Résumés
Résumé
La pandémie a donné lieu à une transformation pédagogique de type disruptif. Cette étude a pour objectif de comprendre la transformation des usages du numérique en lien avec les critères de continuité adoptés par les enseignant·e·s des différents niveaux éducatifs. Les résultats montrent la priorisation de la relation pédagogique par rapport au suivi du programme ou à l’évaluation. Cependant, les transformations des usages se centrent davantage sur la classe virtuelle et les outils de communication en maternelle et au primaire. À partir du collège, l’usage des plateformes instituées préexistantes s’intensifie, mais engage également les apprenants dans le choix des outils.
Mots-clés :
- Continuité pédagogique,
- profession enseignante,
- transformations pédagogiques,
- numérique,
- programme scolaire
Abstract
The pandemic has triggered a disruptive pedagogical transformation. This study examines how digital practices have changed in relation to the continuity criteria of teachers at different teaching levels. The results show that the pedagogical relationship is prioritized over and above program monitoring and assessment. However, the changes in digital practices apply more to virtual classrooms and the communication tools used in kindergarten and elementary school. At college level and higher, pre-existing platforms are used more intensively, and the choice of tools is engaging for students.
Keywords:
- Learning continuity,
- teaching profession,
- pedagogical transformations,
- digital technology,
- academic program
Corps de l’article
Introduction
La fermeture des établissements scolaires et universitaires pendant la pandémie a provoqué une transformation qui, en gestion du changement, peut être considérée comme une disruption, « un choc imprévu qui déstabilise l’organisation » d’un système (McCann et al., 2009, p. 45). Le changement disruptif a donné lieu à une réorganisation profonde aussi bien du point de vue des pratiques d’enseignement (Verma et al,. 2020) que de celui de l’évaluation mise en place pendant la période de confinement (Raulin, 2020). Dans ce contexte, l’usage du numérique, permettant d’assurer la relation éducative à distance, a connu un essor sans précédent. Ainsi, la diversité des usages et des stratégies développées par les enseignant·e·s dans l’appropriation du numérique a relevé des expectatives, doutes et déceptions, un phénomène déjà bien marqué dans l’intégration du numérique en éducation depuis plusieurs années (Amadieu et Tricot, 2020).
Selon les différents niveaux d’enseignement, les besoins et les objectifs d’apprentissage ainsi que le maintien de la relation pédagogique ne sont pas identiques. C’est pourquoi nous devons tenir compte de différents critères de continuité pris en considération par les enseignant·e·s face au confinement. Ainsi, notre hypothèse principale nous conduit à penser que la continuité pédagogique a été élaborée en lien avec deux préoccupations principales qui sont la poursuite du programme et celle de l’évaluation. Nous enrichissons cette hypothèse du fait que ces deux critères pourraient être plus marqués au lycée et à l’université que dans les autres niveaux éducatifs. Ceci devrait se traduire par des pratiques du numérique visant une approche plus centrée sur l’enseignement (classe virtuelle pour l’avancement du programme et devoirs en ligne). D’autre part, cela induirait des usages qui, au niveau de la maternelle et de l’enseignement élémentaire, donneraient le primat au maintien du lien social avec les élèves et les familles (par exemple, par l’usage des classes virtuelles pour soutenir émotionnellement les élèves).
Pour répondre à ces objectifs de recherche, nous développons une méthodologie mixte à partir de l’enquête menée auprès d’enseignant·e·s des différents degrés éducatifs, en tenant compte de leurs usages du numérique avant le confinement et les transformations développées au cours du confinement. L’objectif de cette étude est d’analyser les transformations des pratiques pédagogiques des enseignant·e·s adoptées pendant le confinement afin de permettre de continuer certains des processus d’enseignement et d’apprentissage (Tardif et Borges, 2009) comme la gestion de la classe, la planification, l’orchestration des enseignements et la coordination des relations famille-école.
Continuité(s) pédagogique(s) dans un contexte de disruption de la forme scolaire
Comme nous venons de le décrire, les caractéristiques traditionnelles de la forme scolaire ont été bouleversées. Pour caractériser les changements disruptifs de la forme scolaire pendant la période de confinement, nous reprenons le terme de continuité pédagogique, proposé par le ministère de l’Éducation nationale en France, qui correspond, mutatis mutandis, à la terminologie utilisée au niveau international (“learning continuity”, “continuidad pedagógica”, etc.) pour désigner l’ensemble de stratégies qui permettent aux enseignants et aux apprenants de maintenir le lien éducatif et une partie des activités d’enseignement et d’apprentissage. D’une part, la continuité pédagogique peut se définir comme une situation extraordinaire poussant les directions des établissements scolaires et universitaires à se mobiliser fortement et immédiatement pour mettre en oeuvre des plans de continuité d’activité (Cerisier, 2020). D’autre part, pensée dans l’urgence (Peltier, 2020), la continuité pédagogique relève également de discours à travers lesquels les outils numériques institutionnels, qui existaient avant la crise, sont décrits en fonction de leur impact positif sur la pédagogie. De plus, dans la droite lignée des grands plans d’équipement (Cerisier, 2014), le discours sur l’impact du numérique en éducation s’avère souvent idéalisé. Entre engouement et déception des acteurs, idéologisation et contre-idéologisation de certains enseignants, les études sur les pratiques pédagogiques numériques ont tendance à pointer des contradictions entre les discours portant sur l’efficacité des outils et les transformations du paradigme de la forme scolaire (Petit, 2018).
Les discours sur la continuité pédagogique ont également placé beaucoup d’espoir dans la capacité de certaines plateformes, telles que Ma Classe à La Maison proposé par le CNED, à pouvoir maintenir le lien social et pédagogique entre l’école et les élèves (ainsi que leurs familles). Cependant, ces espoirs doivent être appréhendés avec une prudence épistémologique. Selon cette approche, que nous inscrivons dans le courant sociocritique, nous pouvons nous demander, d’une part, si les enseignants ont décidé de suivre les injonctions et les outils conseillés par les Plans de continuité. D’autre part, en supposant que les enseignants ont fini par s’approprier l’enseignement à distance forcé, comment ont-ils finalement réussi à dépasser les difficultés imposées par ce dernier ? Enfin, n’ayant pas forcément bénéficié d’un accompagnement avant le confinement pour faire face à cette situation inédite, selon quels critères ont-ils réussi à poursuivre leurs multiples fonctions ?
Devant l’incertitude des effets et des usages des outils numériques sur la relation éducative, nous préférons donc nous situer dans le posteriori, en cherchant à analyser un processus complexe qui mêle à la fois les habitudes passées – et parfois très expérimentées des enseignants – avec la nécessité, face au distanciel forcé, de s’en créer de nouvelles, voire de se déshabituer de certaines tâches. Cette dynamique est relativement instable pour les enseignants, car elle place leur activité pendant cette période entre continuité et rupture ou encore une certaine forme de contiguïté (Durampart, 2012).
Pour les enseignants, la pression liée à la poursuite du programme et à l’évaluation des connaissances des élèves est différente selon que l’on parle d’un niveau ou d’un autre. Dès lors, nous avons dû traiter les données en les contextualisant selon les différents niveaux d’enseignement. De plus, dans un contexte de transformation pédagogique, les orientations visant des approches centrées sur l’enseignant ou sur l’apprenant ont une incidence importante sur le type d’usages pédagogiques du numérique qui est proposé à l’apprenant. Nous considérons différents critères de continuité qui se situent dans un continuum entre la priorité éducative liée au soutien socio-émotionnel de l’apprenant (Denham, 2007) et l’approche inclusive face aux inégalités, d’une part, et la priorité éducative liée à l’orientation à l’enseignement et l’évaluation du programme, d’autre part.
Objectifs de recherche
Nous venons d’expliquer que la situation a provoqué de nombreuses questions et, notamment, celles qui concernent les usages numériques nécessaires au maintien de la relation éducative entre enseignants et élèves. Nos données concernent des usages numériques qui correspondent à des choix très situés puisqu’il s’agissait, à la fois, de conserver le lien avec les élèves et les familles, dans l’urgence, et de maintenir les fonctions de l’enseignant, sans pouvoir prendre appui sur une expérience passée. Ainsi, notre objectif est de comprendre les critères de la continuité pédagogique et les transformations qui ont eu lieu pendant le confinement. Pour cela, nous formulons deux questions de recherche :
-
RQ1. Quels sont les critères de continuité pédagogique selon les différents niveaux éducatifs ?
-
RQ2. Quelles sont les transformations pédagogiques sur le plan des usages du numérique selon les différents niveaux d’enseignement ?
Nous faisons l’hypothèse que la continuité pédagogique en lien avec la priorité éducative liée au suivi du programme et l’évaluation sera davantage importante au lycée et à l’université (H1), ce qui devrait se traduire par des choix pédagogiques portés vers des ressources éducatives numériques (REN) déjà existantes, le maintien de l’enseignement traditionnel en forme de classe virtuelle et des devoirs en ligne (H2). Nous émettons également l’hypothèse que les critères liés à la priorité éducative liée au soutien socio-émotionnel seront davantage présents au niveau de l’enseignement maternel et élémentaire (H3) avec des usages visant davantage les outils de communication, les réseaux sociaux et la classe virtuelle à usage relationnel (H4).
Méthodologie
Pour répondre à ces questions, le devis de cette recherche (Karsenti et Savoie-Zajc, 2018) s’appuie sur une collecte de données qui repose sur la technique du questionnaire. Ce dernier a été diffusé auprès d’enseignant·e·s de l’Académie de Nice, l’Académie de Limoges et au niveau national par le biais de la Direction du Numérique Éducatif (DNE) du ministère de l’Éducation nationale.
Un total de 607 enseignant·e·s a répondu (maternelle = 41; primaire = 69; collège = 35; lycée = 119; université = 35; formation continue =30). Parmi ces enseignant·e·s, 9 d’entre eux enseignent à la fois à plusieurs niveaux de l’éducation préuniversitaire (maternelle et primaire = 4; primaire et collège = 2; collège et lycée = 3) et 11 d’entre eux combinent l’enseignement universitaire (formation des enseignants) et l’enseignement dans des classes préuniversitaires (maternelle et université = 2; lycée et université = 9). Nous avons exclu les 30 réponses en formation continue de cette catégorie de notre analyse afin de ne pas généraliser sur une catégorie regroupant une trop importante hétérogénéité de contextes de formation. Parmi ces réponses, un total de 279 réponses sont complètes sur les questions obligatoires.
Le questionnaire a été développé à partir des différentes typologies d’usages du numérique en contexte éducatif (Bétrancourt, 2007 ; Romero, Lille et Patiño, 2017) et des critères de continuité pédagogique qui ont été identifiés à partir du suivi des professeurs stagiaires de l’Inspé de Nice au cours du confinement. Ce travail de catégorisation a pu être élaboré grâce aux neuf chroniques hebdomadaires, intitulées Bravo aux PFSE[1], dans lesquelles des professeurs stagiaires volontaires du premier et du second degrés ont témoigné de leur démarche pédagogique les plus remarquables. Le questionnaire combine des questions visant la quantification des différents usages avant et après le confinement sur quatre niveaux (0, jamais; 1, rarement; 2, parfois; 3, souvent) et le positionnement en matière de priorité sur les critères de continuité pédagogique (0, faible; 1, peu prioritaire; 2, prioritaire; 3, très prioritaire).
Les critères de continuité pédagogique établis à partir des échanges avec les futurs enseignants de l’Inspé de Nice ont été définis, comme présenté dans le tableau 2.
Des questions ouvertes visant l’émergence d’informations complémentaires sur le contexte et type de transformations pédagogiques mises en place pendant le confinement ont été intégrées et analysées selon les différents niveaux éducatifs qui ont contribué à cette enquête.
Résultats
Nous présentons tout d’abord l’analyse des critères de continuité qui ont été pris en compte par les enseignants dans les différents niveaux éducatifs pour ensuite analyser le changement entre les usages du numérique avant le confinement (T1) et les usages du numérique mis en place pendant le confinement (T2).
Analyse des critères de continuité
L’analyse des critères de continuité pédagogique est développée par niveaux d’enseignement. Dans la figure 1, nous observons que dans les différents niveaux d’enseignement, le rang des critères de continuité pédagogique est le même pour l’ensemble des niveaux éducatifs. Les critères de continuité sont évalués entre 0 et 3 (cf. Méthodologie). Les critères de continuité présentent une orientation centrée sur les transformations visant à assurer l’engagement (M = 2.74; SD = 0.46), suivis par l’adaptation de l’enseignement face aux inégalités (M = 2.53; SD = 0.65) et le fait de rassurer les apprenants (M = 2.51 ; SD = 0.68).
Nous observons que les critères de poursuite des programmes et d’évaluation sont à peine plus élevés au lycée et à l’université que dans les niveaux d’enseignement inférieurs. Au regard de ce constat, nous ne pouvons pas maintenir l’hypothèse H1, car, en effet, même au lycée et à l’université, les critères socio-émotionnels sont décrits par les enseignant·e·s, dans l’enquête, comme étant plus importants que les critères de continuité pédagogique et de suivi du programme de formation. En revanche, nous maintenons l’hypothèse H3 selon laquelle l’enseignement maternel et élémentaire est orienté davantage sur les critères de continuité visant la relation socio-émotionnelle, mais nous observons que c’est également le cas dans les autres niveaux éducatifs. Nous pouvons retenir que le critère socio-émotionnel intervient à tous les niveaux d’enseignement à un degré sensiblement identique, mettant ainsi en lumière l’attachement des enseignant·e·s de tout niveau d’enseignement à la relation pédagogique avec leurs élèves.
Analyse des transformations sur les usages du numérique selon le niveau éducatif
Nous présentons les transformations sur les usages du numérique afin d’établir des spécificités pour chaque niveau éducatif.
Transformations à l’école maternelle
Nous nous concentrons sur les résultats des usages entre T1 (avant le confinement) et T2 (pendant le confinement) des enseignant·e·s en maternelle (n=41).
Nous observons une augmentation de l’utilisation de l’environnement numérique de travail (ENT) (pour les écoles et collectivités qui ont fait le choix d’en acquérir un), auparavant rarement utilisé, ainsi que des outils de communication pour maintenir le lien avec les élèves. À cela s’ajoute le développement d’activités visant à développer le travail collaboratif. Parmi les réponses, 34 d’entre elles apportent une description davantage détaillée des transformations vécues. La préoccupation de ces enseignants s’est portée sur la volonté de maintenir le lien avec les familles, « garder un lien avec l’école » et « d’essayer de diminuer chez la plupart d’entre elles le niveau de stress de cette période définie comme très anxiogène » et de proposer des activités qui mobilisent la manipulation, l’autonomie de la part de leurs jeunes élèves et la poursuite des activités traditionnelles du programme. L’autonomie des élèves, tant sur l’usage des plateformes que sur le développement d’un plan de travail, est très importante. Quelques enseignant·e·s ont mis à profit le contexte pour utiliser des applications de communication comme Klassroom ou faire le pas pour la création d’une chaîne YouTube[2], afin de diffuser des vidéos quotidiennes pendant toute la période inédite: « tenue d’un blog pour des évènements de la classe, les photos envoyées par les élèves, les oeuvres, etc. » Parmi les enseignants répondant, nombreux sont ceux qui ont réalisé des Padlets[3] de ressources (11 parmi 34), mentionnant notamment les ressources sur Les fondamentaux proposés par Canopé[4] ainsi que leurs recherches personnelles sur des ressources existantes. Parmi les usages créatifs, des enseignants ont regroupé des productions des élèves de leur classe.
En outre, les enseignants de l’école maternelle ont signalé la variabilité des liens avec les familles et la difficulté de travailler via les outils numériques avec les petites sections: « la continuité pédagogique par ordinateur est difficile pour des petites sections, car à la maternelle nous travaillons à base de manipulations et de jeux ».
Transformations à l’école élémentaire
Nous passons maintenant aux résultats concernant les usages entre T1 (avant le confinement) et T2 (pendant le confinement) d’enseignant·e·s à l’école élémentaire (n=69).
Comme à l’école maternelle, l’usage des plateformes et de l’ENT, lorsqu’ils étaient accessibles, s’est développé fortement pendant le confinement. Nous pouvons observer une croissance de grande importance (T1 = 0.6; T2 = 2.6) dans l’usage d’outils de communication personnels, tout comme le travail collaboratif, tous deux associés aux critères de soutien socio-émotionnel. L’exploitation des présentations et des ressources de type « audio » déjà existantes est le signe d’une volonté de partage de ressources éducatives visant la poursuite des programmes. Les enseignants de l’école élémentaire ont mis en place très régulièrement des visioconférences, car ils ont estimé que cela maintenait la relation aux élèves et familles et « ont énormément rassuré les parents ». Ils ont proposé des plans de travail par le biais d’outils comme Padlet ou Genial.ly, et procédé à des sélections de contenus notamment à partir des fondamentaux de Canopé. Nous constatons l’utilisation des QuiZinières[5] pour plusieurs enseignants et même la création des jeux d’évasion (Escape Games) pédagogiques ou autres défis. Grâce à l’ENT, certains enseignants soulignent de « belles surprises » lors de « discussions type tchat : où les élèves ont été incités à « poser des questions, exprimer leurs angoisses/craintes, demander un entretien ». Ils décrivent un changement de posture des élèves, davantage acteurs de leurs apprentissages. La dimension relationnelle a été développée par le biais de la vidéo et des activités d’expression personnelle, activités considérées comme une occasion de développer des compétences « au niveau artistique, du langage, de la maîtrise d’un geste, de la maîtrise de l’outil pour filmer ». Les difficultés de bande passante et d’accessibilité au numérique de certains élèves ont été soulignées par une partie des enseignant·e·s de l’élémentaire comme un frein dans l’usage du numérique pendant le confinement.
Transformations au collège
Nous présentons les résultats des usages entre T1 (avant le confinement) et T2 (pendant le confinement) enseignant·e·s au collège (n=35).
La figure ci-dessus montre une augmentation très importante des usages et de la personnalisation des réseaux sociaux et de la personnalisation des REN, ce qui peut être considéré comme une orientation au soutien psychologique de l’apprenant et une volonté d’individualisation des apprentissages. Les enseignant·e·s du collège utilisaient déjà un ENT, ce qui leur a permis de perfectionner leurs usages sans devoir appréhender ces dispositifs de manière disruptive pendant le confinement. L’usage habituel de l’ENT par les enseignants au collège a facilité la communication avec les élèves et les familles. Pour certains, un contact téléphonique régulier a permis d’expliciter les attentes et les objectifs des travaux demandés ainsi que leur évaluation. Une préoccupation des enseignants s’est portée sur le maintien des acquis des élèves par le biais notamment « des quizz (QuiZinère) par groupes de besoin pour rester dans la Zone Proximale de Développement de mes élèves et garder les acquis ». Pendant cette période, les enseignants ont souligné leur engagement sur des formations complémentaires pour perfectionner leurs usages des outils numériques, mais également l’entraide entre collègues et référents numériques et documentalistes. Sur la création de vidéos, les enseignant·e·s du collège se montrent divisés. Pour les uns, « il s’agit d’assurer le lien pédagogique, d’avoir toujours un regard sur le travail de l’élève et ses progrès même à distance » et aussi de favoriser « l’autonomie des élèves dans les aspects techniques et les choix faits [...] l’évaluation des vidéos entre pairs ». Pour les autres, sont soulignées des difficultés d’équipement comme étant un obstacle à la mise en place de créations numériques par les élèves : « tout le monde ne dispose pas de matériel informatique ou d’un accès à internet », mais également des compétences numériques sur la maîtrise de base des outils comme le courriel, ne permettant pas d’envisager d’autres usages plus avancés.
Transformations au lycée
Nous exposons maintenant les résultats des usages entre T1 (avant le confinement) et T2 (pendant le confinement) enseignant·e·s au lycée (n=119).
De manière fort similaire au collège, nous observons un usage très important des réseaux sociaux numériques en complémentarité de l’utilisation importante de l’ENT et de la classe virtuelle. Ceci s’explique par le fait de disposer de fonctionnalités indisponibles sur l’ENT, mais également de s’adapter aux usages que les lycéens ont l’habitude de développer, en dehors des murs scolaires, pour le travail d’équipe. Les devoirs numériques sont également en forte croissance, ce qui montre une préoccupation, sensiblement plus importante que dans les autres niveaux, orientée vers la poursuite des programmes, même si ces préoccupations se sont portées aussi vers l’engagement des lycéens pendant la continuité pédagogique. Pour permettre le maintien des contacts avec leurs élèves, l’ENT, les plateformes de communication éducative, comme Moodle ou Claroline, sont aussi régulièrement citées dans leurs témoignages. Ils décrivent avoir ressenti la pression institutionnelle et morale d’assurer une continuité, déclarant, par exemple, qu’il leur faut « assurer toutes [leurs] heures de cours en classe virtuelle pour maintenir le contact avec les élèves et pour qu’eux aussi gardent le contact ». Certains enseignant·e·s ont déclaré se sentir démunis par la situation et exprimé leur désarroi: « Clairement, pour moi, je n’ai jamais enseigné à distance; je me suis sentie démunie après 38 ans et demi d’enseignement ». Une partie des répondants ont orienté leur activité professionnelle vers des nouvelles activités qu’ils n’avaient pas expérimentées préalablement, mobilisant ainsi des compétences de créativité tant pour leurs élèves que pour eux-mêmes. Ceci se concrétise, par exemple, par la « réalisation d’un herbier numérique » par les élèves et la constitution d’une « oeuvre collective » ou la « création d’un Padlet de valorisation des travaux d’élèves intitulé le mur des chefs-d’oeuvre » ainsi que des propositions « d’activités pédagogiques avec plan de travail intégrant des outils pédagogiques variés ». Certains enseignants ont veillé aussi à ne pas créer d’inégalité au regard de la disparité d’équipement de leurs élèves: « j’ai paradoxalement cherché à proposer à mes élèves des productions faisant le moins possible appel au numérique pour des raisons d’équité ».
Transformations à l’université
Nous terminons les résultats des usages entre T1 (avant le confinement) et T2 (pendant le confinement) enseignant·e·s à l’université (n=35).
La figure ci-dessus montre l’existence d’une forte ressemblance en ce qui concerne le type de transformations observées au collège et au lycée. L’usage des réseaux sociaux numériques, auparavant presque inexistant, a augmenté de manière très importante au point de devenir l’usage le plus fréquent déclaré par les enseignant·e·s du supérieur. Les devoirs numériques et les réseaux sociaux numériques visant la personnalisation sont également en augmentation. Pour accompagner les étudiants et maintenir les liens pendant cette période, les enseignants ont proposé plusieurs types d’activités via des plateformes, comme LearningApps, ou par Moodle et leur ENT. Les activités collaboratives sont plus présentes qu’au primaire et au secondaire. Des professeurs ont mis en place des groupes d’échanges avec l’aide de réseaux sociaux numériques comme WhatsApp et Facebook. Les cours se sont poursuivis à distance par de multiples moyens : classe virtuelle du CNED, Zoom, Discord ou encore Skype. Il faut souligner le fait que les étudiant.e.s ont parfois été force de proposition quant à l’usage de certains outils numériques et que leurs enseignant·e·s ont adopté comme alternatives aux outils institutionnels. Parmi les usages, nous notons celui de la vidéo et la réalisation de « défis quotidiens qui mènent à des prises de photo/vidéos pour être partagés ». Les enseignant·e·s du supérieur évoquent également des difficultés liées à l’équipement, à la connexion tant du côté des étudiants que des enseignants. Cette modalité de travail, selon les enseignants, entraîne un « surplus de travail des étudiants par les difficultés techniques [du travail à distance] et la diversité des logiciels, d’environnements informatiques et de leurs fonctionnements [mais aussi] du problème de stockage des données et de mutualisation ».
Résultats des usages selon le niveau éducatif et les critères de continuité pédagogique
Nous avions fait l’hypothèse que des critères liés à la continuité des programmes devaient se traduire par une orientation davantage importante sur les ressources éducatives numériques (REN) existantes, le maintien de la forme scolaire en forme de classe virtuelle en « mode enseignement » et les devoirs en ligne (H2). Au regard des critères liés à la relation socio-émotionnelle, nous nous attendions à ce que les usages visant davantage les outils de communication, les réseaux sociaux numériques et la classe virtuelle à usage relationnel (H4) soient plus présents pour les niveaux scolaires primaires. Étant donné que les critères de continuité pédagogique sont similaires dans les différents niveaux éducatifs, nous ne pouvons pas attribuer les différences liées aux usages observés dans cette étude uniquement aux niveaux éducatifs. Nous devons considérer d’autres facteurs pour comprendre les usages très différents selon les niveaux éducatifs. Nous observons que les équipements déjà mis en place avant le confinement (comme l’usage des plateformes et ENT au collège, lycée et université) constituent un facteur favorable dans la transformation pédagogique, tout comme la maturité et la confiance établie avec les apprenants en tant que codécideurs des usages numériques à adopter pour la continuité pédagogique. Nous devons ainsi souligner la « confiance » accordée par certains enseignant·e·s du lycée et de l’université à l’usage des réseaux sociaux proposés par les apprenants pour pallier les limites des outils institutionnels, ce qui fait apparaître un usage auparavant inexistant et qui s’est développé fortement pendant le confinement. Nous observons un grand changement dans les pratiques des enseignant·e·s de maternelle et de l’enseignement élémentaire, utilisant de manière très ponctuelle le numérique en classe, pour s’approprier très rapidement des usages pédagogiques soutenus par le numérique et permettant d’assurer le lien avec les familles et les élèves pendant le confinement. Le soutien d’une équipe-école (avec l’implication de l’inspecteur de circonscription et de son équipe) ou d’autres personnes-ressources (comme les conseillers de circonscription, les référents numériques) autour de l’enseignant·e a été un facteur clé pour l’accompagnement de ce changement disruptif dans les pratiques.
Discussion
Notre étude a permis d’observer que les critères de continuité pédagogique dans l’ensemble des niveaux éducatif sont assez similaires, mais présentent néanmoins des disparités selon la répartition par âge des élèves et les niveaux d’enseignement. Le premier critère mis en évidence par notre étude est d’assurer l’engagement (M = 2.74; SD = 0.46) suivi de l’adaptation de l’enseignement face aux inégalités (M = 2.53; SD = 0.65), puis le fait de rassurer les apprenants (M = 2.51; SD = 0.68). Nous observons de très légères différences entre les critères de continuité au lycée et à l’université, qui sont à peine supérieurs par rapport aux autres niveaux sur l’importance de la poursuite des programmes et de l’évaluation.
Nous constatons un changement des pratiques du numérique de type disruptif, notamment au niveau de la maternelle et de l’élémentaire, avec une réorganisation basée sur l’usage des plateformes et de leur ENT (lorsque les enseignants en ont la possibilité) et la mise en place de communications synchrones en classe virtuelle, alors qu’auparavant ces usages étaient presque inutilisés. Au niveau du collège, lycée et université, nous remarquons une plus grande facilité dans la transition qui s’explique par des usages déjà prononcés des plateformes de communication éducative assurant auparavant une relation formelle et ponctuelle avec les familles. Ces usages ont été plus intensifs en raison du confinement. Malgré l’existence des outils institutionnels, nous observons un usage très important de différents réseaux sociaux numériques, proposés parfois par les apprenants (Collin et al., 2015) dans une approche sociocritique des usages du numérique en éducation, principalement à l’université, pour combler les carences techniques déclarées des outils institutionnels et faciliter l’utilisabilité pendant la continuité.
Nous pouvons relever à la fois les aspects liés à la créativité des enseignants durant cette période de pandémie dans les différents niveaux éducatifs et nous constatons que les enseignants ont fait preuve d’une certaine autonomie vis-à-vis des consignes données par l’institution. Nous observons de nombreuses occurrences de mots tels que « se débrouiller », « s’adapter » et cela est corroboré par le fait que les pratiques ont été extrêmement diversifiées. Les enseignants n’ont pas suivi de modèles, car il n’y avait pas toujours de propositions ou de cadre précis de leur institution. Les résultats de cette étude permettent de faire ressortir les aspects de bienveillance et du souci de l’équité des enseignants à l’égard de leurs élèves. En même temps, la majorité des enseignant·e·s qui ont répondu au questionnaire émettent des critiques, des regrets et des souhaits sur le déroulement de la continuité pédagogique. Les réponses argumentées font part d’une mise en cause de l’Institution qui ne les a « pas préparés ou mal accompagnés ». La rapidité de la mise en place de la continuité pédagogique est critiquée à de nombreuses reprises ; nous relevons souvent des mots en lien avec le manque de « réflexion » et « de temps pour se préparer ». Les difficultés d’équipement numérique personnel sont également signalées par les enseignants, qui regrettent de ne pas disposer de matériel et de support « adaptés et fiables ». Le souhait de « qualité » revient très régulièrement, il est accolé au matériel, à la connexion, aux outils institutionnels ou autres disponibles en ligne. Les professeurs auraient souhaité des « directives claires », « simples », « des cadres », « une harmonisation des pratiques » et « la possibilité d’échanger sur les pratiques qui sont efficientes ». L’exaspération s’exprime dans de nombreuses réponses du questionnaire et les enseignants font des propositions sur ce qu’ils auraient souhaité trouver plus facilement : des webinaires, des MOOC, des vidéos et des tutoriels.
La difficulté de la période de continuité pédagogique, observée à travers plusieurs recherches menées sur cette période (Chiardola, 2020), a donné lieu à une adaptation de type disruptif qui a confronté tous les acteurs éducatifs à une réorganisation inédite de la forme scolaire. Malgré les difficultés exprimées dans l’expérience vécue de continuité pédagogique, la capacité d’adaptation des enseignant·e·s a été très importante et l’analyse des dispositifs, solutions et ressources mis en oeuvre pour assurer tant le lien socio-émotionnel (Carney, 2014) que la progression pédagogique constitue une preuve de leur engagement professionnel et de la capacité d’agentivité transformative des enseignant·e·s, même en temps de crise.
Parties annexes
Notes
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[1]
Cette chronique appelée “Bravo aux PFSE” a été diffusée via le compte Twitter de l’Inspé de Nice (@Inspe_nice #NationApprenante).
-
[2]
Voir par exemple https://www.youtube.com/channel/UC5xvP3lEmnQypKibHXN-eqQ/videos
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[3]
Voir par exemple https://fr.padlet.com/ce0410093dc5/oxb1vilnftgo
-
[4]
En France, Canopé est un opérateur de l’Éducation Nationale reconnu comme le Réseau de création et d’accompagnement pédagogiques. Repéré à : https://www.reseau-canope.fr
-
[5]
Il s’agit d’un outil de création d’activités pédagogiques proposé par le réseau Canopé afin de créer des exercices en ligne.
Bibliographie
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