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S’interroger sur le mode de connaissance propre à la science de la littérature, c’est se situer sur un terrain où l’on ne voit guère le vieux Briest renoncer à sa formule favorite[1]. Ce vaste champ, il convient de le limiter dès l’abord. Une phrase tirée de la Présentation abrégée des études théologiques de Schleiermacher précisera la façon dont le terme de « connaissance » doit ici être entendu, tout en indiquant le lieu où se dissimulent les problèmes qu’il pose à une science de la littérature : « La compréhension parfaite d’un discours ou d’un écrit est une oeuvre de l’art et exige une doctrine de l’art ou une technique, que nous désignons par l’expression d’herméneutique »[2]. Il peut paraître surprenant de restreindre le concept de connaissance à la simple compréhension du texte au lieu de la référer aux idées et à la structure de l’oeuvre ainsi qu’à la situation qu’elle occupe dans le contexte historique. En outre, le concept philosophique de connaissance dépayse en philologie. Mais cet effet ne révèle au fond pas moins l’existence des problèmes spécifiques à la connaissance philologique que la question spontanément provoquée par la citation : pourquoi la science de la littérature dont la tâche doit être « la compréhension parfaite d’un discours ou d’un écrit », loin de développer la doctrine que Schleiermacher réclamait, et dont il a esquissé les linéaments dans ses cours de théologie, s’est-elle à peu près totalement fermée aux problèmes de l’herméneutique? Aucun manuel de littérature allemande n’initie l’étudiant aux questions fondamentales de la compréhension des textes; les discussions des savants soulèvent d’ailleurs à peine ces questions, et ils ne reconnaissent guère que les divergences d’opinion y ont souvent leur origine.

Le statut réflexif de l’herméneutique théorique pourrait expliquer son absence des études littéraires. Avec l’herméneutique, la science n’interroge pas son objet, mais elle-même, pour savoir comment elle parvient à connaître son objet. Il peut aussi y avoir connaissance sans cette conscience herméneutique. Mais l’état d’irréflexion ne convient pas à la science, la discussion méthodologique qui se poursuit sans trêve depuis des décennies suffirait à le manifester. Cette situation doit donc être expliquée autrement, par la compréhension que la science de la littérature a d’elle-même. Si la problématique de la connaissance philologique n’est guère prise en considération par les études littéraires, cela semble tenir au fait qu’elles se comprennent comme une science, qu’elles voient l’essentiel d’elles-mêmes dans un savoir, donc dans un état stable. Un coup d’oeil sur la situation de la France et des pays anglo-saxons montre que cette conception ne va nullement de soi. Le danger que l’on prenne cette remarque à contresens pour une louange de la non-scientificité n’est pas d’un prix trop élevé si l’on y gagne de comprendre que la science de la littérature, précisément pour sauvegarder sa scientificité, ne peut être la science qu’elle voudrait souvent être, à l’imitation de ses soeurs aînées.

L’approche savante d’oeuvres littéraires se nomme en anglais literary criticism, ce n’est nullement une science. Le français offre un usage similaire. Même si le terme allemand de « Kritik » ne peut plus guère être sauvé en ce domaine, il serait présomptueux de vouloir reprocher leur non-scientificité à ceux qui en Angleterre, en Amérique ou en France, pratiquent ce que le mot signifie dans leur langue. Le fait qu’ils ne considèrent pas leur activité comme une science témoigne de la conscience qu’un type de savoir différent de celui des autres sciences détermine et rend possible la connaissance des oeuvres d’art. Depuis Dilthey, la différence fondamentale entre les sciences de la nature − celles du XIXe siècle − et les sciences humaines n’a plus besoin d’être explicitée, même si la science de la littérature peut bien ne pas encore avoir entièrement renoncé aux critères et aux méthodes qu’elle a jadis empruntés aux sciences de la nature, et qui sont inappropriés à son objet. Mais, précisément, la référence au travail de Dilthey oblige à dire que le savoir philologique se distingue tout aussi radicalement du savoir historique. Si différente est la façon de connaître la guerre de Trente Ans et un sonnet d’Andreas Gryphius[3] que la science de l’histoire semble sur ce point être plus proche des sciences exactes que de la science de la littérature. Ce qui distingue la science de la littérature de l’histoire, c’est que 1a contemporanéité des textes même les plus anciens ne décroît pas. Alors que l’histoire doit − et peut − ramener son objet, l’événement passé, du fond du temps jusqu’au présent du savoir, en dehors duquel il n’a aucune présence, le présent de l’oeuvre d’art est toujours donné par avance au savoir philologique, qui ne cesse jamais de s’éprouver en se confrontant à elle. Cette épreuve ne doit pas être confondue avec le contrôle du savoir auquel aucune science, y compris les sciences naturelles, ne peut renoncer. Un aspect dynamique est propre au savoir philologique, non seulement parce que, comme tout autre savoir, de nouveaux points de vue et de nouvelles connaissances viennent constamment le modifier, mais parce qu’il ne peut exister que dans une confrontation perpétuelle avec le texte, que dans une référence ininterrompue du savoir à la connaissance, c’est-à-dire à la compréhension de la parole poétique.

Le savoir philologique n’a jamais oublié son origine, la connaissance; le savoir est ici connaissance perpétuée ou du moins il devrait l’être. Naturellement, un tel retour sur soi n’est pas inconnu des autres sciences. Lors d’une expérience en chimie, les propriétés des éléments et leurs relations sont chaque fois démontrées à nouveau; l’information tirée des sources met toujours à nouveau en jeu la constitution du savoir historique. Mais ni la chimie ni l’histoire n’ont pour but cette reconstruction, qui possède une finalité pédagogique. La tâche de ces sciences est de procurer une connaissance de leur objet, de reproduire pour le savoir l’objet connu. Il en va autrement en science de la littérature. Aucun commentaire, aucune étude stylistique de poème ne peut se donner pour but de produire une description qui devrait être appréhendée pour elle-même. Le lecteur le plus dépourvu d’esprit critique voudra encore la confronter avec lui, et ne la comprendra qu’après en avoir à nouveau ramené les affirmations aux actes cognitifs d’où elles sont issues. Particulièrement clair à cet égard est le cas extrême du poème hermétique. Les interprétations sont ici des clefs. Mais leur tâche ne peut être de doubler le poème de son image décryptée. Bien que le poème hermétique exige lui aussi d’être compris et qu’il ne puisse souvent l’être sans clefs, il doit en effet être compris, lors du décryptage, en tant que crypté, car ce n’est qu’ainsi qu’il est le poème qu’il est. Le verrou se referme toujours, et, l’explication ne doit pas vouloir le forcer. Si, cependant, le lecteur du commentaire remonte du savoir de l’interprète à l’acte cognitif initial, il parvient lui aussi à comprendre le poème hermétique comme un poème hermétique.

Ainsi, en vertu de son objet précisément, le savoir philologique ne doit pas se figer en savoir. Le mot de Wittgenstein caractérisant le rapport de la philosophie aux sciences naturelles convient aussi curieusement à la science de la littérature. « La philosophie, écrit-il dans le Tractatus logico-philosophicus, n’est pas une doctrine, mais une activité. Une oeuvre philosophique consiste essentiellement en élucidations »[4]. C’est ce que la façon dont l’anglais et le français désignent la science de la littérature semble refléter. Elles ne soulignent pas le moment du savoir, mais celui de l’activité critique, de l’analyse et de la décision. La critique décide de la qualité de l’oeuvre d’art, mais aussi du vrai et du faux; ou plus précisément : elle ne décide pas simplement de quelque chose, mais elle se décide elle-même, en étant une connaissance. Ce n’est donc pas par hasard que le literary criticism anglais, à la différence de la science allemande, s’est toujours intéressé aux problèmes herméneutiques : The Philosophy of Rhetoric, de I.A. Richards, ou Seven Types of Ambiguity, de William Empson, en témoignent[5].

L’absence de conscience herméneutique dans la science littéraire allemande semble donc tenir à ce qu’elle ne prend pas suffisamment en considération la spécificité du savoir philologique, qu’elle ignore trop facilement le fossé qui le sépare de celui des autres sciences, et surtout de l’histoire. Cette impression s’accentue avec l’examen du second moment de la compréhension que la science littéraire a d’elle-même, à savoir l’interprétation qu’elle propose de sa croissance et de son développement. L’activité qui enrichit et transforme le savoir se nomme recherche. L’existence d’une recherche en littérature analogue à celle de toute autre discipline, ne contredit pas l’affirmation que le savoir philologique renonce à se concevoir comme la connaissance perpétuée qu’il devrait être s’il se conformait à son objet. Car le concept de recherche trahit aussi cette position, et les usages anglais et français révèlent à nouveau sur ce point une autre image. Selon le dictionnaire, dans l’expression « chercher du regard », « recherche » signifiait autrefois questionner et chercher. Mais le moment du questionnement, et en même temps celui de l’acte cognitif, n’a cessé de s’estomper, et la recherche ne consiste plus qu’à chercher. En parlant de ses recherches, la science de la littérature confesse qu’elle conçoit son activité plus comme la poursuite d’un objet qui existe, et qui reste encore à trouver, que comme acte cognitif et comme compréhension. Encore une fois, on accorde plus d’attention aux connaissances qu’à l’acte de connaître.

À coup sûr, cette situation peut s’expliquer historiquement. Les sciences modernes de l’histoire et de la littérature sont nées au XIXe siècle en réaction contre les systèmes spéculatifs de l’Idéalisme allemand. Le mot de Hegel, « tant pis pour les faits », devait être expié, et la connaissance spéculative sacrifiée à la recherche des faits. Les résultats de l’option positiviste sont trop importants pour qu’on en doive déplorer le développement. Aussi bien la gratitude à l’égard des recherches menées par les positivistes d’hier et d’aujourd’hui, qui offrent la possibilité de bâtir plus avant, est-elle l’un des sentiments les plus couramment exprimés par les théoriciens et les interprètes eux-mêmes. L’historien de la littérature Theodor Wilhelm Danzel, pesant les mérites respectifs des deux positions extrêmes, écrivait déjà en 1847 que « l’empirie sans esprit » présentait « toujours au moins l’avantage de fournir un matériau authentique, pouvant encore être transformé par l’esprit »; mais que « discourir avec esprit sur des choses qui ne sont pas données » était « parfaitement inutile : ex nihilo nihil fit »[6]. Laissons de côté la question de savoir si la catégorie de « donné » convient à l’esprit; la préférence accordée au positivisme n’en demeure pas moins une auto-illusion. Dans la mesure où la philologie étudie la langue et la littérature, non des faits extra-littéraires comme la biographie ou l’histoire de la transmission des textes, il n’y a pas pour elle d’« empirie sans esprit », dont Danzel attend un matériau authentique. Le fossé qui sépare la recherche objective des faits et l’élucidation subjective est partout plus étroit que ne voudraient l’admettre aussi bien le positiviste que l’interprète. L’interprète qui dédaigne les faits dédaigne aussi les lois de l’interprétation (il n’existe aucune « surinterprétation » qui ne soit par cela même fausse); le positiviste qui se dérobe devant une connaissance décriée comme subjective renonce en même temps à la possibilité de chercher positivement. L’opposition de Dilthey, entre la compréhension dans les sciences humaines, et l’explication dans les sciences de la nature, concerne aussi la recherche philologique des faits. Dès qu’elle tente de mettre entre parenthèses le sujet connaissant au nom d’une prétendue objectivité, elle court le danger de dénaturer, en recourant à des méthodes inappropriées, des faits empreints de subjectivité sans être en mesure de percevoir son erreur. En s’abandonnant à l’empirie, elle se prive de tout recours à la connaissance subjective, ne serait-ce qu’en tant que simple instance de contrôle.

Ces questions d’une importance décisive pour les problèmes de la science littéraire ne peuvent être examinées que sur un exemple concret, qu’offrira ici la première strophe de l’hymne de Hölderlin :

Friedensfeier:

Der himmlischen, still wiederklingenden,

Der ruhigwandelnden Töne voll,

Und gelüftet ist der altgebaute,

Seeliggewohnte Saal; um grüne Teppiche duftet

Die Freudenwolk’ und weithinglänzend stehn,

Gereiftester Früchte voll und goldbekränzter Kelche,

Wohlangeordnet, eine prächtige Reihe,

Zur Seite da und dort aufsteigend über dem

Geebneten Boden die Tische.

Denn ferne kommend haben

Hieher, zur Abendstunde,

Sich liebende Gäste beschieden.

Fête de la paix[7] :

Des célestes, des tranquillement résonnant,

Des sons calmement cheminant, pleine

Et aérée est la salle anciennement construite,

De félicité coutumière; autour de verts tapis embaume

Le nuage de joie et, brillant loin, se tiennent,

Des fruits les plus mûrs pleines et de calices couronnés d’or,

En belle ordonnance, somptueuse rangée,

Sur les côtés ici et là s’étageant au-dessus

Du sol aplani, les tables.

Car venant lointainement

Ici, à l’heure du soir,

Des hôtes aimants se sont rendus.

Dans les éclaircissements de la grande édition de Stuttgart, ce texte appelle la remarque suivante : « Certains commentateurs ne veulent voir dans la construction poétique de cette pièce exhaussée que la métaphore d’un paysage […]. Pourtant, si la signification en était métaphorique, elle serait sans exemple dans toute l’oeuvre de Hölderlin. Car les représentations métaphoriques de ce type consistent le plus souvent en comparaisons détaillées, ou même en équivalences explicites, comme au v. 57 de Pain et Vin (“le sol est mer! et tables les montagnes”); mais les dénotations laissent toujours subsister une relation claire entre la métaphore et sa référence, et ce même dans la plus audacieuse des images, par exemple : “embaumant de mille tables” (Patmos, dernière version, v. 30), là où il a auparavant été question de “sommets”; car dès le vers suivant, le nom d’“Asie” apporte la clarification nécessaire, et les “contrées” ont été mentionnées auparavant (v. 24). Ici, en revanche, aucune allusion n’est faite […] à un quelconque paysage »[8]. Citons les termes de l’une des interprétations à laquelle ce commentaire se réfère d’une façon polémique : « l’évocation est celle d’une salle de fêtes, avec ses tables bien ordonnées, “pleines des fruits les plus mûrs et de calices couronnés d’or”. Il est clair, on le voit immédiatement, qu’il s’agit d’une salle aux proportions immenses formant un paysage, qui doit abriter la fête de la paix célébrée par les dieux, et l’on se souvient des vers de Pain et Vin, où le paysage apparaît de façon analogue comme une pièce où les dieux se réunissent : “Salle de la fête! le sol est mer! et tables les montagnes/ en vérité pour cet unique usage jadis bâties” (Festlicher Saal! Der Boden ist Meer! Und die Tische die Berge,/ Wahrlich zu einzigen Brauche von Alters gebaut) »[9].

La controverse porte sur la question de savoir si le passage est métaphorique ou non. C’est l’un des plus anciens problèmes de toute herméneutique, aux origines duquel figure la discussion théologique sur le sens allégorique de l’Ancien Testament[10]. À cette différence près que la strophe de Hölderlin ne met en jeu aucune question de nature principielle, ni à plus forte raison dogmatique. Il s’agit seulement de savoir si l’on est ou non, dans ce cas précis, en présence d’une métaphore. Au lieu de discuter une nouvelle fois cette question, je voudrais interroger plutôt les prémisses des deux argumentations touchant la théorie de la connaissance et la méthode.

La réfutation de l’interprétation métaphorique s’appuie sur la différence qui existe indubitablement entre les deux descriptions de la salle. Les équivalences explicites de Pain et Vin (« le sol est mer! et tables les montagnes! ») n’ont pas leur analogue dans Fête de la paix. Cette remarque n’aurait cependant de valeur démonstrative que si l’interprétation métaphorique tirait argument du passage de Pain et Vin, comme la position adverse, qui prétend que les métaphores sont toujours clairement dénotées chez Hölderlin. Or la citation ne possède aucune fonction démonstrative dans l’interprétation métaphorique. Il y est affirmé que la salle représente « clairement » un paysage; on invoque donc l’évidence. Cette évidence tient, d’une part, à certains passages de la description elle-même (le nuage de joie embaume autour de verts tapis, les tables se tiennent au-dessus du sol aplani), mais, d’autre part, au passage de Pain et Vin qui, s’il ne peut prouver le caractère métaphorique de la strophe de Fête de la paix, manifeste clairement, avec le second contre-exemple tiré de Patmos (« embaumant de mille tables »), que la relation métaphorique entre paysage et salle, montagne et table, constitue chez Hölderlin un élément important de la langue poétique. Cela admis, on doit s’interroger sur le rôle que joue la différence entre les deux descriptions de la salle pour la mise en évidence de la métaphore initiale. Parle-t-elle en faveur de la métaphore ou contre elle? En utilisant la différence comme contre-argument, on ne prend pas pour point de départ le passage singulier, non plus que la spécificité stylistique du poème dans son ensemble, mais bien un catalogue de témoignages apparentés qui se soutiennent mutuellement, et proscrivent le cas singulier. Ce point de vue répond au légitime désir d’objectivité venant de la philologie. Mais si, par défiance à l’égard de l’évidence subjective, elle attend que l’objectivité lui vienne du seul matériel qu’offrent les témoignages, elle se barre le chemin de la subjectivité poétique, du processus individuel dont le résultat est le passage qu’elle prend pour objet et qu’elle doit connaître dans ses lois propres si du moins elle veut être science.

Pour reconstruire ce processus, il faut se rappeler que l’élégie Pain et Vin a été commencée, selon les indications de l’édition de Stuttgart, à l’automne 1800, ou plus tôt, et a été achevée dans l’hiver 1800/1. On pense que la paix de Lunéville de février 1801 est l’occasion historique de l’hymne Fête de la paix, achevé en 1801 ou 1802. Si l’on considère la chronologie des deux poèmes, mais aussi le bref laps de temps qui les sépare, il apparaît manifestement que le postulat philologique des témoignages analogues impliquerait pour le processus poétique une répétition qui, dans une perspective esthétique, devrait être interprétée comme le signe d’une faiblesse, ou même comme un procédé. Si Hölderlin, au cours de l’automne ou de l’hiver 1800/1, décrit métaphoriquement la Grèce comme une salle en identifiant les deux éléments de la comparaison, cela ne parle pas contre, mais au contraire en faveur de la possibilité qu’il se soit peu de temps après, à l’occasion d’une représentation similaire, uniquement contenté de l’image, d’autant que la relation au paysage ressort encore suffisamment de l’emploi des adjectifs, dans « tapis verts » et « sol aplani », ainsi que de l’expression « nuage de joie ». C’est une des contradictions internes de l’étude scientifique de la poésie que, préoccupée de clarté, elle doive considérer un passage comme « embaumant de mille tables » pour plus audacieux et inhabituel que les équivalences « le sol est mer! et les tables montagnes ». Alors que l’essence de la poésie réside plutôt dans l’unité de la métaphore que dans le dualisme rationnel de la comparaison, une telle limpidité doit précisément être tenue pour exceptionnelle. Il faudrait étudier si les passages de ce type n’ont pas pour fonction, dans l’oeuvre tardive de Hölderlin, de fonder une langue poétique qui puisse se passer de comparaisons détaillées et d’identifications. Le second contre-exemple, le vers d’une version tardive de Patmos (« embaumant de mille tables »), dont la nature métaphorique est clarifiée par deux mots du contexte, « Asie » et « contrées », est postérieur à la composition de Fête de la paix, mais cela ne parle pas contre l’interprétation génétique. Car il importe ici encore de ne pas considérer le témoignage isolé et son degré de limpidité, mais bien le processus de sa genèse. Dans la copie de Patmos, achevée avant février 1803, le passage figure sans la métaphore problématique : « mystérieuse/ dans une fumée d’or, s’ouvrit/ rapidement grandie/ à chaque pas du soleil,/ embaumant de mille sommets// l’Asie à moi… (Geheimnisvoll/ Im goldenen Rauche, blühte/ Schnellaufgewachsen,/ Mit Schritten der Sonne,/ Mit tausend Gipfeln duftend,// Mir Asia auf…) » Quand Hölderlin, quelques mois plus tard, remplace dans le projet d’une nouvelle version « sommets » par « tables » et que le mot est immédiatement suivi du nom d’« Asie », ce fait indique moins qu’il attache encore de l’importance à signaler la métaphore qu’il ne trahit l’évidence acquise entre temps à ses yeux par la signification métaphorique du terme de « table ». Mais même si l’on néglige cet aspect d’histoire génétique, on ne peut se prévaloir de ce passage pour exiger que le paysage hypothétique soit proprement nommé dans la strophe initiale de Fête de la paix, car la loi stylistique de cet hymne veut précisément qu’il ne comporte (à l’exception du v. 42, « sous des palmes syriennes ») aucun nom propre, substantif ou adjectif[11].

Cependant, il ne faut pas oublier, au-delà des problèmes que posent les deux témoignages tirés de Pain et Vin et de Patmos, que la réfutation de l’interprétation métaphorique ne repose pas en premier lieu sur eux, mais sur une constatation générale. « Si la signification était métaphorique », est-il dit, « cela serait sans exemple dans toute l’oeuvre de Hölderlin ». Comme cette phrase provient du meilleur connaisseur de Hölderlin, il paraît vain de vouloir sonder l’ensemble de l’oeuvre à la recherche d’un autre exemple, d’autant que même deux cas ne pèseraient pas lourd face au reste. Mais il ne s’agit ici nullement de contrôler la justesse empirique de l’argument, mais bien ses présuppositions en matière de méthode et de théorie de la connaissance,− dont à vrai dire la justesse empirique dépend aussi. On doit donc se demander dans quelle mesure l’interprétation métaphorique d’un passage déterminé peut être touchée par l’objection qu’il serait, entendu métaphoriquement, sans exemple dans toute l’oeuvre de Hölderlin! Il est manifeste que la façon dont la preuve est conduite tire son origine des sciences de la nature. Il appartient aux principes des sciences de la nature, qui se fondent sur la spécificité de leur objet, de ne pas avoir à comprendre des phénomènes singuliers, mais d’avoir à connaître des lois générales qui expliquent les phénomènes. C’est pourquoi l’unique, le sans exemple, y est compris soit comme une anormalité, qui, comme telle, renvoie encore à la norme, soit comme un miracle, comme une rupture de la légalité, ce à quoi les sciences de la nature déclarent la guerre. Cela ne vaut aucunement pour la science de la littérature. Elle peut aussi, bien entendu, recourir au même procédé quand elle s’intéresse à une connaissance générale. Veut-elle par exemple émettre un jugement d’ensemble sur le procédé métaphorique de Hölderlin, elle devra partir de la totalité de l’oeuvre et savoir évaluer la proportion numérique des différents types de métaphore. Pour ce faire, elle recourt aux témoignages. Mais la discussion sur les deux passages de Pain et vin et de Patmos aura montré qu’en science de la littérature, tout témoignage singulier, avant de se voir attribuer une valeur démonstrative, ne doit pas être interprété moins minutieusement pour lui-même que le passage pour l’interprétation duquel on l’évoque comme argument ou contre-argument[12].

Cette analyse éclaire en passant la fonction des notes de bas de page. Elles passent pour un attribut du style philologique, garantissant la solidité des affirmations. Or ce qu’on relègue le plus souvent dans les notes, ce sont précisément ces témoignages, qu’on n’examine pas de plus près, et dont la force démonstrative est par conséquent encore tout à fait discutable. L’un des dangers du travail philologique est que la préférence fondamentale accordée au factuel sur l’interprétation tenue pour simplement subjective conduise à accorder à chaque témoignage, pour la seule raison qu’il est donné, ce qui lui revient par définition, mais dont on aurait dû prouver la présence effective dans chacun des passages, considérés isolément, à savoir : la force démonstrative. Il n’est pas rare que le témoignage joue, dans les argumentations philologiques, le même rôle que l’indice dans les tragédies de l’aveuglement d’un Shakespeare ou d’un Kleist : la preuve fait taire le doute, parce qu’on ne doute pas d’elle. Si cela était plus souvent le cas, les notes ne jouiraient guère de l’aura de ce qui est bien fondé.

Même le témoignage irréprochable, cependant, n’est à sa place que dans les connaissances générales, là où il s’agit d’une règle ou d’une loi. Dès que la science de la littérature conçoit sa tâche propre comme la compréhension des textes, le principe des sciences naturelles selon lequel le singulier n’est rien perd sa validité. Car les textes se donnent comme des individus, non comme des exemplaires. Leur interprétation doit s’appuyer sur le processus concret dont ils sont le résultat, et non sur une règle abstraite, dont l’énoncé même présuppose la compréhension des passages et des oeuvres particulières.

Ce principe des sciences naturelles a pénétré en philologie, avec le point de vue de l’histoire de la littérature − encore un signe qu’un même fossé sépare la science de la littérature, et toute approche scientifique de l’art, des sciences naturelles et de l’histoire. L’histoire littéraire ne peut également voir dans le particulier qu’un exemplaire, non un individu; l’unique tombe aussi hors de son champ de vision. Friedrich Schlegel s’est exprimé à ce propos de manière tranchante : il désigne comme l’un des « principes fondamentaux de ce qu’on appelle critique historique […] le postulat de la platitude […] : tout ce qui est véritablement grand, bon et beau est invraisemblable et pour le moins suspect »[13]. Une telle critique de l’histoire littéraire n’implique nullement la thèse que l’individu, l’oeuvre singulière, soit anhistorique. Ce serait bien plutôt que l’historicité est précisément un aspect de sa particularité, de sorte que la seule manière de rendre entièrement justice à l’oeuvre d’art est celle qui permet de voir l’histoire dans l’oeuvre, et non pas l’oeuvre dans l’histoire. Que le second point de vue ait aussi sa justification n’est pas contestable. Parmi les tâches de la science de la littérature figure celle de s’abstraire des oeuvres particulières pour parvenir à une vue d’ensemble couvrant une période plus ou moins unifiée du développement historique. Et l’on ne peut non plus nier que la connaissance d’un passage ou d’une oeuvre particulière puisse tirer profit de ce savoir général, aussi problématique soit-il. Mais on ne doit pas oublier le trait monarchique que toute oeuvre d’art a en propre et le désir de chacune, selon une remarque de Valéry, d’anéantir par sa seule existence toutes les autres[14]. Ce n’est pas ambition personnelle du poète ou de l’artiste, dont il ne reviendrait pas à la science de s’occuper, ni prétention à l’originalité et à l’unicité, qui ne résisterait que rarement au regard critique. Aucune oeuvre d’art n’affirme être incomparable (si ce n’est dans la bouche de l’artiste ou du critique), mais elle exige de ne pas être comparée. Cette exigence, qui est prétention à l’absolu, appartient au caractère de chaque oeuvre d’art, qui veut être un tout, un microcosme, et la science de la littérature ne peut simplement passer outre, si sa démarche doit être appropriée à son objet, c’est-à-dire scientifique. Elle devra à coup sûr s’y résigner dès qu’elle ne s’intéresse plus à la connaissance d’une oeuvre particulière, mais à celle de l’ensemble des productions d’un auteur, au style d’une période ou à une évolution historique. Cette vue générale doit cependant résulter d’une somme de compréhensions singulières, et la connaissance du particulier ne saurait être confondue avec la subsomption sous un universel historique. La remarque serait superflue, si le mot féroce de Schlegel sur la critique historique, prononcé bien avant la naissance de la science littéraire, ne s’était si souvent vérifié par la suite. Car les travaux historiques donnent souvent l’impression que leur auteur a voulu éviter de s’immerger dans la profondeur de l’oeuvre particulière, comme s’il rougissait de cette intimité et comme si au fondement de cette honte se trouvait l’angoisse de sacrifier, au contact du processus artistique, la distance que l’on prétend être un attribut de la science. Mais là semble résider le dilemme de la science de la littérature, qu’elle ne peut saisir l’oeuvre d’art comme oeuvre d’art que par une immersion de cette sorte, et qu’elle doit renoncer précisément en vertu de sa scientificité, c’est-à-dire de son adaptation à l’objet, à des critères comme celui de la distance et à la loi selon laquelle le singulier n’est rien, qu’elle a empruntée aux autres sciences. Le désir d’éviter cette fausse apparence de généralité n’est pas la moindre raison pour laquelle la science de la littérature, dans les pays anglo-saxons et ailleurs, renonce à s’intituler « science ».

Voilà pour les problèmes de méthode que soulève l’objection selon laquelle la première strophe de la Fête de la paix, prise métaphoriquement, serait sans exemple dans toute l’oeuvre de Hölderlin. L’inadéquation de l’argumentation peut évidemment ne pas affecter la justesse de l’affirmation; elle ébranle en tous cas la force démonstrative qui lui est prêtée. La question de la justesse, quant à elle, dépend de l’examen des prémisses qui découle d’une théorie de la connaissance.

On conclut que la description de la salle de fête ne saurait être métaphorique de ce que l’ensemble de l’oeuvre de Hölderlin ne contient aucune métaphore où la relation référentielle ne reste pas clairement indiquée, que ce soit par le biais de comparaisons détaillées, d’équivalences explicites ou au moins de dénotations. La force démonstrative revient ici non à des témoignages, mais au fait qu’il n’existe pas de témoignages. Or, de même que la démonstration positive doit d’abord montrer que chacun des passages invoqués en témoignage possède bien le caractère d’un témoignage, de même l’argumentation négative doit préciser que l’absence de témoignage ne tient pas à ce qu’aucun passage n’a été reconnu pour un témoignage, mais à ce qu’il n’en existe pas. Cette condition n’est justement pas remplie dans le cas examiné. Car l’affirmation que toute l’oeuvre de Hölderlin ne présente aucune métaphore d’un type analogue à celui que l’on suppose dans la strophe initiale de Fête de la paix oublie qu’il est tout à fait impossible d’identifier d’un simple regard les passages qui pourraient avoir valeur de témoignages. Le caractère métaphorique de la strophe en question ne peut être confirmé que par des exemples dont le caractère métaphorique n’est pas plus apparent que le sien propre. Mais si l’on estime ce caractère insuffisamment marqué, il ne permet plus de distinguer entre les passages apparentés et le matériel non-métaphorique subsistant. Ainsi l’affirmation devient-elle insoutenable.

La démonstration qui prétend ne travailler qu’avec les faits échoue parce que les préalables découlant d’une théorie de la connaissance reçoivent trop peu d’attention, et cela parce qu’on accorde aux faits une confiance aveugle. Or, l’appel aux faits doit tout aussi peu négliger les conditions de leur connaissance que l’interprétation passer outre à ceux que lui fournit le texte et l’histoire du texte. E. Ermatinger faisait déjà remarquer ce point il y a plusieurs dizaines d’années, en reprochant au concept positiviste de l’induction pure d’être non une méthode, mais une illusion, car « réunir et observer un matériel suppose qu’on ait déjà tiré au clair les points de vue formels qui président à sa réunion »[15]. Cet avertissement semble avoir été trop peu pris en compte; mais on pourrait aller plus loin et se demander s’il est même possible pour une science de la littérature de séparer rigoureusement le matériel objectif de l’interprétation subjective, car l’utilisation du matériel est déjà en soi une interprétation. Pour la compréhension philologique des textes, il existe entre la preuve et l’intelligence une tout autre relation que celle qu’on avait jadis postulée à partir des sciences exactes.

L’analyse herméneutique de l’interprétation des leçons le confirme. Une des tâches les plus importantes de l’approche scientifique des textes consiste à reconstruire leur genèse à l’aide de versions antérieures, tâche qui est en même temps au service de l’interprétation. On ne néglige nullement par là le postulat, d’ailleurs problématique, qu’une oeuvre ne doit être interprétée qu’à partir d’elle-même, car les leçons appartiennent bien à l’oeuvre comme à sa genèse, qui est relevée, au sens hégélien du terme, au stade de son achèvement. Seule la phénoménologie orthodoxe y renoncera sous prétexte qu’elles sont étrangères au phénomène, mais un tel renoncement semble plus profitable au contrôle de la méthode phénoménologique qu’à la compréhension du texte.

Si l’on ne parvient pas à saisir le sens du mot « tables » dans le vers de la version tardive de Patmos « embaumant de mille tables », on recourra à la version antérieure « embaumant de mille sommets ». La signification métaphorique de « tables », qu’on est désormais en mesure de proposer, s’appuie sur le texte de la première version. Car le fait qu’il y soit question de sommets à la place de tables prouve que dans la seconde version « tables » est une métaphore pour « sommets ». Mais le prouve-t-il réellement? Un autre hymne de Hölderlin débute par ces vers : « Comme quand au jour de fête voir le champ/un paysan va, le matin… ». Or l’esquisse en prose commençait ainsi : « comme quand au jour de fête le paysan sort voir le champ, le soir… » Personne ne conclurait de ce que la version primitive porte « soir » pour « matin » que la version métrique emploie « matin » pour « soir »; on supposera plutôt qu’entre les deux étapes une modification est intervenue dans la conception hölderlinienne du temps. Cet exemple montre qu’on ne peut parler non plus dans Patmos de preuve fournie par la première version. Car l’interprète va lui-même à la rescousse de cette preuve, en reproduisant le processus métaphorique, ou transfert, qui accompagne le changement de « sommet » en « table », et c’est ce qui lui permet de conclure à l’identité du sens. Ce n’est que dans le cadre que fournit la compréhension que le fait devient une preuve.

La preuve philologique se rapporte donc à la compréhension d’une toute autre manière que, par exemple, la preuve mathématique. Car il ne suffit pas que la démonstration soit comprise : le caractère démonstratif du factuel n’est dévoilé que par l’interprétation, tandis qu’inversement le factuel indique une voie à l’interprétation. Cette interdépendance de la preuve et de l’acte de connaissance est une des manifestations du cercle herméneutique. Si l’on refuse de percevoir qu’un fait ne peut prouver la justesse d’une interprétation qu’en tant qu’il fait lui-même l’objet d’une interprétation, on déforme le cercle de la compréhension en en faisant la ligne droite idéale, censée mener directement des faits à la connaissance. Mais comme cette linéarité n’existe pas en philologie, les faits devraient plutôt être considérés comme des indications que comme des preuves. On ne prêche pas ainsi la résignation, ni à plus forte raison n’ouvre-t-on la porte à un arbitraire non scientifique. Car l’arbitraire serait plutôt d’attribuer aux faits une force démonstrative objective qui ne leur revient pas en ce domaine, au nom d’un idéal scientifique emprunté à d’autres disciplines. La démarche d’une science de la littérature, devenue consciente des prémisses de son mode de connaissance − prémisses qui ne donnent l’impression d’être des limites que du point de vue d’autres disciplines −, n’est pas moins exacte, mais plus exacte; ni moins contraignante, mais au contraire seule capable d’imposer une quelconque forme de contrainte.

Comment procède donc une exégèse pour qui les faits sont plutôt des indices que des preuves? Elle tente de reproduire dynamiquement, en reconstruisant le processus génétique, les connexions statiques entre les faits que l’éparpillement en témoignages met toujours en pièces. Pour cette reconstruction, les faits indiquent aussi bien la voie qu’ils avertissent que l’on s’égare. Aucun fait ne peut être négligé si la reconstruction doit avoir force d’évidence. Or l’évidence est le critère adéquat auquel la connaissance philologique doit se soumettre. Dans l’évidence, on ne reste pas sourd à la langue des faits, on ne se méprend pas non plus sur son aspect réifié, mais on la perçoit dans son conditionnement subjectif et subjectivement médiatisée dans la connaissance, et donc à ce moment seulement dans sa véritable objectivité.

Cette symbiose de la preuve et de la connaissance éclaire aussi l’analyse du procédé qu’on appelle la méthode des passages parallèles. Elle appartient aux plus anciens instruments de l’herméneutique et fournit l’inversion de la méthode des leçons. On n’explique pas ici le sens d’un mot à l’aide d’autres mots, qui se trouvent à la même place dans des versions antérieures, mais sur la base d’autres passages où le même mot apparaît. Le mot doit évidemment avoir partout la même signification, et les passages doivent être parallèles en ce sens rigoureux. Cette méthode est donc limitée, comme celle des leçons, par une condition, à savoir que la différence des passages ne doit pas correspondre à une différence de signification. C’est pourquoi la méthode des parallèles se heurte comme la première à la question de savoir quels faits peuvent démontrer le parallélisme. Dans le Second discours académique sur l’herméneutique datant de 1829, Schleiermacher écrit : « … La règle qui interdit d’expliquer différemment dans un même contexte deux occurrences d’un même mot, parce qu’il n’est pas vraisemblable que l’écrivain l’ait chaque fois utilisé différemment, ne vaut que dans la mesure où la phrase qui renferme la seconde occurrence peut encore être à bon droit considérée comme partie intégrante du même contexte. Car bien des circonstances justifient que d’autres significations trouvent place dans une nouvelle section, tout autant que dans une tout autre oeuvre »[16]. Par cet avertissement, Schleiermacher ne donne au problème aucune solution herméneutique, la mission en est plutôt déléguée à la rhétorique. Cette dernière cautionne l’herméneutique dans la mesure où la mise en oeuvre de la méthode des parallèles se fonde sur la supposition que tout texte répond à l’exigence rhétorique selon laquelle, dans un même contexte, un mot ne saurait avoir deux significations, et qu’une nouvelle section doit toujours indiquer un nouveau contexte. La solution reposait, dès l’époque de Schleiermacher, sur une illusion, car établir dans un cas particulier si les règles de la rhétorique sont suivies ou non ramène toujours à l’herméneutique. Mais elle est entièrement caduque de nos jours, où la rhétorique n’oblige plus personne. Ni l’articulation du texte, ni toute autre donnée de fait, n’est à même de décider si un passage doit être considéré comme un parallèle, ce qui ne peut être tiré exclusivement que du sens du passage. Le passage parallèle, comme tout autre témoignage, doit d’abord justifier de son caractère de témoignage. Or cela revient à l’interprétation. Quelque précieux que les passages parallèles soient pour l’interprétation, elle ne peut s’appuyer sur eux comme sur des preuves indépendantes, car ils lui doivent leur force démonstrative. Cette interdépendance est une des données fondamentales de la connaissance philologique, et aucun idéal scientifique ne saurait passer outre.

Schleiermacher n’évite pas entièrement, dans la phrase citée, un danger qu’une problématique de la connaissance en science de la littérature contribue aussi à révéler. En présumant que les règles de la rhétorique sont partout observées, il recouvre son objet d’une image idéale qui en masque le véritable état. La science de la littérature doit se garder de transformer son objet, la littérature, en la modelant d’après les prétendus critères de sa scientificité, sous peine précisément de cesser d’être scientifique. Le problème de l’équivoque, de cette ambiguïté ou plurivocité que les méthodes des leçons et des parallèles expliquent coup par coup, permet de voir le danger de façon particulièrement nette.

L’ambiguïté peut être sémantique mais aussi bien syntaxique; dans ce cas, elle touche la fonction dans la phrase d’un mot en soi univoque. Dans l’Amphitryon de Kleist, Sosie répond à la question de son maître : « – Et l’ordre que je t’ai donné? – J’allai/ dans une noirceur d’enfer, comme si/ le jour avait été englouti par dix mille brasses,/ à tous les diables vous donnant, et la mission,/ sur la route de Thèbes, et le palais royal. (– Auf den Befehl, den ich dir gab -? – Ging ich/ Durch eine Höllenfinsternis, als wäre/ Der Tag zehntausend Klafter tief versunken,/ Euch allen Teufeln, und den Auftrag, gebend,/ Den Weg nach Theben, und die Königsburg) ». On a parlé ici de faute de grammaire, car il faudrait « sur la route de Thèbes et du palais royal », et on en a cherché la raison dans l’influence du français, qui ignore la flexion[17]. On pourrait répondre que le dernier membre « et le palais royal » n’appartient peut-être pas à « j’allai sur la route de… », mais à la participiale « vous donnant à tous les diables, et la mission ». Sosie maudit aussi bien son maître et la mission qu’il lui a confiée que l’endroit où elle le fait se rendre. Mais il ne s’agit pas seulement de savoir quel est le plus vraisemblable, de la faute grammaticale ou de l’hyperbate audacieuse (on trouverait des exemples des deux dans l’oeuvre de Kleist, et, en tout état de cause, la singularité ne fournirait pas d’argument). La véritable question est s’il convient de choisir, si l’alternative ne tient pas à la chose même. Tout comme l’ajout de « et la mission », après « à tous les diables vous donnant » semble compter sur l’association « donner une mission » et la confusion qu’elle provoque, le troisième objet de la malédiction, le palais royal, pourrait être rattaché à l’expression « la route de Thèbes » pour mettre l’auditeur sur une fausse voie (comme s’il s’agissait d’indiquer une direction). Le philologue tient facilement une telle ambiguïté pour un scandale. Mais même si sa tâche est de connaître ce qu’il en est du texte et de résoudre le problème, la solution ne peut consister à éliminer une équivoque qui appartient au texte même. La solution philologique ne peut prendre la place du problème et la phrase de Sosie doit continuer de soulever la même question, toutes les fois qu’elle est entendue. C’est en ce sens qu’il faut entendre la thèse que le savoir philologique est connaissance perpétuée.

Les cas deviennent plus compliqués, dès qu’il faut renoncer à reconnaître l’intention de l’auteur. Bien que la philologie n’ait pas l’habitude de contourner le problème des équivoques, elle attend pourtant le plus souvent la solution d’une connaissance qui détermine la ou les significations visées par l’auteur, et celles qui n’ont pu l’être. Cette prétention est l’une de celles qui font souvent méconnaître plutôt que connaître l’objet. En effet, quand la science postule qu’il ne faut prendre en considération que la plurivocité qui répond à l’intention de l’auteur, elle ne semble rendre entièrement justice ni à la spécificité du processus poétique, ni à la spécificité linguistique de l’oeuvre. Car elle suppose qu’un texte poétique reproduit des pensées ou des représentations. Si le mot est pour ainsi dire un véhicule au service de la pensée et de la représentation, on ne saurait prendre en considération, dans le cas d’une ambiguïté, que la ou les significations qui correspondent à la pensée ou à la représentation. Le premier mot du poème de Mallarmé Prose est : « Hyperbole! » − signifie-t-il la figure de l’hyperbole, l’acte d’exagérer ou bien les deux sont-ils vus en un, l’hyperbole figurant le mouvement d’un acte intellectuel? Quelle est la pensée originaire? La formule de Mallarmé, que les poèmes ne sont pas faits de pensées, mais de mots, interdit de répondre à cette question. Au sens du terme plein, le poème débute par le mot « Hyperbole », aucune représentation indépendante du mot ne doit l’avoir précédé. Mais dès que le mot n’est plus vu comme un simple moyen d’expression, il acquiert une puissance propre qui interdit de faire dépendre son interprétation du but visé par le poète. Même si l’oeuvre menace par là d’échapper au poète, ce dernier n’est pas perdant, et la tâche de la philologie ne doit pas être d’enfermer le poème contre la volonté et l’idée du poète dans le filet imaginaire de l’intention.

On raconte de Stefan George qu’il a donné « aux poèmes le droit de subsister par eux-mêmes; il pouvait encore peut-être leur trouver un sens, dont il n’était pas conscient lors de la composition; et des lecteurs en trouveront même peut-être plus tard aussi »[18]. Et Valéry écrit : « C’est une erreur contraire à la nature de la poésie, et qui lui serait même mortelle, que de prétendre qu’à tout poème correspond un sens véritable, unique, et conforme ou identique à quelque pensée de l’auteur »[19]. Une étude récente sur Kleist montre combien la science répugne à de pareilles idées; après avoir insisté sur l’art de l’ambiguïté, l’auteur ajoute : « Cet état de fait n’autorise pas l’ambiguïté des interprétations. Une oeuvre prise dans son ensemble ne peut être interprétée à loisir, elle a une visée univoque »[20]. L’erreur de cette phrase ne réside pas seulement dans la supposition qu’une oeuvre prise dans son ensemble est univoque, ce qui, entre parenthèses, pose la question de savoir comment se représenter la structure d’une oeuvre dont l’ensemble est univoque en dépit de l’ambiguïté de ses parties. La fausseté tient surtout à l’alternative entre « univoque » et « pouvant être interprétée à loisir ». On y reconnaît, il est vrai, la raison de cette affirmation; il s’agit pour cette science de se défendre, chose justifiée, contre l’arbitraire de l’interprétation, et de réclamer, chose compréhensible, la possibilité de contrôler ses résultats. Mais ce contrôle ne peut recourir à un critère qui, au lieu de dévoiler les fausses interprétations, fausse son objet. Il fausse aussi les conditions de la connaissance philologique. Car la supposition qu’une oeuvre n’est pas univoque, qu’un mot n’est pas seulement à entendre dans sa plurivocité quand cette plurivocité a été voulue par l’auteur, ne signifie nullement que toutes les interprétations soient justifiées. Il faut se situer au-delà de cette fausse alternative pour apercevoir la véritable difficulté, mais aussi la tâche qui incombe à la compréhension des textes : trancher entre le faux et le vrai, entre ce qui est étranger au sens ce qui lui appartient, sans rien retrancher, au nom d’une prétendue univocité, au mot souvent objectivement plurivoque, ni au thème dont il n’arrive guère qu’il ne le soit pas.

Le problème de l’équivoque non intentionnelle, mais légitime paraît, il est vrai, se rattacher au développement du lyrisme moderne, comme le montrent les exemples − Mallarmé, George, Valéry. Mais des idées analogues sont attesté s à une époque antérieure, comme dans l’Introduction à exégèse correcte des paroles et écrits intelligibles de Chladénius, de l’année 1742. On y lit : « Parce que les hommes ne peuvent tout embrasser du regard, leurs mots, paroles et écrits peuvent signifier une chose qu’ils n’ont pas voulu dire ou écrire », et en conséquence, « on peut, quand on cherche à comprendre leurs écrits, penser, et non sans fondement, à ce dont les auteurs n’ont jamais eu l’idée »[21]. On ne saurait pourtant appliquer cette pensée de manière anhistorique aux époques passées. Mais la science doit aussi s’interdire de banaliser les acquis du symbolisme, qu’on ne peut plus guère évacuer de la compréhension de la poésie du vingtième siècle, en les réduisant presque à un phénomène historique qui ne modifierait pas les méthodes ou les critères qu’elle emploie. On devrait étudier si la conception de la langue chez Mallarmé et ses disciples n’a pas une importance heuristique à tout le moins pour l’époque de l’histoire littéraire qu’on a coutume de désigner sous le concept de maniérisme, alors que la conception rationaliste de la langue, qui la dégrade en moyen d’expression, correspondrait aux oeuvres classiques, dont le classicisme se constitue justement aux dépens du maniérisme.

On voit derechef que la problématique de la connaissance en science de la littérature tient à ce qu’elle est tentée de soumettre sa connaissance à des critères qui, au lieu de garantir sa scientificité, la mettent justement en question, parce qu’ils sont inadéquats à leurs objets. La science de la littérature ne doit pas oublier qu’elle est science d’un art; elle doit tirer sa méthode d’une analyse du processus poétique; elle ne peut espérer de connaissance effective qu’en s’absorbant dans l’oeuvre et dans « la logique aboutissant à sa production »[22]. Certes, elle devra démontrer dans chacun de ses travaux, toujours à nouveau, qu’elle n’est pas ainsi nécessairement livrée à l’arbitraire et à l’incontrôlable, à cette sphère qu’elle nomme souvent poétique, non sans un mépris étonnant pour l’objet qui est le sien. Mais c’est à regarder ce danger en face, au lieu de chercher protection auprès d’autres disciplines, qu’elle doit sa prétention d’être une science.