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Dans sa nouvelle de 1966 intitulée « The Loons », l’écrivaine canadienne Margaret Laurence présente Vanessa, une fille intellectuellement précoce de 11 ans, se débattant avec les émotions provoquées par la présence inattendue dans sa vie d’une jeune fille métisse, Piquette Tonnerre. Malgré la présence d’une communauté métisse qui habite un campement à la périphérie de son village manitobain, Vanessa, la narratrice, se rend compte qu’en fait, elle n’a aucune idée de l’expérience vécue de Piquette. Afin de comprendre la spécificité troublante de l’identité indigène de la personne qui se tient devant elle, Vanessa s’en remet à un ensemble de détails contingents portant sur diverses figures historiques autochtones :

In the days that followed, however, Piquette began to interest me, and I began to want to interest her. […] Unlikely as it may seem, I had only just realized that the Tonnerre family, whom I had always heard called half-breed, were actually Indians, or as near as made no difference. My acquaintance with Indians was not extensive. I did not remember ever having seen a real Indian, and my new awareness that Piquette sprang from the people of Big Bear and Poundmaker, of Tecumsah, of the Iroquois who had eaten Father Brebeuf’s heart – all of this gave her an instant attraction in my eyes

Laurence 1993 : 112[1]

Même si l’ignorance relative de Vanessa joue un rôle d’importance dans la nouvelle, dans le contexte présent c’est plutôt la nature de ses connaissances limitées qui retient l’attention. L’inventaire des images autochtones évoquées par Vanessa est axé sur des figures historiques au Canada et inclut Jean de Brébeuf. Les 300 ans qui la séparent du martyre du prêtre jésuite ne semblent pas avoir affecté la vivacité de son souvenir dans l’imaginaire de la jeune fille puisqu’elle le mentionne sans commentaire explicatif. Brébeuf, le personnage historique, a laissé une marque plus profonde dans l’imagination de Vanessa que la vie réelle de sa voisine et camarade de classe. Cependant, et malgré le gouffre historique et culturel séparant Vanessa du jésuite, la présence du martyr français dans l’imagination de la jeune fille est peut-être moins surprenante que l’on pourrait croire; comme nous le verrons, Jean de Brébeuf et son sort occupent une place complexe dans l’imaginaire canadien.

Bien évidemment, Brébeuf est d’abord connu grâce à ses activités missionnaires lors du contact entre les premiers colons français de la Nouvelle-France et les habitants du Nouveau Monde – rencontre culturelle formant le noyau de l’expérience historique canadienne et dont les effets se font encore ressentir aujourd’hui. Pourtant, au-delà de son importance historique incontestable, Brébeuf est visiblement beaucoup plus qu’un acteur clé de ce premier contact. Comme le suggère Guy Laflèche (1986), il est devenu une figure mythique, une personne dont l’importance ne réside pas seulement dans ses actions, mais bien dans la fonction idéo-culturelle que sa vie, et surtout sa mort, sont venues à représenter. Ce n’est pas en première instance sa vie et ses activités en Huronie au XVIIe siècle qui ont assuré à Brébeuf sa pérennité, mais la valeur symbolique que l’on attribua à sa vie dans de nombreuses représentations depuis sa mort.

Ce processus de représentation, ainsi que la création d’un mythe qui en a découlé, s’est effectué (et continue d’être produit) selon les besoins de toute une gamme de discours, chacun ayant son but idéologique propre (de l’hagiographie de l’Église catholique canadienne s’appuyant sur une historiographie de la nation canadienne à la recherche d’une trame narrative triomphaliste de ses origines, jusqu’à une révision de cette même trame narrative des origines). Parmi ces modes de représentation clés encore peu étudiés se trouvent les traditions francophone et anglophone de la littérature canadienne. C’est spécifiquement à cette forme de représentation littéraire que le présent article s’intéressera, en se penchant sur le portrait de la vie et de la mort de Brébeuf dans des textes représentatifs de l’institution littéraire du Canada. Plus particulièrement, l’article étudiera la puissance symbolique de cette image dans le développement historique des significations mouvantes de l’imaginaire canadien. Ce que je souhaite démontrer est que la mort de Brébeuf peut être lue comme une représentation métonymique de trois itérations de la trame narrative de la nation canadienne en développement, et que chacune de ces représentations, à son tour, désigne une compréhension ponctuelle de l’imaginaire canadien selon une perspective provenant des trois nations fondatrices du pays[2]. En lisant les représentations littéraires de la mort historique de Brébeuf, nous retracerons également l’évolution de l’idée des origines de la culture nationale au Canada selon la perspective globale des nations canadiennes.

Issus de ces trois regroupements à la fois historiques et nationaux, les trois textes de référence pour la discussion qui va suivre sont : le spectacle dramatique de 1930 de Jean Laramée, L’Âme huronne, qui marque la culmination d’une tradition d’hagiographie de l’Église catholique qui s’efforça de reprendre le martyre de Brébeuf afin de redynamiser la foi et la nation canadienne-française; le long poème en vers blanc d’E. J. Pratt de 1940 intitulé Brebeuf and His Brethren qui fournit une base historique pour le développement d’une expression mythique de la nation canadienne anglophone au milieu du XXe siècle; et, finalement, le roman contemporain de 2013 de l’écrivain controversé Joseph Boyden, The Orenda, qui revisite le moment historique du premier contact entre Européens et Autochtones afin de réviser les origines d’une relation interculturelle, ce qui implique, à la suite de la réinterprétation littéraire, un réajustement de l’imaginaire canadien.

Brébeuf en Nouvelle-France

Même si les aventures de Brébeuf dans les forêts du Canada n’ont jamais cessé d’être mises au service de la mythologie, les grandes lignes historiques de la vie de Jean de Brébeuf sont bien établies (Talbot 1949; Latourelle 1993, 2019). Brébeuf est né en Normandie en 1593. Il rejoint la Compagnie de Jésus, les Jésuites, en 1617, et devient prêtre en 1622. En 1625, il arrive en Nouvelle-France où il passe son premier hiver avec les Montagnais. L’été suivant, il voyage au pays des Hurons où il établit la première mission. Il reste en Huronie jusqu’en 1629, lors de la brève perte de la colonie aux mains des Anglais. Après un retour en France de 4 ans, il revient ensuite en Nouvelle-France en 1633. En 1634, il réussit à faire le long voyage de retour au pays des Hurons. Capturé par les Iroquois (Haudenosaunee) pendant leur guerre d’extermination contre les Hurons (Wendats), Brébeuf est torturé et tué le 16 mars 1649. Il est canonisé en 1930 avec sept autres religieux, un groupe connu collectivement sous l’appellation « les Saints Martyrs canadiens ».

Mort en 1649, Brébeuf quitta aussitôt l’histoire du cours des évènements pour entrer dans le domaine de la représentation historique, un processus qui commença immédiatement par les descriptions que firent deux jésuites, Christophe Regnault et Paul Ragueneau, pour les Relations des jésuites. Déjà, dans la Relation de 1649 de Ragueneau, Brébeuf est couronné du titre « premier Apostre des Hurons ». En dépit de son importance dans les Relations dès sa mort, ce ne fut qu’au XIXe siècle qu’une confluence de conditions historiques et culturelles se produisit pour propulser Brébeuf dans le domaine social populaire, surtout au Québec. Timothy Pearson suggère que l’une des conséquences de la Rébellion des patriotes fut l’opportunité offerte à l’Église de participer à la création d’une mémoire collective pour la population française au-delà de la dominance politique et administrative anglophone (Pearson 2008 : 333-336). Parallèlement à la succession au siège épiscopal de l’évêque Ignace Bourget en 1840, au retour au Canada en 1842 des Jésuites, à l’établissement des missions catholiques dans l’Ouest, à la publication des Relations des jésuites en 1858 (Gagnon 1978 : 37) et, en général, à l’expansion de l’ultramontanisme dans la société franco-canadienne, le discours de persévérance, sinon de survivance, représenté par Brébeuf et les martyrs canadiens, offrit aux membres de l’Église catholique un modèle d’autodéfinition culturelle fort utile pour une société en situation minoritaire. Guy Laflèche est encore plus explicite dans son identification du rôle joué par Brébeuf et les Saints Martyrs dans un projet civilisationnel franco-canadien : « … les Saints Martyrs canadiens vont constituer la pièce maîtresse de notre Épopée nationale : on passe ainsi de la piété religieuse à la dévotion nationale » (Laflèche 1988 : 241). Laflèche voit Brébeuf et les Saints Martyrs comme ayant été instrumentalisés en tant qu’incarnation des valeurs ultramontaines d’un catholicisme d’État et cela, en trois étapes idéologiques :

Le sens premier du mythe des Saints Martyrs canadiens est de vider le nationalisme de tout contenu libéral, qu’il soit progressiste ou révolutionnaire, et de réaliser en conséquence l’identification de la nation et de la religion; l’épisode est placé au centre de l’Épopée mystique dont le commencement est l’origine religieuse de la nation et la fin, son messianisme évangélisateur et civilisateur en Amérique. Deuxièmement : ce providentialisme repose sur l’origine divine de l’autorité qui revient, par conséquent, à la classe cléricale, ce qui implique d’une part la soumission et l’obéissance de tous et d’autre part le dévouement et le désintéressement des clercs, dont la preuve éclatante est la figure du martyr. […] Troisièmement : après la nation catholique et l’autorité cléricale, l’épisode met en scène les ennemis de Dieu et l’enfer. […] Ces Iroquois, ce sont donc les ennemis de l’Église et de l’État, c’est-à-dire les ennemis de la classe cléricale, tous ceux qui menacent la nation de l’infernal chaos social

Laflèche 1988 : 335

C’est dans ce contexte sociohistorique qu’une campagne à la fois nationaliste et religieuse fut lancée qui aboutira à la béatification des huit martyrs canadiens en 1925, puis à leur canonisation en 1930.

Brébeuf et le cléricalisme franco-canadien

Malgré l’importance mythique de Brébeuf dans l’imaginaire québécois, il n’y a que peu de textes littéraires consacrés à la représentation artistique de sa vie; il semblerait que la signification sacrée de Brébeuf le rende imperméable aux exigences (plus encore, à la profanation) de l’histoire et de l’interprétation, dimensions forcément impliquées dans toute représentation littéraire[3]. Publiés dans les années 1920 et 1930, les textes du premier des trois regroupements nationaux de la représentation littéraire de la mort de Brébeuf proviennent de la culture franco-canadienne de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Ici, le portrait dressé de Brébeuf est issu du cléricalisme, un mouvement né au sein de la société québécoise qui accorda un rôle prépondérant à l’Église catholique et pour lequel les activités des premiers missionnaires français représentaient « une épopée mystique », et plus particulièrement, assoyaient « [l]es origines religieuses de la civilisation canadienne » (Goyau 1934 : 21). Le traitement littéraire des premiers missionnaires de cette période coïncida avec la canonisation des huit Saints Martyrs canadiens en 1930, aboutissement d’une mobilisation sociétale qui cherchait à montrer que les jésuites avaient jeté les bases historiques de la civilisation franco-canadienne. Les textes en question suggèrent que l’intérêt transitoire pour le traitement littéraire de la vie de Brébeuf consolida la conception mythique de Brébeuf célébrée par sa canonisation plutôt que l’exploration d’autres fins idéologiques qu’auraient pu signifier sa vie et sa mort.

Un des textes représentatifs de la présentation de Brébeuf comme figure fondatrice de « l’Épopée nationale » québécoise est la pièce de théâtre de Jean Laramée, L’Âme huronne. Drame historique en deux parties cinq actes avec choeurs et orchestre. Mise en scène en 1930 et publiée en 1931, l’oeuvre de Laramée fut visiblement préparée pour commémorer la canonisation des martyrs. Même si la pièce témoigne d’un souci de respecter les critères esthétiques classiques, l’objectif primordial du texte est explicitement de mettre la représentation de l’histoire au service de la propagation de la foi. La pièce de théâtre hagiographique en cinq actes est divisée en deux parties : une première section illustrant « les ruses du Malin » et une deuxième présentant « les secours du bon Ange ». Les deux parties rendent explicites les antipodes idéologiques et culturels qui animent la tension dramatique : d’une part, les forces infernales du diable, avec ses alliés le « sorcier » huron et les Iroquois; d’autre part, les agents du divin, les convertis hurons (en particulier les enfants) et, surtout, Brébeuf. En fait, tel qu’indiqué à la fin de l’introduction qui accompagne la version imprimée de la pièce, c’est le conflit, le combat entre ces deux forces – avec sa résolution eschatologique inévitable – qui est le moteur du texte.

La fonction didactique, voire catéchistique de la pièce, est renforcée par l’appareil critique qui accompagne le texte théâtral. En plus d’une introduction par l’auteur, qui fournit des pistes explicites d’interprétation, la version publiée du texte contient aussi un appendice de 59 pages de « sources et documents » qui contextualise la mission jésuite en Huronie et la vie des prêtres jésuites afin de consolider le message hagiographique de la pièce. Ces sources et documents proviennent principalement des Relations des Jésuites et servent à diriger l’attention vers la dimension historique du texte, malgré l’utilisation ouvertement tendancieuse de l’Histoire. Dans l’introduction, Laramée indique la façon par laquelle ses intentions artistiques furent conduites par l’histoire telle qu’elle a été racontée par les Relations :

C’est cette page héroïque de l’histoire canadienne qui nous a suggéré l’idée d’une synthèse complète des labeurs apostoliques de nos saints Martyrs en terre huronne. Nous mettons en appendice les documents qui ont guidé notre marche

Laramée 1931 : 6

Il suggère même que la volonté de rester fidèle à l’histoire telle qu’elle a été livrée par la tradition apostolique prévaut sur les demandes esthétiques, par exemple l’observation de la règle des trois unités.

En fait, L’Âme huronne est une véritable « fiction de l’histoire » à entendre de deux manières différentes. Premièrement, le texte est ancré dans le moment historique de la mission en Huronie selon la représentation narrative de l’Histoire livrée par les Relations des Jésuites. Les cinq actes de la pièce sont explicitement situés dans cinq épisodes historiques allant de 1634 jusqu’à la destruction des missions par les Iroquois en 1649. Les deux parties du texte dramatisent aussi des crises historiques dans les relations entre les prêtres jésuites et les aborigènes Hurons-Wendats. Et de la même manière que dans les Relations, la résolution de chaque crise confirme non seulement la persévérance et la force de Brébeuf, mais aussi la grandeur de son service pour la volonté et la gloire de Dieu, en dépit de ses souffrances extrêmes, en premier lieu celles qui lui ont été infligées par ses ennemis et qui confirment encore plus fortement la légitimité de son message. Deuxièmement, au-delà de l’évocation des événements historiques, le texte entre encore plus profondément dans la représentation offerte par les Relations afin de scruter les motivations psychologiques de Brébeuf. Comme Laflèche le suggère pour les « saints martyrs canadiens » en général, le personnage Brébeuf est le produit de représentations textuelles historiques, une représentation qui a dans son ensemble l’intention de servir des fins idéologiques religieuses (Laflèche 1988 : 244). Au service de cette même idéologie, L’Âme huronne utilise et en même temps reproduit le portrait héroïque de Brébeuf. À l’apogée de la première section de la pièce, « Les Ruses du Malin », Brébeuf confronte le Diable qui lui présente la vision des tourments iroquois qui l’attendent. Au lieu de les éviter, Brébeuf les accepte à l’image du Christ pour assurer la grâce éternelle des Hurons :

Oui mon Sauveur Jésus, si dans votre bonté,

Vous me faites un jour la grâce du martyre,

Ici, je vous fais voeu de m’y laisser conduire.

Et je prétends que désormais ce ne soit plus

Pour moi chose licite, ô mon maître Jésus.

De fuir l’occasion de mourir, de répandre

Mon sang pour vous … Bien plus, j’ose prétendre

Qu’à la prière de mon sang, vous vous rendrez ;

Qu’à ce gage infaillible, enfin vous céderez

Et que vous sauverez ce grand peuple qui souffre,

 Ne permettant pas qu’il s’engouffre

Dans l’éternel enfer … Frappez, frappez, mon Dieu,

Prenez tout mon sang … mais … pitié, grâce pour eux,

 Miséricorde pour mes frères! …

Laramée 1931 : 60

Dans L’Âme huronne, l’événement le plus significatif de sa vie et de sa réputation, sa mort, se produit en coulisses (en conformité avec la bienséance d’une pièce de théâtre respectable), même si le récit récapitule certains détails dérangeants de sa torture. Le texte présente la mort de Brébeuf comme l’apogée de la deuxième partie de la pièce « Les Secours de Bon Ange », une mort qui est loin d’être « tragique » en ce sens qu’elle signifierait la futilité et le désespoir. Au contraire, c’est la mort de Brébeuf qui garantit les conséquences « comiques » (divines) de la pièce, la conversion du Grand Chef huron et l’acceptation de s’exiler loin de la Huronie, lieu représentant un mode de vie qui doit être remplacé par un autre :

Je sens qu’en m’éloignant du bûcher et d’Échon [Brébeuf],

Je cours, guidé par lui, vers d’autres Robes-Noires;

Je sens qu’en m’enfuyant je cours à la victoire;

Je sens qu’à ma prière un plus puissant répond…

En route, mes enfants, avec nous Dieu chemine;

Au seul bruit de son nom mon âme s’illumine.

Comme il nous a aimés, prouvons-lui notre amour

Laramée 1931 : 109

Après la canonisation des martyrs canadiens en 1930, culmination d’un projet visant à revaloriser l’idée de la force constitutive de l’Église catholique dans la vie sociale canadienne, et après la publication de plusieurs textes littéraires servant à l’époque à commémorer la canonisation, l’institution littéraire franco-canadienne sembla avoir épuisé son intérêt pour la vie et la mort de Brébeuf, une génération avant les bouleversements de la Révolution tranquille.

Brébeuf et le nationalisme (littéraire) anglo-canadien de l’après-guerre

Dix ans plus tard, les années 1939 et 1940 virent la publication de deux textes littéraires anglo-canadiens ‒ les textes du deuxième regroupement évoqué – qui repensent l’histoire de la vie et de la mort de Brébeuf comme l’incarnation d’une force historique transcendante et implacable menant, à travers les « héros » jésuites, à la création épique de la civilisation canadienne de l’époque. Ici, Brébeuf figure au centre d’un poème épique destiné à être lu comme un récit mythique de la nation canadienne[4]. Reprenant le dernier mot dit par Brébeuf dans L’Âme huronne, « frères », le long poème canonique canadien de E. J. Pratt s’intitule Brébeuf and His Brethren. Comme L’Âme huronne, Brébeuf and His Brethren s’appuie largement sur les Relations des Jésuites, mais aussi sur The Jesuits in North America écrit par l’historien américain Francis Parkman, un livre ayant eu une influence immense aux États-Unis et au Canada anglais. Contrairement à Laramée, qui ciblait d’abord les fidèles de la foi catholique, Pratt utilisa l’histoire de Brébeuf et de ses frères hurons et jésuites pour formuler un récit mythique qui, pendant une génération et demie, fut lu comme une épopée de l’établissement de la présence euro-canadienne en Amérique du Nord. Brébeuf and His Brethren fut écrit au début de la Deuxième Guerre mondiale dans le contexte d’un nationalisme naissant qui, tout comme le roman contemporain de Hugh MacLennan, Two Solitudes, incorpora les expériences francophones et une connaissance des particularités de l’environnement et de l’histoire dans l’articulation d’une vision des origines de la nation. C’est dans cet esprit que le poème fut reçu au sein de la littérature canadienne. En 1946, par exemple, le premier critique anglo-canadien, Northrop Frye, dans son article « The Narrative Tradition in English-Canadian Poetry », chercha à décrire le processus par lequel les écrivains de la jeune institution littéraire canadienne essayèrent de développer une voix nationale-littéraire appropriée à la spécificité de l’expérience canadienne. Frye vit en Pratt et Brébeuf and His Brethren la réalisation la plus aboutie de cette démarche à la fois littéraire et nationale : « Brébeuf is not only the greatest but the most complete Canadian narrative, and brings together into a single pattern all the themes we have been tracing » (Frye 1971 : 153)[5]. La valeur accordée par Frye à Pratt comme médiateur de l’imaginaire canadien sera reprise et développée pendant le troisième quart du siècle.

Le poème composé de douze sections replace les expériences de Brébeuf et ses frères dans des perspectives beaucoup plus larges que le sort particulier de Brébeuf. Contrairement au Brébeuf des représentations francophones du début du siècle au Québec, le Brébeuf de Pratt n’incarne pas les seules valeurs de l’Église catholique dans la construction d’une civilisation canadienne religieuse. Pour Pratt, « [t]he story of the Jesuit missionaries to Canada is not only a great act in the national drama: it is a chapter in the history of religion: it is a saga of the human race » (Pratt 1983 : 114)[6]. Même s’il est encore animé par l’esprit de Dieu, le Brébeuf de Pratt participe au vaste projet de l’histoire, une entreprise qui dépasse les courants religieux sectaires. Le tout début du poème place Brébeuf dans le rôle d’un néophyte répondant à l’appel d’un Dieu qui se manifeste comme un « vent », une force motrice de l’Histoire destinée à changer le monde :

The winds of God were blowing over France,

Kindling the hearths and altars, changing vows

Of rote into an alphabet of flame.

The air was charged with song beyond the range

Of larks, with wings beyond the stretch of eagles.

The story of the frontier like a saga

Sang through the cells and cloisters of the nation,

And in Bayeux a neophyte while rapt

In contemplation saw a bleeding form

Falling beneath the instrument of death,

Rising under the quickening of the thongs,

Stumbling along the Via Dolorosa.

No play upon the fancy was this scene,

But the Real Presence to the naked sense

Pratt 1940 : 1-3[7]

En répondant à sa vocation, Brébeuf accepte de quitter les conforts de la France pour entrer, héroïquement, au coeur d’un continent inconnu et menaçant. Le récit épique trace un voyage à travers le temps et l’espace qui est physique, mais aussi existentiel, et qui est voué à se terminer dans une mort prédite par les visions de Brébeuf, par les expériences d’autres jésuites martyrs et, surtout, par la connaissance historique du lecteur. Tout comme sa mort dans L’Âme huronne rappelle explicitement la mort du Christ, la mort de Brébeuf dans Brébeuf and His Brethren s’effectue à l’image de la crucifixion du Christ, « a bleeding figure … stumbling along the Via Dolorosa »[8]. Dès le début du poème, la trajectoire de sa présence au Canada est prédestinée à se terminer dans la mort; l’arc de la vie de Brébeuf est inscrit – tout comme dans L’Âme huronne – dans les marqueurs historiques de 1625 jusqu’à 1649 qui guident et dirigent le poème inexorablement vers une fin narrativement et historiquement inévitable.

Bien que le poème débute et s’achève avec une image religieuse, avec les interventions des critiques littéraires canadiens, son importance s’étend au-delà des significations exclusivement religieuses pour jouer un rôle fondateur dans l’établissement d’une conception puissante de l’imaginaire (anglo-) canadien de l’après-guerre. Pour Northrop Frye, par exemple, c’est surtout Pratt qui donna à une sensibilité canadienne sa forme littéraire. Plus particulièrement, Frye fut convaincu du pouvoir de Pratt de fournir une expression poétique des archétypes canadiens. Brébeuf and His Brethren occupe un rôle générateur dans le développement de sa fameuse théorie d’une « mentalité d’assiégés » (garrison mentality), selon laquelle l’identité canadienne est caractérisée par un sens de l’angoisse et un désir de s’installer dans un groupe protégé de l’environnement menaçant qui l’entoure. Dans la genèse de la formulation de sa théorie, lors d’un article de 1965, « Conclusion to a Literary History of Canada », Frye évoque directement le Pratt de Brébeuf and His Brethren :

A garrison is a closely knit and beleaguered society, and its moral and social values are unquestionable. In a perilous enterprise one does not discuss causes or motives: one is either a fighter or a deserter. Here again we may turn to Pratt, with his infallible instinct for what is central in the Canadian imagination. The societies in Pratt's poems are always tense and tight groups engaged in war, rescue, martyrdom, or crisis, and the moral values expressed are simply those of that group…[9].

Frye 1971 : 226, je souligne

Pour Frye, ce fut le Brébeuf de Pratt qui personnifia le projet archétypal de l’établissement du « jardin » d’une civilisation canadienne dans « les bois » de la nature nord-américaine.

En 1972, à un moment clé du développement du nationalisme littéraire au Canada anglophone, Margaret Atwood renforça et vulgarisa l’idée de la mentalité d’assiégés dans Survival : A Thematic Guide to Canadian Literature, un livre dans lequel elle identifie également Brébeuf and His Brethren comme étant « the all-Canadian poem » (Atwood 1972 : 93). Près de 30 ans après la parution de Brébeuf and His Brethren, ce poème épique, qui raconte le martyre d’un prêtre jésuite d’il y a 300 ans, se voit donc canonisé comme l’expression type d’une identité nationale cherchant à s’exprimer à travers les textes littéraires d’une tradition culturelle encore jeune.

L’idée de la mentalité d’assiégés donne à la nature comme force menaçante un rôle primordial. Dans Brébeuf and His Brethren, comme cela fut proclamé par Frye et Atwood, ce sont les autochtones, et surtout les Iroquois, qui représentent la forme humaine d’une nature féroce vis-à-vis de laquelle les colons cherchaient un abri en établissant une mission, une garnison dans laquelle ils vont établir une culture. Évidemment, nous, lecteurs d’aujourd’hui, avons bien raison de résister à une telle représentation des peuples autochtones qui les dépeint comme l’incarnation du mal ou qui les traite comme de simples rebuts de la trajectoire de l’esprit historique[10]. Pourtant, et sans vouloir ignorer les implications troublantes de la représentation des autochtones dans le poème, il y a une autre lecture possible qui a l’avantage de contribuer à la ligne d’argumentation qui voit dans Brébeuf and His Brethren un texte expressif d’une sensibilité canadienne du mi-siècle. Dans Brébeuf and His Brethren, tout comme dans les écrits de Frye (encore une fois influencé par Pratt), les autochtones sont, à l’instar de Brébeuf, les acteurs d’un déroulement de l’histoire qui s’effectue au-delà de la volonté des individus. Frye rappela cette même idée dans un article de 1976 intitulé « Haunted by Lack of Ghosts »: « … in Pratt’s Brébeuf and His Brethren, the martyrdom of the Jesuit missionaries is nothing that they [les Iroquois] are seeking for itself, but it is the one real triumph of their service of Christ » (Frye 2003 : 482)[11]. De ce point de vue, les autochtones sont précisément les frères de Brébeuf (tel qu’indiqué dans le titre, ses brethren); tout comme Brébeuf, ils répondent aux « winds of God » impersonnels à leur façon.

Dans le même article et en faisant référence à un autre poème canadien, Frye étendit l’argumentation en suggérant qu’au lieu d’être la négation du progrès historique, les autochtones sont essentiels à sa continuation à travers l’indigénisation des colonisateurs :

In this poem the Indians symbolize the primitive mythological imagination which is being reborn in us : in other words, the white Canadians, in their imagination, are no longer immigrants but are becoming indigenous, recreating the kind of attitudes appropriate to people who really belong here

Frye 2003 : 487[12]

Cette représentation, inévitable ici, des peuples autochtones en tant qu’outils de l’acculturation des colonisateurs européens, demeure douteuse à plusieurs niveaux. Pourtant, et sans tenir compte de la légitimité finalement accordée à cette idée, le fait demeure que la mort de Brébeuf servit à l’élaboration d’une conception puissante, même si passagère, de l’identité canadienne.

Brébeuf décolonisé

Étant donné que tous les textes qui reprennent l’image de Brébeuf incluent une représentation au mieux caricaturale des peuples autochtones, il n’est pas étonnant que le groupe le plus récent ‒ le troisième ‒ s’étant intéressé à la vie et la mort de Brébeuf soit issu d’une littérature axée sur une perspective autochtone[13]. Ces représentations des missionnaires jésuites et de Brébeuf ont en commun d’offrir une lecture révisionniste à l’égard du contact historique entre missionnaires et autochtones. Bien que les textes n’aient pas été tous rédigés par des écrivains autochtones, ils se rejoignent généralement dans leur renversement d’une acceptation sans questionnement de la légitimité du projet des missionnaires européens, de manière à mieux représenter la perspective des peuples des Premières Nations face à l’arrivée des jésuites au pays des Hurons[14]. Ce changement de perspective assure le caractère révisionniste des textes et il s’exprime surtout par une représentation des jésuites fortement différente de celle du passé, même si les jésuites et leur arrivée au pays des Wendats continuent d’occuper le centre de l’intrigue littéraire. Brébeuf perd ici son rôle positif de pionnier dans l’établissement inévitable d’une civilisation franco-religieuse ou anglo-canadienne. Loin d’être un héros, le Brébeuf des représentations des dernières décennies est la source des maux divers qui furent introduits dans le monde autochtone par les représentants des religions et de la culture européennes. En réimaginant la figure de Brébeuf, ces représentations proposent une vision nouvelle de l’histoire canadienne et, avec elle, une réévaluation de l’imaginaire canadien.

Dans The Orenda, par exemple, ce n’est plus la perspective culturelle des jésuites qui domine le récit; la narration est partagée entre trois protagonistes qui représentent les trois groupes centraux impliqués dans les événements : Christophe, un prêtre jésuite errant dans la Huronie; Snow Falls, une jeune fille iroquoienne capturée pour être mise en adoption chez les Wendats; et Bird, un guerrier Wendat qui se bat pour la survie de son peuple. Ce n’est plus seulement que la perspective européenne n’est plus privilégiée comme auparavant en tant que source « naturelle » d’autorité et de légitimité face à l’obscurantisme et l’ignorance des autochtones, elle est maintenant présentée comme étant chancelante, voire criminelle – source directe et indirecte de la catastrophe multidimensionnelle qu’ont vécue les Hurons-Wendats. N’étant plus la manifestation historique ni d’une présence providentielle dans la colonisation de la Nouvelle-France, ni des épreuves nécessaires pour la création de la jeune nation canadienne, Brébeuf devient la figure métaphorique d’une tragédie historique pour les peuples autochtones de l’Amérique du Nord dont on peut encore ressentir les effets aujourd’hui.

Mais même si l’importance de Brébeuf est radicalement réévaluée, le récit de sa vie décrit selon la tradition historique reste visible à travers le récit. The Orenda, comme les autres histoires de Brébeuf, reste redevable de l’historique livré par les Relations des Jésuites, mais en en inversant le sens. Donc, le prêtre représenté dans le roman ne porte pas le nom Jean de Brébeuf – il est connu sous le nom de Christophe (faisant écho à Christophe Colomb) ou, plus souvent, sous ceux de « corbeau » ou « Robe noire ». Et loin d’être en plein contrôle de lui-même, presque infaillible dans ses activités, le « Corbeau noir » de The Orenda est une figure de faiblesse, d’incompréhension et de malheur tragique pour les autochtones. Christophe n’est pas le véhicule héroïque d’une doctrine salvatrice, mais plutôt le « corbeau » qui « flew over the great water from their old world to perch tired and frightened in the branches of ours »[15], le vecteur d’un mot contagieux qui est voué à tuer l’orenda, la force magique animant la culture Huron-Wendat :

And when they cawed that our magic was unclean, we laughed, took a little offence, even killed a few of them and pulled their feathers for our hair. We lived on. But that word, unclean, that word, somehow, like an illness, like its own magic, it began to grow

Boyden 2013 : 5[16]

Bref, toutes les caractéristiques positives attribuées à Brébeuf dans les Relations des Jésuites ou par la tradition subséquente sont renversées. Pourtant, en raison de la centralité des Relations pour la reconstruction de n’importe quelle narration des événements historiques – à des fins soit valorisantes, soit révisionnistes –, les traces des épreuves de Brébeuf perdurent, faisant de The Orenda un palimpseste plutôt qu’une réécriture de l’histoire.

Cette logique de la reconnaissance nécessaire d’un récit historique antérieur ressort avec grande évidence dans la représentation de l’expérience la plus significative de la vie de Brébeuf, sa mort. Dans The Orenda, la mort de Brébeuf n’est pas la preuve d’une présence providentielle dans les affaires historiques de la Huronie du XVIIe siècle, elle n’est même pas la culmination des événements de l’intrigue du roman ou une considération pour d’autres protagonistes du roman. La mort par torture de Christophe présentée dans l’avant-dernier chapitre du roman est montrée à la première personne dans une perspective figurativement solipsiste. Les détails de sa mort, les formes spécifiques de la torture connues de la tradition dérivant des Relations, sont rappelés : c’est sans conteste la mort de Brébeuf telle qu’elle a été livrée par les livres d’histoire. Mais une fois contextualisée autour du sort du peuple Huron-Wendat qui est au centre du roman, la mort de Christophe-Brébeuf n’a plus aucune importance. Dans The Orenda, vidé de toute signification positive, Brébeuf est finalement mort et enterré, même si demeurent les conséquences négatives et durables de son intervention historique au pays des Wendats[17].

À ma connaissance, The Orenda est le dernier texte littéraire canadien à retravailler l’histoire de Jean de Brébeuf, mais la trajectoire historique de l’institution littéraire canadienne ne nous donne aucune raison de penser que la vie de Brébeuf, et surtout sa mort, aient finalement atteint le terme de leur représentation fictionnelle au Canada. Nous avons vu que la vie historique de Brébeuf fut source d’inspiration pour trois regroupements de textes littéraires qui ont adapté sa vie à travers la formation de trois discours sociohistoriques différents faisant de Jean de Brébeuf un initiateur de « fictions de l’histoire ».