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Introduction

Le contexte actuel engendré par la crise de la COVID-19 a potentiellement modifié les pratiques enseignantes (modalité multimodale, espace de la classe, activités et matériels) et les plans organisationnels (le protocole modifie les rapports à l’espace, au temps, aux autres et à soi). Le contenu pédagogique prioritaire pour les élèves n’a pas fait l’objet d’adaptation en temps de crise sanitaire, mais un protocole sanitaire, destiné aux directions des établissements est à suivre. Les conditions d’apprentissage et d’enseignement de ce protocole sont restées à l’appréciation des enseignants. Dans ce cadre, les pratiques pédagogiques, qui incluent des éléments observables en actes et des éléments implicites (Karsenti, 1998), autrement dit des croyances et des représentations épistémologiques et pédagogiques (Fortier et Therriault, 2019), peuvent être modifiées. Plus généralement, c’est la forme scolaire dans son ensemble qui est affectée par le poids du contexte sanitaire lié à la COVID-19 au sein de l’école.

La forme scolaire est une notion relativement vaste qui renvoie à une variété de pratiques pédagogiques d’enseignement et d’apprentissage, mais aussi à une diversité dans les organisations sociales institutionnalisées. La forme scolaire (dite sociale, car collective et culturelle) se codifie par un ensemble de paramètres (devenant ainsi une institution), décrits par Maulini et Perrenoud en 2005 (un contrat didactique, interactions basées sur l’intention d’instruire, temporalité particulière – longue et courte en même temps –, et une géographie négociée). À titre d’exemple, les rapports au temps et à l’espace modifiés par la crise entraînent des réaménagements des rituels de la classe vers des « rituels sanitaires ». De plus, les activités médiées et médiatisées devenues « sans contact » (surtout sans proximité physique) sont privilégiées pour répondre aux besoins des élèves à partir d’une modalité multimodale (Trestini, 2018).

Ainsi, à travers l’expérience d’une enseignante de métropole, tel un « exemple exemplaire » (Kuhn, 1990, cité par Sensevy et Vigot, 2016, p. 83), cet article souhaite mettre en valeur et décrire la diversité des ajustements des pratiques pédagogiques, des temporalités, des espaces, au regard du contexte sanitaire dû à la COVID-19. Cette première description (Kerneis et al., 2020) permettra peut-être alors, confrontée à d’autres contextes de classes, de mieux modéliser des pratiques bricolées adaptatives au contexte d’urgence, dans une forme scolaire plus stabilisée.

La COVID-19 à l’école élémentaire : les mesures sanitaires prescrites

Le retour à l’école en France métropolitaine pour une partie des élèves du premier degré est accompagné de nombreuses prescriptions sanitaires énoncées dans deux protocoles d’une cinquantaine de pages chacun, publiés le 11 mai 2020[1] (retour partiel en classe) et le 22 juin 2020[2] (retour en classe pour tous les élèves), par le Ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des sports (MENJ). Le présent article reprend quelques mesures sanitaires dans le but de saisir le contexte dans lequel évoluent les enseignants et les élèves.

Au cours de cette période inédite, les membres de la communauté éducative doivent obligatoirement porter un masque « grand public » mis à leur disposition par l’employeur. Pour les élèves, cette mesure sanitaire n’est pas recommandée, mais ils peuvent en être équipés s’ils le souhaitent et s’ils sont en mesure de le porter « sans risque de mésusage » (protocole sanitaire du 11 mai 2020).

La règle de distanciation physique d’une distance minimale d’un mètre entre chaque personne, commune à tous les individus circulant dans les établissements, permet d’éviter les contacts physiques directs, une contamination respiratoire et/ou par gouttelette. Le défi est de taille (il le sera encore), car la distanciation physique apparait comme un geste de protection important en raison de la faible immunité de la population française (Paital, Das et Parida, 2020) en mai et juin 2020.

L’application de gestes barrières limite la propagation du virus (Paital et al., 2020) et entraîne une responsabilité préventive individuelle plus efficace. Le lavage des mains est une recommandation minutieusement détaillée dans le protocole sanitaire avec des temps spécifiques identifiés : à l’arrivée dans l’école ; avant de rentrer en classe (après les récréations) ; avant et après chaque repas ; avant d’aller aux toilettes et après y être allé ; après s’être mouché, avoir toussé, avoir éternué ; le soir avant de rentrer chez soi. En plus de ces règles sanitaires, les interactions physiques et les échanges de matériels sont prohibés. Les matériels ne doivent pas être échangés et doivent être pensés de façon individuelle. La mise à distance est donc physique, mais potentiellement symboliquement sociale (Rocher et White, 2020).

Les groupes classes restent identiques pour limiter le « brassage des élèves » dans l’école, alors même que le débat s’essouffle sur la potentielle circulation virale chez les enfants comme vecteur de propagation (Delacourt et al., 2020, p. 100). Cependant, l’apprentissage de ces gestes de protection contribue à une pédagogie préventive répondant à un véritable défi de la société à venir pour les adultes de demain dans un monde avec ou sans COVID-19. Il est donc nécessaire de favoriser dès à présent la mise en oeuvre des comportements de santé préventive (Margat et al., 2020).

L’ensemble des mesures sanitaires a permis la réouverture des écoles élémentaires en métropole après avoir vécu huit semaines de scolarité à distance (du 16/03/2020 au 10/05/2020). Le reste du groupe classe, resté à domicile jusqu’au 22 juin 2020 puis retourné à l’école jusqu’à la fin de l’année scolaire, bénéficiait d’un enseignement à distance couplé à ce qui était mis en place en classe (Amar, Burstin et Montjotin, 2017).

Espace et perspective temporelle au temps de la COVID-19

Comme le souligne le rapport de l’OCDE (2020), le contexte actuel représente (sera) un défi pour la plupart de nos structures éducatives, qui ne sont pas conçues pour les périodes de crise. Ces mesures sanitaires se modélisent sur le terrain par l’aménagement des espaces de la classe (espaces clos) permettant de proposer 4 m² pour chaque élève (surface qui diminue pour les zones de travail placées le long d’un mur). Une quinzaine d’élèves est accueillie au début de la reprise en classe, et ce, uniquement si l’espace de la classe le permet (50 m² pour 15 élèves). Toutes les activités de collaboration ou de coopération qui entraînent une trop grande proximité sont prohibées et il a donc fallu faire évoluer les pratiques éducatives en repensant ces formes d’un autre temps (Barthelemy et Jeannin, 2019).

La structuration de l’espace « salle de classe » est un processus finalement récent (Jeannin, 2017) qui influence les capacités d’apprentissage, les performances cognitives et le bien-être des élèves (Jeannin et Barthelemy, 2020) et favorise le développement des activités pédagogiques de l’enseignant (Dubet, 2020 ; Germanos, 2009). À l’heure de la crise sanitaire que nous vivons aujourd’hui, il semble nécessaire de se questionner sur ce sujet. Les méthodes éducatives émergentes entraînent une réflexion sur les espaces scolaires en lien avec les contraintes sanitaires. En s’inspirant des théories hygiénistes, populaires avant la Première Guerre mondiale, qui ont le mérite de questionner l’architecture scolaire, dans sa forme et dans sa temporalité (Barthelemy et Jeannin, 2019), l’école est confrontée à une modification des pratiques éducatives.

Le retour physique à l’école des élèves et des enseignants questionne les aménagements des locaux et plus particulièrement ceux de la classe pour répondre aux besoins du terrain liés à la crise sanitaire. En effet, les pédagogies actuelles se tournent davantage vers des aménagements mobiles, voire flexibles (Maulini et Capitanescu Benetti, 2020), où le dispositif en îlots améliore la prise en charge pédagogique en évitant une approche magistrale (Jeannin, 2017). Le second protocole allégé (juin 2020) donne la possibilité aux écoles élémentaires d’accueillir plus de 15 élèves en classe et de lever la distanciation physique dans les espaces ouverts (exemple : cour de récréation). L’espace extérieur devient alors une ressource intéressante et rappelle le mouvement des « écoles de plein air » (Rouèche, 1948) définitivement perdues après les années 1930 (Barthelemy et Jeannin, 2019) et expérimentées de nouveau depuis quelques années (Gadais et al., 2020). Jeannin (2017) affirme qu’il faut penser l’école et la classe en tant qu’espaces et à ceci nous ajoutons qu’il est également nécessaire de penser la construction temporelle au travers des rituels (Abboud-Blanchard, 2017).

La mise en place des gestes barrières, par exemple le lavage des mains de façon régulière pour tous élèves, peut avoir des conséquences sur la construction temporelle de la vie du groupe classe. En psychologie sociale, l’une des manières d’évaluer la représentation de la temporalité (nommée perspective temporelle) se réalise à partir de trois dimensions distinctes : l’extension temporelle, l’orientation temporelle et l’attitude temporelle. La première « correspond à la profondeur passée ou future, dans laquelle se projette l’individu ; la seconde renvoie (…) [au] registre temporel référentiel (passé, présent ou futur), dans lequel pense et agit l’individu et, enfin la troisième (…) correspond à la valence (positive ou négative) attribuée aux différents registres, qui composent la perspective temporelle » (Apostolidis et Fieulaine, 2004, p. 208). Dans le contexte particulier de pandémie, nous émettons l’hypothèse que l’incertitude exacerbée par l’absence de maîtrise de la perspective future perturbe les trois dimensions de la perspective temporelle, en ce sens que les personnes accordent moins d’importance à la prise en considération du futur et du passé, que l’orientation vers le futur (et vers le passé) est moindre et que la valence négative liée à l’angoisse du présent est plus forte. D’ailleurs, une enquête présente une temporalité suspendue potentiellement coincée dans le présent et dont le rythme de vie et de travail est considéré comme rapide (Lefer Sauvage et al., 2020).

Effets produits sur les pratiques pédagogiques instrumentées et non instrumentées

Les outils numériques se sont imposés rapidement et dans l’urgence au cours de la période de confinement en France (du 16/03/20 au 10/05/2020, pour la métropole) pour assurer une continuité pédagogique (Mercier, 2020), telle une injonction institutionnelle et perçue comme solution unique. « L’appellation de blended-learning, aujourd’hui très commune, renvoie à la conjonction d’actions de formation en présentiel (nécessairement synchrones) et d’actions mobilisant les potentialités numériques en distanciel, synchrones ou asynchrones (…), des temps collectifs et temps individuels » (Amar et al., 2017, p. 15). La continuité pédagogique proposée par les enseignants en coopération avec les familles entraîne de nouvelles pratiques pendant et après le confinement et notamment à partir d’une modalité multimodale (Trestini, 2018).

Depuis les programmes de 2013 et plus récemment depuis la loi de 2019 « pour une école de la confiance », le MENJ encourage les professionnels de l’éducation à développer des pratiques pédagogiques instrumentées pour accompagner les élèves dans le développement des connaissances par le (au service des apprentissages) et au numérique (Éducation aux Médias et à l’Information). Au cours de la crise sanitaire, les potentiels des outils numériques se sont dévoilés dans une situation d’urgence où il a fallu modifier ou concevoir des activités médiées et médiatisées pour répondre au contexte de chaque apprenant. Les modifications sur les façons d’apprendre, d’enseigner et d’organiser l’école relancent le débat sur la place des outils numériques éducatifs (Amar et al., 2017 ; Tricot, 2016) afin d’ajuster l’accompagnement pédagogique dans un contexte unique. L’introduction des Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Enseignement (TICE) dans la pratique professionnelle sous-entend la maîtrise de ces technologies par les professionnels de l’éducation, d’où l’importance des questionnements sur les usages du numérique des professionnels (Ferrière et al., 2013).

Avec la reprise physique de l’enseignement en classe, les propositions d’activités instrumentées, permettant de maintenir le lien entre les enfants retournés en classe et ceux restés à domicile, se sont mises en place. Dans une approche socioconstructiviste, le contexte de pandémie favorisait l’intégration d’anciens et de nouveaux outils numériques dans les pratiques de classe étayées par les enseignants afin de faciliter l’appropriation (Folcher et Rabardel, 2004) des outils chez les élèves. L’utilisation de la Classe Virtuelle (CV) par les enseignants pour conserver la dynamique de groupe classe (sur place ou à domicile) « permet de faire quelque chose de nouveau, que l’on ne peut pas faire sans lui, que de réelles modifications peuvent apparaître tant dans le savoir enseigné que dans la manière de l’enseigner » (Peraya et Peltier, 2012, p. 253). De cette manière, l’outil de CV devient objet de médiatisation de l’activité d’apprentissage permettant des interactions de médiations (Folcher et Rabardel, 2004) entre le professionnel et l’élève, mais également entre les élèves. Ainsi, les activités instrumentées via des outils de visioconférence développent des « espaces virtuels d’apprentissage » (Forna, 2020) qui modifient l’organisation de la classe, des apprentissages et des interactions.

Les consignes sanitaires entraînent des conséquences empêchant les professionnels de l’éducation de proposer des activités instrumentées (ou non) dont la proximité entre enfants serait trop importante. Elles sont alors modifiées ou conçues pour répondre aux conditions exceptionnelles de prise en charge du groupe classe (et peut-être moins aux besoins des élèves). De quelles façons les pratiques pédagogiques et l’organisation scolaire se sont-elles vues modifiées au regard du contexte de la COVID-19 ? Toute une logique dans les usages des outils numériques est expérimentée pour apprécier pleinement la plus-value des dispositifs hybrides en situation de pandémie.

Méthodologie

Population

Les propos d’une enseignante d’une classe de CM1-CM2, âgée de 35 ans et avec 12 années d’ancienneté, sont recueillis au cours de la période du retour partiel des élèves à l’école (du 11/05/2020 au 19/06/2020) et total (du 22/06/2020 au 03/07/2020). L’enseignante travaille dans la région des Pays de la Loire. Dans sa classe, elle accueille 16,7 % d’élèves en CM1 et 37,5 % en CM2. Lors de la reprise des classes, 54,2 % des élèves sont retournés à l’école pour « ceux qui le souhaitent ». À la fin des classes, 1 seule enfant demeure absente le 03/07. L’enseignante explique travailler auprès de profils d’enfants issus de catégories socio-économiques diversifiées, mais les élèves retournés à l’école sont issus de familles impliquées dans la scolarité avec une représentation positive de la place de l’école dans le quotidien.

Outils

L’enseignante est invitée à remplir un cahier journal en ligne (24 pages) pour réfléchir à sa pratique et à son vécu. Des thèmes sont proposés pour orienter le récit, et adaptés des six dimensions, issues des travaux de Guimard et al. (2015) dans l’évaluation du bien-être à l’école : les relations entre enseignants et celles entre élèves, les activités scolaires, le rapport à la classe, le sentiment de sécurité et le rapport aux évaluations. Ses réflexions sont alors posées sur papier, tel un cahier journal, et envoyées de façon hebdomadaire à une des chercheuses, qui annote certains termes et activités. Ce travail permet alors de croiser, dans une approche différentielle, des activités pédagogiques mises en place avant et après la crise de la COVID-19.

Protocole d’analyse thématique

Une analyse de contenu thématique (Gavard-Perret et al., 2012) et lexical est effectuée par trois moyens : à partir du corpus brut et d’une analyse thématique croisée entre les deux chercheuses ; via le logiciel Tropes, au travers des occurrences dans le texte pour apporter des unités de sens sémantiques ; par le logiciel Antidote, pour appuyer les analyses lexicales plus précises (conjugaison et grammaire). Les croisements des analyses qualitatives permettent alors de déterminer des catégories au plus proches du discours. Une catégorie spécifique autour de la COVID-19 a été créée et détaillée, permettant ainsi de comprendre la situation de classe spécifique (pratiques pédagogiques, pratiques de médiations instrumentées, etc.) en période de crise sanitaire.

Résultats des analyses thématiques

En quelques mots préliminaires, l’enseignante relate dans le cahier journal ce qu’elle a vécu. Elle explique au départ éprouver du plaisir à retrouver les collègues et les élèves. Elle travaille « le Corona » avec ses élèves et reste sensible aux aspects « ludiques pour dédramatiser les gestes barrières ». Puis le nombre d’élèves augmente d’une semaine sur l’autre. Le protocole change et affecte son moral, son énergie et son organisation. Autour de la 5e semaine, le poids du protocole est moindre, les incohérences protocolaires sont mentionnées et des habitudes pédagogiques peuvent reprendre. Une « nouvelle » communauté éducative est mentionnée et les rôles de chacun feront l’objet d’analyses particulières.

Au départ, les thèmes prédominants dans le discours de l’enseignante (4639 mots) sont relatifs à deux univers de référence : l’éducation (N=129 occurrences) et la temporalité (N=129 occurrences). L’éducation renvoie aux acteurs de l’école (103 références à élèves), aux pratiques d’enseignement (37 références à la classe : « réaménager la classe, enseigner en classe, à l’aide des outils de la classe »), et aux ressources (Livret Scolaire Unique : LSU[3]). La temporalité renvoie aux jours, mentionnés 38 fois dans le texte (lundi, mardi) et à l’extension temporelle (journée, semaine, minute, période, heure).

Donner du sens au poids du contexte sanitaire

Dans le cahier journal, les injonctions au contexte sanitaire sont fréquentes (49 occurrences) et sont réactivées lors du changement de protocole. La terminologie utilisée dans le discours est très dépendante (tel un « copié-collé ») du protocole : « gestes barrières, distanciation physique » ou du discours social ambiant « distanciation sociale ». La variété du vocabulaire sanitaire employé est dense : « lavage des mains, respects des gestes barrières, nettoyage des sanitaires, lavabo ».

Faire de ce protocole une activité porteuse de sens pour les apprenants a été un des enjeux importants de l’enseignante et cela passe par des pratiques innovantes au quotidien. Elle a matérialisé la distanciation sociale par plusieurs outils (Figure 1) : des marquages au sol (dans la cour de récréation) élaborés par les enfants eux-mêmes, un code couleur sur les outils d’activités sportives, des mesures entre enfants et des balisages.

Figure 1

Matérialisation de la distanciation physique par l’enseignante, en co-construction avec les élèves

Matérialisation de la distanciation physique par l’enseignante, en co-construction avec les élèves
Crédit photo : Mercier et Lefer Sauvage

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Le vécu autour du confinement et la connaissance de la COVID-19 passent par des activités ludiques, qui associent, par exemple, lors d’une même séance, les arts plastiques, les arts musicaux et les jeux de rôles :

Les activités du jour tournent autour du coronavirus : présentation des dessins que j’ai réalisés pour présenter les gestes barrières. Nous avons écouté la chanson Coronaminus réalisée par Aldebert. Et puis nous avons utilisé des cartes dixit sur le thème du confinement pour laisser les élèves s’exprimer sur leurs expériences. D’abord à l’écrit puis à l’oral pour ceux qui le souhaitaient. Je me suis également prêtée au jeu.

Toutes ces pratiques contribuent à la dédiabolisation de la situation qui pourrait s’avérer angoissante pour certains.

Transformation de la perspective temporelle et de l’espace

Dans le cahier journal, l’enseignante mobilise plusieurs aspects de la temporalité du travail pédagogique qui sont modifiés par le contexte de pandémie. L’importance de cette notion est maintenue constamment au fil des pages du cahier journal (figure 2).

Figure 2

Nombre de verbatims associés à la temporalité au fil du discours de l’enseignante

Nombre de verbatims associés à la temporalité au fil du discours de l’enseignante

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Au quatrième jour de reprise, l’enseignante signale un parasitage des activités de prévention (rituels sanitaires) sur les activités pédagogiques : « Et puis même si nous sommes bien équipés en termes de lavabos, le lavage des mains et les sorties et entrées un par un grappillent du temps d’enseignement ». Les transitions entre activités sont désormais plus longues dans la mesure où elles sont soumises à des règlementations sanitaires pour tous les élèves. « Chaque élève a sa crosse et sa balle. Après l’activité j’ai désinfecté tout le matériel, pendant la récréation (…) je dirais une dizaine de minutes ». Le nettoyage du matériel pédagogique empiète aussi sur les temps de pause de l’enseignante.

La conjugaison des verbes employés dans le discours est relative au présent (87 occurrences), puis au passé (21 occurrences) et faiblement au futur (3 occurrences). On note que la perspective future apparaît dans le cahier journal de l’enseignante à partir de la semaine du 8 juin (5e semaine de reprise), ce qui renforce la piste évoquée quant au poids de la gestion de l’ici et maintenant. Par ailleurs, l’extension temporelle s’allonge au fur et à mesure de la rédaction du cahier journal : au début de la rédaction, l’enseignante évoque des temporalités courtes : « minutes, heure, moment, période, journée », puis étend sa perspective temporelle (« planning, semaine, rentrée [prochaine] »). Celle-ci est d’ailleurs tout à fait associée à la notion d’espace de la classe, où l’enseignante utilise une terminologie focalisée au départ sur des petits espaces dans la classe (« table, cercle, milieu, immobilité ») pour ensuite prendre en compte l’école dans son ensemble (« l’extérieur est mon nouvel allié »).

Modalité d’enseignement multimodale improvisée

Le contexte sanitaire a très fortement modifié les pratiques de l’enseignante, basées sur un courant pédagogique qu’on pourrait qualifier de socioconstructiviste, ayant pour corollaire l’autonomie des élèves : l’organisation de la salle en ateliers (dits « centres d’autonomie ») pour gérer les différents niveaux, le décloisonnement, les activités favorisant les échanges interindividuels pour l’hétéro et l’auto-évaluation, etc. Son approche pédagogique se voit modifiée, car elle a « l’impression d’enseigner à l’ancienne, il y a beaucoup plus de frontal et cela ne me convient pas. J’attends la rentrée pour pouvoir revenir à un enseignement qui selon moi correspond davantage aux besoins des élèves ». L’adaptation au contexte a positionné l’enseignante dans une pratique qu’elle considère comme dévalorisée, qui lui demande trop d’aménagements pour qu’elle ait le sentiment de positionner les élèves en tant qu’acteurs de leurs apprentissages.

Une des principales difficultés de l’enseignante est de maintenir tous les élèves dans des activités d’apprentissages dans une démarche inclusive. Cela passe par des conceptions pédagogiques dans une modalité multimodale synchrone (Trestini, 2018), puisque lors des premières semaines, tous les élèves ne viennent pas en classe. Ainsi, l’enseignante « fait classe » devant un certain nombre d’élèves et dégage 1h par jour pour retrouver l’ensemble de la classe dont une partie des élèves est en visioconférence (1 élève sur 4 connecté) :

Mener des séances en visio en même temps qu’en classe semble intéressants pour les élèves, mais se révèle chronophage. Les élèves à la maison n’entendent pas ce qui est dit pas leurs camarades en classe et je répète donc toutes les interventions. Il faut solliciter chacun des côtés pour éviter le décrochage de l’attention.

Par une activité de médiatisation, elle inclut les élèves absents physiquement au sein de la classe. Elle permet les interactions à distance entre élèves à travers un outil de communication distanciel synchrone, type clavardage, notamment quand il s’agit de s’autocorriger : « Les élèves restés à la maison proposent sur le tchat de la classe virtuelle leur proposition et se corrigent ensuite en observant les propositions de leurs camarades. Les élèves en classe peuvent également lire ces propositions pour se corriger tout en échangeant avec leur binôme ». Cette activité de médiatisation lui permet de favoriser des médiations paritaires permettant de dynamiser le groupe classe.

L’enseignante a des habitus d’un travail médiatisé par des outils technologiques qu’elle emploie dans son quotidien, qu’elle réutilise au mieux (tableau 1) :

Tableau 1

Outils numériques utilisés avant et après le confinement (maintenus, non maintenus ou nouveaux)

Outils numériques utilisés avant et après le confinement (maintenus, non maintenus ou nouveaux)

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Ces ressources (tableau 1) témoignent de pratiques innovantes pour cette enseignante dans la mesure où elle n’effectuait pas de CV distanciée auparavant, mais surtout d’une réelle maîtrise des activités de médiation au travers de l’outil. En effet, c’est par la médiatisation de l’outil de visioconférence qu’elle impulse des médiations paritaires qui lui semblent importantes (Folcher et Rabardel, 2004). Ces données révèlent que cette enseignante a pris appui sur ses pratiques antérieures et son expérience professionnelle antérieure (Perez-Roux, 2014).

Un nouveau positionnement professionnel dans une communauté éducative élargie pour régler des tensions dans les rapports triplement injonctifs

Au sein du discours de l’enseignante, on détermine plusieurs injonctions au protocole, qui sont parfois directes, d’autres fois masquées par ou alors soumises à d’autres injonctions. Dans ce contexte, l’enseignante doit se positionner et trouver du sens :

  • Une injonction aux règles sanitaires : l’enseignante emploie les termes « règles » ou « laxistes » au départ, puis demeure ambivalente dans son rapport aux injonctions liées au protocole. Elle se questionne : « On a le sentiment d’être de moins en moins en danger. Mais est-ce positif ? »

  • Des injonctions règlementaires ordinaires, mais considérées sous le prisme du protocole sanitaire (liées à l’alimentation et au respect des outils institutionnels d’orientation -LSU -). Le rapport à la réglementation de l’alimentation questionne une nouvelle fois (chouquettes apportées par un enfant et décision de partage au groupe classe) un cadre qui habituellement est maitrisé.

  • Une injonction sur l’injonction : la municipalité soumet ses propres règles sanitaires en plus du protocole initial (MENJ).

Au fur et à mesure, l’enseignante se positionne, en donnant de la souplesse à l’application du protocole, mais reste en conflit interne. Son positionnement individuel passe par des prises de rôles professionnels différents, nécessaires à la reprise, qu’elle abandonne ensuite : un rôle de direction (appeler les parents pour inscrire les élèves) et un rôle d’assistance (lavage des mains et du matériel), dernier rôle qu’elle délègue à la personne employée par la mairie (emploi civique). Le sentiment de sécurité interne pour l’enseignante est ambivalent en fin de journal : « Il est difficile pour tous de mesurer le risque qui semble pourtant être toujours là (…) Les élèves sont passionnés, mais nous ne respectons pas vraiment la distanciation pendant ce jeu ». Son positionnement social engendre quelques tensions relationnelles avec les autres professionnels qui remettent en question le respect du protocole dans l’espace de l’école (angoisse de certaines personnes quant au respect des règles sanitaires), mais également avec les élèves qui mettent en lumière les frontières insensées dans et en dehors de l’école (les enfants se côtoient à l’extérieur quand ils doivent maintenir une distanciation physique dans l’enceinte de l’établissement). « L’évolution des règles dans la société rendent difficile le maintien des zones à respecter en récréation, la distanciation en permanence ». Ainsi, les tensions apparaissent aussi dans le rapport entre l’école et la société, avec des écarts entre les règlementations à suivre à l’école qui se distinguent des pratiques sociétales.

Conclusions

Cette étude présente des limites méthodologiques qu’il est intéressant de rappeler, car elles participent à la précision du contexte de l’étude : le choix méthodologique d’une certaine forme de recherche collaborative, l’écosystème non négligeable (espace salle de classe, nombre d’élèves, équipement technologique), le profil de l’enseignante (expérimentée et experte numérique), l’absence d’observation directe. Cette recherche exploratoire met en valeur une perspective complémentaire autour de la dimension didactique dans le champ des éducations à (Audigier, 2012), qu’il sera bon d’étudier à travers un entretien d’auto-explicitation (Vannier, 2011).

Cette recherche exploratoire démontre la diversité des pratiques pédagogiques et les micro-innovations quotidiennes mises en place par l’enseignante et valorisées dans son cahier journal. L’enseignante évolue dans un contexte discontinu qui empêche toute projection dans l’avenir et la place dans des tensions internes entre aller-retour au protocole, ouvertures-fermetures quant aux apprentissages et aux pratiques innovantes, libertés-contraintes (alimentaires, sanitaires). La crise de la COVID-19 aura donc imposé à cette enseignante chevronnée de composer avec elle-même (valeurs, missions) et avec les autres acteurs de la nouvelle communauté éducative formée au cours de cette urgente reprise. Les valeurs de l’enseignante transcendent comme des vecteurs facilitateurs d’une cohérence identitaire professionnelle (Perez-Roux, 2014) qui place l’élève au centre de ses enseignements (qu’ils soient sur place ou à distance), en proposant du choix et des activités autonomes, en s’assurant de l’attention et du bien-être des élèves dans une dynamique inclusive, et plus globalement de son développement (Delacourt et al., 2020), dans un espace totalement réaménagé (Jeannin, 2017). Ses pratiques pédagogiques se traduisent par des activités instrumentées-médiatisées, mais aussi des activités instrumentées-médiées (Folcher et Rabardel, 2004) dans une modalité multimodale (Trestini, 2018), pour compenser la distanciation physique et s’adapter aux contraintes dans l’espace de la classe, en lien avec son expertise professionnelle ancrée dans une approche socioconstructiviste. Elle évolue dans un contexte de tensions dans un rapport triplement injonctif où elle doit articuler les programmes scolaires, les contraintes usuelles (règlement intérieur), le protocole sanitaire, et ses nouvelles missions (direction, assistance). Cette recherche interroge ainsi des notions de continuité et de discontinuité de la forme scolaire, avec une approche psychologique centrée sur le sujet (enseignante) participant à la compréhension des facteurs permettant la « continuité pédagogique en crise ».