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Introduction

Au Québec, comme dans d’autres contextes, l’intégration des personnes immigrantes et les relations interethniques suscitent des défis complexes ainsi que de nombreuses controverses, qui ne sont pas sans influencer les attitudes et les comportements des gestionnaires et des enseignant.e.s (Bakhshaei, 2013 ; Thamin, Combes et Armand, 2013). Dans un contexte de diversité croissante, le gouvernement du Québec met de l’avant le fait que l’École québécoise devrait jouer un rôle « d’agent de cohésion » en favorisant l’apprentissage du vivre-ensemble et le développement d’un sentiment d’appartenance à la collectivité (MEQ, 2001), une visée réitérée récemment dans la Politique de réussite éducative Le plaisir d’apprendre, la chance de réussir (MEES, 2017).

C’est maintenant 31,2 % des élèves québécois qui sont issu.e.s de l’immigration, de première ou de deuxième génération (MEES, 2020). L’île de Montréal continue à en recevoir la majorité, mais elle est de plus en plus talonnée par les banlieues ainsi que par d’autres régions, où cette présence connait une croissance constante alors qu’elle était plutôt marginale jusqu’à tout récemment. L’expertise développée par les enseignant.e.s en matière de prise en compte de la diversité ethnoculturelle, linguistique et religieuse est donc à géométrie variable (Mc Andrew, Audet et Bakhshaei, 2016), tout comme la formation initiale à cet égard (Larochelle-Audet, Borri-Anadon, Mc Andrew et Potvin, 2013).

La problématique

Au Québec, la Politique d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle (MEQ, 1998) et son évaluation (MELS, 2014) mettent de l’avant la pertinence et l’acuité de former le personnel scolaire à « relever les défis éducatifs liés, d’une part, à la diversité ethnoculturelle, linguistique et religieuse des effectifs et, d’autre part, à la nécessaire socialisation commune de l’ensemble des élèves » (MEQ, 1998, pp. 32-33). Ces deux mêmes volets ont structuré la formalisation d’une « compétence interculturelle et inclusive » à l’intention du personnel enseignant (Potvin et al., 2015), celle-ci poursuivant deux finalités :

1) Préparer tous les apprenants à mieux vivre ensemble dans une société pluraliste et à développer un monde plus juste et égalitaire et 2) Adopter des pratiques d’équité qui tiennent compte des expériences et réalités ethnoculturelles, religieuses, linguistiques et migratoires des apprenants, particulièrement celles des groupes minorisés

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et s’articulant autour de six composantes.

En quoi les pratiques des enseignant.e.s en contexte de diversité ethnoculturelle font-elles écho aux finalités de cette compétence ? Cet article découle d’un projet plus large qui documente, par la reconstruction de récits de pratique, l’intervention pédagogique en contexte de diversité ethnoculturelle[1]. La présente contribution propose une analyse du matériau recueilli et en discute à la lumière des prescriptions à cet égard.

Le cadre théorique

Dans le langage de formalisation d’un référentiel de formation, chacune des compétences se déploie en finalités et en composantes, mais dans le langage de la pratique, la compétence est irréductible et s’incarne à travers un savoir-agir professionnel, qui correspond aux connaissances qu’un.e praticien.ne développe dans l’action à travers les jugements posés sur les situations problématiques rencontrées. Schön (1983 ; 1987) le décrit comme un « répertoire d’actions et de compréhensions qui s’enrichit avec l’expérience de la pratique ». Giddens (1987) parle quant à lui du « contrôle réflexif » que se construit tout acteur.trice social.e à travers sa façon de composer avec les situations du quotidien. Le Boterf (2000) avance pour sa part que c’est à travers ce processus de problématisation et de délibération qu’il ou elle développe son jugement en situation, son savoir-agir professionnel. Champy (2009), en puisant notamment dans la notion de « sagesse pratique » d’Aristote (Aubenque, 1963), développe l’idée de « pratique prudentielle », qui se donnerait à voir lorsque des praticien.ne.s, confronté.e.s à des problèmes singuliers et complexes, doivent composer avec l’incertitude et déploient alors un savoir qui ne revient pas à appliquer des savoirs scientifiques.

Différentes études se sont penchées sur les représentations et les pratiques des enseignant.e.s en lien avec la prise en compte de la diversité ethnoculturelle, linguistique et religieuse. Plusieurs d’entre elles notent qu’au Québec comme ailleurs, les élèves issu.e.s de l’immigration sont souvent appréhendé.e.s avec une perspective déficitaire, notamment les apprenants de langue seconde (Murphy, 2014). De plus, même si de façon générale, les enseignant.e.s ont tendance à considérer sur le plan normatif la diversité culturelle comme une richesse et à reconnaitre l’importance de valoriser les langues et les cultures d’origine des élèves, les pratiques effectives témoignent d’un traitement plutôt faible et souvent stéréotypé en classe (Hohl et Normand, 2000 ; Delruelle et Torfs, 2005). Par ailleurs, lorsque la diversité est bel et bien prise en compte, elle émerge le plus souvent en réponse à la présence d’élèves qui « posent problème » au lieu de constituer une pratique cohérente et globale (Gérin-Lajoie, 2007 ; Potvin, Mc Andrew et Kanouté, 2006). Dans le cas du Québec, on note même une résistance particulière à l’égard de la diversité linguistique (Armand, 2013).

La thèse de Audet (2006 ; 2010) a montré qu’il existe, pour le personnel enseignant, une variété de manières de se positionner par rapport à la diversité et par rapport à l’enfant considéré comme étant « d’une autre culture ». En effet, entre un déni de responsabilité et un véritable rapport subjectif, des praticien.ne.s témoignent, à travers des récits de pratique, de différentes façons d’envisager le rapport à l’enfant « d’une autre culture ». Plus encore, l’analyse a permis de dégager que, pour être en mesure d’actualiser un tel rapport subjectif, les enseignant.e.s devaient d’abord développer un souci de l’Autre, s’engager dans une quête de l’Autre, puis finalement dans une rencontre de l’Autre, dans laquelle la prise en compte de la « spécificité » de l’élève occupe une place centrale.

De manière plus large, les conclusions de la méta-analyse de Mc Andrew et l’équipe du Groupe de recherche Immigration, équité et scolarisation (2015, p. 295) mettent en exergue le nécessaire ajustement des pratiques enseignantes pour agir de manière équitable et efficace dans un contexte de diversité et préparer l’ensemble des élèves à vivre dans une société pluraliste. Trois pistes sont proposées : 1) la construction d’une représentation complexe et non ethnicisante des élèves issu.e.s de l’immigration ; 2) le développement d’une conscience aiguë du rôle des dynamiques systémiques et scolaires dans leur réussite ; 3) la reconnaissance de l’apport des langues et des cultures d’origine ainsi que des familles issues de l’immigration.

Cet article permettra, partant de récits de pratique d’enseignant.e.s à propos de l’intervention en contexte de diversité ethnoculturelle, d’apprécier, au-delà des prescriptions à cet égard, la manière dont leurs pratiques témoignent d’un savoir-agir professionnel, ici envisagé comme une activité prudentielle.

La démarche méthodologique

Entendu comme la narration d’une situation-problème rencontrée par un.e enseignant.e (Desgagné, 2005), le récit de pratique constitue une fenêtre ouverte sur l’intervention, en ce qu’il permet simultanément l’accès au savoir-agir, c’est-à-dire à « ce qui se joue là », dans l’expérience, incluant le sens donné à son agir dans et hors l’événement, donc à son interprétation de l’expérience.

La collecte des données

L’échantillon sur lequel porte cet article est constitué de 11 récits de pratiques recueillis au cours de l’année scolaire 2018-2019 auprès d’enseignant.e.s du préscolaire et du primaire de l’île de Montréal. Leur participation leur a offert l’occasion de se raconter à travers un événement singulier lié à leur vie professionnelle. La situation choisie devait mettre en scène un enfant issu de l’immigration et éventuellement sa famille, s’être déroulée il y a quelques années ou récemment, et pouvait inclure d’autres acteurs : des collègues enseignants, la direction, des ressources externes, par exemple. Elle devait aussi les avoir mobilisé.e.s, en matière de problème à résoudre ou de défi à relever. Elle devait finalement, selon l’enseignant.e, être susceptible d’aider un.e futur.e enseignant.e dans son apprentissage du métier. Afin de reconstruire les récits de pratique, des entretiens d’environ 60 minutes ont été réalisés. La première partie, largement inspirée de l’entretien d’explicitation (Vermersch, 2017), amenait l’enseignant.e à narrer la situation en livrant les méandres de sa pensée délibérative autour de sa manière de composer avec ce qui arrive pour faire en sorte que la situation se dénoue. La seconde partie, inspirée de la méthode d’entretien compréhensif de Blanchet et Gotman (1992), l’invitait à adopter une position de recul sur l’événement raconté, en en tirant des leçons pour sa propre pratique et pour tout autre enseignant qui vivrait un événement semblable. Les entretiens ont été retranscrits et mis en forme dans un souci constant de « rendre raison » (Bourdieu, 1993) à leur parole. Dans ce même souci de fidélité et de respect du sens, les participant.e.s ont ensuite été invité.e.s à valider leur récit mis en forme.

L’analyse des données

Afin de passer d’une posture restitutive à une posture analytique (Demazière et Dubar, 1997) devant le savoir-agir professionnel livré par les récits, une démarche d’« analyse qualitative progressive des données » (Paillé, 1994) a été menée. Trois regards ont ainsi été posés sur le matériau dont nous disposions, guidant notre démarche d’analyse en trois temps.

Il nous a d’abord semblé, en posant un premier regard vertical sur les récits reconstruits, se dégager de l’ensemble de ceux-ci ce que nous avons appelé « un message à livrer », un peu comme si les enseignant.e.s avaient voulu « se faire entendre » à travers une certaine façon d’« imposer une cohérence » (Schön, 1994) à la situation racontée, en déterminant la manière dont ils et elles s’y mettent en scène. Concrètement, l’essence de ces messages livrés nous est apparue se concentrer autour de quelques phrases par récit.

Un deuxième regard, transversal cette fois, sur les 11 récits nous a ensuite permis de dégager que ces messages livrés révèlent deux types de rapports, comme si les enseignant.e.s avaient approché l’intervention en contexte de diversité ethnoculturelle sous deux angles. Il apparaît ainsi que six récits rendent compte d’un rapport à l’élève, où c’est la relation avec l’élève qui est au premier plan et où la classe est le principal lieu du déroulement de la situation narrée. Par exemple, l’analyse menée a permis de dégager du récit de Stéphanie un message à livrer à propos de l’importance, comme enseignante, de varier ses stratégies, en misant sur le bagage des élèves. Cynie, quant à elle, livre un message à propos de la persévérance à manifester dans la création du lien avec l’enfant. Quatre autres participant.e.s. ont davantage axé leur propos vers le rapport à la famille où, aux marges de la classe, c’est la relation avec les parents de l’enfant qui est au coeur du récit. Par exemple, Marie-Ève a insisté sur le respect à avoir face à des familles qui hésitent à parler de leur histoire. Véronique, quant à elle, a parlé de l’importance d’être empathique avec les familles. Finalement, le message livré dans le récit de Sophie, à propos de la responsabilité de l’enseignante de s’adapter aux besoins et aux réalités des élèves et des familles, nous semble relever à la fois du rapport à l’élève et à la famille.

Un troisième regard, sensible (Glaser, 1978), tant sur les messages livrés axés sur le rapport à l’élève que sur ceux axés sur le rapport à la famille, nous a menées à mettre en évidence que les enseignant.e.s, à travers la situation racontée dans les récits, font montre et rendent compte d’une activité prudentielle (Champy, 2009). Plus spécifiquement, cette prudence nous apparaît combiner à la fois une nécessaire sensibilité et une certaine vigilance par rapport aux élèves issu.e.s de l’immigration et aux familles dont il est question, mais aussi au contexte dans lequel se déroulait la situation racontée. C’est un peu comme s’il y avait un certain élan à s’engager dans la situation problématique et auprès des élèves et de leurs familles, mais que cet élan se devait également d’être réfléchi. Plus spécifiquement, ce sont cinq manières d’agencer sensibilité et vigilance qui ont émergé de l’analyse en trois temps menée et dont témoignent les enseignant.e.s à travers les messages livrés dans leurs récits respectifs.

La présentation des résultats

Afin de présenter les cinq agencements ayant émergé, nous en abordons d’abord les trois déclinaisons identifiées dans le rapport à l’élève, puis les deux déclinaisons dans le rapport à la famille.

Sensibilité et vigilance dans le rapport à l’élève

À travers leurs témoignages, Marie-Christine, Stéphanie et Sophie nous ramènent à l’importance de prendre en compte le vécu et le bagage des élèves, sans pour autant diminuer les attentes envers eux. Les extraits qui suivent illustrent comment la sensibilité et la vigilance s’agencent pour elles :

Tu ne peux pas laisser un élève ne pas faire ce qui est demandé en classe. Par contre, tu peux trouver un chemin différent pour y arriver.

Marie-Christine

C’est en s’intéressant à qui ils sont et en reconnaissant leur bagage qu’on parvient à les faire cheminer, pas en essayant de leur faire apprendre le français de façon coercitive. Quand ça ne fonctionne pas, il faut trouver d’autres chemins. Les moyens peuvent être différents, mais l’objectif demeure le même.

Stéphanie

Si un enfant n’est pas disponible aux apprentissages, c’est à nous à le rendre disponible. […] C’est notre devoir de nous adapter à leurs besoins pour que les choses se passent bien.

Sophie

Ainsi, il semble que, pour elles, l’intervention en contexte de diversité ethnoculturelle suppose une diversification et une différenciation des stratégies mises en place, mais sans perdre de vue les objectifs d’apprentissage. Cynie et Maggie éclairent quant à elles un autre agencement de la sensibilité et de la vigilance en nous ramenant, d’une part, à l’importance de construire une relation avec les élèves et à faire preuve de persévérance à cet égard et, d’autre part, à la responsabilité de l’enseignante de prendre l’initiative et en quelque sorte de porter cette relation. Ces extraits en témoignent :

Je le savais déjà, mais l’effet enseignant — la relation avec l’élève — c’est tellement important ! […] C’était la première fois que je faisais autant d’efforts pour ne pas abandonner. Je me suis dit que j’allais trouver un moyen de passer à travers ou du moins d’établir une relation avec lui.

Cynie

« À moment, arrête tout. Assieds-toi avec eux pour discuter. Demande-leur de te parler d’eux et ouvre-toi pour mieux les connaître. […] » C’est comme ça que le lien se crée, quand les élèves sentent que tu t’intéresses à eux.

Maggie

Ainsi, malgré certains préjugés, souligne Maggie, ou en dépit d’une mère qui ne semblait pas vouloir coopérer, comme l’a confié Cynie, créer un lien avec les élèves demeure primordial. Pour elles, la responsabilité de cette relation appartient à l’enseignante.

Gigi et Mélanie, pour leur part, nous parlent d’une nécessaire sensibilité au soutien des élèves, mais aussi d’une vigilance pour respecter leurs rythmes, sans vouloir aller trop vite, tant pour ne pas précipiter les apprentissages scolaires que pour s’adapter mutuellement l’un à l’autre, comme elles en témoignent ici :

On n’a pas besoin de sortir nos cartes de crédit et de leur acheter quelque chose. […] Nos élèves doivent se sentir en sécurité à l’école. Comme certains ont vécu des choses vraiment difficiles avant d’arriver, il faut d’abord les stabiliser et après mettre l’accent sur le scolaire.

Gigi

Ce que je dirais à un enseignant qui vit une situation similaire à la mienne […] ça serait de laisser à un élève qui vient d’arriver le temps de s’adapter. Il faut aussi prendre le temps de l’observer pour mieux le connaître et cibler des leviers d’intervention.

Mélanie

Ainsi, pour elles, il est essentiel de s’intéresser aux élèves, de leur laisser le temps de se stabiliser dans leur nouveau contexte et de leur permettre de développer un sentiment de sécurité, pour ensuite pour mieux cibler les interventions à mettre en place. Cela, comme le précise Gigi, ne nécessite pas d’investissement financier ; c’est davantage d’un investissement affectif dont il est question.

Sensibilité et vigilance dans le rapport à la famille

De leur côté, François, Sophie et Marie-Ève insistent plutôt sur l’importance de bâtir une relation avec les familles, tout en rappelant l’importance de respecter l’intimité de celles-ci dans la volonté de créer des liens. Ces extraits rendent compte de leurs propos respectifs :

L’implication et le consentement des parents, c’est important : on ne peut pas aller très loin quand ils ne sont pas d’accord. Des fois, ils cachent des petites choses alors c’est important de communiquer avec eux et de créer un lien.

François

De s’intéresser aux familles, ça ne veut pas dire de porter leur bagage et de résoudre leurs difficultés. Mais on peut quand même les écouter sans les juger et être sensibles à ce qu’ils vivent.

Sophie

Une autre chose qui a été importante pour moi, pendant cette année-là, c’est d’accepter de ne pas tout savoir. Je me posais beaucoup de questions, mais je n’avais que peu d’informations et de réponses. Il fallait que je respecte le fait que les parents ne veuillent pas tout dévoiler sur leur histoire et que je ne sois pas intrusive.

Marie-Ève

Ainsi, que ce soit en sollicitant leur implication et en communiquant avec elles, en les écoutant sans les juger ou encore en n’exigeant pas une transparence sans faille de leur part, ces enseignant.e.s plaident pour la création d’une relation empreinte de respect avec les familles d’élèves issu.e.s de l’immigration.

Marjo et Véronique, par l’agencement sensibilité-vigilance qui se dégage des messages livrés par leurs récits, vont plus loin dans les conditions d’établissement d’une relation avec les familles. Dans les extraits qui suivent, elles insistent sur la nécessaire sensibilité à leurs réalités, tout en ne brusquant pas les choses, tant en ce qui concerne l’apprentissage du français, pour celles d’entre elles qui sont allophones, qu’en ce qui a trait à leur entrain à se dévoiler et à se raconter.

Tout se passe au bon moment. Si on essaie d’imposer le français dès le début, à des personnes qui sont en survie, on n’aura jamais leur participation et on va créer une situation dans laquelle il va y avoir de la rancune. […] Je me disais : « Les parents et moi, on doit se comprendre. » La confiance, c’est le numéro un et la compréhension, le numéro deux.

Marjo

Il ne faut pas être dur avec les parents immigrants et s’adapter à eux. Il faut les accueillir. […] Il ne faut pas toujours calculer ses minutes. Il faut faire attention parce qu’on travaille avec des familles qui ont beaucoup de vécu. Ce ne sont pas des dossiers.

Véronique

Ainsi, on comprend que, pour Marjo et Véronique, les relations avec les familles d’élèves issu.e.s de l’immigration comportent une part de fragilité et que, pour que celles-ci se développent, il faut reconnaître leurs réalités et ne pas les traiter comme des dossiers. Il faut aussi se donner le temps, parce que tout se passe au bon moment. Toutes deux confient aussi que pour y arriver, il peut être quelquefois nécessaire de déborder de sa tâche…

La discussion autour des résultats

« Face à des problèmes singuliers et complexes, les professionnels prennent des décisions qui comportent une dimension de délibération et même de pari », nous dit Champy (2009, p. 84). C’est au coeur de leur travail et de leur savoir-agir professionnel que nous plongent les enseignant.e.s à qui nous avons proposé de se raconter. Ces récits ont en commun de porter sur l’intervention en contexte de diversité ethnoculturelle, champ pour lequel, on peut s’en réjouir, une compétence a été formalisée (Potvin et al., 2015). Après avoir effectué une caractérisation de l’intervention en contexte de diversité ethnoculturelle, nous tenterons de la mettre en dialogue d’abord avec les finalités de la compétence interculturelle et inclusive, puis avec ses composantes.

Une caractérisation émergente de l’intervention en contexte de diversité ethnoculturelle

L’analyse menée a permis de dégager des récits ce que nous avons appelé des « messages livrés », qui dévoilaient deux angles d’approche de l’intervention en contexte de diversité ethnoculturelle : le rapport à l’élève et le rapport à la famille. Il y a lieu de croire que le fait que les récits aient été recueillis auprès d’enseignant.e.s à l’éducation préscolaire et à l’enseignement primaire joue dans la mise à l’avant-plan de l’un ou de l’autre dans la narration. Le fait que, même sollicité.e.s pour des récits portant sur des situations se déroulant en classe, des enseignant.e.s aient choisi des situations et en aient bâti l’intrigue en mettant les familles à l’avant-plan nous éclaire sur la manière dont ils et elles conçoivent leur rôle auprès des élèves issu.e.s de l’immigration et de leurs familles et sur la manière dont les situations qu’ils et elles rencontrent leur permettent d’en étendre, d’en maintenir ou d’en restreindre les contours. Giddens (1987) parle d’une « zone de pouvoir » en faisant référence à un espace où l’on ressent un sentiment de compétence à agir et à l’intérieur duquel on exerce son contrôle réflexif ; il pourrait être intéressant, éventuellement, d’aborder les récits sous cet angle.

L’analyse a également permis de mettre en lumière, partant des messages livrés par les 11 récits, la « prudence » (Champy, 2009) dont font preuve les enseignant.e.s dans leur intervention en contexte de diversité ethnoculturelle. La manière habile dont ces dernier.ère.s exercent cette prudence en combinant, dans l’action, sensibilité et vigilance, fait en effet écho à deux traits des professions à pratique prudentielle (Champy, 2009), soit la complexité des situations rencontrées et l’imprévisibilité des solutions à apporter.

Nous avons ainsi dégagé cinq agencements qui permettent d’apprécier que, pour les enseignant.e.s, l’engagement dans la situation problématique et donc auprès des élèves et de leurs familles, avec toute la sensibilité que cela suppose, est indissociable d’une prise de précautions et de l’exercice d’une vigilance à cet égard. En cela, les récits nous révèlent que le savoir-agir est une équilibration constante (Schön, 1983) dans laquelle l’enseignant.e ne peut être guidé.e que par son jugement et par ce processus de problématisation et de délibération (Le Boterf, 2000) développé devant la situation rencontrée.

Partant de ces agencements, il nous apparaît possible de proposer une caractérisation émergente de l’intervention en contexte de diversité ethnoculturelle. Ainsi, nous disent les enseignant.e.s, cette intervention suppose, à l’égard des élèves issu.e.s de l’immigration et de leurs familles, à la fois :

  • d’être sensible au vécu et au bagage des élèves, tout en étant faisant preuve de vigilance pour ne pas diminuer les attentes ;

  • d’être sensible à construire une relation avec les élèves, tout en étant faisant preuve de vigilance pour ne pas attribuer aux élèves la responsabilité de celle-ci ;

  • d’être sensible à soutenir les élèves, tout en faisant preuve de vigilance pour respecter leurs rythmes ;

  • d’être sensible à créer une relation avec les familles, tout en faisant preuve de vigilance pour préserver leur intimité ;

  • d’être sensible aux réalités des familles, tout en faisant preuve de vigilance pour ne pas brusquer les choses.

Vers une compétence interculturelle et inclusive en acte

La compétence interculturelle et inclusive (Potvin et al., 2015) poursuit deux finalités. La première, « Préparer tous les apprenants à mieux vivre ensemble dans une société pluraliste et à développer un monde plus juste et égalitaire », vise la transformation sociale et concerne l’ensemble des élèves, nonobstant leurs différences. La deuxième, « Adopter des pratiques d’équité qui tiennent compte des expériences et réalités ethnoculturelles, religieuses, linguistiques et migratoires des apprenants, particuliérement celles des groupes minorisés », a trait à la prise en compte des réalités et des expériences des élèves issu.e.s de la diversité ethnoculturelle et vise, quant à elle, l’équité (Potvin et al., 2015, p. 12-13).

Les cinq caractéristiques présentées plus haut nous semblent dans une large mesure relever davantage de cette deuxième finalité, celle d’équité, que de la première, relative à la transformation sociale. En effet, que l’on fasse référence, dans la première caractéristique, à la nécessaire sensibilité au vécu et au bagage des élèves ou, comme dans la cinquième, aux réalités des familles, il nous semble qu’on éclaire différentes facettes de la manière dont peut s’actualiser l’équité à l’école. Plus encore, tout se passe comme si, en identifiant la vigilance à exercer pour respecter les rythmes des élèves dans la troisième caractéristique, pour ne pas brusquer les familles dans la cinquième et pour préserver leur intimité dans la quatrième, on en venait du même coup à éclairer certains écueils à éviter dans la mise en oeuvre de l’équité en classe ou dans les relations avec les familles. Les enseignant.e.s nous renseignent ainsi sur les enjeux vécus dans l’établissement et le maintien de telles relations et nous permettent de mieux comprendre, voire de nuancer, les défis déjà identifiés par la recherche en lien avec les relations école-famille immigrante (Audet, Mc Andrew et Vatz Laaroussi, 2016) et éventuellement d’éclairer les modes de collaborations déployés (Vatz Laaroussi, Kanouté et Rachédi, 2008).

Le fait que ni les messages livrés ni les caractéristiques de l’intervention en contexte de diversité ethnoculturelle ne font, du moins explicitement, référence à la première finalité de la compétence relative à transformation sociale n’est, somme toute, pas si surprenant. Il est admis que la mise en oeuvre de l’éducation interculturelle et la promotion du vivre-ensemble auprès des élèves québécois.es de toutes origines constituent un aspect négligé tant dans la formation que dans la pratique des intervenant.e.s scolaires (Borri-Anadon, Potvin et Larochelle-Audet, 2015 ; MELS, 2014). Sur une note plus positive, puisque la première finalité est plus large que la deuxième et donc qu’elle l’inclut en quelque sorte, on peut aussi considérer, à l’instar de Borri-Anadon et al. (2015), que la prégnance des liens entre les caractéristiques et la deuxième finalité, constitue un premier pas dans l’actualisation de la compétence interculturelle et inclusive. En effet, « la reconnaissance de la diversité des réalités et expériences des élèves, notamment les plus vulnérables, n’est qu’un premier pas vers [une éducation interculturelle et inclusive] car seule, elle peut résulter en une cristallisation de la différence et engendrer du même coup des inégalités entravant l’équité » (p. 59).

Telle que formalisée par Potvin et al. (2015), la compétence interculturelle et inclusive s’articule autour de six composantes qui visent chacune un aspect précis de l’éducation interculturelle et inclusive : 1) Développer une conscience professionnelle critique envers les savoirs, pratiques, attitudes et processus scolaires qui produisent ou reproduisent des situations d’exclusion et de discrimination ; 2) Adopter des attitudes, comportements et pratiques permettant de contrer les discriminations et faire respecter les droits de la personne dans une société pluraliste ; 3) Adopter des attitudes et des pratiques qui reconnaissent et légitiment le répertoire linguistique, les expériences et réalités ethnoculturelles, religieuses et migratoires des apprenant.e.s en vue de soutenir leur réussite éducative ; 4) Développer chez les apprenant.e.s une capacité d’agir de manière juste et responsable dans une société pluraliste, ainsi qu’une compréhension des inégalités et des droits de la personne ; 5) Coopérer avec les familles, les communautés et les autres acteur.trice.s de l’école en tenant compte de leurs expériences et réalités ethnoculturelles, religieuses, linguistiques et migratoires et 6) S’engager dans des activités de développement professionnel permettant une amélioration continue des savoirs, savoir-faire et savoir-être liés à la prise en compte de la diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique et à l’éducation interculturelle et inclusive (Potvin et al., 2015, p. 40-45).

Il nous apparaît que deux de ces composantes sont particulièrement interpelées par les cinq caractéristiques identifiées : la troisième, qui renvoie à l’adoption d’attitudes et de pratiques qui reconnaissent la diversité des expériences et des réalités des élèves issu.e.s de l’immigration et la cinquième, relative notamment à la collaboration avec les familles en tenant compte, ici aussi, de leurs expériences et de leurs réalités. Il s’agit d’ailleurs de deux composantes qui sont associées à la finalité d’équité dans le modèle de compétence (Potvin et al., 2015).

Il nous semble que la deuxième caractéristique, qui renvoie à la responsabilité de l’enseignant.e, en tant que professionnel.le, de construire une relation avec les élèves et au danger de ne pas s’attribuer l’initiative de celle-ci, interpelle également la composante 1 de la compétence, qui a trait au développement de savoir-être nécessaires à la mise en oeuvre d’une éducation interculturelle et inclusive. Il en va de même avec la première caractéristique, qui appelle d’une part à la sensibilité au vécu et au bagage des jeunes issu.e.s de l’immigration, renvoyant ainsi peut-être davantage à la composante 3, et, d’autre part, à la vigilance pour ne pas diminuer les attentes envers eux, s’inscrivant ainsi en lien avec la composante 1, relative au développement d’une conscience professionnelle critique entre autres envers les processus scolaires qui créent de l’exclusion et de la discrimination. Tout se passe comme si les enseignant.e.s soulignaient l’importance d’être aussi critiques envers leurs propres pratiques.

De manière plus large, il nous semble que les résultats de notre analyse mettent en lumière de manière éloquente ce que nous avons dit plus tôt à propos de l’irréductibilité d’une compétence à ses composantes. En effet, ce que nous montrent les agencements sensibilité-vigilance dégagés et donc notre caractérisation de l’intervention en contexte de diversité ethnoculturelle, c’est que les enseignant.e.s n’agissent pas selon une composante de la compétence à la fois. Leur effort est de combiner certaines composantes plus que d’autres, de sorte qu’ils et elles n’interviennent pas auprès de l’élève issu.e de l’immigration sans se préoccuper aussi de sa famille, par exemple. Ainsi, ils ne peuvent pas s’intéresser au parcours migratoire d’un.e élève ou de sa famille en ne voyant pas les dangers de stigmatisation et de discrimination auxquels ce geste peut les exposer, ou sans se questionner de manière critique sur la possibilité d’être perçus comme intrusif.ve.s. C’est là que réside leur savoir-agir, ce « répertoire d’actions et de compréhensions qui s’enrichit avec l’expérience de la pratique » (Schön, 1983). C’est, il nous semble, à cela que réfère Champy (2009, p. 84) quand il parle du travail professionnel comme ne « consist[ant] pas – ou pas principalement – à appliquer mécaniquement des savoirs scientifiques », renvoyant du même coup à sa dimension prudentielle, dont notre analyse propose diverses actualisations en contexte de diversité ethnoculturelle. Il y a évidemment lieu de croire qu’il en existe d’autres.

Conclusion

Cet article souhaitait mettre en dialogue des récits de pratique d’enseignant.e.s à propos de l’intervention en contexte de diversité ethnoculturelle et des prescriptions à cet égard, plus spécifiquement la compétence interculturelle et inclusive telle que formalisée par Potvin et al. (2015). Cette mise en dialogue nous a permis de mettre en évidence le potentiel du récit de pratique pour comprendre la manière dont les prescriptions sont actualisées sur le terrain. En effet, tout se passe comme si les résultats présentés ici éclairaient l’idée que le savoir-agir (la compétence dans l’action) ne se présente pas comme le savoir normatif (la compétence telle que formalisée). Il s’agit là d’une prise de conscience nécessaire pour (re)penser une formation à l’intervention en contexte de diversité ethnoculturelle qui souhaite rapprocher la théorie et la pratique et préparer à ses enjeux actuels.