a été construite, pour des motifs raciaux, comme « normale » et comment, cela étant, elle a créé « l’autre » dans diverses classifications raciales[1]. Tous ces livres traitent aussi de classe sociale et de sexualité, et intègrent systématiquement dans l’analyse ces deux catégories sociales. Si le genre n’est pas à lui seul un outil explicatif suffisant, il n’est pas possible, par contre, de comprendre sans en tenir compte des thèmes aussi vastes que le développement de l’esclavage, le colonialisme et la citoyenneté moderne.
Good Wives, Nasty Wenches and Anxious Partriachs, de Kathleen Brown, est le plus ancien des ouvrages analysés. Développant une thèse ambitieuse et complexe, Brown y étudie en quoi le genre, la classe sociale, la race et le patriarcat s’entremêlèrent aux premiers temps de la Virginie pour créer une société coloniale distincte qui intégrait Autochtones, Anglo-Virginiens et Afro-Virginiens. La construction et la signification des notions de genre et de race dans cette région frontière permettent au lecteur d’y saisir un changement important intervenu entre 1607 et 1750 et de voir le rôle décisif du genre dans la création de l’esclavage racial. Race et classe sociale n’ont pas la même signification en 1620 et en 1770. Le mot « wench », qui définissait une Anglaise de basse extraction en 1660, s’appliquait à la fois aux femmes d’origine anglaise et d’origine africaine vers le milieu du siècle, mais ne s’appliquait plus, dans les années 1730, qu’aux femmes africaines. Brown ne prétend pas que les conceptions anglaises du genre ont créé l’esclavage, mais estime plutôt qu’elles ont formé un « legal and intellectual framework in which slavery emerged » (p. 112). En conséquence, l’auteur met en relief le rôle du droit dans la création et la reproduction du patriarcat, des classes sociales et des identités raciales. Elle dépeint une société enracinée dans des idées d’outre-Atlantique, attachée à des rapports sociaux inscrits dans des structures religieuses et juridiques, mais incertaine quant à la nature précise de la différence sexuelle. Maintenir cette différence était capital, selon Brown, qui soutient que le concept d’une subordination universelle des femmes était essentiel à la constitution comme « naturel » de l’ordre politique existant. D’où un rapport étroit entre, d’une part, les relations entre les sexes et, d’autre part, la montée de la stabilité politique et de l’esclavage basé sur la race.
Selon Brown, les distinctions établies entre Anglaises et Africaines, particulièrement quant au travail des femmes, se fondèrent de moins en moins sur la classe sociale et de plus en plus sur l’appartenance raciale au cours des premiers 150 ans de la colonie. Le pouvoir judiciaire, particulièrement les dispositions relatives à une taxation différente sur le travail des femmes africaines et afro-virginiennes dans le contexte d’une économie basée sur le tabac et de l’arrêt décisif de 1662 qui rendait la condition d’esclave transmissible par la mère (et qui faisait de la condition d’esclave l’état naturel de la race non blanche), donna forme à l’esclavage racial en Virginie. En outre, la persistance des restrictions sur la sexualité des femmes blanches contribua aussi à préciser les significations juridiques et les conséquences pratiques de la différence raciale. C’est ainsi, par exemple, que toutes les relations sexuelles entre personnes de races différentes étaient devenues illégales en 1691, une relative immunité étant accordée, à cet égard, aux hommes blancs.
Brown examine de manière approfondie les formes diverses et changeantes de la masculinité. On estimera particulièrement intéressante son analyse des représentations de la masculinité autochtone et des manières de ne pas se conformer aux notions anglaises d’honneur et de honte. Pour les Virginiens d’ascendance africaine, note l’auteur, l’esclavage n’avait pas pour seul effet de les exclure de la vie politique, mais leur interdisait aussi les privilèges d’une vie domestique semblable à celle des Blancs, particulièrement d’une union sexuelle légale avec une femme blanche.
L’insistance que met Brown à comprendre le rôle du genre dans l’entreprise intellectuelle de conquête et de colonisation est partagée par Adele Perry. Dans On the Edge of Empire : Gender, Race ans the Making of British Columbia, 1849-1871 (2001), Perry se penche sur la période allant de la fondation de cette colonie en 1849 à son entrée dans la confédération canadienne en 1871. Analysant colonialisme, race, classe sociale et genre, elle soutient que cette colonie constitue un exemple problématique et non complètement réussi d’« entreprise coloniale » britannique.
La Colombie-Britannique se situait nettement à la périphérie de l’empire. Distante de trois à six mois de l’Angleterre par la mer, elle était extraordinairement éloignée des autres colonies britanniques d’Amérique du Nord et, par conséquent, quasi inaccessible. En outre, elle ne se conformait pas aux critères impériaux dans la mesure où les Autochtones y étaient largement plus nombreux que les Européens et que, au sein de la petite colonie européenne, les hommes y étaient beaucoup plus nombreux que les femmes. Indices manifestes de cette non-conformité, une culture « homosociale » s’y était développée, limitée aux seuls mâles blancs, et les relations hétérosexuelles interraciales y étaient communes. D’où le fait que, en termes d’espace et de société, cette colonie « racially plural, rough and turbulent, hovered dangerously at the precipice of Victorian social norms and ideals » (p. 3). Contrairement à la plupart des autres colonies britanniques, on y trouvait une importante classe ouvrière blanche employée dans un marché du travail multi-racial. Perry constate que le projet colonial, tel qu’il est formulé par des réformateurs et des responsables du gouvernement, visait à séparer socialement, culturellement et économiquement les groupes de races différentes. En même temps, on mit tout en oeuvre pour amener les travailleurs de race blanche à se donner une vie domestique stable avec des femmes blanches qui se conformaient à des critères « respectables ».
Le genre était au coeur de l’anxiété que suscitaient race et civilisation. L’économie de la Colombie-Britannique, basée sur l’extraction des ressources, et particulièrement la ruée vers l’or des années 1850, attira de jeunes travailleurs blancs sans attache, auxquels se joignirent des Chinois et des Afro-Américains désireux de profiter des richesses de cette nouvelle frontière. S’ensuivit une culture de célibataires, ou culture « homosociale », se caractérisant par des rapports sociaux, sentimentaux et parfois sexuels entre hommes. Ces hommes accomplissaient les travaux domestiques ordinairement dévolus aux femmes et participaient d’une culture de loisirs « grossiers » marqués par l’alcool, le jeu, la danse, la prostitution et les batailles. Si les réformateurs de la classe moyenne voyaient d’un mauvais oeil cette culture de célibataires, ils désapprouvaient aussi les relations nouées entre ces hommes et les femmes autochtones. Le déséquilibre démographique entre mâles immigrants et femmes blanches favorisait la création d’unions permanentes et d’unions provisoires entre femmes autochtones et nouveaux arrivants, et donc l’émergence d’une population de métis. Ces unions et leur progéniture constituent un bon exemple du rapport entre race et genre et de l’anxiété qu’il suscita dans la mesure où il mettait en péril une entreprise coloniale censée accentuer la différence. Les chercheurs familiers avec la question de la traite des fourrures noteront que ces relations entre races, telles que vécues en Colombie-Britannique, existèrent partout et qu’elles ne furent pas associées à un type particulier d’économie[2].
Divers efforts furent déployés pour amener les résidants de la colonie à une certaine conformité. Un ensemble de réformateurs – journalistes, politiciens et missionnaires – ainsi que les institutions qu’ils mirent en place, tels le YMCA, les Mechanics’ Institute, les maisons des marins, s’efforcèrent de transformer la Colombie-Britannique en une « orderly, white settler colony anchored in respectable gender and racial behaviours and identities ». Dans cette perspective, les femmes britanniques tenaient un rôle important, les réformateurs espérant qu’elles seraient source d’inspiration pour les hommes d’ascendance européenne et les amèneraient à la respectabilité et au respect des conventions sexuelles européennes. S’ensuivirent, avec un succès mitigé, plusieurs projets d’immigration féminine, en vertu desquels on amena en Colombie-Britannique des femmes d’un type particulier – classe moyenne, instruite, respectable – même si de telles recrues ignoraient tout des savoir-faire économiques nécessaires à la colonie. Des critiques locaux s’étant élevés contre l’importation de tels « bas bleus » et ayant exigé la venue de femmes blanches issues de milieux ouvriers, les responsables gouvernementaux modifièrent leur politique et, vers 1870, on accordait une nette préférence à « l’immigration familiale » plutôt qu’à la venue de femmes célibataires et indépendantes. Tout comme Brown, Perry est consciente du rôle de l’État et de l’appareil judiciaire dans la structuration et dans les tentatives de créer ce qu’on estimait être des relations raciales et sexuelles correctes entre hommes et femmes. En Colombie-Britannique, les gouverneurs firent usage des lois concernant le mariage, le pass system, et tentèrent même, sans succès, d’instaurer à Victoria la ségrégation raciale comme moyen de réglementer les relations entre hommes et femmes.
Selon Perry, la Colombie-Britannique ne réussit pas à se montrer à la hauteur des attentes impériales, mais on peut se demander si tel ne fut pas le cas dans chaque colonie. Les raisons en sont nombreuses : le défi à l’autorité exprimé par la permanente résistance des Premières Nations, le refus des Européens de se conformer à des normes de comportement et même le rejet, de la part de certaines femmes britanniques, d’une « mission civilisatrice » dans une colonie où elles trouvaient plutôt leur liberté, leur autonomie et leur indépendance. La Colombie-Britannique fut initialement un échec dans la mesure où, de manière particulièrement évidente en matière sexuelle, on y brouilla la différence entre colonisateurs et colonisés. Les Blancs des deux sexes ne se plièrent pas toujours à ces normes de comportement sexuel dont on estimait, dans ce contexte, qu’elles sous-tendaient l’établissement de la civilisation chez les « Sauvages ». Être une Blanche et être une Autochtone dans cette colonie étaient deux choses profondément différentes et les exemples abondent de cette « racialisation » des sexes. Dans cette entreprise coloniale, les Blanches acquéraient statut et privilège. En même temps conclut Perry, « White women in British Columbia were ordinary women imbued by others with a specific racial and social mission. Few explicitly challenged this mission, but few dutifully fulfilled it. » (p. 199)
Ce rapport complexe entre attentes coloniales considérées comme expressions de l’identité nationale, du genre, de la sexualité, de la race et de la famille, est admirablement étudié par Catherine Hall dans son imposant ouvrage intitulé Civilising Subjects : Metropole and Colony in the British Imagination, 1830-1867. Dans ce livre primé, Hall examine en quoi ces diverses catégories sociales étaient mutuellement constitutives ; elle y développe une analyse de vaste portée basée sur deux études de cas : la Jamaïque quant au volet colonial, Birmingham quant au volet métropolitain. Elle note d’abord qu’un lieu donné ne peut être administré et considéré comme colonie que dans ses rapports à la métropole, cependant que, en même temps, l’identité et le pouvoir de la métropole reposent sur le maintien de la différence entre colonie et métropole. Hall cherche ainsi à déstabiliser toute conception binaire de type colonie/métropole, homme/femme ou Noir/Blanc, et récuse systématiquement le fait de percevoir les relations sociales comme catégories immuables. L’empire n’est pas une abstraction lointaine, mais une partie de la vie quotidienne et de l’identité dans la métropole. De même, l’auteure établit des liens entre les diverses perceptions du fait d’être anglais, de la masculinité et de la « négritude », perceptions qui se modifièrent entre les Reform Acts de 1832 et la rébellion de Morant Bay (Jamaïque) en 1865 ; elle rappelle à ses lecteurs que les historiennes féministes et leur analyse du rôle central de la masculinité, de la féminité et de la sexualité dans la formation des nations et des empires ont été à l’avant-garde d’une nouvelle historiographie de l’empire.
Selon Hall, les évangélistes protestants et le mouvement anti-esclavage furent préoccupés et formés, à la fois en Angleterre et en Jamaïque, par les questions de genre. Pour les missionnaires baptistes évangélistes qu’elle étudie particulièrement, le concept de Britannique de race blanche renvoyait aux notions d’ordre, de civilisation, de chrétienté, de rationalité, de travail, de vie domestique et de domaines séparés des hommes et des femmes. C’est ainsi, par exemple, que les femmes noires, une fois devenues chrétiennes, deviendraient « loving mothers and domesticated wives » (p. 112). Au milieu du xixe siècle, la masculinité anglaise, blanche et de classe moyenne glorifiait les liens entre masculinité et capacité de travail, indépendance, autosuffisance et protection du plus faible. Le « rêve abolitionniste » consistait donc en la création d’une société dans laquelle les hommes de race noire ressembleraient à certains hommes blancs, non pas les riches Blancs des plantations, mais ceux du mouvement abolitionniste. En fait, le Noir parfait combinerait en lui l’indépendance de la masculinité anglaise à des traits de patience et de soumission généralement associés, dans la mentalité britannique, à la féminité. Quant aux femmes noires, elles ressembleraient aux Blanches modestes et respectables du mouvement abolitionniste, refusant la décadence et l’indolence des épouses de planteurs. À Birmingham, l’empire était omniprésent par son économie, sa culture et son identité. Le projet de « civiliser des sujets » se traduisit par la création, chez les Blancs des deux sexes, d’une identité « racialisée », fondée sur la construction d’une opposition binaire entre Blanc/« civilisation » et Noir/« sauvagerie ».
L’interaction réciproque entre colonie et métropole, et son effet structurant sur la race, constitue aussi un thème de l’ouvrage très original d’Angela Woolacott. Dans son To Try Her Fortune in London : Australian Women, Colonialism and Modernity (2002), elle étudie la vie d’Australiennes blanches qui franchirent 12 000 milles pour se rendre en Angleterre, voyage qui pouvait prendre de quatre à huit semaines avant 1900 et une douzaine de jours après la mise en service des premiers vols commerciaux en 1935. Woolacott étudie l’interaction entre les dizaines de milliers de « filles » australiennes qui se rendirent à Londres entre 1870 et 1940 et la métropole impériale, le genre, la couleur, le statut colonial et la modernité. Durant les années couvertes par cette étude, Londres était à la fois la plus grande ville du monde et le centre d’un empire britannique alors à son apogée. Elle exerçait un attrait par les occasions qu’elle offrait de s’instruire, de fréquenter les arts et de nouer des relations sociales. Les arts, particulièrement l’opéra, y occupaient une place étonnante. La cantatrice la plus célèbre y était Dame Melba, qui adopta ce nom de scène parce qu’elle était née à Melbourne et dont la carrière servit d’inspiration à des dizaines de jeunes femmes. Paradoxalement, compte tenu des normes de l’époque relativement au sexe, Woolacott soutient que ces jeunes femmes pouvaient, en route vers Londres, franchir la moitié du globe sans être soupçonnées de transgresser les normes imposées à la féminité. On ne les accusait ni d’une trop grande ambition ni de mettre en péril leur respectabilité sexuelle.
Cette présence d’Australiennes à Londres a permis à l’auteure de considérer la modernité à la fois sous l’angle de « emergent global connectedness » (p. 7) et sous celui de l’importance de la ville pour les femmes. Selon elle, Londres attirait ces femmes par sa modernité et, en même temps, leur permettait d’affirmer leur propre modernité, car elles se considéraient comme plus politiquement progressistes ou modernes que leurs consoeurs d’Angleterre ou des États-Unis. Les Australiennes avaient acquis le droit de vote en 1902 et étaient des oratrices très populaires lors des meetings de suffragettes britanniques. Elles étaient donc porteuses de modernité, à la fois en arrivant à Londres et lors de leur retour en Australie.
Tout comme Perry et Hall, Woolacott défend aussi la thèse de l’importance du genre dans la construction de la nation. À Londres, leur appartenance à une colonie « blanche » conférait aux Australiennes un statut « hybride ». Elles faisaient partie de la société anglaise et, tout à la fois, n’en faisaient pas partie. Ce statut d’étranger se reconnaissait à leur accent, à leur absence de relations et tenait aussi à l’idée que s’étaient faite les Anglais des Australiennes – femmes quelque peu effrontées et outrageusement athlétiques. Ces représentations qu’avaient les Britanniques de Londres coïncida avec l’émergence de l’Australie comme nation. Ces femmes, présentes au coeur même de l’empire, prirent ainsi part à cette évolution en « conceived and articulated their Australianess » par l’appropriation de la culture aborigène et de la faune et de la flore spécifiquement australiennes (p. 141). En estimant « familier » un lieu où elles n’étaient jamais allées auparavant, en s’appropriant la culture aborigène australienne, en parcourant, en cours de voyage, d’autres colonies britanniques telles Ceylan ou l’Inde, et en participant à l’entreprise impériale par association et par idéologie, ces femmes se laissaient voir comme colonisatrices au moment même où elles se découvraient appartenant à une colonie.
Mais ces « colonials » étaient fort différents de ceux étudiés par Perry et Hall, et des sources spécifiques, élaborées dans la perspective des Australiens blancs, permettent à Woolacott de saisir l’action des Australiennes et leur vision du monde. Il est ainsi possible, par exemple, d’analyser leur manière de forger leur sexualité et leur expression physique. La douceur du climat et la proximité des plages aux abord des villes encourageaient à pratiquer la natation et Woolacott soutient que, avant même la Première Guerre mondiale, il y avait « a lack of embarrassment about the fit female body and pride in women’s physical strength » (p. 191). L’auteure associe ce caractère athlétique (bronzage y compris) à la modernité. Ce rapport entre les Australiennes et leur corps, leur forme physique et leur passion pour le grand air rendit même célèbres des femmes comme Beatrice Kerr et Annette Kellerman, deux nageuses célèbres, qui participèrent à des marathons, s’exécutèrent dans des piscines sur scène puis qui firent carrière dans le cinéma et l’édition.
Ces Australiennes de race blanche revinrent de Londres nanties d’une aura de modernité, après avoir fréquenté l’art moderne, la littérature et le théâtre. Bien que considérées inférieures de par leur statut de femmes et de « colonials », elles étaient privilégiées parce qu’elles étaient blanches. Woolacott en conclut qu’elles nous permettent de mieux comprendre le colonialisme et sa relation à la modernité, car « Australian women actively produced their own modern identities, before, during and after sojourns in London, in ways that show relationships between metropole and dominions as fluid and emergent. » (p. 208)
Mary Louise Roberts se préoccupe aussi de modernité dans son Disruptive Acts : The New Woman in Fin-de-Siècle France (2002). Elle y étudie les tendances apparemment contradictoires entre les thèmes concurrents que sont, vers la fin du siècle en France, la « crise » de la culture libérale bourgeoise et la « belle époque ». Alors que la dépopulation, l’agitation ouvrière, les scandales politiques et les transgressions sexuelles ont retenu l’attention des contemporains et, plus tard, des chercheurs, la même époque et les mêmes lieux sont aussi associés à des « plaisirs spectaculaires » et à l’opulence. Roberts lie la « crise culturelle de la France à son penchant pour le spectacle » et soutient que le côté théâtral de l’époque constituait « a form of subversion rather than mere diversion » (p. 2). Donnant la place centrale à la « femme nouvelle », elle s’intéresse surtout aux femmes autour du journal féministe La Fronde, particulièrement à Marguerite Durand et à la comédienne Sarah Bernhardt. Analysant le recours de ces femmes aux jeux de rôle, à la parodie, à la satire, à l’hyperbole et à la fantaisie, Roberts soutient que cette « théâtralité » permettait d’éprouver et de contester les conventions tout en révélant l’ensemble des expériences féminines qui échappaient aux normes idéologiques en cours. Si elle n’associe pas féminisme et « Femme nouvelle », Roberts admet que ces notions s’incarnaient dans un contexte transnational (et étaient étiquetées importations de l’étranger) et prenaient un sens particulier dans le contexte politique, social et culturel propre à la France. Tout comme les autres auteures ici évoquées, elle étudie la manière par laquelle race et genre se recoupaient et se définissaient l’un par l’autre. Si rien n’est dit du colonialisme, le genre et la nation sont ici évoqués et Roberts s’attache à la manière par laquelle « nationalist, anti-Semitic ideology relied on tropes of gender and linked stereotypes of the New Woman and the Jew » (p. 5). Femme nouvelle et Juif étaient considérés comme des importations de l’étranger, par définition éphémères. L’antisémitisme de cette époque dépeignait l’homme juif comme un être émasculé et efféminé, et les critiques de la Femme nouvelle la décrivaient comme une femme anormalement masculine.
Plus que chacun des autres livres ici évoqués, l’ouvrage de Roberts s’inscrit dans la perspective d’une culture de l’élite et se rattache à l’histoire des courants intellectuels. L’attention portée au discours et à la représentation du genre, de la race, de la sexualité et de la classe sociale n’y sont cependant pas un simple volet, mais en constituent le moteur même. Comme les autres ouvrages, on y voit les femmes et les relations entre sexes comme essentiels à la saisie globale de la politique et de l’édification de la nation.
On croirait volontiers, au premier abord, que The Gender of History : Men, Women and Historical Practice (1998), de Bonnie Smith, ne relève guère de notre propos. Il s’agit d’une histoire intellectuelle qui analyse la place du genre dans le développement de l’historiographie en Europe et aux États-Unis, ainsi que « l’expérience » des historiennes depuis les premières années au xixe siècle. Smith réussit à dégager la dimension genrée de ce qu’elle décrit comme le champ naturel de l’historiographie, soutenant que « the development of modern scientific methodology, epistemology, professional practice and writing have been closely tied to evolving definitions of masculinity and femininity. » (p. 1) L’auteure ratisse large, ce qui lui permet d’évoquer des historiennes « amateur » des xviiie et xixe siècles qui tombèrent dans l’oubli et furent exclues de la discipline à mesure que l’histoire « scientifique » entrait dans les institutions de haut savoir. C’est là un ouvrage stimulant et qui ne peut laisser indifférent ; Smith y cherche à montrer en quoi l’histoire comme discipline, les sujets jugés dignes d’étude et les historiens eux-mêmes se sont finalement donnés comme « sexués ». L’historienne amateur ne se dissimulait pas derrière ses oeuvres et s’attachait souvent aux aspects émotifs ou traumatiques de son sujet. Elle rejetait le discours omniscient et soi-disant objectif qui allait devenir la marque de l’idéal masculin. Pour les femmes qui écrivaient pour le grand public, en outre, l’écriture était souvent un gagne-pain, ce qui contrevenait au rôle dévolu aux femmes dans la société. Ce statut d’outsider fut maintenu au début du xxe siècle, lors de l’arrivée des femmes dans la profession historique ; Smith soutient que ces femmes étaient considérées comme un « troisième sexe ». On ne pouvait les accuser d’amateurisme, mais leur place dans la profession demeura pourtant marginale et problématique. Le cas de Lucy Maynard Salmon, du collège Vassar, est particulièrement intéressant dans la mesure où, après avoir publié un ouvrage très louangé sur le sujet classique du pouvoir présidentiel, elle entreprit d’étudier le travail domestique, sujet jugé peu convenable chez des universitaires professionnels. Ce champ de recherche « non professionnel » se révéla encore plus difficile lorsqu’elle entreprit de recourir, à l’intention de ses étudiants, à des sources peu traditionnelles tels les livres de recettes, les « railroad schedules, laundry lists, trash piles, kitchen appliances, the position of trees and the condition of buildings in urban spaces ». (p. 207)
La masculinisation de l’histoire (ou l’exclusion des historiennes de la tradition) coïncida, et ne fut pas sans rapport, avec l’émergence de l’État-nation au xixe siècle. La politique, l’État-nation et les hommes qui écrivirent sur ce sujet demeurent ce que Smith appelle « le pain et le beurre » de la grande histoire. La pratique des séminaires, qui devint la pierre angulaire de l’histoire scientifique, fut associée au concept de citoyenneté mâle, avec toutefois certaines variantes nationales. L’histoire politique scientifique, qui prit naissance à cette époque, était aussi un phénomène nouveau. Libérée de la censure publique ou de l’autocensure de jadis, elle devint, non sans paradoxe, le critère de référence de la neutralité, alors que d’autres domaines de recherche, tels la culture et l’histoire économique au xixe siècle ou l’histoire du genre aujourd’hui, sont considérés comme « politiques » et, par conséquent, tendancieux. En faisant de l’État et de la politique le principal sujet de l’histoire, ces nouveaux professionnels orientèrent la discipline et contribuèrent, de manière très masculine, à la formation des nations en devenir.
Tous ces ouvrages valent largement d’être lus. Ils sont stimulants, provocants et novateurs sur le plan méthodologique. Mais il est permis de se demander ce qu’ils signifient pour les lecteurs de cette revue et pour les chercheurs québécois.
Ces livres soulèvent tous des questions importantes à propos du genre, de la nation, du colonialisme, de la citoyenneté et de la race. L’intérêt constant qu’ils portent à la race et à l’appartenance ethnique, particulièrement aux représentations de l’appartenance à la race blanche et à la manière sexualisée de la construire, de la maintenir et de la contester, pourrait s’appliquer avec profit au Québec ou à l’Amérique française. On songe, entre autres, au « Speak White » d’une certaine époque et aux écrits de Pierre Vallières. Il est aussi frappant de constater à quel point le Québec, à la fois francophone et anglophone, a été omis de la « nouvelle histoire impériale ». L’Est du Canada s’insère mal dans le modèle dominé par l’Australie, l’Afrique du Sud et l’Inde. Ce phénomène particulier, la colonisation d’une population européenne par une autre, population colonisée qui était elle-même colonisatrice, pourrait offrir un terrain fertile pour comprendre d’autres aspects du processus de colonisation. L’adjonction du genre à une telle analyse révèle l’instabilité du contrôle impérial. On songe aussi à une étude des mariages mixtes qui unissaient des individus de races, de religions et de langues différentes. Il est même possible de penser à l’histoire de cette métaphore dans des exemples qui sautent aux yeux, tel l’Appel de la Race de Lionel Groulx, publié en 1922. À l’exception de celui de Mary Louise Roberts, tous les ouvrages qui s’attachent à la religion (celui de Catherine Hall y est particulièrement brillant) renvoient à la culture et aux institutions protestantes ; il est donc nécessaire de comprendre mieux comment se sont construits la masculinité et la féminité dans un cadre catholique et colonial. Finalement, il faut noter que dans plusieurs de ces ouvrages, par exemple ceux de Hall et de Roberts, les abondantes illustrations ne sont pas de simples ajouts décoratifs mais font partie intégrante de la thèse à titre de représentations visuelles.
Les idées transnationales se développent dans un lieu, un espace et des conditions spécifiques. Il est impossible de commencer à comprendre des sujets aussi importants que la nation, le colonialisme, la citoyenneté et la race sans prendre en compte le rôle constitutif du genre dans la construction des structures de pouvoir et des idées reçues comme « naturelles ». Ces livres soutiennent que la différence sexuelle n’agit jamais seule dans cette évolution mais que, en même temps, n’en pas tenir compte équivaut à ne pas comprendre grand-chose à ces phénomènes. Une histoire de la race, du colonialisme et de la nation utilise le genre comme un facteur interprétatif et ces ouvrages nous invitent à poursuivre ce travail.
Parties annexes
Notes
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[1]
David R. Roediger, The Wages of Whiteness : Race and the Making of the American Working Class (London, 1991) ; voir aussi Ruth Frankenberg, White Women, Race Matters : The Social Construction of Whiteness (Minneapolis, 1993) ; Noel Ignatiev, How the Irish Became White (New York, 1995) ; Richard Dyer, White (London, 1997) ; et Karen Brodkin, How Jews Became White Folks and What that Says about Race in America (New Brunswick, 1998).
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[2]
Voir aussi Sarah Carter, Capturing Women : The Manipulation of Cultural Imagery in Canada’s Prairie West (Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1997) et l’étude pionnière de Sylvia Van Kirk, Many Tender Ties : Women in Fur-Trade Society in Western Canada, 1670-1870 (Winnipeg, Watson and Dwyer, 1980).