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Cet article cherchera à éclairer un pan relativement obscur de la relation entre les communautés francophones en situation minoritaire (CFSM) et le Québec, c’est-à-dire la façon dont le Québec a utilisé son statut d’intervenant à la Cour suprême du Canada (CSC) dans les causes relatives aux droits linguistiques depuis 1982 et les positions juridiques et constitutionnelles qu’il y a défendues[1]. En analysant tous les mémoires du procureur général du Québec déposés dans le cadre de ces causes, nous montrerons que, dans l’arène judiciaire, la province a agi comme un acteur stratégique surtout intéressé à protéger ses propres compétences. Il emploiera parfois des arguments visant aussi la protection du fait français partout au pays, mais ce sera généralement dans le but de justifier des exceptions québécoises au régime linguistique canadien. Si ces interventions de la part du Québec s’alignent sur ce que d’autres chercheurs ont observé dans le comportement des gouvernements en tant qu’intervenants devant les tribunaux (Radmilovic, 2013), c’est-à-dire comme des acteurs de choix rationnel, dans les causes portant sur les droits linguistiques, elles ont aussi comme conséquence d’être en porte-à-faux avec les revendications de ses alliés de la francophonie canadienne, ce qui entraîne des conséquences importantes sur la solidarité franco-canadienne.

Les résultats de cette recherche se veulent les premiers jalons d’un projet plus large visant à comprendre les interventions d’acteurs gouvernementaux et de la société civile dans le domaine du droit linguistique[2]. Il s’agit par ailleurs d’une première incursion dans l’étude des interventions en droit linguistique, un domaine du droit qui brille par son absence dans le champ de recherche sur la mobilisation juridique d’acteurs publics et privés au Canada. Notre étude met en lumière les limites inhérentes au rapprochement entre le Québec et les CFSM du point de vue constitutionnel et législatif, à un moment névralgique où ce rapprochement semble de plus en plus souhaité de part et d’autre des frontières provinciales. Comme nous le verrons, le fédéralisme canadien impose au régime linguistique du pays une logique provincialiste dans de nombreux domaines névralgiques pour la vitalité linguistique, dont l’éducation, mettant les droits des CFSM et de la minorité anglo-québécoise, majoritaire au pays, sur un pied d’égalité.

Les relations Québec-francophonie canadienne : je t’aime, moi non plus

Depuis le « jeudi noir » de l’Ontario français (Vachet, 2018), date fatidique du 15 novembre 2018 où le gouvernement de Doug Ford a annoncé des compressions importantes dans les services en français de la province[3], nombreux ont été ceux qui ont remarqué l’intérêt qu’ont soudainement suscité dans la société civile québécoise les enjeux franco-ontariens et franco-canadiens. De la publication d’éditoriaux dans les journaux jusqu’au déploiement du drapeau franco-ontarien sur l’une des tours du parlement de Québec, en passant par des déclarations d’appui de plusieurs personnalités politiques et des manifestations populaires, cet élan de solidarité ne s’était pas vu depuis plusieurs années. Pour certains intervenants, il était cependant naturel, voire fondamental que les Québécois se portent à la défense des Franco-Ontariens (Dorais et Laniel, 2019; Lévesque et Croteau, 2018; Denault, 2018; Myles, 2018). Ce regain de solidarité a même amené quelques observateurs à suggérer la tenue de nouveaux « États généraux du Canada français » (Bock et Meunier, 2018), un voeu auquel le gouvernement du Québec, en collaboration avec la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA), a répondu par la tenue d’un Sommet sur le rapprochement des francophonies canadiennes, en juin 2021.

Le « rapprochement » entre francophones de part et d’autre de la fédération canadienne est tributaire d’un passé complexe dont il ne sera pas possible de refaire l’histoire détaillée ici. Cependant, force est de constater l’existence, dans la littérature sur la relation entre le Québec et la francophonie canadienne depuis la seconde moitié du xxe siècle, d’un point de rupture, la Révolution tranquille, ainsi que des interprétations divergentes des significations de cette rupture. D’aucuns font état d’une « solidarité devenue abandon » (Bérard, 2017 : 25; Martel, 1997), voire d’un « divorce consommé » (Pelletier, 2003) à partir des années 1960. Les Québécois, délaissant à la fois l’Église catholique et le Canada français[4], se tournent vers une conception plus territoriale de la nation, investissant massivement dans les pouvoirs de l’État provincial. Comme l’explique Roger Ouellette, « [d]orénavant, les intérêts québécois sont intégrés à l’État et ils ne sont plus nécessairement semblables à ceux des Canadiens français et des Acadiens » (2003 : 139). Les États généraux du Canada français de 1967, au cours desquels la délégation québécoise adopte, envers et contre tous (à l’exception de la délégation acadienne[5]), une « Déclaration sur le droit d’auto-détermination » des Canadiens français du Québec (États généraux du Canada français, 1969 : 191) sont considérés par plusieurs comme le moment charnière de cet « abandon » du Québec. Les États généraux de 1969 seront les derniers à être tenus, entérinant cette « rupture idéologique » perçue entre Canadiens français du Québec et hors Québec, devenus respectivement « Québécois » et « minorités françaises d’outre-frontière » (Bock, 1996 : 12).

D’autres auteurs contestent cette « première mémoire » des États généraux (Miville, 2016) et proposent plutôt d’aborder les relations franco-canadiennes, au-delà des États généraux de 1967, à l’aune d’une solidarité continue. Cette dernière s’exprimerait par de nombreuses politiques québécoises de soutien aux CFSM (Denault, 2016; 2008), à commencer par l’établissement du Service du Canada français d’outre-frontières dès 1961 et par la coopération interprovinciale pour le maintien et l’épanouissement de la langue française (Cardinal, 2003). La couleur politique du gouvernement au pouvoir à l’Assemblée nationale n’aurait d’ailleurs pas influencé cette implication du Québec auprès des CFSM.

Malgré l’effet qu’a eu « la théorie de la rupture » sur les relations entre le Québec et les CFSM durant les dernières décennies, les actions et les discours politiques récents du Québec à l’égard des minorités francophones manifestent une intention de renouveler les liens de solidarité entre francophones du Canada. Bien que la première politique du Québec en matière de francophonie canadienne ait été entérinée en 1995, selon Jean-François Laniel (2017), ce n’est qu’à partir des années 2000 que cette intention aurait commencé à se faire plus évidente, sous l’impulsion du constitutionnaliste Benoît Pelletier. En tant que ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes et de la Francophonie canadienne sous Jean Charest, celui-ci a, entre autres, adopté une nouvelle politique en 2006 et vu à la fondation du Centre de la francophonie des Amériques. Dans Québécois : notre façon d’être Canadiens, une directive québécoise en matière de relations canadiennes adoptée sous Philippe Couillard en 2017, le gouvernement québécois rappelle « la conscience aiguë que le Québec doit assumer une responsabilité particulière à l’égard des communautés francophones et acadiennes », (Secrétariat québécois aux affaires intergouvernementales, 2017 : 28) et déclare son intention d’agir en ce sens.

Depuis l’arrivée au pouvoir de François Legault à Québec en 2018, cette intention de renouer avec la francophonie canadienne prend un ton encore davantage volontariste. La ministre responsable des Relations canadiennes et de la Francophonie canadienne, Sonia LeBel, souhaite entre autres une politique « plus concrète dans [les] actions » du gouvernement québécois envers les CFSM (citée dans Pierroz, 2021). Elle mandate le Secrétariat québécois aux relations canadiennes afin qu’il organise un grand sommet sur la francophonie. Le rapprochement du Québec avec la francophonie canadienne est tel que d’aucuns se demandent si cette relation ne commence pas à prendre la forme d’un nationalisme transfrontalier, voire si le Québec ne se voit pas désormais comme une sorte d’État-parent de la francophonie canadienne (Laniel, 2017).

Le Québec, les CFSM et les tensions du régime linguistique canadien

Malgré la persistance d’une solidarité politique et culturelle entre francophones du Québec et hors Québec, sur le plan juridique, les intérêts des uns et des autres ne sont pas toujours alignés. De fait, les droits linguistiques sont une source de contentieux depuis l’époque des débats ayant mené à la fondation du Canada (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217 : para. 38). Le compromis fondateur en matière linguistique, à la naissance de la fédération canadienne, prit un caractère territorial : on protégea la minorité linguistique francophone, majoritaire au Québec, par l’entremise d’un régime fédéral octroyant aux provinces les compétences dans les domaines névralgiques pour la pérennité de la langue comme l’éducation. Francophones et anglophones se verront reconnaître des droits linguistiques de base dans les domaines judiciaire et législatif, au niveau fédéral ainsi qu’au Québec, un legs des régimes coloniaux, désormais enchâssé dans l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867. Le Manitoba, lors de son entrée dans la Confédération, sera tenu aux mêmes exigences linguistiques que le Québec, mais ce ne sera pas le cas des autres provinces. Plusieurs d’entre elles iront même jusqu’à légiférer contre le français, notamment dans le domaine de l’éducation. La solidarité canadienne-française, jusqu’à la Révolution tranquille, s’érigeait en rempart contre les forces assimilatrices, parfois ouvertement francophobes, à l’oeuvre à l’extérieur du Québec. En témoignent les soulèvements populaires importants au Québec autour de la pendaison de Louis Riel ou de la crise du Règlement 17, pour ne nommer que ceux-ci (Bock et Charbonneau, 2015 : 17).

Il faudra attendre la fin des années 1960 pour que le régime linguistique canadien soit modifié, par l’entremise de l’adoption de la Loi sur les langues officielles (LLO). Cette loi adoptait une approche a-territoriale des droits linguistiques[6], garantissant à tous les Canadiens et Canadiennes le droit d’être servis dans la langue officielle de leur choix par le gouvernement fédéral. Néanmoins, la première mouture de la LLO n’étant pas justiciable (elle ne le deviendra, en partie, qu’à partir de 1988), les recours aux tribunaux sont, durant ces deux premières décennies, inexistants.

Le début des années 1980 a offert aux minorités de langue officielle, c’est-à-dire aux francophones à l’extérieur du Québec et aux Anglo-Québécois, une nouvelle occasion de revoir le régime linguistique canadien durant l’épisode du rapatriement constitutionnel. Les dispositions relatives aux langues officielles, incorporées aux articles 16 à 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, visaient à constitutionnaliser le bilinguisme officiel d’un océan à l’autre ainsi que le droit à l’enseignement dans la langue de la minorité. De plus, par l’adoption de la Charte, le législateur canadien avait octroyé aux juges non seulement de nouvelles dispositions à interpréter, mais aussi un pouvoir étendu de révision judiciaire. Les minorités de langue officielle ont saisi l’occasion de faire entendre leurs doléances devant les tribunaux, qui devenaient à cette époque une nouvelle arène de pouvoir pour plusieurs groupes marginalisés de la société (Mandel, 1994; Morton et Knopff, 2000; Normand, 2014; Smith, 2005).

Dans ce contexte, comme l’explique Pierre Foucher, « les communautés francophones […] ont proposé une vision des droits linguistiques conforme à leurs aspirations » devant les tribunaux (2008a : 463), vision alimentée par un désir de « développement global » (Normand, 2014), voire d’habilitation (Léger, 2014) des communautés. Or, cette vision est souvent entrée en compétition avec les intérêts du Québec. L’intersection entre les droits linguistiques et la séparation des compétences inhérente au régime fédéral canadien, en particulier dans le domaine de l’éducation depuis l’adoption de la Charte, représente ce que José Woehrling (1995) a appelé un « noeud gordien » de la Constitution canadienne. Malgré la volonté partagée de protéger le français au pays, du point de vue purement juridique, les intérêts du Québec et des CFSM sont en compétition, le Québec cherchant à préserver ses compétences provinciales alors que les CFSM revendiquent une forme d’autonomie collective au détriment des deux paliers gouvernementaux, et surtout des provinces (Chouinard, 2014; Foucher, 2012). Or, un jugement à la CSC portant sur les droits d’une minorité de langue officielle, par effet de miroir, aura souvent des répercussions dans toutes les provinces, à tout le moins si l’on s’en tient à une vision symétrique du fédéralisme canadien (Foucher, 2008b).

C’est pourquoi le gouvernement du Québec s’est interposé lors de litiges ayant trait aux droits linguistiques, afin d’avancer sa propre vision des droits linguistiques et de leur application dans le contexte fédéral. Puisque depuis 1982, c’est l’arène judiciaire, plutôt que législative, qui est devenue le moteur de l’évolution du régime linguistique canadien (Cardinal, 2015), il est nécessaire de comprendre la position que défend le Québec en tant qu’intervenant dans les causes portant sur les droits linguistiques, afin de mieux saisir la façon dont cette province conçoit le régime linguistique ainsi que le rapport juridique qu’elle entrevoit avec les CFSM.

Le rôle des intervenants dans le système judiciaire canadien

En droit canadien, les intervenants sont des tierces parties (individus, groupes, corporations ou gouvernements) qui ne sont pas directement interpellées dans une cause, mais à qui la Cour reconnaît le droit de participer aux audiences, soit parce qu’elles seront touchées par la décision à venir ou parce qu’elles détiennent une expertise particulière qui pourrait éclairer la Cour dans son évaluation de la cause. En particulier, l’intervention de la part de tierces parties permet de présenter un large éventail d’arguments juridiques, ce qui offre à la Cour la possibilité d’examiner toutes les implications de ses décisions (Alarie et Green, 2010 : 383). En règle générale, les intervenants sont invités à faire de brefs commentaires, sous la forme d’un mémoire écrit et/ou d’une présentation orale, qui exposent leur position dans le but d’influencer la décision des juges.

Les interventions sont encadrées par les Règles de la Cour suprême du Canada. La Règle 60, régissant à l’origine les interventions à la CSC, stipulait que toute personne intéressée pouvait demander l’autorisation d’intervenir à la Cour et que la CSC pouvait ordonner à l’une des parties en cause de payer les frais de l’intervention (Welch, 1985 : 215). Ces règlements sont demeurés pratiquement les mêmes jusqu’à la nomination de Bora Laskin comme juge en chef de la CSC en 1973. La Cour a alors commencé à normaliser la pratique qui veut que l’on accepte d’entendre des intervenants du milieu privé. En comparaison, il a toujours été habituel que les procureurs généraux représentent le point de vue des gouvernements en tant qu’amicus curiae. Après l’adoption de la Charte, tous les procureurs généraux se sont vu octroyer un droit automatique d’intervention dans les affaires de droit constitutionnel (Welch, 1985 : 217), une invitation qu’ils peuvent accepter ou refuser à leur guise.

L’extension du droit d’intervenir devant les tribunaux est généralement perçue comme ayant eu des effets positifs sur l’évolution du droit, d’une part, parce que les juges sont amenés à considérer les conséquences de leurs décisions depuis un plus grand nombre de points de vue et, d’autre part, parce que la présence d’un grand nombre d’intervenants peut augmenter la légitimité de la Cour. Lorsque de nombreuses parties prenantes ont la possibilité de participer à une affaire donnée, les citoyens acceptent davantage la décision de la CSC, le processus décisionnel semblant dès lors plus équitable et plus démocratique (Koch, 1990; Welch, 1985; Borovoy, 2002; Alarie et Green, 2010). Dans le contexte qui nous concerne, alors que le Québec n’a pas signé la Loi constitutionnelle de 1982, sa participation comme intervenant dans les causes portant sur les droits linguistiques était probablement vue d’un bon oeil, car elle octroyait une légitimité supplémentaire aux décisions de la Cour dans cette province.

Les rares études empiriques portant sur l’intervention d’acteurs publics montrent que les gouvernements, comme tout autre acteur politique, utilisent l’intervention comme outil stratégique en vue d’influencer les décisions des juges. Matthew Hennigar (2007 : 234) décrit les procureurs généraux comme des « plaideurs stratégiques et contraints par les institutions[7] », qui doivent choisir les causes dans lesquelles ils souhaitent intervenir. Bien que les procureurs généraux aient un droit d’intervention automatique, ils prennent des décisions calculées en considérant les coûts, les risques et les avantages de chaque intervention. Les conséquences de la décision d’intervenir ou non sur la relation entre un acteur étatique et un acteur non étatique, comme celle que le Québec entretient avec les CFSM, est un facteur à considérer dans la présente étude.

Dans la section qui suit, nous commencerons par déterminer à quelle fréquence le Québec a utilisé son droit d’intervenir, pour ensuite effectuer une analyse des arguments présentés à la Cour dans les causes où il a déposé un mémoire. Nous décrirons les positions avancées par le Québec afin de mettre en lumière la stratégie juridique du procureur général provincial, les effets de celle-ci sur l’individu ou la communauté francophone en situation minoritaire en cause, ainsi que son influence sur la décision qu’a rendue la Cour dans chaque cause.

Le Québec comme intervenant dans les causes en droit linguistique

La Cour suprême du Canada a entendu 29 causes relatives aux droits linguistiques entre 1982 et 2021. Le procureur général du Québec est intervenu dans 11 de ces causes, dont sept émanant du Québec : six causes où le gouvernement du Québec était l’une des parties directement impliquées dans l’affaire et une cause impliquant la Ville de Montréal. En ce qui a trait aux quatre autres causes dans lesquelles le Québec avait le choix d’intervenir ou non, nous remarquons qu’il n’y a pas de différence marquée dans la décision d’intervenir entre les gouvernements libéraux et péquistes, chacun étant intervenu dans deux causes (Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba et Beaulac, pour les péquistes; Mahé et Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23, pour les libéraux). Les caquistes, pour leur part, ont choisi de ne pas intervenir dans les deux causes liées aux droits linguistiques entendues par la Cour suprême depuis leur élection en 2018, mais ce nombre de causes est trop petit pour qu’on puisse inférer qu’il s’agit d’une position systématique. Le tableau 1 présente toutes les causes linguistiques entendues par la CSC depuis l’adoption de la Charte, la décision du gouvernement du Québec d’intervenir ou non, ainsi que le parti politique au pouvoir à Québec dans chaque cas.

Tableau 1

Les interventions du Québec dans les causes en droit linguistique à la Cour suprême du Canada, 1982-2021[8]

Les interventions du Québec dans les causes en droit linguistique à la Cour suprême du Canada, 1982-20218

Tableau 1  (suite)

Les interventions du Québec dans les causes en droit linguistique à la Cour suprême du Canada, 1982-20218

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Il est utile de diviser les onze causes dans lesquelles le Québec est intervenu en trois catégories. D’abord, six causes remettaient en question la constitutionnalité des dispositions de la Charte de la langue française (ci-après CLF), soit dans le domaine de l’accès à l’éducation dans la langue de la minorité (Quebec Protestant School Boards, Solski, Gosselin, Nguyen) ou dans le domaine de l’affichage commercial (Ford, Devine). Le Québec s’est, sans surprise, chaque fois porté à la défense de sa propre législation[9], par l’utilisation des articles 1 (la clause des limites raisonnables) et 33 (la clause dérogatoire) de la Charte. Ensuite, trois autres décisions où le Québec a eu voix au chapitre portaient de près ou de loin sur l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 ou de son équivalent manitobain, l’article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba. Il s’agit du Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba et des affaires MacDonald et Beaulac. Ces causes portaient sur les obligations linguistiques des gouvernements concernés dans les domaines législatif et judiciaire. Enfin, les dernières causes dans lesquelles le Québec est intervenu sont liées à la portée de l’article 23, soit les affaires Mahé et Commission scolaire francophone du Yukon,district scolaire #23. Nous analyserons plus loin les arguments du Québec dans ces causes.

Ici, on doit noter que, dans le domaine scolaire, où les CFSM se sont présentées maintes fois devant la Cour suprême contre leurs gouvernements respectifs (Behiels, 2004; Clarke et Foucher, 2005; Chouinard, 2018), le Québec, bien qu’il ait été automatiquement invité à participer à ces causes, a choisi de ne pas intervenir, sauf dans deux affaires. Autrement dit, le procureur général du Québec n’est pas intervenu dans le Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques du Manitoba, Arsenault-Cameron, Doucet-Boudreau, Rose-des-vents et Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique. La décision du procureur général de ne pas intervenir pourrait être interprétée comme un soutien implicite ou, à tout le moins, une volonté de ne pas nuire aux revendications des CFSM, nous rappelant que la non-intervention est aussi une stratégie pour les gouvernements.

La prochaine section proposera une analyse de ce que les mémoires nous apprennent sur la vision de la langue française que préconise le procureur général du Québec, sur le devoir du Québec de protéger cette langue au Québec et au Canada et sur la relation entre le Québec et les CFSM qui en découle.

Analyse des mémoires présentés par le Québec, 1982-2021

L’affaire Quebec Protestant School Boards en 1984 portait sur les restrictions liées au droit d’accès à l’école de langue anglaise au Québec, que l’on retrouve aux articles 72 et 73 de la CLF. Ces derniers stipulent que seuls les enfants dont l’un des parents a reçu son instruction, au niveau primaire, en anglais au Québec ont le droit de fréquenter les écoles publiques anglaises. Le mémoire soutient, statistiques à l’appui, qu’il est important pour le Québec de restreindre l’accès à l’école de la minorité, car il existe « une menace constante et croissante à la survie de la langue française » au Québec, mais aussi dans les autres provinces du pays (au para. 242). À cet effet, le Québec rappelle qu’il a proposé des ententes de réciprocité aux autres provinces afin d’offrir aux ressortissants du reste du Canada s’installant au Québec l’accès à l’école anglaise, si ces provinces s’engageaient à offrir l’éducation en français aux minorités francophones chez elles. Selon le Québec, « [l]e caractère incitatif d’une offre d’entente de réciprocité ou de la possibilité d’un décret profiterait aussi aux minorités francophones hors-Québec qui n’ont jamais obtenu des avantages comparables à ceux que détient la majorité anglophone de souche du Québec » (au para. 293). Le mémoire rappelle plus loin que la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme avait reconnu au Québec un « leadership » en matière de protection des minorités francophones du Canada (au para. 294). On voit donc dans ce premier mémoire une réelle réflexion de la part du procureur général du Québec sur l’importance de protéger le fait français partout au pays ainsi que sur les responsabilités du Québec en matière de francophonie canadienne, par l’entremise de l’utilisation du pouvoir de la province pour amener ses homologues de la fédération à mieux protéger le français chez elles. L’argumentaire présenté reflète donc une logique de solidarité franco-canadienne.

La question au coeur du Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba, en 1985, portait sur la validité des lois manitobaines adoptées en anglais seulement depuis 1890[10], à l’encontre de ses obligations constitutionnelles. L’intervention du Québec touchait la portée de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, disposition jumelle de l’article 23 de la constitution manitobaine.[11] S’appuyant sur la jurisprudence récente de la Cour, notamment sur l’arrêt Blaikie[12] dans lequel la CSC avait tranché en déclarant que les tribunaux québécois devaient fonctionner dans les deux langues officielles, le Québec avance que les dispositions de l’article 133 comportaient une obligation de bilinguisme, et non une simple faculté comme le prétendait le Manitoba (au para. 5). Les articles 133 et 23 étant impératifs, les lois qui, comme au Manitoba, n’avaient été adoptées que dans une seule langue devaient donc être déclarées invalides (au para. 15). La position adoptée par le Québec dans ce renvoi correspond à l’idée qu’il faut protéger le fait français partout au pays. Toutefois, le Québec n’évoque pas ici le rôle qu’il a à jouer dans la protection de la minorité linguistique à l’extérieur de ses frontières. Il s’agit surtout d’imposer au Manitoba le même arrangement juridique que celui imposé au Québec six ans plus tôt. La Cour donnera d’ailleurs raison au Québec dans sa décision.

L’article 133 est encore une fois au coeur de la prochaine affaire, MacDonald, dont la décision a été rendue en 1986 en même temps que deux décisions semblables, Bilodeau (émanant du Manitoba) et Société des Acadiens (émanant du Nouveau-Brunswick). M. MacDonald, un Anglo-Québécois, avait reçu en 1981 une contravention unilingue française pour avoir commis un excès de vitesse et refusait de la payer. Il avait aussi reçu une sommation à comparaître en français seulement devant la Cour municipale de Montréal. Or, il affirmait que l’article 133 lui conférait le droit de recevoir ces documents en anglais. Le Québec, dans son mémoire, a réfuté cette position, arguant qu’elle était « tout à fait incompatible » avec l’interprétation donnée à l’article 133 par la Cour dans des causes antérieures. Selon Québec, l’arrêt Blaikie avait déjà réglé cette question, énonçant que l’article 133 garantissait le droit d’utiliser indifféremment le français ou l’anglais dans toute plaidoirie ou pièce de procédure devant les tribunaux du Québec et dans tout document émanant des tribunaux ou émis en leur nom ou sous leur autorité (p. 10). Le choix de la langue ne pouvait par ailleurs appartenir qu’à l’émetteur de l’acte (p. 11). On voit ici que le Québec cherchait à protéger la capacité de l’État québécois de fonctionner en français, au détriment des droits des francophones dans le reste du pays. La position présentée par Québec, et à laquelle se rangera la Cour, jouera par ailleurs contre les CFSM dans les causes Bilodeau et Société des Acadiens; dans Bilodeau, une sommation à comparaître rédigée en anglais seulement, délivrée à un francophone du Manitoba, a été jugée valide.

Les arrêts Ford et Devine, rendus ensemble en 1988, portaient pour leur part sur la validité du chapitre VII de la CLF, restreignant la langue d’affichage et les noms d’entreprises (« raisons sociales » dans la CLF) au français seulement. Ce chapitre était contesté par des propriétaires de commerces anglophones qui affirmaient qu’il brimait leur liberté d’expression (dans Ford) et qu’il était discriminatoire (dans Devine). Dans Ford, le Québec a présenté trois arguments. En premier lieu, l’article 33 de la Charte, la « pierre angulaire » de la Charte selon le mémoire (au para. 8), maintiendrait la constitutionnalité de la CLF puisqu’on y retrouvait, depuis 1982, une disposition de dérogation conforme à l’article 33. Deuxièmement, les dispositions imposant l’affichage public et les noms d’entreprises en langue française ne porteraient pas atteinte à la liberté d’expression puisque la liberté d’expression ne comprendrait « ni la liberté de s’exprimer dans une langue donnée, ni la liberté de faire de la publicité commerciale » (au para. 34). Enfin, si la Cour déterminait que la liberté d’expression incluait la langue d’expression commerciale, les dispositions de la CLF constitueraient des limites raisonnables et justifiables à la liberté d’expression, en vertu de l’article 1 de la Charte. Le mémoire de l’affaire Devine reprend ces arguments et déclare, de plus, que le commerce est un champ de compétence provincial et que les dispositions contestées ne sont pas discriminatoires au sens de l’article 15 de la Charte canadienne et de l’article 10 de la Charte québécoise, puisque les articles 53 et 57 à 61 de la CLF s’appliquent uniformément à tous les commerçants québécois (au para. 34). En somme, dans Ford comme dans Devine, le Québec cherchait à protéger les compétences provinciales. La question de la solidarité franco-canadienne n’a pas été évoquée.

Deux ans plus tard, la CSC entendait l’affaire Mahé, qui portait sur les droits scolaires conférés en vertu de l’article 23 de la Charte. Un groupe de parents francophones d’Edmonton, en Alberta, souhaitait y voir reconnu un droit de gestion scolaire, c’est-à-dire le droit à des institutions scolaires homogènes francophones, gérées par un conseil scolaire francophone. Le procureur général du Québec, dans son mémoire, réplique que « [l]’article 23 de la Charte est le fruit d’un compromis politique [… et que] c’est avec circonspection qu’il faut aborder les droits qui découlent d’un compromis politique » (aux para. 19 et 20). Si le législateur avait voulu octroyer la gestion des structures scolaires aux minorités de langue officielle, il l’aurait inscrit explicitement à l’article 23 : « On ne peut donner aux mots “établissements d’enseignement” un sens qui comporterait un droit de contrôle et de gestion des structures scolaires, par opposition aux “établissements” que sont les écoles » (au para. 42). Enfin, il rappelle que « [c]’est aux provinces qu’il revient de régir l’éducation et de prescrire ce qui doit être enseigné » (au para. 33). Le mémoire du procureur général du Québec se rallie donc à la position de l’Alberta et se place en porte-à-faux avec les revendications de la communauté franco-albertaine dans cette affaire, se renfermant dans une logique de fédéralisme classique où l’on cherche à préserver les prérogatives de la province, et ce, au détriment de la solidarité franco-canadienne. Dans son jugement, la Cour a refusé d’aller dans la direction proposée par le Québec, en reconnaissant le droit à la gestion scolaire là où le nombre le justifie.

La prochaine intervention du Québec viendra presque une décennie plus tard, dans la cause Beaulac en 1999. La Cour devait déterminer si M. Beaulac, accusé de meurtre en Colombie-Britannique, avait le droit d’obtenir un procès dans la langue officielle de son choix, en vertu du Code criminel canadien. Le mémoire du Québec défend la position suivante : les articles 530 et 530.1 du Code criminel ne complètent pas, mais contredisent plutôt l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 (au para. 6). Québec reprend ensuite l’argumentaire présenté dans l’affaire MacDonald : en vertu de l’article 133, les juges, les parties à un litige et les avocats du Québec ne peuvent se voir imposer l’usage du français ou de l’anglais devant les tribunaux (aux para. 7 et 10). Les articles 530 et 530.1 du Code criminel empêchent le juge et le procureur de la Couronne de s’exprimer dans la langue officielle de leur choix à un procès criminel (au para. 15). Ainsi, ces articles devraient être inapplicables dans la province de Québec (au para. 19). Comme en 1986, le Québec adopte une position qui lui permet de protéger ses intérêts. Cependant, il ne cherche pas explicitement à nuire aux CFSM, mais tente d’établir une exception québécoise au Code criminel : « Les articles 530 et 530.1 du Code criminel enfreignent les droits linguistiques garantis aux juges du Québec et aux avocats du Procureur général du Québec[13] ». Le Québec fait donc ici le pari de l’asymétrie, mais la CSC a refusé d’accepter cet argument, déterminant que le Code criminel contenait une garantie pour l’accusé d’obtenir un procès dans la langue officielle de son choix partout au pays et écartant du même coup le précédent établi en 1986.

Le procureur général a présenté le même mémoire à la CSC dans les affaires Solski et Gosselin en 2005; nous les traiterons donc ensemble. Il était, dans les deux cas, question des critères d’accès aux écoles de la minorité au Québec, tels qu’énoncés à l’article 23 de la Charte et dans la CLF. L’argumentaire du Québec fait brièvement référence à la compétence exclusive du Québec en matière d’éducation et repose encore ici sur l’asymétrie. Cependant, il exprime aussi une préoccupation pour la francophonie canadienne :

Le fait que le constituant ait spécifiquement accordé au Québec le pouvoir d’autoriser l’application de l’article 23(1)a) indique bien son intention d’éviter que l’élargissement des catégories d’ayants droit ne participe à l’affaiblissement du fait français au Québec. Sa mise en oeuvre dans les seules provinces à majorité anglophone confirme en outre l’intention d’élargir le nombre de titulaires francophones de l’article 23. En effet, il apparaît, du contexte historique entourant l’adoption de l’article 23 […], que le constituant était fort préoccupé de l’érosion constante de la langue et de la culture françaises en dehors du Québec.

Au para. 47

On perçoit une préoccupation pour la situation du fait français à l’échelle du Québec et du Canada, rappelant « la précarité de la langue française et l’importance de faire contrepoids à la force d’attraction de l’anglais qui s’exerce sur cette langue minoritaire au Canada et en Amérique du Nord » (au para. 92) et la situation des CFSM qui, au contraire des communautés anglophones, font « face à l’assimilation » (au para. 111). Le mémoire du Québec comporte donc un message de solidarité envers les CFSM, tentant d’amener la Cour à reconnaître que le français mérite une protection additionnelle, tant au Québec qu’à l’extérieur du Québec, d’où la nécessité d’une interprétation asymétrique de l’article 23. À cet effet, la province a eu gain de cause, la Cour reconnaissant que l’application de l’article 23 doit tenir compte des disparités qui existent entre la communauté anglophone du Québec et les CFSM; au Québec, le gouvernement doit avoir la latitude d’assurer la protection de la langue française, tout en respectant les objectifs de l’article 23.

Dans l’affaire Nguyen en 2009, une autre cause portant sur l’accès aux écoles anglaises, le mémoire du gouvernement reprend plusieurs arguments présentés quatre ans plus tôt. Il postule que l’article 23 reconnaît que « [l]e constituant a considéré […] la dimension proprement québécoise que représente le droit inaliénable de la nation québécoise et de son Assemblée nationale de protéger et de favoriser le français » (au para. 64). On favorise, encore une fois, la protection des francophones de partout au pays :

L’interprétation de la portée des droits linguistiques peut être adaptée à la réalité unique du Québec, où les francophones, bien que majoritaires sur le territoire québécois, sont minoritaires au Canada et [en Amérique du Nord], sans pour autant conditionner ou compromettre les droits […] [des] autres communautés minoritaires francophones du pays. […]

Cette approche permet […] de répondre aux inquiétudes et aux besoins des francophones hors Québec, tout en préservant un foyer linguistique dynamique au Québec puisque s’y trouve concentrée la majorité des membres de la minorité francophone du pays.

Aux para. 76-78

Plus loin, le procureur général ira jusqu’à prôner explicitement, pour la première fois, une approche asymétrique des droits linguistiques : « […] la reconnaissance d’un facteur d’asymétrie dans l’interprétation et l’application des droits linguistiques […] est compatible avec les principes constitutionnels canadiens » (au para. 87). En somme, le Québec se fait à nouveau le grand défenseur des droits des francophones au Canada en promouvant une interprétation du droit linguistique qui permettrait à la fois au Québec d’avoir les coudées franches dans sa gestion scolaire, tout en favorisant la protection des CFSM, un cas exemplaire de solidarité franco-canadienne.

Le mémoire présenté en 2015 dans l’affaire Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 contraste fortement avec le précédent. La cause portait sur la gestion des admissions à l’école francophone de Whitehorse, que le conseil scolaire en question cherchait à élargir, sans l’aval du gouvernement territorial, au-delà des critères de l’article 23 de la Charte. Le Québec se retranche ici dans le giron du fédéralisme symétrique en protégeant les compétences des provinces et des territoires en matière scolaire et va même jusqu’à ramener à l’avant-plan la doctrine du compromis politique (au para. 17), une doctrine invitant les juges à la restreinte dans l’interprétation des droits linguistiques (Green et Réaume, 1990) et qui avait été écartée dans Beaulac en 1999 (Doucet, 2000). La procureure générale annonce aussi qu’elle « ne prendra pas position sur la prétention de l’appelante voulant qu’une approche “asymétrique” de l’article 23 permette de moduler la portée même des droits reconnus par cette disposition. Elle présumera […] que les pouvoirs de gestion et de contrôle réclamés en l’espèce pourraient également être revendiqués par la minorité anglophone du Québec » (au para. 19). Considérant la reconnaissance par la CSC elle-même de l’existence d’une asymétrie dans l’application de l’article 23 selon le contexte linguistique dans Solski et Nguyen, la position du Québec dans cette cause, qui « épousait au mot près la position adoptée par le gouvernement du Yukon » (Orfali, 2015), s’explique difficilement. Elle représente à la fois une position stratégique classique pour une province cherchant à protéger ses compétences et un recul indéniable du point de vue des relations franco-canadiennes.

Quelques observations ressortent de cette revue systématique des interventions du Québec. Premièrement, la province semble demeurer, peu importe le parti au pouvoir, un acteur stratégique. Elle privilégie la protection de ses compétences provinciales, faisant régulièrement référence à la précarité du fait français au pays lorsque cet argument sert un objectif précis, tel que la justification de mesures limitant les droits garantis par la Charte, en vertu de l’article 1. C’est le cas dans presque toutes les causes où le Québec présente un argument faisant valoir l’importance de protéger la langue française au Québec, soit Quebec Protestant School Boards, Solski, Gosselin et Nguyen. À un seul moment, le Québec est intervenu en ce sens de façon désintéressée : dans le cas du Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba, en 1985, alors que la portée de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 au Québec, disposition jumelle de l’article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, était déjà une affaire réglée depuis Blaikie en 1979.

L’argument du fédéralisme asymétrique, permettant de revendiquer la protection du français à la fois au Québec et hors Québec, n’est pas utilisé de façon constante. Le fait qu’il soit écarté par le Québec même après qu’il a été entériné par la Cour, dans Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23, est particulièrement déroutant. Les modulations dans la vision que présente le Québec du régime linguistique canadien trahissent le calcul stratégique des risques que chaque cause comporte pour ses compétences, heurtant au passage la solidarité franco-canadienne.

Deuxièmement, l’analyse a montré que le cadre constitutionnel canadien demeure une barrière à une plus grande solidarité entre le Québec et les CFSM. La province a, à quelques reprises, essayé de surmonter cette barrière en misant sur l’asymétrie, faisant valoir la précarité de la langue française au pays afin d’influencer la CSC dans le sens d’une interprétation des droits linguistiques entérinant cette distinction entre le français et l’anglais. Cependant, cela a été plus l’exception que la norme, l’asymétrie étant explicitement invoquée dans quatre causes, dont trois provenant du Québec (Beaulac, Solski, Gosselin et Nguyen). Autrement dit, le Québec a parfois réussi à réconcilier ses intérêts et ceux de la francophonie en recourant à l’asymétrie. Toutefois, il s’est surtout servi de l’asymétrie pour servir ses propres intérêts.

Enfin, l’analyse montre aussi que, du point de vue de la substance des mémoires présentés, les gouvernements péquistes ont généralement ménagé plus habilement les droits des CFSM dans leurs interventions. Les mémoires de Quebec Protestant School Boards et Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba, à l’époque où René Lévesque était au pouvoir, expriment une inquiétude envers le fait français à l’extérieur du Québec. Dans l’affaire Beaulac, durant le règne de Lucien Bouchard, Québec a revendiqué une exception québécoise au Code criminel en vertu de l’article 133, évitant ainsi de remettre en question le droit des CFSM d’obtenir un procès dans la langue officielle de leur choix. Ce gouvernement a aussi choisi de ne pas intervenir dans deux causes très importantes en droit scolaire, Arsenault-Cameron et Doucet-Boudreau, deux affaires où l’étendue du pouvoir du ministère de l’Éducation (de l’Île-du-Prince-Édouard et de la Nouvelle-Écosse, respectivement) était remise en question et où le Québec aurait pu s’interposer. Les mémoires déposés durant les périodes de règne libéral, pour leur part, soufflent le chaud et le froid sur les droits des CFSM. Enfin, les caquistes ont choisi de ne pas intervenir dans les deux causes entendues depuis leur entrée au pouvoir, ce qui pourrait être interprété comme une volonté de ne pas nuire aux CFSM. Ces observations ont toutefois une portée assez limitée compte tenu du nombre restreint d’interventions disponibles.

Conclusion

En somme, les interventions du Québec dans les affaires portant sur les droits linguistiques révèlent de la part de l’État provincial un comportement stratégique. Ce dernier se traduit par une solidarité incertaine à l’endroit des CFSM, à des moments charnières de leur mobilisation juridique pour une plus grande autonomie. Alors qu’un désir de rapprochement entre francophonies canadiennes se manifeste dans l’arène politique depuis les dernières années, ces observations rappellent qu’à moins que l’asymétrie ne devienne la norme acceptée en matière d’interprétation des droits linguistiques, le cadre constitutionnel et législatif du régime linguistique canadien demeurera la pierre d’achoppement d’une plus grande solidarité.

Cette analyse se voulait une contribution à la discussion sur les possibilités et les limites d’un rapprochement entre le Québec et la francophonie canadienne dans le cadre contemporain à partir d’un lieu de pouvoir méconnu, celui de l’intervention gouvernementale dans le domaine judiciaire. Il s’agissait aussi d’une première incursion dans l’étude des interventions dans le domaine des droits linguistiques, celles-ci étant de plus en plus nombreuses devant la CSC depuis 1982. Alors que l’étude des seules interventions du Québec jette un éclairage indispensable sur cette question à un moment charnière de la relation de cette province avec les CFSM, il sera utile, dans les études futures, d’effectuer une comparaison systématique des interventions du Québec et des autres provinces afin de déterminer les variations interprovinciales dans les argumentaires présentés. La conduite d’entrevues avec les acteurs politiques impliqués sera aussi pertinente pour mieux comprendre les motivations politiques derrière ces prises de position. Enfin, l’étude des mémoires déposés par d’autres acteurs importants, comme le Commissariat aux langues officielles et les organismes communautaires, constitue un autre terrain à défricher à l’avenir, surtout si l’on considère le peu d’intérêt qu’ont suscité jusqu’à maintenant les litiges ayant trait aux langues officielles dans la littérature sur l’intervention des groupes d’intérêt devant les tribunaux au Canada.