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[J]e voulais voir les gens pas de vêtements / les gens tout nus / les gens seuls // les gens comme ils sont / quand personne ne regarde // quand les statues fatiguées / peuvent enfin / baisser les bras[1].

Lorsque, à l’instar de Vincent Charles Lambert, on s’installe en secret de l’autre côté de la fenêtre pour observer le monde – cet espace que nous occupons à défaut de l’habiter véritablement –, celui-ci prend le plus souvent les allures d’un jardin de « statues fatiguées ». De ces corps figés, eux aussi plus occupés qu’habités, s’élèvent parfois des voix : un·e auteur·rice se dégage de sa carapace de plâtre pour nommer l’épuisement, l’érosion, le vide, et met en scène des personnages épuisés, donne à lire des paroles de l’essoufflement, de la sieste et du naufrage[2]. Que révèlent ces écrits ? Qu’une frange de gens s’accroissant sans bruit ni ressources n’arrive simplement plus à maintenir la cadence, que cette incapacité est souffrante et que cette souffrance se vit dans la solitude, alors que le monde continue de tourner de façon étourdissante et que seuls les succès paraissent dignes de mention. En d’autres mots,

Si nous nous fions à notre bon sens, le nombre fulgurant de victimes de burnout est le reflet des attentes exorbitantes de performance d’un régime omniprésent basé sur la concurrence, de la succession incessante des échéances de projets et des objectifs à atteindre, […] et finalement, de la crainte malheureusement justifiée de ne pas arriver à suivre le rythme accéléré du travail et d’être laissé pour compte[3].

Exclus de la grande course, les fatigué·es présenté·es dans ces livres ont en commun d’habiter des univers rétrécis : appartements, maisons, chambres surtout, où ces êtres vivotent plus qu’ils ne vivent, s’inquiètent plus qu’ils ne rêvent. Or ces textes, en nommant la réductibilité d’une condition à un certain dépouillement, pointent aussi directement ou indirectement vers d’autres possibles. Ces possibles, qu’on pourrait se contenter de balayer du revers de la main en raison de leur fragilité, proposent de nouvelles formes de vie qui, si elles n’ont pas la vigueur nécessaire pour s’attaquer de front aux causes systémiques de la fatigue, en laissent entrevoir un début de démantèlement de l’intérieur.

Isabelle Dumais, faisait paraître en 2019 Les Grandes Fatigues, où elle décrit le difficile parcours d’un épuisement et l’incursion du sujet fatigué dans la lenteur. Le recueil est composé de neuf sections de courts poèmes en vers, encadrées par deux textes en prose intitulés « Danse avec les pierres I » et « Danse avec les pierres II » et faisant office de prologue et d’épilogue. Ces sections font état d’une progression de l’instance énonciatrice, d’abord harassée par le mode de vie effréné imposé par la société capitaliste, puis se rendant peu à peu aux exigences de son corps et de son esprit avides de repos, se mettant à l’écoute de ce qui s’épanouit dans l’accalmie. Ce recueil donne à lire la formation de « devenirs révolutionnaires[4] », frêles mais tenaces, qui détiennent le potentiel de transformer le monde, de le rendre plus accueillant. Je m’intéresserai ici aux processus qui mènent à ces renversements « infra politiques », « ces contestations ordinaires [qui] ne manifestent pas moins un désaveu du pouvoir et un rejet sournois des normes du commun[5] » (RH, p. 185), dans le texte et dans l’acte d’écriture lui-même. Comment en effet le repos, même forcé, offre-t-il l’opportunité de transformer une posture d’asservissement en mouvement d’affirmation personnelle et artistique ? Ou pour reprendre les mots de Romain Huët : « Comment donc imaginer l’avenir à partir de ce qui ne va pas ? En présence du désastre, la transformation du monde n’est-elle pas à l’ordre du jour ? » (RH, p. 398) Dans son livre intitulé De si violentes fatigues. Les devenirs politiques de l’épuisement quotidien, Huët analyse un vaste échantillon de conversations téléphoniques et virtuelles entre des personnes en crise et des intervenant·es d’un service d’écoute de première ligne. À partir de ces échanges et du récit que font les « malheureux » de leur vie, il tente de dégager un certain portrait de la société moderne et du désir souvent informulé d’une révolution intime et collective qui faciliterait l’accession à une vie bonne[6]. Selon lui, « [l]’épuisé est une matière explosive car il force l’imagination et l’invention politique » (RH, p. 13). Cette idée d’une portée sociale ou à tout le moins élargie des chamboulements individuels m’accompagnera tout au long de cette lecture des Grandes Fatigues. Un désir s’y incarne selon moi dans l’écriture poétique – comme parole et comme acte –, à la fois comme outil de guérison et point de départ vers une ré(s·v)olution.

L’épuisée contre le monde

Les fatigues dont il est question dans le livre d’Isabelle Dumais ne font pas partie de ces « bonnes fatigues », qui « restaure[nt] l’unité de soi. La fatigue […] est “bonne”, [lorsqu’]elle atteste de la sincérité de l’engagement dans l’épreuve, le fait de se “donner”, elle est choisie, elle permet de se sentir actif, artisan de son existence. Cependant son activité doit demeurer en permanence sous son contrôle et son assentiment[7]. » À l’inverse, « [u]ne mauvaise fatigue est celle qui fait violence à l’individu, érode peu à peu ses ressources physiques et son goût de vivre, aboutit à une “usure mentale” par impossibilité de récupérer[8]. » Il est possible de voir dans l’écart entre ces définitions une rupture normative qui fait s’affronter une fatigue socialement acceptable, celle des êtres accomplis, capables de se dépasser et une fatigue du dysfonctionnement, celui du corps et de l’esprit arrivés au bout de leurs ressources et qui découle d’un rapport tâches / temps outrepassant la mesure.

C’est bien de cette fatigue dure, « compagne étrange qui à la fois massacre et déplie » (GF, p. 9), qu’il est question dans Les Grandes Fatigues, dont la première section s’intitule à juste titre « Écartèlements » (GF, p. 11). L’écartèlement, manifestation ultime d’un conflit en apparence insoluble, réside dans l’impossibilité pour le sujet d’allier les exigences du monde extérieur, qu’il a introjetées et qui lui envoient « des impératifs plein la gueule » (GF, p. 16), et les exigences de l’être physique et psychique, dont la mécanique s’enraye. Accepter cette difficulté et renoncer à se conformer à la norme ne va pas de soi, dans une société où l’on considère depuis des siècles que « l’oisiveté est la lie de la vie[9] ». Devant ce qui lui est demandé de sacrifices et d’efforts, un schisme a lieu : « La fatigue, […] au lieu de s’estomper et de réapparaître en cycles concis, devient une charge qui persiste dans le temps, multiplie ses occurrences et se manifeste de plus en plus fortement et de manière rapprochée, comme les vagues en rafale d’une mer puissante qui ne laisse pas le temps de reprendre son souffle. » (GF, p. 9) 

Devant ces assauts auxquels elle tente désespérément de résister, l’instance énonciatrice « amorce mille débuts de jardins » (GF, p. 35), « colle des brindilles avec une effervescence valide » (GF, p. 54), autant de tentatives désordonnées se soldant par un « décalage magistral une arythmie totale » (GF, p. 60). L’habitude de se conformer aux standards en vigueur apparait dans toute son absurdité : « Je remue et clignote / puis m’interroge sur / mes propulsions : // Que suis-je / happée et / ahurie ? » (GF, p. 57) En d’autres mots : à quoi bon toute cette agitation ? Qu’y a-t-il tellement à gagner à cette course qui use ? Comme perdue au milieu d’une foule dont elle ne comprendrait pas la liesse, l’épuisée tente de se frayer un chemin à contre-courant. Vite, retrouver le silence, la chambre, la solitude : « Pour tout dire nos gesticulations m’agacent // Les divertissements m’assomment / nos déferlements me barbent / les animations m’ennuient / aux fêtes foraines qui bouchent les failles / je n’achète pas de ticket. » (GF, p. 58) La poète pose ici un premier acte différentiateur en endossant la figure de l’éteignoir, cette spectatrice rabat-joie qui dénonce les abus du cirque dont elle est à la fois témoin et actrice. Les « nos » du poème montrent qu’elle reconnaît son apport à la mascarade générale, mais qu’elle ne peut désormais plus se fondre dans la foule, ni prétendre que ces dérivatifs parviennent à « boucher » quelque « faille ».

Ce décrochage décrit par Dumais semble correspondre à une période de vie précise, celle où le monde est devenu trop. Toutefois, les origines de cette mésadaptation ne peuvent être circonscrites avec exactitude, comme le laisse supposer cette citation de Henri Michaux en exergue : « Les nés-fatigués me comprendront[10]  ». Isabelle Dumais laisse ici entendre que l’épuisement, s’il fait figure d’événement[11], n’a pas été nécessairement déclenché par un événement précis. La section intitulée « Dispositions » dévoile en effet une autre fracture, celle qui sépare les « nés-fatigués » des autres selon des lois biologiques, qui échappent par conséquent à la volonté : « Il y a des agencements anatomiques / qui prédisposent à la lenteur / une aptitude à l’asthénie inscrite partout. // Je suis née essoufflée. » (GF, p. 63) Suivant ce raisonnement, on ne deviendrait pas fatigué·e, on naîtrait ainsi. À l’opposé, existeraient des gens doté·es d’une énergie inépuisable, promis·es dès le berceau à devenir les enfants glorieux du capitalisme et dont la simple existence rappelle sans cesse aux fatigué·es leur condition. Comme l’explique Romain Huët, ceux qu’il appelle les « malheureux » « sont comme liés à une norme tout en étant inaptes à la mettre en pratique. […] Ils échouent à les incarner et savent trop bien qu’il leur sera infiniment difficile de dépasser leur situation » (RH, p. 186-187). Ce malaise vécu par le sujet épuisé est exacerbé devant les succès des autres, « [l]es histoires sonores / de vainqueurs aux mains vives » qui contrastent avec son « appétit faiblissant » (GF, p. 55). Une tare congénitale garde donc la poète à l’écart, l’empêche de maintenir son adhésion au contrat social, jusque-là maintenue grâce à une panoplie de subterfuges. Son aptitude à mimer les gestes attendus lui a permis de passer inaperçue dans le tumulte général, mais les faux-semblants ne dupent que pour un temps : « Les gens habiles à bâtir / s’inquiètent pour moi / je n’ai pas leur amplitude redoutable / […] mes sauts font des rebonds par derrière / et je construis par miettes. » (GF, p. 51) L’incapacité à convaincre les autres de sa productivité éveille les soupçons et les conversations tournent le plus souvent autour des moyens pris ou non par la personne pour mettre fin à sa souffrance. Pratique-t-elle un sport, connaît-elle ce supplément alimentaire, ce traitement alternatif, consulte-t-elle un psy ? La responsabilité du mal-être incombe à l’épuisée : il y a forcément quelque chose qu’elle ne fait pas correctement, un trou dans sa routine, de mauvaises énergies bloquées, une blessure inconsciente. La possibilité que l’atteinte résulte d’un contact prolongé avec une société malade est rarement évoquée d’emblée, comme l’évoque Catherine Lalonde dans la foulée des réflexions écopsychanalytiques de Nicolas Lévesque[12]  :

Quand moi je me fane, on m’extraie [sic] du contexte. Mes besoins se voient limités à une courte liste : manger, dormir, faire de l’exercice, diminuer l’anxiété et les idées noires. On force pour me donner des antidépresseurs, comme si médicamenter et enrichir, fertiliser était le même geste…, et chacun de ces soins vise à me replanter dès que possible là où j’étais, exactement, à refaire les mêmes gestes, les mêmes travaux. Comme si le paysage était fixe et le contexte sans écho. Comme s’il ne faisait pas partie de moi autant que je le définis aussi. À moi, seule, la responsabilité de changer pour sauver mes feuilles, mes fleurs, mes racines[13].

Il est donc attendu que l’individu « coupable de lenteur » (GF, p. 76) se prenne en main et enchaîne les solutions réputées miraculeuses : « J’ai bien tenté hors torpeur électrochocs / bonheur en doses homéopathiques aux couleurs / électriques » (GF, p. 38), écrit la poète, dont la motivation à réintégrer son terreau d’origine faiblit à vue d’oeil. Prendre soin de soi à l’intérieur de la société capitaliste revêt une tonalité équivoque : « Si on les invite à prendre soin d’elles ou d’eux, ce n’est pas par empathie ou humanisme, c’est pour prendre soin de la mine, de l’usine, du lieu d’exploitation, du Klondike cérébral. Programme d’aide aux employé·es[14]. »

S’étendre avec l’horizon

Cette « collection d’essais » (GF, p. 38) vains conjuguée à l’incessante nécessité d’accomplir toujours davantage ne favorise pas le retour de l’énergie perdue. Au contraire, elle creuse l’épuisement jusqu’au point de non-retour. Le sujet fatigué arrive au bout de ses ressources et doit se rendre à l’évidence : « Tout [l]’abîme. » (GF, p. 70) Les masques tombent. Le corps, seul rempart contre l’imminence d’une débâcle, s’effondre et exige le repos qui lui a été (ou qu’il s’est lui-même) si longtemps refusé. L’épuisée n’a plus le choix. Elle doit s’arrêter, quitter le milieu vers la marge, celle des mésadapté·es, des invalides :

À bout de souffle et de sens, l’individu butte sur l’impossibilité de poursuivre encore son engagement sur la même ligne, il ne peut aller plus loin, son état physique « épuise tout le possible ». À la frontière de l’effondrement, il ne dispose plus de ressources pour continuer à exister. Le retour aux activités courantes est provisoirement interdit. Les objets qu’il cherche à prendre se dérobent soudain à lui, il y a comme une épaisseur à franchir entre soi et soi, même pour entrer dans l’activité la plus banale[15]

La poète use de ses dernières forces pour se rendre au bord de la mer, respirer cet air salin de tout temps prescrit aux neurasthéniques, aux tuberculeux et autres convalescents. Mais la reddition à l’horizontale n’apporte pas de réconfort instantané. Un sentiment de culpabilité persiste chez l’épuisée, couplé d’une amertume à l’égard des institutions, de notre « société malade du temps[16] » : « Je questionne nos vérités avec un poids sur la langue » (GF, p. 74), affirme l’épuisée, dont l’élan de révolte retombe « en marguerite effeuillée » (GF, p. 76). Comment en effet envisager un quelconque engagement politique alors que l’on git « à plat ventre ou sur le dos » (GF, p. 77) ? Ici, le ralentissement représente tout sauf le résultat d’un choix souverain : c’est un pis-aller auquel on recourt dans l’urgence, une démission de l’agir.

À ce stade, il convient donc de reprendre des forces, de « [se] reposer [se] refaire  » (GF, p. 80), même contre son gré. La mer représente le « refuge » prescrit aux « corps tombés dans les tranchées » (GF, p. 82). On peut aussi l’envisager comme un horizon sauvage, inhabité, un désert d’eau et de ciel dont les limites se perdent au-delà de la courbure terrestre. Par association d’idées, il est possible de comparer l’étendue marine à l’horizon des événements d’un trou noir, ces « rayons de lumière qui ne vont jamais tomber dans le trou noir, mais ne vont jamais s’échapper de sa force gravitationnelle non plus[17] ». Comme un rayon de lumière sauvé du néant, celle qui végète sur la berge se trouve à l’abri de la société qui l’a rendue malade et dont le champ avale tout ce qui s’en approche. Or, cet abri ne saurait être que temporaire, puisque les alternatives à l’essoufflement n’existent pas encore. En effet, « enlisé dans sa solitude, l’individu peut ressentir une triple incapacité : à se lier au monde, à autrui et à soi-même. Il tire de cette déliaison une grande liberté mais en souffre parce qu’il ne sait plus en faire l’usage[18]. » Le séjour à la mer représente tout au plus une parenthèse, un exutoire devant l’insupportable densité d’un corps céleste qui, s’il s’est depuis longtemps effondré sur lui-même, n’en continue pas moins d’emporter avec lui tout un pan de l’univers.

S’allonger : tel est l’acte de réparation que s’impose la poète en déroute. Dans les embruns, « le sel nettoie finement » (GF, p. 83) et l’instance énonciatrice découvre contre toute attente un rythme nouveau, marqué par les siestes et la contemplation – le farniente, ce mot béni créé par les Italiens pour signifier « ne rien faire », fare niente[19]. « Souffl[ant] sur les brins d’herbe / dans la position qui convient / [elle s’]occupe avec attention / inutilement / [elle] ondule. » (GF, p. 84) À travers ce mouvement ondulatoire, se dévoile « [u]ne félicité imprévue. // L’affliction des corps ouvre une clairière où papillonnent / les pensées fines » (GF, p. 85). La vie à l’écart du vortex apparaît soudain dans son infinie subtilité. Devant les délicates variations du monde naturel, se met en place une relation esthétique et sensible à celui-ci, mais aussi un rapport basé sur la connaissance : « [J]’étudie l’air (sur ma peau) » (GF, p. 86), écrit celle qui se déplie peu à peu dans la lenteur. Selon Laurent Vidal, « lent » tire ses origines du latin lentus : « [S]urtout employé par les poètes et les naturalistes, cet adjectif désigne d’abord ce qui est flexible, sans rigidité, mou. Dans ce sens, il concerne surtout l’univers végétal […][20]. » Ainsi, à l’instar des plantes de bord de mer, le lien de la poète à l’espace et au temps se module au gré des marées, alors qu’elle établit dans l’oisiveté de nouvelles manières de prendre soin. De minuscules miracles ont lieu, engendrés par une vision renouvelée de la beauté – parce que les personnes lentes « finissent par être plus rapides dans la découverte du monde[21] », écrit Milton Santos. Une éthique du care est en cours d’élaboration, tandis que l’instance poétique « soigneusement […] répare et […] repein[t] » ces « [p]etites choses blêmes gâtées par les lumières » (GF, p. 92). Son regard se situe désormais au niveau de la mer et par conséquent, sur le même plan que la matière, inerte ou vivante, qui habite ses profondeurs. À travers un processus qui favorise le petit[22], processus que l’on devine encore hésitant, la poète « obtien[t] / un assortiment de planètes épuisées » (GF, p. 92). Ce résultat peut sembler ridicule aux yeux de celleux qui continuent de s’agiter à la lisière du trou noir, mais ces astres nouveaux, aussi épuisés soient-ils, portent la signature de leur créatrice. En cela, ils sont aussi précieux et rares que n’importe quel joyau extrait des entrailles de la terre. S’ils ne brillent pas, ils revêtent toutefois « un sublime rogné qui chuchote / une grâce mate et douceâtre » (GF, p. 93).

Les poèmes qui composent « Une affliction pratique » et « Le courage du lit », les sections V et VI des Grandes fatigues, sont rassemblés sous le signe du délassement et d’une reprise de contact avec un certain ludisme, avec une « désinvolture » nouvelle. Momentanément libérée de ses obligations terrestres, la poète s’« occupe oisivement / à ralentir et / […] écoute le blanc / grandir doux ». La structure de ces vers reprend presque à l’identique celle de la page 84 (« Souffl[ant] sur les brins d’herbe / dans la position qui convient / [elle s’]occupe avec attention / inutilement / [elle] ondule » [GF, p. 84]). Dans les deux cas, l’adverbe indique la manière insoucieuse de « s’occuper », « oisivement » ou « inutilement », et qualifie un verbe dénotant une action passive, ici « écouter le blanc », là « onduler ». Cette insistance formelle, qui brise l’association machinale entre « s’occuper » et « travailler », montre bien la volonté de l’instance énonciatrice de trouver des manières autres d’envisager le quotidien. L’accomplissement cesse de se restreindre à ce qui est attendu : il englobe désormais d’autres types de performance, ici le développement d’un d’art de la chute. « Abandonnons maintenant cette tâche » (GF, p. 103), suggère celle qui s’exerce désormais au repos comme d’autres s’adonnent à un sport et qui, plus loin, formule ces préceptes d’un ton mutin : « L’assoupissement comme attitude / la somnolence comme style / le sommeil forme fière de la suspension / une posture une démarche une éthique / une esthétique une mission. » (GF, p. 107)

L’amour et la création comme terreau d’une réémergence

C’est dans cet état d’extrême disponibilité, d’abandon et de légèreté que la figure de l’épuisée trouve l’amour. Il existe certainement un rapport entre la rencontre (intime) avec soi et la rencontre (intime) avec autrui. Mais le rapprochement amoureux m’intéresse moins ici que le parallèle qu’il est possible d’établir entre ce rapprochement et la relation du sujet avec la création artistique et littéraire. De fait, à la lecture du premier poème de la section intitulée « Les enchantements égarés », j’ai d’abord cru qu’il était question non pas d’une relation amoureuse, mais de retrouvailles avec la faculté de créer : « Arrivent soudain des occurrences / détachement suspendu / les désoeuvrements écartés : / vous êtes. // Sortilège. // Vos esprits amples posent / des accents jaune clair / épatent mes recoins et les soulèvent. » (GF, p. 115) Lorsque la poète parle d’un « [r]avissement des lacs sous les paupières » qu’elle n’« attendai[t] plus » (GF, p. 118), d’« [u]n émoi grand comme un fleuve » (GF, p. 119), du « désert grège déficelé » et de « raretés repérées avec allégresse » (GF, p. 120), j’imaginais un étonnement dont la source ne serait pas exogène, mais en soi, à travers l’écriture ou une autre forme d’art.

Cette lecture n’est certes pas supportée concrètement par le texte, puisque le récit amoureux devient de plus en plus difficile à ignorer au fil des pages. Or ce malentendu me semble lever un voile sur un aspect central du projet : puisque Les Grandes Fatigues raconte l’épuisement, et qu’il a été écrit d’une certaine manière grâce à la fatigue, l’objet-livre ne matérialise-t-il pas dans une certaine mesure la reprise de contact de la poète avec sa créativité, la preuve qu’une rencontre littéraire a bel et bien eu lieu ? Alors que la passion sentimentale « se termine déjà d’avance » (GF, p. 132), laissant la poète à « grignote[r s]on fruit » et à « rote[r s]a chair » (GF, p. 147), la création poétique, elle, se poursuit jusqu’à l’aboutissement du manuscrit et sa publication. Ce qu’ont enlevé les fatigues, elles finissent par le rendre, avec « mille grains de sable dans la bouche / et une patience de perle » (GF, p. 154). L’actualisation de l’oeuvre correspond à une certaine reconquête de son pouvoir, comme l’explique Huët : « C’est en ce temps-là que le malheureux se met à parler. Cette prise du langage est un moment de reprise de soi. Il nomme le possible, ou plutôt il le traque […] Mais plus fondamentalement, en narrant leur détresse, [les malheureux] s’arrachent intérieurement au monde et ils le mettent en partie en face d’eux.  » (RH, p. 191-192) Et quoi de plus frontal comme rapport à soi et à ce que l’on a été (et qui souvent n’est plus), qu’une page imprimée de sa propre poésie, quoi de plus flagrant qu’un livre ouvert ?

La traversée à laquelle nous convie Isabelle Dumais dans Les Grandes Fatigues, et qui mène de la détresse à sa résolution dans la création, s’achève sur « La finesse de l’effondrement ». Cette neuvième section du recueil est coiffée d’une citation de Francis Scott Fitzgerald : « J’en vins à l’idée que ceux qui avaient survécu avaient accompli une vraie rupture[23]. » Encore une fois, on peut voir l’idée de rupture comme jouant sur deux tableaux : celui, plus évident, de la déconvenue amoureuse et celui où le sujet clôt une époque existentielle. À tout cela, la poète a fini par survivre – mais survivre n’est pas vivre et par conséquent, la vie pleine, la vie bonne, reste toujours à construire. Une certaine lassitude subsiste en effet, alors que la survivante fait le décompte de ses cicatrices, des maux de sa carcasse moulue par la chute, ses « [n]erfs claqués os fendus bas et la nuque un peu brisée » (GF, p. 152), ses fractures « en cent vingt-deux endroits » (GF, p. 157), son « corps bu » (GF, p. 156). Autant d’altérations somatiques n’empêchent cependant pas l’émergence d’une paix nouvelle, d’une ouverture qui, suivant le flux et reflux de la mer, s’élargit et contribue au rassérènement de l’être. « [Q]uelque chose peut commencer » (GF, p. 151), écrit la poète. Si elle ne précise pas ce qui se met en branle, il lui semble néanmoins acceptable de se contenter de « fai[re] confiance aux molécules brisées » (GF, p. 153), de « sourire graduellement désagrégée […] / frappée mais rafraîchie » (GF, p. 157) pour que la suite advienne, même si le renouveau exige un temps long. Se met en place une « vie brute / dépouillée / des néants » (GF, p. 161), « délestée » (GF, p. 167) de son « trop de charge » (GF, p. 165). Le dur périple de l’épuisement aboutit sur un paysage épuré et le sujet, en suspens dans son souffle et son rire retrouvés, laisse entrevoir sa détermination de ne pas tomber à nouveau dans les pièges de la vitesse : « Je comprends la bénédiction » (GF, p. 163).

Cette prétention à la vie bonne se matérialise dans « Danse des pierres II », sorte d’épilogue en prose aux Grandes Fatigues où des enfants découvrent sur la grève le corps échoué de la poète et l’« accueil[lent] dans une existence nue où il se met sur-le-champ à son tour à faire des enfants d’âme. Une fois mis au monde ces échos doux, des ronds de lichen se forment dès lors sur ses genoux, ses coudes et ses poignets, d’un vert tendre très beau » (GF, p. 177). Cette finale marque à la fois l’apaisement apporté par les « petites mains » (GF, p. 177) des enfants, l’acceptation de l’épuisée comme l’une des leurs et l’apparition sur son corps des signes d’une beauté lente, celle des lichens dont le vert est qualifié de « tendre ». Rien n’indique ici qu’un retour dans le monde des adultes est envisagé : on préfère imaginer qu’elle choisira de rester parmi les enfants, ou à tout le moins qu’elle reviendra vers la civilisation seulement lorsqu’elle sera certaine que le lichen est bien implanté, que l’esprit aura rapatrié pour de bon sa capacité de jouer. L’appendice « Échos » (GF, p. 179-185), où l’autrice répertorie les interlocuteur·rices littéraires qui l’ont accompagnée dans l’écriture, peut par ailleurs être perçu comme l’affirmation de la littérature comme seul lieu possible d’accointance, la condition selon laquelle il sera possible de continuer d’habiter un monde qui, hors de la créativité, continuera d’être inhospitalier pour les âmes sensibles.

Ainsi, pour reprendre les mots de Marielle Macé,

un individu ouvre d’ailleurs toujours, comme une fenêtre, sur d’autres individus que traversent de semblables comportements, des styles d’être comparables mais dans des configurations forcément différentes ; leur manière de se conduire avec les oeuvres littéraires peut unir les lecteurs comme un air de famille, mais chacun est seul à devoir y jouer la nuance particulière de son individualité[24].

Cet espace de mise en commun des formes de vie que représente la littérature, Isabelle Dumais l’a certainement bien saisi et propose, avec Les Grandes Fatigues de retrouver avec elle une collectivité de lecteur·rices concerné·e·s par les conséquences de l’épuisement. En prenant la parole, Dumais donne accès à une réalité de l’essoufflement, à « une expérience subjective, à un contenu affectif qui possède sa propre histoire interne, inaccessible aux prélèvements sanguins et aux imageries cérébrales[25] ». Ce faisant, la fatigue, découlant en grande partie de la sphère sociale s’y retrouve reflétée par le biais de la poésie : des comptes sont réglés, des souffrances sont apaisées et des solitudes « rompue[s] comme du pain par la poésie[26] ». Un pas vers l’autre qui, d’un même essor, chemine vers de possibles révolutions.