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D’après les plus récentes compilations de l’Institut de la statistique du Québec, en 2001-2002, les musées québécois soutenus par le ministère de la Culture et des Communications ont accueilli plus de 3 600 000 visiteurs[1]. Ces chiffres englobent certes le public des musées d’art et d’architecture, de sciences naturelles, de l’environnement et de la technologie, mais ils excluent une multitude d’institutions dont le financement repose sur les municipalités locales, les initiatives privées ou — à l’autre extrême — sur les deniers de l’État fédéral. Il est donc fort probable que la fréquentation totale des seuls musées d’histoire, centres d’expositions et lieux d’interprétation historique au Québec atteigne plusieurs centaines de milliers de visiteurs. Autant de Québécois, de même que de nombreux touristes qui, tous les ans, découvrent ou redécouvrent l’histoire du Québec en fréquentant les institutions muséales.
Quelle signification donner à cet engouement pour les musées, dont la fréquentation et le nombre se sont accrus de manière significative sur l’ensemble du territoire du Québec depuis une vingtaine d’années[2] ? Quel est l’attrait du musée ? Que recherchent les visiteurs et que retiennent-ils de leurs visites ? Mais plus encore, quels sont les effets des musées sur la diffusion de l’histoire auprès de ces publics ? Quelle histoire y est exposée et communiquée ? Quel est le rôle de l’historien professionnel dans la définition des contenus historiques et dans leur mise en oeuvre muséographique ? Voilà un ensemble de questions que j’aimerais aborder dans le cadre de la réflexion sur l’histoire publique proposée par le comité de rédaction de la Revue.
La croissance de l’institution muséale au Québec, qualifiée de véritable « révolution tranquille[3] », a suscité une multitude d’analyses, de réflexions et de pronostics. En ressort le constat d’une redéfinition des fonctions du musée, redéfinition qu’accompagne une professionnalisation de la formation et de la pratique. La nouvelle conception du musée accorde une importance accrue à la communication muséographique, à la promotion et au marketing. Une attention plus grande à la clientèle et aux conditions de son accueil entraîne une valorisation du divertissement et de la consommation, au détriment de perspectives surtout centrées sur la conservation des patrimoines et sur l’éducation du visiteur. L’émergence du nouveau musée et de nouvelles pratiques muséales modifie aussi les caractéristiques du personnel des musées. Ainsi, plusieurs observateurs soulignent la dévalorisation de savoirs disciplinaires associée aux fonctions de conservation et de recherche, elles-mêmes en déclin, au profit de nouveaux savoirs interdisciplinaires centrés sur les missions nouvelles de l’institution muséale. L’émergence de programmes de formation en muséologie exprime et consacre cette nouvelle orientation. Enfin, le développement et la reconnaissance de nouvelles compétences engendrent aussi une remise en question du rôle des bénévoles au sein du musée.
Les mutations de l’univers muséal ont eu des effets certains sur les musées d’histoire qui participent au mouvement d’expansion caractéristique de l’ensemble du secteur. Leur nombre n’a cessé de croître depuis vingt ans et ces institutions épousent désormais les formes les plus diversifiées. Selon un relevé récent de la Société des musées québécois[4], le Québec compte aujourd’hui plus de 300 institutions ayant une vocation entièrement ou partiellement historique : 93 musées, 197 lieux d’interprétation et 12 centres d’exposition. Les pratiques et les contenus des musées d’histoire ont aussi évolué. Pour le meilleur… car qui oserait regretter la disparition des musées d’histoire didactiques et austères hérités de l’époque victorienne ? Et pour le pire… comment ne pas s’inquiéter des effets potentiels (et parfois bien réels) de la commercialisation et de la préoccupation pour le « box office » sur les activités de recherche au sein du musée et sur la qualité de l’histoire diffusée dans les expositions ?
Ces inquiétudes transparaissent nettement dans l’étude récente de Brian Young sur l’histoire du Musée McCord d’histoire canadienne[5]. Dans cet ouvrage polémique, l’historien s’attache tout particulièrement à retracer, voire à dénoncer, les transformations vécues par le musée entre 1987 et 1996. L’expérience unique du McCord, en tant que musée rattaché à l’Université McGill, et la situation particulière de l’auteur, qui est professeur au sein du département d’histoire de cette même institution, expliquent sans doute pourquoi cette étude s’attarde longuement aux relations entre conservateurs et chercheurs, pour déplorer la dégra-dation des conditions offertes à la recherche et à l’enseignement universitaire par le musée. Paradoxalement, on y apprend peu de choses sur l’impact de la nouvelle muséologie, qui est alors introduite au McCord, sur les activités publiques du musée — le mode d’élaboration des expositions, leur contenu, la place des conservateurs au sein des équipes qui les préparent. L’auteur est aussi très laconique quant à son propre rôle, ou à celui d’autres historiens, dans la préparation de certaines exposi-tions réalisées à partir du début des années 1990.
Les spécialistes de la muséologie n’ont guère accordé plus d’attention à la place de l’historien au sein du musée, que ce soit à titre de conservateur ou de consultant. Serait-ce parce que la nouvelle discipline à laquelle ils s’identifient se construit en opposition aux savoirs traditionnels, dont elle conteste l’autorité ? Les muséologues s’intéressent certes à l’histoire — ils ont consacré des études et des colloques à l’histoire des musées et des collections. Les bilans confirment qu’il s’agit bien d’un volet important de la recherche en muséologie[6]. En revanche, les études tournées vers les savoir-faire professionnels qui se déploient dans les musées — les techniques et les fonctions professionnelles liées à la collection (inventaires, catalogage, conservation), à l’exposition, à l’interprétation/éducation et à la gestion — s’intéressent rarement à l’expertise historienne ou à sa contribution aux entreprises collectives. Cette omission est particulièrement étonnante lorsqu’on pense au poids des musées d’histoire au sein du secteur muséal québécois. L’abondante littérature consacrée à la conception et à la réalisation d’expositions semble cependant s’attacher davantage au processus de communication qu’au savoir vulgarisé qui est diffusé. Le médium devient effectivement le message. La muséologie apparaît dès lors comme un domaine fortement empreint d’une logique McLuhanesque où l’étude des contenus historiques et des conditions qui président à leur élaboration semble bien secondaire.
Ces orientations, voire ces lacunes, de la recherche font ressortir toute la pertinence d’une réflexion sur la place de l’histoire et de ses praticiens dans la mise en oeuvre d’expositions ou d’activités d’animation ou d’interprétation historique[7]. Elles rendent aussi plus problématique la mise en contexte de ma propre expérience comme universitaire collaborant avec des musées d’histoire depuis une dizaine d’années. En réfléchissant à mon parcours, et en le comparant à ceux d’historiens et d’historiennes que j’ai pu côtoyer à l’université et dans les musées, je suis frappée par la spécificité de mon expérience et par la difficulté de dégager des perspectives plus globales. C’est donc avec maintes précautions que je propose ce portrait des possibilités et des contraintes de la pratique de l’histoire au musée.
« It was the best of times. It was the worst of times[8]. » Ces propos ambivalents du héros d’un roman de Charles Dickens (qui évoquait une révolution un peu moins tranquille que celle qu’ont connue les musées québécois), caractérisent bien la situation récente de l’histoire et de l’historien au musée.
À plusieurs égards, les transformations récentes des institutions muséales québécoises semblent en effet avoir été extrêmement bénéfiques pour l’histoire et les historiens. Forte croissance des lieux d’interprétation et de diffusion, investissements pour renouveler les expositions permanentes, multiplication aussi des expositions temporaires à contenu thématique extrêmement varié : autant de transformations qui créent une demande considérable pour l’expertise historienne. Mais comment cette expertise est-elle mobilisée et utilisée par le musée ? Répondre à cette question nous oblige à considérer le processus de création de l’exposition muséale, car l’exposition est bien le « nerf de la guerre ».
L’attention accrue portée à l’exposition semble généralement s’accompagner d’une nouvelle organisation du travail au sein du musée d’histoire. On assiste à une séparation plus nette entre la conception de l’exposition et le désir de mettre en valeur la collection grâce à des recherches nouvelles dont elle aurait été l’objet. L’autonomisation relative de l’exposition signifie l’émergence progressive de nouveaux professionnels qui se chargent de sa réalisation. Parmi ces derniers, le muséologue-chargé de projet, qui agit parfois aussi à titre de commissaire d’exposition et qui assume les fonctions de coordination et de gestion de l’équipe de production. Cette évolution signifie une influence réduite pour le conservateur. Autre différence significative entre les deux types de professionnels oeuvrant au musée : le conservateur est habituellement un employé permanent d’une institution, alors que le chargé de projet oeuvre souvent à son propre compte ou au sein de boîtes de consultants spécialisées. Malgré leur importance, ces mutations n’entraînent pas nécessairement un déclin de l’influence historienne — car encore faut-il que l’historien ait d’abord eu une influence à perdre, ce qui est loin d’être démontré. En effet, il y a une vingtaine ou encore une trentaine d’années, rares étaient les historiens-conservateurs, l’histoire n’ayant jamais, ou rarement, valorisé l’étude de la culture matérielle. La conservation était donc plutôt l’apanage d’ethnologues ou d’historiens de l’art, ou encore, dans les institutions plus modestes, d’amateurs érudits et souvent bénévoles. Avant la révolution de la nouvelle muséologie, il y a fort à parier que peu de musées d’histoire présentaient des expositions dont le contenu avait été élaboré en tout ou en partie par des historiens professionnels[9].
Avec le développement de la nouvelle muséologie, les muséologues-chargés de projet semblent aussi rarement être ou avoir été des historiens. Et même lorsqu’ils possèdent une formation dans cette discipline, la diversité des thématiques retenues pour les expositions leur interdit de jouer systématiquement le rôle d’expert-conseil ou de maître d’oeuvre du contenu historique. L’univers du nouveau musée génère donc un besoin pour l’historien consultant qu’on affecte à un projet spécifique comme recherchiste, ou qu’on sollicite à titre d’expert pour orienter ou valider une démarche dont le contrôle lui échappe.
C’est le plus souvent à titre d’expert que l’historien universitaire intervient dans le musée. Il s’agit sans doute du mode de participation le mieux adapté à la réalité du monde universitaire : une contribution ponctuelle et un mandat qui comporte la validation scientifique de textes de vulgarisation historique. Son rôle sera dès lors centré sur le contenu informatif de l’exposition : vérification des aspects factuels, évaluation des perspectives interprétatives. Le contact avec le musée n’exige pas de l’historien qu’il sorte de l’univers qu’il fréquente habituellement — l’univers de l’écrit, des textes. Au musée, il exerce des capacités critiques semblables à celles qu’exige l’évaluation d’un mémoire ou d’un manuscrit quelconque. Tout au plus, le contexte muséal imposera-t-il des contraintes importantes à la longueur des textes et donc à l’exhaustivité du traitement du sujet ou à la complexité des idées qui sont exprimées.
Comme dans les processus d’évaluation scientifique, l’historien est choisi pour son expertise dans un domaine d’étude et demeure cantonné dans un rôle essentiellement réactif. Il doit faire une lecture attentive d’une série de textes à la lumière de ses connaissances du sujet et du contexte historique, repérer les erreurs, éviter les dérapages. L’historien-expert joue essentiellement le rôle d’un chien de garde, mais d’un chien de garde dont la laisse est bien courte. Au moment où il est invité à intervenir, le projet d’exposition est généralement très avancé et, souvent, la date d’inauguration approche à grands pas. Les principales orientations, le scénario et même la scénographie sont établis depuis fort longtemps. Malheureusement, à une étape aussi tardive, ses recom-mandations ne peuvent déboucher que sur des améliorations mineures, souvent cosmétiques[10]. Les critiques de fond — qui signalent des omis-sions ou des perspectives sous-développées — ont rarement des suites. Ici, je ne remets pas en cause la bonne foi du chargé de projet ou des autorités muséales. Mais comment pourrait-il en être autrement, vu les contraintes de calendrier et de budget ? Rendu à la fin des étapes préparatoires, quelles sommes pourraient être consacrées à de nouvelles recherches documentaires, alors que le design, l’animation, la publicité et combien d’autres fonctions se disputent les mêmes rares ressources ?
Il est moins fréquent que l’historien universitaire participe à un comité scientifique qui exerce un droit de regard sur le contenu d’une exposition aux diverses étapes de son élaboration. Il s’agit dès lors de contribuer à la définition des principales orientations d’une exposition et, parfois, d’une participation plus importante à la direction des activités de recherche historique qui alimenteront son contenu. Ces activités s’ajoutent au traditionnel exercice de validation du contenu des textes des panneaux de l’exposition. La création d’un comité scientifique n’est pas garante d’une plus grande influence de l’historien universitaire sur l’ensemble de l’exposition. Une étude fort intéressante de la présence de l’historien dans certains musées européens souligne que, bien souvent, ce dernier joue un rôle d’alibi : « Il ne sert plus guère que de vague caution à des investisseurs publics ou privés, en inscrivant son nom dans un comité scientifique dont la fonction n’a guère dépassé celle de chambre d’entérinement[11]. » Malgré les bonnes intentions initiales, il peut être très difficile pour une équipe qui réalise une exposition de maintenir des échanges soutenus avec les membres d’un comité scien-tifique. Le rythme infernal du travail à la veille du montage de toute exposition — les retards inévitables, les calendriers impossibles — bouscule ; les promesses de consultation demeurent lettre morte, les historiens du comité scientifique sont écartés de certaines décisions ou se voient imposer des délais complètement déraisonnables[12].
Il arrive encore plus rarement qu’un universitaire soit étroitement associé à la mise en oeuvre de la vulgarisation historique en milieu muséal à titre de directeur de la recherche historique, ou de commissaire d’exposition. L’une ou l’autre de ces fonctions signifie que l’historien est alors plus activement engagé dans la conception et dans l’élaboration de l’exposition. Intégré à une équipe de professionnels et de techniciens provenant d’horizons disciplinaires variés, il partagera donc la responsabilité de penser et d’organiser la communication d’un contenu historique s’adressant au public du musée. Il sera alors nécessairement confronté aux contraintes et aux possibilités du médium muséal.
Depuis dix ans, et surtout pendant les trois dernières années, j’ai eu la possibilité et le privilège de collaborer à la réalisation de trois expositions « réelles » et à trois expositions virtuelles, travaillant avec l’Écomusée du fier monde, le Musée McCord d’histoire canadienne et le Centre d’histoire de Montréal[13]. Ces expériences fort enrichissantes et instructives se divisent en deux catégories : d’un côté, les projets menés en partenariat où l’exposition servait à communiquer des résultats de recherche originaux, de l’autre, des projets menés en commandite dans un cadre établi par une équipe de l’institution muséale. Mais les distinctions sont peut-être plus apparentes que réelles. Des relations formelles de partenariat de recherche m’unissaient aux trois institutions ; dans les trois cas, ces relations s’inscrivaient dans une longue durée et étaient marquées par une collaboration qui a pu se prolonger dans l’enseignement universitaire. Avec chaque institution et pour la plupart des projets, je bénéficiais de ressources financières autonomes pour mener un programme de recherche et, dans certains cas, le partenariat de recherche avait aussi généré des fonds pour l’institution partenaire. Enfin, dans la plupart des cas, l’exposition visait la vulgarisation des résultats de mes propres recherches. Un ensemble de conditions particulières étaient donc réunies et elles m’ont fourni un cadre exceptionnel pour faire l’apprentissage de l’exposition. Ce contexte a surtout favorisé la construction de ce que j’estime être des relations de confiance et de respect mutuel avec le personnel des musées : notamment les muséologues, chargés de projet, concepteurs graphiques.
Quelles sont les principales composantes du travail de l’historien qui collabore avec une équipe à la préparation d’une exposition ? Dans les expériences qui ont été les miennes, il y a toujours eu, en premier lieu, la responsabilité de la recherche historique. Dans la mesure où l’objectif ultime était de communiquer des résultats originaux, cette recherche s’apparentait à la recherche fondamentale et avait souvent été entreprise avant même que prenne forme le projet d’exposition. Ce fut notamment le cas des recherches touchant au patrimoine industriel du quartier Centre-Sud et à l’histoire du lait à Montréal, projets auxquels l’Écomusée du fier monde a été associé à titre de partenaire, dès leur conception[14]. À ce noyau dur de la recherche peut toujours se greffer une quête d’informations plus ponctuelle et plus instrumentale. Mais toute activité de recherche sera fortement influencée, voire orientée, par un nouvel objectif : celui d’exposer l’histoire.
L’historien qui choisit de collaborer plus directement à la préparation d’une exposition se voit immédiatement confronté à la réalité d’un nouveau médium, avec ses possibilités et ses contraintes. Je me rappellerai toujours de mon premier contact avec le programme de muséologie de l’UQAM. C’était aux alentours de 1987 ou 1988 et j’avais été invitée à rencontrer les étudiants d’un séminaire de maîtrise en muséologie pour témoigner d’une de mes premières collaborations avec l’Écomusée du fier monde. Le titulaire du cours avait tenu à insister longuement auprès de ses étudiants sur l’incompatibilité profonde entre les historiens et le médium muséal. Les historiens ne comprennent rien à l’exposition, avait-il alors affirmé, parce que les historiens tiennent trop aux textes. Pour un historien, disait-il, l’exposition c’est avant tout un livre, un livre dont les pages sont détachées, collées sur des panneaux et affichées au mur. Il était évident que ce n’était pas la première fois que l’enseignant faisait cette remarque. Les rires des étudiants montraient également que c’était un point de vue largement partagé par ces futurs muséologues.
Pour travailler au musée, et surtout pour travailler avec des muséologues, l’historien doit donc comprendre les exigences d’un nouveau médium et s’y adapter. Il doit reconnaître l’importance de communiquer autant, sinon davantage, par les objets, les sons et l’image que par les textes. Il doit aussi apprendre à employer ce nouveau langage. Car, selon qu’il le maîtrise ou pas, le mandat de recherche et la conception de la recherche s’en trouveront profondément influencés. S’il embrasse ce nouveau défi, il sera sans doute associé à des démarches visant à repérer des photographies, de l’iconographie et des artefacts qui seront intégrés au contenu de l’exposition et à la scénographie. Il pourra alors intervenir de manière plus directe et plus explicite dans la sélection du contenu matériel de l’exposition, de même que dans la documentation et dans la valorisation de ce patrimoine. Son rôle à cet égard variera certes selon les musées et les ressources dont ils sont dotés — présence et expertise des conservateurs, richesse des collections d’artefacts, d’iconographie et d’archives.
Le médium qu’est l’exposition exige aussi d’apprendre à présenter et à raconter l’histoire autrement. Sans minimiser le sérieux de l’exposition, sans oublier l’importance des contenus historiques et des messages à transmettre, l’historien doit se soucier de son public. D’autres préoccupations plus pédagogiques s’ajoutent dès lors aux considérations davantage scientifiques. Une exposition doit plaire si elle veut instruire : les effets esthétiques, l’émotion, la mise en scène y occupent donc une place centrale. L’historien doit apprendre à séduire son public. Et pour être un bon séducteur, il doit apprendre à compter sur l’expertise des autres membres de l’équipe de production.
Mon expérience personnelle montre bien, il me semble, qu’il est possible de faire l’apprentissage d’un nouveau mode de communication et de s’associer à d’autres spécialistes pour effectuer un travail commun. En fait, une telle démarche m’apparaît non seulement possible, mais souhaitable. Pourquoi un historien universitaire devrait-il faire oeuvre de vulgarisation historique dans un musée ? Les réponses à cette question sont multiples. Pour le plaisir et la satisfaction personnelle que procure l’expérience elle-même. Pour son apport à l’exercice de la profession : une sensibilité nouvelle pour l’objet et l’image, une appréciation plus grande de l’expertise des conservateurs, une érudition plus poussée à l’égard de la culture matérielle. Pour disposer de compétences et d’outils qui permettent de mieux vulgariser, de mieux diffuser les résultats de ses propres recherches et les travaux de ses pairs auprès de publics. Mais, plus encore, faire oeuvre de vulgarisation au musée est souhaitable, et même nécessaire, afin de permettre à l’historien de jouir d’une plus grande crédibilité et d’une plus grande autorité au sein du musée. Je suis convaincue que c’est seulement en s’engageant à fond dans le travail du musée, sur le terrain même des muséologues et des professionnels de l’institution, que l’historien pourra influencer réellement le contenu de l’histoire qui y est diffusée.
En effet, voilà l’enjeu : la qualité de l’histoire mise en scène au musée et transmise au public visiteur. Car, malgré la révolution tranquille des musées québécois, malgré le triomphe apparent du musée postmoderne[15] avec son régime de divertissement familial et de consommation, sa quête de publics par le biais du marketing et de la promotion, le musée demeure, pour le public visiteur, un lieu exceptionnel de contact avec le passé et avec l’histoire.
Telle est du moins une conclusion qui se dégage de manière éloquente d’une ambitieuse enquête réalisée par deux historiens américains, Roy Rosenzweig et David Thelen[16]. Les chercheurs ont interrogé environ 1500 Américains afin de connaître les usages populaires du passé aux États-Unis. Dans le cadre de cette étude, la vaste majorité des répondants ont identifié le musée comme la source la plus fiable, la plus crédible à propos de l’histoire. L’institution affiche une cote supérieure à celle donnée aux films, aux livres, aux enseignants du secondaire et même aux professeurs d’université ! Les auteurs attribuent l’influence exercée par le musée à un ensemble de facteurs et soulignent sa capacité remarquable de susciter une participation active des visiteurs, qui utilisent le musée pour construire ou renforcer leur propre compréhension du passé. L’analyse de Rosenzweig et Thelen n’est pas complaisante et leur ouvrage propose une réflexion très riche sur les rapports entre l’histoire privée et l’histoire publique (« private and public pasts »), entre histoire et mémoire ainsi que sur les relations souvent problématiques entre les historiens professionnels et leurs publics. Toutes ces questions méritent un examen approfondi, mais à un autre moment et dans un autre forum. Ce qui nous importe ici, c’est le constat de l’importance du musée comme lieu de contact avec l’histoire et comme lieu d’éducation populaire. Pourquoi imaginer que le public québécois soit très différent à cet égard ?
La diffusion de l’histoire dans les musées québécois devrait donc revêtir une grande importance pour la communauté historienne. En effet, le musée d’histoire est trop important pour que l’élaboration des contenus historiques et leur mise en exposition soient laissées aux seuls muséologues. L’historien ne peut se confiner à un rôle d’évaluateur externe, intervenant en fin de parcours pour commenter ou corriger des visions du passé conçues et articulées par des professionnels sans véritable formation ou expertise en histoire. Car une telle formule débouche trop souvent sur des expositions qui proposent aux visiteurs des lectures simplistes, réconfortantes et parfois dépassées de l’histoire du Québec. Les historiens doivent au contraire s’engager et investir le musée. Ils doivent relever le défi d’y produire, au sein d’équipes multidisciplinaires, une histoire vulgarisée de grande qualité, à la hauteur des attentes des publics pluriels qui fréquentent les musées.
Parties annexes
Notes
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[1]
Statistiques principales de la culture et des communications au Québec. Édition 2003 (Sainte-Foy, Institut de la statistique du Québec, 2003), 50-52.
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[2]
Alors que 31,2 % des Québécois âgés de 15 ans et plus fréquentent les musées en 1979, la proportion atteint 39,1 % en 1999. Notons que la croissance la plus importante se produit entre 1979 et 1989. Données citées par Gilles Pronovost, « Transformation des pratiques et nouveaux enjeux pour la participation culturelle », dans Denise Lemieux, dir., Traité de la culture (Sainte-Foy, Éditions de l’IQRC/Presses de l’Université Laval, 2002), 964.
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[3]
L’expression est de Roland Arpin. Voir « La révolution tranquille des musées », dans Serge Jaumain, dir., Les musées en mouvement. Nouvelles conceptions, nouveaux publics (Belgique, Canada) (Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2000), 19-37.
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[4]
« Guides des musées », site Internet de la Société des musées québécois : http://www.smq.qc.ca/mad/guidemusees/raffinement.php ?nav=d&disciplines=02 (consulté le 19 octobre 2003).
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[5]
Brian Young, Le McCord. L’histoire d’un musée universitaire, 1921-1996 (Montréal, Éditions Hurtubise HMH, coll. « Cahiers du Québec — Éducation », 2001).
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[6]
Voir à ce propos le bilan dressé par Raymond Montpetit, « Musées et muséologie. Un champ de recherche dynamique en émergence », dans Denise Lemieux, dir., Traité de la culture, op. cit., 82-94.
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[7]
Malheureusement, l’étude fort intéressante de Claude Piché, « Le discours sur l’histoire et les musées québécois, de 1974 à 1992 : producteurs, pratiques et productions », thèse de PhD (histoire), Université du Québec à Montréal, 1999, nous renseigne peu sur cette question.
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[8]
Charles Dickens, A Tale of Two Cities…
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[9]
Parmi les exceptions probables, les sites historiques de Parcs Canada et l’ancien Musée national de l’Homme à Ottawa.
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[10]
Il s’agit d’un rôle que j’ai joué à quelques reprises, pour trois musées montréalais différents.
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[11]
Chantal Kesteloot et Cécile Vanderpelen, « De l’historien partenaire à l’historien alibi », dans Serge Jaumain, dir., op. cit., 61.
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[12]
Lors de la préparation de l’exposition Une pinte d’histoire. Le lait à Montréal présentée à l’Écomusée du fier monde d’octobre 2002 à décembre 2003, un comité scientifique formé de plusieurs personnes, dont deux historiens, avait été mis sur pied. Ces historiens — François Guérard et Denyse Baillargeon — ont été convoqués à plusieurs rencontres et consultés sur plusieurs volets de l’exposition. À la toute fin, un calendrier plus serré que prévu a cependant réduit l’ampleur de la consultation/validation prévue au départ.
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[13]
Il s’agit des expositions suivantes : Paysages industriels en mutation, présentée à l’Écomusée du fier monde, Montréal, de septembre 1996 à février 1998. Des versions préliminaires et remaniées de cette exposition ont été présentées ailleurs ; Une pinte d’histoire. Le lait à Montréal, présentée à l’Écomusée du fier monde, Montréal, d’octobre 2002 à décembre 2003 ; Bons baisers de Montréal/Wish You Were Here. Deux photographes en voyage, 1910-1940, présentée au Centre d’histoire de Montréal, juin à août 2003. Quant aux expositions virtuelles, je suis auteure (avec Gilles Lauzon) de : « Le regard de l’historien », Deux quotidiens se rencontrent, Musée McCord d’histoire canadienne, 2002 ; « La consommation : une passion victorienne », circuit Web thématique, Clés pour l’histoire, Musée McCord d’histoire canadienne, 2003 ; « Le lait : une question de vie et de mort » (titre provisoire), circuit Web thématique en cours d’élaboration, Clés pour l’histoire, Musée McCord d’histoire canadienne, mise en ligne prévue 2004.
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[14]
Le partenariat entre organismes communautaires et chercheurs universitaires est favorisé par le Service aux collectivités de l’UQAM. C’est en effet grâce à ce service que j’ai pu commencer à collaborer avec l’Écomusée du fier monde.
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[15]
Cette caractérisation s’inspire de Raymond Montpetit, « Musées et universités : des fonctions en redéfinition, des missions complémentaires, des collaborations requises », dans Serge Jaumain, dir., op. cit., 41-52.
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[16]
Roy Rosenzweig et David Thelen, The Presence of the Past. Popular Uses of History in American Life (New York, Columbia University Press, 1998). Je remercie le personnel du Musée McCord d’histoire canadienne qui m’a fait découvrir cette étude