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Le Canada fut un des nombreux pays où les Juifs européens, fuyant les persécutions nazies, cherchèrent asile dans les années 1930 et 1940. Un processus pour restreindre l’immigration était entamé depuis déjà plusieurs années et, à l’instar de plusieurs pays, le Canada n’adapta guère ses politiques d’immigration en fonction des circonstances tragiques de l’époque. Les historiens ont cherché à comprendre les raisons de la fermeture du Canada aux réfugiés juifs et dans quelle mesure l’antisémitisme exerça une influence décisive. S’il est évident que la Grande Dépression, et la montée du sentiment d’hostilité envers les immigrants qui s’en suivit, ainsi que le climat politique international tendu et radicalisé, marqué par l’ascension des idéologies comme le communisme et le fascisme, furent évoqués, les historiens en conclurent également à un manque d’empathie de la population et des hommes politiques pour les persécutions subies par les Juifs. L’antisémitisme en vint ainsi à être considéré comme le principal facteur expliquant les politiques canadiennes d’immigration. Plus encore, on attribua au Québec une importante influence sur ces politiques, alors que les Canadiens français furent désignés comme étant au mieux hostiles aux Juifs, sinon carrément antisémites.

Dans l’ensemble, si le gouvernement canadien, les organisations juives, les mouvements fascistes, les médias et les réfugiés eux-mêmes furent amplement étudiés, on constate que les discours des responsables politiques eux-mêmes furent peu explorés, en particulier les débats reconstitués de l’Assemblée législative du Québec, et ce, en raison de leur récente disponibilité[2]. Il semblait donc y avoir là une lacune à combler, car quels furent, en effet, les propos et les positions des hommes politiques québécois à qui on prêta souvent un antisémitisme de facto ?

Nous nous sommes donc intéressée aux discours des responsables politiques québécois sur les réfugiés juifs entre 1938 et 1945[3], à travers une analyse des débats reconstitués de l’Assemblée législative du Québec, des fonds d’archives des premiers ministres Adélard Godbout et Maurice Duplessis et des archives du Congrès juif canadien. En nous dotant d’une grille d’analyse du racisme et de l’antisémitisme, nous avons cherché à comprendre quels furent les propos tenus par les responsables politiques québécois, leur nature et leur contexte. Il nous est également apparu fondamental de nous pencher sur le contexte spécifique et unique de la province et de comprendre comment l’antisémitisme s’y est développé et manifesté.

Des débats polarisés

Un rapide survol des débats historiographiques nous permet de constater qu’ils s’avèrent parfois très polarisés, signe d’une certaine interférence idéologique. Il nous semble pourtant que les généralisations et les controverses n’aident en rien à la formulation d’hypothèses scientifiques et ne permettent pas une meilleure compréhension de l’histoire.

Ces dernières positions furent notamment mises de l’avant par Lita-Rose Betcherman et dans l’ouvrage pionnier d’Irving Abella et Harold Troper[4]. Selon ces auteurs, le premier ministre William Lyon Mackenzie King aurait été très soucieux de préserver l’unité du pays et, par conséquent, de ne pas s’aliéner un Québec plus antisémite que le reste du Canada en accueillant une vague massive de réfugiés juifs[5]. Malgré une recherche d’envergure dans les archives gouvernementales et juives, Abella et Troper n’ont travaillé que sur des sources anglophones, l’analyse des sources francophones et l’étude du contexte québécois faisant ainsi défaut. L’absence de ce contexte se fit également sentir dans l’étude de personnages controversés comme l’abbé Lionel Groulx et le fasciste Adrien Arcand. Alors que Lita-Rose Betcherman en conclut à des « préconditions d’existence du fascisme », la politologue Esther Delisle qualifia Groulx et, par extrapolation, une grande majorité des Canadiens français nationalistes d’antisémites[6]. Des chercheurs comme le sociologue Gary Caldwell ainsi que les historiens Jacques Langlais, David Rome et Pierre Anctil insistèrent par la suite sur la nécessité de se pencher sur le contexte historique de la province pour comprendre l’antisémitisme, non dans le but de l’excuser, mais afin d’appréhender la réalité sociale québécoise[7]. Dans Le rendez-vous manqué. Les Juifs de Montréal face au Québec de l’entre-deux-guerres, Pierre Anctil étudia les relations entre la communauté juive montréalaise et les francophones, montrant comment l’hostilité des francophones face aux étrangers et aux Juifs s’explique en partie par les difficultés économiques des Canadiens français, leur faible mobilité sociale et leur perception des Juifs comme étant des concurrents[8].

D’autres facteurs explicatifs furent également examinés, ne touchant pas directement le Québec, mais le replaçant, ainsi que le Canada, dans son contexte international. Il fut ainsi rappelé que même les navires transportant des réfugiés furent les cibles d’attaques des u-boots allemands et, qu’après 1941, les nazis empêchèrent définitivement les Juifs de quitter l’Europe occupée, compliquant ainsi considérablement l’évacuation de réfugiés hors du continent[9]. On supposait d’ailleurs que ces derniers seraient des millions, ce qui témoigne de l’ampleur inconcevable à l’époque de l’extermination des Juifs européens[10]. La question de la sécurité nationale fut aussi explorée à travers la peur de la présence d’une « cinquième colonne » chez les immigrants et les réfugiés européens, Juifs et non-Juifs, et comment cette question a motivé le gouvernement canadien à poursuivre ses politiques restrictives d’immigration[11]. Les historiens Franklin Bialystok et Gerald Tulchinsky soulignèrent en outre la difficulté de distinguer les protestations concernant les réfugiés juifs, et l’antisémitisme qui semble les justifier, d’une opposition générale envers l’immigration[12]. Surtout, et de façon encore plus cruciale, on découvrit que la catégorie « réfugié » n’existait pas et ne fut pas créée pour répondre à cette situation d’urgence[13]. Ces facteurs démontrèrent ainsi comment le contexte international et le déroulement de la guerre influencèrent également la perception des évènements au Québec.

Le Parlement de Québec pendant le conflit mondial

Pendant la guerre, l’Assemblée législative est préoccupée par une série de réformes introduites par le gouvernement Godbout, dont le droit de vote pour les femmes, l’assurance-chômage et la nationalisation de l’électricité, en plus de la guerre en elle-même et des tensions entre les gouvernements fédéral et provincial en découlant. Les députés se prononcèrent donc peu sur les grands évènements concernant les réfugiés juifs. Ce sujet fut en fait davantage mentionné au fédéral, d’autant plus que l’immigration était du ressort de ce palier de gouvernement[14]. Nous avons néanmoins établi quatre constats : une opposition au sens large à l’immigration, un débat précis autour de la « légende de Sainte-Claire » révélant un opportunisme de la part de certains responsables politiques, une dénonciation de l’antisémitisme sans toutefois que cela signifie venir en aide aux réfugiés juifs et, finalement, un nombre restreint d’interventions ouvertement favorables aux Juifs ou aux réfugiés juifs.

L’antisémitisme : un phénomène complexe et unique

Il nous est d’abord apparu nécessaire d’insister sur une méthodologie précise et de distinguer la terminologie du racisme et de ses sous-catégories que sont la xénophobie, l’ethnocentrisme, le nativisme et l’antisémitisme. Il nous apparaît plus approprié pour cette période de parler de néoracisme. Il s’agit d’un contexte où l’on passe du racisme biologique, basé sur la hiérarchie des races, au racisme différentialiste, qui « […] postule l’irréductibilité et l’incompatibilité des cultures et civilisations, compte tenu de leur caractère présenté comme primordial[15] ».

Alors que l’ethnocentrisme est une « [t]endance à privilégier le groupe social, la culture à laquelle on appartient et à en faire le seul modèle de référence », la xénophobie se manifeste comme une « [h]ostilité à ce qui est étranger[16] ». Selon l’historien Gavin I. Langmuir, « xenophobes are not talking about real people, but about something much more intangible, their sense of danger, of chaos », conférant ainsi une grande part d’irrationalité à leurs propos[17]. Bien qu’utilisé moins couramment, le concept de nativisme désigne « the policy of protecting the interests of native-born or established inhabitants against those of immigrants [...] a return to or emphasis on indigenous customs, in opposition to outside influences[18] ». Pour l’historien Gerald Dirks, « [i]n Canada, nativism manifested itself in suspicion or outright hostility toward foreigners. At times, antisemitism appeared as a corollary », ce qui semble également s’appliquer au Québec[19]. Le nativisme peut en outre être perçu comme une version chauvine et xénophobe du nationalisme. Il faut également remettre en contexte le langage de l’époque, où l’utilisation du mot « race » était courante et n’indiquait pas nécessairement une connotation péjorative.

Quant à l’antisémitisme, comme il existe une multitude de contextes et de définitions, il est impossible d’en dégager une faisant l’unanimité chez les théoriciens des sciences sociales. Il est essentiel de comprendre que les manifestations de l’antisémitisme prennent des formes variées et qu’il n’est donc pas possible ni souhaitable de les classer en une seule catégorie. Comme le médiéviste et théoricien de l’antisémitisme Gavin I. Langmuir le fait remarquer, « the common use of “antisemitism” now to refers to any hostility against Jews collectively at any time has strange implications ». De toute évidence, l’antisémitisme a évolué dans le temps et dans les espaces où il s’est manifesté[20].

L’antisémitisme est classé comme une sous-catégorie spécifique du racisme. Il doit être distingué de l’antijudaïsme, qui est une opposition partielle ou totale à la religion juive, et de l’antisionisme, soit l’opposition au sionisme[21]. Plusieurs théoriciens, dont l’historien Saul Friedländer, établissent une distinction entre l’antisémitisme idéologique ou culturel, et l’antisémitisme racial ou biologique. Dans le premier cas, la différence s’efface par l’assimilation, alors que pour les antisémites raciaux, comme les nazis, la différence se situe dans le sang et ne peut donc s’atténuer. Dans ce cas, l’extermination devient la seule voie possible, la seule rédemption. Pour Friedländer, l’existence d’un complot mondial des Juifs constitue ainsi une véritable vision du monde pour les antisémites[22]. Pierre Anctil en fait par ailleurs sa définition de l’antisémitisme : « Un antisémite doit être défini comme celui qui, même sans association avec d’autres personnes, fait de son hostilité à l’endroit du Juif la principale et souvent l’unique rationalité de sa pensée politique et sociale[23] ». Friedländer insiste également sur l’importance de la prise en compte de ce qu’il appelle les « modèles d’intégration nationale » pour appréhender le développement de l’antisémitisme dans un pays donné[24]. Ce concept nous apparaît fondamental pour comprendre comment l’antisémitisme a évolué au Québec.

Langmuir définit l’antisémitisme comme étant « a socially significant chimerical hostility against Jews[25] ». Il s’agit aussi d’une réaction relevant de l’irrationnel ainsi que d’un phénomène unique de par sa constance dans l’histoire. Langmuir distingue trois types d’affirmations pouvant être faites à l’endroit d’un groupe donné. D’abord, on retrouve les affirmations « réelles », basées sur les informations disponibles sur le groupe et dont on se sert pour comprendre sa réalité. Il y a ainsi, au départ, un effort sincère pour analyser le groupe sans préjugés, ce qui, par contre, est suivi d’une interprétation négative qui mène à une manifestation d’hostilité. On retrouve ensuite les affirmations « xénophobiques », qui attribuent à tous ceux identifiés comme membres du groupe les caractéristiques ou les actions de quelques-uns considérés comme menaçants. Enfin, le dernier type d’interprétations renvoie à celles dites « chimériques », par exemple les accusations de complot de domination mondiale de l’économie, de cannibalisme, de meurtre rituel, etc. La grille d’analyse de Langmuir permet donc de déconstruire les propos antisémites et de les classer en deux degrés différents de menace : une hostilité réaliste, ou « universal xenophobic hostility », qu’on peut retrouver envers la plupart des groupes importants, et une hostilité qui met en danger l’existence des Juifs[26]. Cette distinction est importante, puisqu’elle permet de comprendre les différentes manifestations de l’antisémitisme. Selon Langmuir, l’antisémitisme est un phénomène unique dans l’histoire, qu’il est nécessaire de replacer en contexte et d’analyser en fonction de ses transformations et de ses manifestations dans le temps.

L’antisémitisme au Québec

Si l’antisémitisme était répandu au Canada comme au Québec, il se présenta toutefois sous des formes différentes dans les milieux anglophone et francophone. Autrement dit, les Canadiens français n’auraient pas détenu le pouvoir économique et politique nécessaire pour exercer un antisémitisme aussi institutionnalisé que celui exercé par les Canadiens anglais[27]. La compréhension des manifestations d’antisémitisme au Québec passerait donc par une meilleure connaissance « de la stratégie défensive adoptée par la société assiégée qu’était le Québec » en tant que groupe minoritaire n’ayant pas eu accès au pouvoir et se croyant en « état de siège[28] ».

Il faut aussi rappeler que, contrairement à la situation qui prévalait en Europe, les Juifs du Québec ne se trouvaient pas au coeur de l’opinion publique. Cela tient en partie à ce qu’ils s’étaient établis relativement récemment dans la province[29]. Aux xviiie et xixe siècles, les relations entre les Québécois et les Juifs furent somme toute assez bonnes. Avec l’arrivée, à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, de Juifs est-européens fuyant les pogroms, le nombre de personnes d’origine juive décupla presque à Montréal entre 1901 et 1931. Au même moment, la population d’étrangers augmenta de près de 50 % dans la ville[30]. En 1938, on dénombrait ainsi environ 60 000 Juifs à Montréal, comptant pour 5,9 % des habitants de la ville et 2,09 % de la province[31]. Pour les nouveaux arrivants, il était plus facile de s’intégrer à la communauté anglophone, qui dominait alors majoritairement la province sur les plans politique et économique. Clairement, pour les Juifs, se joindre à la minorité canadienne-française « would have meant divorcing themselves from the rest of North America, from the Jewish diaspora, from an immense social and economic network[32] ». De plus, les francophones subissaient la pression de l’enseignement catholique, responsable de la diffusion d’un certain antisémitisme religieux. Ce discours pouvait certainement créer des réticences dans une communauté comme dans l’autre, sans oublier le fait que les Juifs étaient exclus des écoles publiques catholiques.

En somme, en raison de leur prédominance, les Canadiens anglais exercèrent un antisémitisme plus institutionnalisé et plus feutré, alors que les réticences des Canadiens français concernant les Juifs s’exprimaient surtout par le truchement de sermons et à travers certains éditoriaux dans les journaux, rendant l’antisémitisme francophone plus « visible[33] ». Jacques Langlais et David Rome parlent ainsi d’un antisémitisme surtout diffusé par certains porte-parole du mouvement nationaliste, qui se limita le plus souvent à une hostilité essentiellement verbale : « Elle traduit l’insécurité d’une minorité qui refuse l’assimilation et voit dans la stratégie de survivance de l’autre minorité, la communauté juive qui s’appuie sur le milieu anglophone, une menace à sa propre survie culturelle et même économique[34] ». Au final, les Canadiens anglais comme les Canadiens français ne souhaitèrent pas partager leurs sphères d’influence respectives avec les Juifs. Les premiers signes problématiques se présentèrent dans les années 1920 et 1930, avec la grève de l’Hôpital Notre-Dame, la crise des écoles juives et le numerus clausus de l’Université McGill. D’autres universités canadiennes instaurèrent aussi, à cette époque, un système des quotas envers les Juifs[35].

Le Québec et les réfugiés juifs

Il nous apparaît d’abord nécessaire de présenter la position des hommes qui furent premiers ministres du Québec entre 1938 et 1945, Adélard Godbout et Maurice Duplessis. Godbout, qui gouverna la province de novembre 1939 à août 1944, s’est très peu prononcé à l’Assemblée législative sur la question de l’immigration, intervenant avec parcimonie dans les débats. En fait, Godbout semblait davantage intéressé par ces questions pour contredire ses adversaires, sans réellement émettre d’opinions personnelles[36]. Dans ses mémoires, René Chaloult, député nationaliste au parcours plutôt sinueux, affirme que, contrairement à Duplessis, Godbout « ne cherchait pas à prendre la parole ; il s’y résignait d’ailleurs, semble-t-il, lorsqu’il s’y sentait obligé[37] ». Une lettre datant de 1948, alors qu’il n’était plus premier ministre, nous en apprend davantage sur la position personnelle de Godbout quant à l’immigration en général. Adressée au maire et aux conseillers de la municipalité de Delage, dans le comté de Gatineau, elle concerne une résolution passée par leur conseil municipal, blâmant Godbout de s’être prononcé « en faveur d’une politique favorisant l’immigration en masse de réfugiés européens dans la province de Québec ». Après avoir réfuté ces allégations, Godbout écrit :

sur cette question de l’immigration j’ai blâmé le gouvernement actuel de Québec de son inertie absolue en présence de la politique agressive de l’Ontario, qui est à organiser une immigration massive pour doubler la population de cette province en 20 ans et noyer ainsi l’influence des Canadiens-français [sic] dans la Confédération canadienne. J’ai ajouté que j’étais contre « la politique d’une immigration déraisonnable, qu’il fallait choisir nos sujets, être prudents, donner la préférence aux gens parlant notre langue et pratiquant notre religion, tels des Français, des Belges », qu’il importait que Québec lance un mouvement pour jouer son rôle dans la Confédération[38].

Sans avoir tenu de propos virulents contre les Juifs ou les immigrants, Godbout se dit tout de même opposé à l’immigration massive. Comme nous le verrons, s’il a parfois dénoncé les propos à caractère raciste prononcés par ses collègues à l’Assemblée, comme la plupart des responsables politiques, il s’en tenait tout de même à une position « défensive » contre l’immigration et un afflux trop grand de réfugiés. Sur ses préférences en matière d’immigration, soit les Français ou les Belges, Godbout ne diffère pas de beaucoup de ses collèges francophones en adoptant un discours résolument ethnocentriste.

Par contre, celui qui fut premier ministre d’août 1936 à novembre 1939, puis d’août 1944 à septembre 1959, se prononça abondamment sur l’immigration. Sur la question des réfugiés juifs, certains historiens ont qualifié Maurice Duplessis d’antisémite, alors que d’autres l’ont plutôt décrit comme un opportuniste[39]. Le chef de l’Union nationale est en effet intervenu à de nombreuses reprises à l’Assemblée législative contre l’immigration intensive, dont l’immigration juive. Pour cette raison, il est à notre avis important de chercher à connaître la nature et le but des interventions de Duplessis. Comme l’historien Martin Pâquet l’a fait remarquer, il s’avère difficile de cerner l’opinion du « cheuf », puisqu’il instrumentalisa l’antisémitisme à des fins politiques[40]. Il exploita en effet l’opposition de la population à l’immigration massive pour gagner les élections, effectuant un « repli calculé » afin de conserver ou de gagner le pouvoir lorsqu’il le fallait. Selon René Chaloult, qui a côtoyé Duplessis pendant des années, c’était un homme intelligent qui « percevait très clairement qu’il détenait le pouvoir grâce à une vague nationaliste de fond. Il lui fallait, dans une certaine mesure, adapter sa politique à la volonté publique[41] ». Les discours de Duplessis étaient ainsi structurés de manière très simple afin de capter l’attention de la population et d’obtenir son appui. Il se servit donc d’un sentiment populaire à ses propres fins, ce qui est non seulement insidieux mais aussi dangereux. Dans un échange de 1933, Bob Calder, un organisateur politique qui a travaillé pour Camillien Houde et Maurice Duplessis, dit à Duplessis : « Ce dont le public a besoin est un discours (qui selon moi devrait venir de vous) qui démontrerait clairement en mots d’une syllabe et illustré d’exemples adaptés à la mentalité d’un enfant de dix ans[42] ». Selon le politologue Frédéric Boily, ce procédé reprend les thèses de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules, selon lesquelles une foule a un âge mental d’à peu près six ans[43]. L’opportunisme de Duplessis servit néanmoins son nationalisme défensif, axé sur la lutte pour l’autonomie de la province contre la centralisation au fédéral, dont l’immigration dépendait[44].

Si Duplessis s’opposait à une immigration massive, il n’est toutefois pas certain que les Juifs furent réellement l’objet d’une haine chez lui. Il s’est défendu à quelques reprises d’être antisémite : « Personne, ni à Sainte-Claire, ni de ce côté-ci de la Chambre, y compris moi-même, n’a tenu des propos antisémites ou n’a fait d’allusions antisémitiques. Personne n’est antisémite, mais tout le monde est opposé à l’immigration[45] », résumant ainsi, comme nous le verrons, la position de la plupart de ses collègues. En 1938, il appuya la candidature du député d’origine juive Louis Fitch pour l’Union nationale aux élections partielles dans Montréal-Saint-Louis. À la veille de la campagne électorale de 1939, Duplessis fit une déclaration officielle dans le Keneder Adler, un important journal juif montréalais, selon laquelle il n’était pas antisémite et n’avait que « du respect pour cette communauté politique dans laquelle, dit-il, il compte quelques amis[46] ». Adrien Arcand n’aurait certainement pas supporté de côtoyer des Juifs, et ne se serait pas soucié de se défendre d’être antisémite. Plus encore, pour un antisémite convaincu, s’opposer aux Juifs est même l’objet d’une fierté. Notons que Duplessis fit tout de même preuve d’un antisémitisme xénophobique : fervent anticommuniste, il craignait les étrangers et, homme religieux, un fond d’antijudaïsme l’habitait certainement[47]. Comme nous pouvons le constater, la position de Duplessis est complexe et peut se comprendre en partie à travers ses propres préjugés, son opportunisme politique le poussant à instrumentaliser l’antisémitisme. Cela encourage chez lui l’expression d’un nativisme accompagné de la peur d’une immigration massive.

Une opposition à l’immigration en général

À l’Assemblée législative du Québec, la plupart des interventions sont hostiles à l’immigration en général, et cette opposition provient de tous les partis politiques[48]. Les responsables politiques se défendirent à maintes reprises de cibler les Juifs dans leurs interventions, assurant que c’était l’immigration au sens large contre laquelle ils se prononçaient. L’unioniste Onésime Gagnon, député de Matane, fournit un exemple de ce comportement dans son intervention du 9 mars 1944 :

Ce n’est pas nous qui avons amené les Juifs dans ce débat. Nous avons le même droit que les citoyens de la Colombie canadienne de dire que nous ne voulons pas des Japonais ou des Doukhobors, gens dont les activités et les moeurs ne conviennent pas à tout le monde. Je m’oppose à l’immigration intensive, quelle que soit la race des immigrants. L’opposition à une immigration massive au Canada n’est pas exclusive à notre province ; dans d’autres pays également, des gens sont défavorables à ce genre d’immigration[49].

Il est intéressant de noter que ce discours relevant du nativisme est le même que celui tenu par les députés de la Colombie-Britannique sur les Nippo-Canadiens[50]. Gagnon invoqua également l’argument de l’immigrant inassimilable en parlant de « moeurs » qui ne conviennent pas à tout le monde. À la fin de son intervention, il se déclara finalement contre toute immigration massive et non seulement contre celle des réfugiés juifs. Ce discours néoraciste de l’immigrant inassimilable, qui ne serait jamais un vrai Canadien ou Québécois puisqu’il ne possède pas les mêmes moeurs et valeurs, est pourtant souvent utilisé lorsqu’on parle des Juifs. Le Juif est d’abord inassimilable, puisqu’il est « porteur d’une altérité irréductible ». Anctil explique cette situation comme suit :

[...] parce que ces Juifs yiddishophones formaient au Québec la première collectivité immigrante porteuse d’une tradition spirituelle non chrétienne, à cette époque d’équivalence de langue française et foi catholique, ils furent désignés comme marginaux à tous les points de vue, ou pire, susceptibles de menacer un équilibre démographique franco-britannique déjà considéré par les francophones comme fragile[51].

Une intervention de Duplessis, effectuée lors du débat sur la « légende de Sainte-Claire », illustre très bien cette « altérité irréductible » : « La force d’un pays ne se fait pas avec des immigrés, car, pour progresser, un pays a besoin d’une population saine, animée d’un même esprit, possédant les mêmes aspirations patriotiques[52] ». Cette affirmation sous-entend que les Juifs ne posséderaient pas les mêmes aspirations patriotiques, donc les mêmes valeurs, et qu’ils représenteraient un danger pour la préservation de la communauté majoritaire. Roméo Lorrain, député unioniste dans Papineau, affirma quant à lui qu’« [i]l ne s’agit pas de race ou de religion. L’Union nationale veut simplement protéger la province contre une arrivée massive d’étrangers qui ne savent rien de la mentalité canadienne et qui, dans certains cas, y sont hostiles[53] ». On retrouve ainsi encore une position défensive de la communauté québécoise qui s’exprime contre le fédéral, les anglophones, les immigrants et parfois spécifiquement contre les Juifs.

On observe cependant que, dans plusieurs interventions où l’on parle de l’immigration à l’Assemblée législative, les intervenants blâment le fédéral et rappellent, implicitement ou non, le droit de regard de la province sur l’immigration. Ainsi, Duplessis déclara en 1941 : « Il [le fédéral] peut décréter que des gens des autres provinces, des immigrés, viendront travailler dans la province de Québec et prendre la place des nôtres ![54] » L’utilisation du mot « les nôtres » relègue l’immigrant à « l’autre », c’est-à-dire celui qui se situe en dehors de la communauté d’accueil et qui n’a pas le même droit d’accès aux ressources que le « natif »[55]. Les ressources économiques du Québec doivent également être conservées pour le retour des soldats. Lorrain évoqua ainsi la nécessité de conserver les emplois pour les militaires : « Il faut refuser l’admission aux étrangers, dit-il, avant que nos soldats soient de retour et qu’ils aient eu la préférence en tout, emplois, positions, faveurs[56]. » Lorrain n’exige pas seulement une meilleure sélection des immigrants et un contrôle plus sévère du flux, il en demande l’arrêt. C’est aussi le cas de Joseph-Ernest Grégoire, député du Crédit social pour Montmagny, et de quelques autres députés qui ont ainsi affirmé que le remède au chômage est l’arrêt de l’immigration[57]. Ces affirmations découlent en partie de l’insécurité causée par la Grande Dépression, qui a accentué la compétition économique entre deux communautés qui vivaient jusque-là en relative harmonie[58].

La légende de Sainte-Claire

Afin d’expliquer la naissance de la « légende de Sainte-Claire », il faut savoir que le Canada avait ouvert un bureau d’immigration à Lisbonne au Portugal pour analyser les dossiers des réfugiés juifs en attente de partir pour le Canada. Malgré les tentatives pour garder cette information secrète, l’annonce en septembre 1943 de l’accueil de 200 familles juives en provenance de la péninsule ibérique sema la controverse partout au pays[59]. Duplessis se saisit de cette information et, lors d’un discours prononcé à Sainte-Claire-de-Dorchester en novembre 1943, il affirma détenir une lettre d’un certain H. L. Roscovitz, membre de la Zionist International Fraternity (ni l’un ni l’autre n’existèrent), destinée au rabbin Schawartz (Schwartz de son vrai nom) de Montréal à l’effet que le gouvernement libéral planifiait la venue de 100 000 Juifs au Québec en échange de financement pour la prochaine campagne des libéraux[60]. On assiste alors clairement à l’instrumentalisation de la question des réfugiés juifs dans le but de discréditer les libéraux et de dénoncer la centralisation du fédéral, une tactique typique des unionistes.

Le 16 février 1944, Duplessis soumit une motion à l’Assemblée législative pour que la correspondance du gouvernement fédéral relative à l’immigration au Québec entre le 1er janvier 1942 et le 18 janvier 1944 soit produite et déposée[61]. Duplessis se servit de la « légende de Sainte-Claire » dans le long débat sur l’immigration qui s’en suivit et qui se poursuivit jusqu’en mai. Il refusa de produire la lettre dudit Roscovitz à l’Assemblée législative, mais une photographie de la lettre parut dans le journal Le Temps de Québec[62]. La lettre s’avéra un faux : Maurice Hartt, le député libéral pour Montréal-Saint-Louis, qui avait pris le siège de Fitch à l’élection de 1939, produisit une série d’affidavits recueillis par le Congrès juif canadien pour le prouver[63]. Hartt avait même constitué un dossier sur cette affaire et engagea un détective privé afin de découvrir qui était l’auteur de la lettre[64]. Le détective, un dénommé Aubuchon, rédigea un rapport sur une conversation qu’il eut avec Hilaire Beauregard, chef de la Police secrète de Duplessis. Lorsque Aubuchon lui demanda « Why has Duplessis all of a sudden become anti-Jewish ? », Beauregard répondit : « Duplessis by doing so will gain a number of counties in the coming election[65] ». Il s’avère que Sainte-Claire était la dernière assemblée de ce qui semble être une tournée préélectorale[66]. De plus, la virulence des propos tenus contre l’immigration juive laissa à penser que Duplessis était soudainement devenu un antisémite. Cet évènement illustre jusqu’à quel point Duplessis était prêt à tout pour gagner les élections. En affirmant que « le gouvernement fédéral a l’intention de faire entrer au pays des centaines de milliers d’immigrants », il montra également comment tous supposaient que les réfugiés seraient légion, et que si l’extermination des Juifs était connue, son ampleur ne l’était pas[67]. Il en fit pourtant une question centrale, qualifiant l’immigration massive de criminelle, véhiculant, avec plusieurs autres députés, un discours résolument nativiste : « Nous avons toutes les prérogatives que nous confère notre titre de premier occupant[68]. » Ce discours de droit fut martelé à répétition par Duplessis récupérant le discours néoraciste du parasitisme et de l’incompatibilité : « La plupart de ces gens seront des miséreux et des gens qui n’auraient ni nos traditions ni notre mentalité. Faudra-t-il que les municipalités paient pour eux ?[69] ».

Contre l’antisémitisme, mais contre l’immigration

Les libéraux tinrent aussi des propos nativistes contre l’immigration juive, mais de façon plus modérée, comme le montre cette intervention du député de Montmorency, Jacques Dumoulin : « Le premier devoir qui s’imposera à l’attention des dirigeants sera évidemment d’accorder aux nôtres la plus large préférence possible et de s’occuper de notre propre population avant de s’occuper des immigrants, après la guerre[70] ». On retrouve ainsi plusieurs interventions qui illustrent cette idée que les responsables politiques se prononcent contre l’antisémitisme, mais également contre une immigration massive. Hector Perrier, député libéral de Terrebonne, en est le parfait exemple. Perrier dénonça la « fumisterie » de Duplessis : « Le chef de l’opposition n’a fait à Sainte-Claire qu’un simple appel aux préjugés de race[71] ». Il recourut aussi à une dénonciation de l’antisémitisme faite par le pape :

Pour des chrétiens, il est impossible d’adhérer à une doctrine aussi condamnable que celle de l’antisémitisme, doctrine qui contredit et compromet l’humanisme chrétien. En 1938, on se rappelle que le pape Pie XI a condamné lui-même l’antisémitisme en disant qu’il est incompatible et non conforme à la pensée, à la réalité et à la vérité sublime de l’Évangile[72].

Or, alors que Perrier parle d’humanisme chrétien et dénonce les « préjugés de race », il ne se prononça pas pour autant en faveur de l’accueil de réfugiés juifs :

Pour le moment, il y a lieu de maintenir les barrières, car les déclarations contre l’immigration massive ne viennent pas exclusivement de la province de Québec, mais du pays tout entier. Partout au Canada, on proteste contre l’immigration massive. La province de Québec n’est donc pas la seule à partager cette opinion. Les gens de l’Ouest ont encore le souvenir de la crise provoquée vers 1904 et 1905 par une immigration trop intense de Chinois et de Japonais. L’immigration chinoise était réglée par la condition suivante : 1 Chinois pour 250 tonneaux de jauge. Si les tonneaux étaient de la dynamite semblable à celle de la légende de Sainte-Claire, l’immigration chinoise ne serait pas à craindre[73].

S’il ridiculise la « légende de Sainte-Claire », il se dit tout de même opposé à l’immigration massive, y compris celle de réfugiés juifs. Pendant cette période, Godbout se fit très effacé, à l’exception d’une intervention contre Duplessis :

Le chef de l’opposition se fait des épouvantails avec l’immigration, mais depuis l’affaire de Sainte-Claire, alors qu’il a tenté de faire croire que 100 000 Juifs voulaient s’établir sur les fermes de la province alors qu’il n’y a que 150 000 fermes dans le Québec, la population sait à quoi s’en tenir sur ses déclarations ; personne ne croit plus à ce fantôme[74].

L’homme pragmatique en Godbout avait parlé ; mais, comme nous l’avons vu, Godbout n’était pourtant pas pour une immigration intensive[75].

Les députés de l’Union nationale se défendirent à quelques reprises d’être antisémites. Gagnon rappela lui aussi la dénonciation de l’antisémitisme par le pape lorsqu’il félicita Fitch pour son élection en 1938 : « S’il a entendu parfois des paroles plus ou moins vives contre les Juifs, j’espère qu’il aura été réjoui du témoignage merveilleux qu’a fait le grand pontife qui vient de mourir, lorsqu’il dénonçait l’antisémitisme[76]. » On note que Gagnon admet qu’il y a des propos tenus contre les Juifs, mais qu’il les condamne. Pourtant, en 1944, il nia que l’antisémitisme existait au Québec :

Entre la politique antisémite et l’immigration massive, il y a une immense différence dont il faut tenir compte. [...] L’antisémitisme n’existe pas, au Québec. [...] L’antisémitisme est absolument répréhensible et contraire aux principes de la religion et de la charité chrétienne… Je m’oppose à l’immigration intensive, quelle que soit la race des immigrants[77].

Ces interventions révèlent qu’il n’y a pas que Duplessis qui pouvait instrumentaliser les discours sur l’antisémitisme aux fins de l’Union nationale. Chaloult, qui s’opposa également à l’immigration massive de réfugiés juifs, se défendit à plusieurs reprises d’être antisémite, y compris dans le débat sur l’immigration juive : « Je ne veux pas faire d’anti-sémitisme [sic] ni faire des appels aux préjugés de race ou anti-britanniques [sic]. Je ne suis ni anti-sémite [sic], ni anti-anglais. On peut aimer les siens et son pays sans détester les autres[78] ». Chaloult affirma ainsi prôner un nationalisme « positif », plutôt que basé sur la haine.

Quelques interventions pour les réfugiés

Si plusieurs interventions à l’Assemblée législative dénoncent l’antisémitisme, seules quelques-unes (et quelques députés) allaient s’avérer ouvertement en faveur de l’accueil des réfugiés. Les deux députés d’origine juive élus dans Montréal-Saint-Louis, l’unioniste Louis Fitch en 1938-1939, puis le libéral Maurice Hartt de 1939 à 1947, défendirent les réfugiés juifs ou la communauté juive à leur façon. Fitch oeuvra personnellement auprès de Duplessis en 1939 pour dénoncer la campagne contre les Juifs dans les Laurentides. Lors de cette campagne, qui se déroula pendant la première moitié de 1939, plusieurs villages cherchèrent à interdire les hôtels et les lieux de villégiature aux vacanciers juifs et à séparer ces derniers des chrétiens en les dirigeant vers des hôtels différents. On installa plusieurs pancartes à l’entrée de villages ou d’hôtels interdisant aux Juifs d’y entrer. Les évènements atteignirent leur apogée en août, à Sainte-Agathe-des-Monts, après que le curé du village eut entamé une campagne ouverte contre les Juifs et que quelques incidents violents furent reportés[79]. Fitch écrivit à Duplessis pour dénoncer la campagne antisémite en février, soit avant même l’apogée des troubles :

I know that, as Prime Minister of this Province, you have indicated, on many occasions, your belief in the respect of minorities and that, as Attorney General, you have in the past prevented actions of this kind which are bound to provoke disturbances. I am bringing this to your attention with the hopes that you will be good enough to have the Police have these insulting signs removed and thereby maintain that peace and good order which prevails throughout the Province[80].

Fitch écrivit à Georges Léveillé, le secrétaire de Duplessis, pour lui faire parvenir trois traductions d’articles parus dans le Keneder OAdler le 6 août 1939, articles qu’il lui suggérait de montrer au « Chief » lorsqu’il n’aurait « rien d’autre à faire[81] », « [...] which I would ask you to show the Chief when you have nothing else to do ». Fitch fit lui-même des déclarations voulant qu’il n’y avait pas de raison de s’inquiéter des troubles dans les Laurentides et que Duplessis ne tolérerait pas le « hooliganisme » dans la province[82]. En tant que député de l’Union nationale, Fitch afficha sa confiance en Duplessis tout en cherchant à le sensibiliser à la situation.

Dans un autre style, quelques députés dénoncèrent directement les propos et l’opportunisme politique de Duplessis, à commencer par les députés libéraux de Montréal-Saint-Louis et de Montréal-Mercier, Maurice Hartt et Joseph-Achille Francoeur. Hartt affirma que : « le chef de l’opposition, en présentant cette motion, voulait certainement faire une manoeuvre politique dans le but de capter la confiance des Canadiens français et dans un but d’électoralisme ; le chef de l’opposition veut capter des votes aux prochaines élections, ni plus ni moins[83] ». Bien qu’il s’opposât à une immigration massive, Francoeur ne désapprouva pas l’immigration juive, et se prononça également contre l’instrumentalisation de l’antisémitisme :

Cette motion, si on sait lire entre les lignes, vise surtout l’immigration juive. Je veux envisager l’avenir des miens. L’immigration est une affaire fédérale, voulue par Ottawa. Et les immigrés ont le droit de s’établir n’importe où au Canada et même dans Québec s’ils le veulent, fussent-ils des Juifs[84].

Conclusion

L’analyse du discours des responsables politiques québécois révèle un portrait plus complexe que l’historiographie ne l’a parfois laissé entendre. Dans un premier temps, l’opposition manifeste des responsables politiques à une immigration massive, et pas seulement envers les réfugiés juifs, démontre à notre avis comment les deux concepts, antisémitisme et anti-immigration, ont souvent été, à tort, amalgamés. Cependant, ils coïncidèrent parfois, comme ce fut le cas pour la « légende de Sainte-Claire », qui engendra de longs débats s’étalant sur plusieurs mois autour de l’arrivée massive de réfugiés juifs[85]. Tandis que l’on s’imaginait que les Juifs européens seraient des millions à vouloir immigrer, dans les faits, ils étaient en train de disparaître, victimes des politiques génocidaires des nazis. Dans toute cette agitation, alors qu’on dénonçait l’antisémitisme et que l’on refusait d’admettre que l’opposition à l’immigration soit liée à la haine des Juifs, il n’y eut pas de proposition concrète pour accueillir les réfugiés, sinon pour quelques rares interventions. Cela nous amène à constater, dans un second temps, que les Juifs semblaient tout de même susciter davantage de méfiance chez les responsables politiques québécois, surtout lorsqu’on compare les discours sur les réfugiés juifs à ceux sur les étrangers ennemis, dont ils discutèrent beaucoup moins[86]. Comment comprendre ces observations qui semblent contradictoires ? À notre sens, la clé du problème réside dans la nécessité de ne pas polariser ces conclusions, mais d’en accepter la complexité et les nuances.

Notre analyse révèle que la plupart des discours des responsables politiques québécois relèvent d’un discours néoraciste, plus particulièrement du nativisme, donc d’un discours sur les prérogatives de la communauté organique « de base », de la préservation des ressources pour celle-ci ou sur la menace représentée par l’immigration massive. On affirma aussi à cette occasion qu’une arrivée massive de réfugiés représenterait une trop grande concurrence sur le plan des emplois. Ajoutons que ces discours servirent l’opportunisme politique de Maurice Duplessis, qui instrumentalisa les craintes et les préjugés populaires à des fins électoralistes. À travers des propos parfois xénophobes et ethnocentristes, les réfugiés juifs furent également définis comme étant inassimilables, ayant des moeurs et une « mentalité » incompatibles avec la communauté canadienne ou québécoise. Ces discours prennent donc racine dans la position défensive dans laquelle la minorité canadienne-française se plaçait, ainsi que dans sa perception de « l’autre minorité », la minorité juive, comme étant composée de concurrents, comme étant porteuse d’une « altérité irréductible ».

Nous pouvons également conclure que la forme d’antisémitisme qu’on retrouve le plus souvent à cette occasion relève des affirmations dites « xénophobiques », soit des propos généralistes et simplificateurs suscitant une crainte à l’égard de l’arrivée massive des réfugiés juifs. Dans l’ensemble, les propos teintés d’un antisémitisme « chimérique » et « violent » – à l’exception peut-être de la légende de Sainte-Claire –, donc les propos haineux relevant d’un imaginaire du complot, ne sont pas vraiment observés chez les responsables politiques québécois des années 1930 et 1940. Ces derniers ne proposèrent ou n’exigèrent d’ailleurs aucune loi discriminatoire, comme ce fut le cas en Colombie-Britannique envers les Nippo-Canadiens[87].

Nous ne prétendons certainement pas régler le débat sur l’antisémitisme québécois, mais souhaitons avoir contribué aux connaissances à ce sujet en nous servant des théories sur le racisme et l’antisémitisme, et en apportant les nuances inhérentes à un travail scientifique réalisé avec le souci de ne pas tomber dans les simplifications et les généralisations. Au final, nous pouvons conclure que beaucoup de responsables politiques québécois étaient imprégnés de préjugés envers les immigrants, dont les Juifs. Cela dit, au-delà de la théorie et des discours qui peuvent nous sembler abstraits, il faut rappeler que les victimes du racisme ont un visage et que toute forme de discrimination a une portée. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, au Canada et au Québec, ces victimes furent les Canadiens et les immigrants considérés comme liés par leur origine à des pays ennemis et qui furent exclus, surveillés, internés et même déportés en masse[88]. Ces victimes furent également les réfugiés juifs, pour qui la fermeture de plusieurs pays, combinée à l’impossibilité de quitter l’Europe à partir de 1941, signifiait la mort. Irving Abella et Harold Troper résumèrent ainsi très bien, dans None Is Too Many, la situation de l’antisémitisme au Canada et au Québec pendant la Deuxième Guerre mondiale : « if Canadian anti-Semitism was not life-threatening, it was still debilitating – not just to the Jews themselves, but also to the very spirit of decency and democratic will for which Canada had joined the anti-nazi crusade of the Second World War[89] ».