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« Il me semble qu’on n’a pas assez dit comment l’activité d’écrire s’enracine dans le désir, dont elle est une des manifestations essentielles. »

— Belinda Cannone, L’Écriture du désir

Je rêve de faire oeuvre de littérature depuis longtemps. Je ne sais pas très bien pourquoi.

C’est un désir dont j’ai pris conscience vers la fin de l’adolescence, comme une énigme dont la portée m’échappait. C’était le début de ma vie d’adulte. Je venais de quitter la vie rurale et culturellement très pauvre qui m’avait vu grandir, pour m’établir dans une grande ville, où je découvrais, dans un vertige auquel je repense avec une certaine émotion, la littérature et le monde de l’art. Soudain, ce désir d’écrire, qui était pour ainsi dire latent, en quelque sorte sans objet, était mis à l’épreuve du réel.

Je me souviens d’une rencontre, en particulier, celle d’un professeur qui allait devenir un mentor. Il n’enseignait pas la littérature, mais il avait publié quelques recueils de poésie et un roman, sur lequel je suis un jour tombé par hasard en librairie. Je l’ai acheté et je l’ai lu, dans l’urgence, comme si je venais de faire une découverte troublante. Je réalisais que les oeuvres qu’on me faisait découvrir au collège depuis quelques mois n’existaient pas dans le vide. Elles n’apparaissaient pas magiquement sur les rayons des bibliothèques ou aux murs des musées. Elles étaient conçues par des femmes et des hommes, qui leur consacraient pour ce faire une partie de leur vie. Ce n’était pas rien : c’était une façon de dire qu’à la base de toute oeuvre d’art, il y a un élan, un désir premier, qui occupe une place bien réelle dans l’existence des artistes.

J’essaie de restituer la naïveté qui était alors la mienne, parce qu’elle me semble liée à ce qui doit avoir lieu ici, dans ces pages. Une vingtaine d’années plus tard, le présent dossier cherche à donner à d’autres le moyen d’arriver à un tel étonnement, en interrogeant le rôle du désir dans la genèse des oeuvres, et sa place dans nos façons de les lire et de les comprendre.

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Quand j’ai commencé à m’intéresser à ces questions, je ne comprenais pas qu’on parle si peu du désir d’écrire. Je voyais à quel point il est naturel de faire dialoguer les textes avec les époques qui les ont vu apparaître, dans une perspective sensible à la singularité des contextes historiques et à leur incidence sur la littérature. De même, je ne m’étonnais pas qu’on étudie couramment les textes de l’intérieur, si je puis dire, selon une approche où le travail de la forme et les enjeux de structure sont à l’avant-plan. Seulement, je constatais qu’il était moins fréquent de revenir en amont de l’oeuvre publiée, en adoptant un point de vue plus poïétique, pour s’intéresser à la genèse sous un angle qui fait une place centrale à des enjeux qu’il me semble aujourd’hui pertinent de qualifier d’« existentiels », dans la mesure où ils renvoient à l’expérience vécue du sujet qui écrit.

C’est une autre façon de rappeler que toute oeuvre est fonction d’un désir.

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Je reviens en arrière. Dès que j’ai refermé le premier roman de celui qui allait devenir mon mentor, je me suis présenté à son bureau, mû par la volonté, là encore, de voir au-delà du livre et de comprendre comment cet homme, qui m’initiait depuis quelques mois à la philosophie, en était venu à écrire ainsi. Je voulais tout savoir. Je m’intéressais au travail d’écriture, mais j’avais surtout besoin, je l’ai réalisé plus tard, de déconstruire les représentations les plus romantiques de cette pratique pour voir comment elle pouvait s’inscrire, de façon très concrète, dans le fil d’une existence qui me paraissait, sinon, d’une banalité désarmante. Comment mon professeur s’y était-il pris pour arriver à ce livre ? D’où lui était venue l’impulsion première ? Est-ce que la violence du roman était à l’image de ce qui l’habitait ? Quels liens y avait-il entre lui et le narrateur ? Surtout, comment avait-il su qu’il pourrait y arriver ? Bref, à quels signes avait-il pu reconnaître que telle était sa vocation ? On percevra ici, j’imagine, l’idéalisme du jeune homme qui cherche le sens qu’il pourra donner à sa vie, et qui attend de la littérature qu’elle lui soit d’un certain secours.

Le professeur de philosophie, devinant sous mon agitation une soif d’absolu dont je n’arrivais pas à prendre la mesure, m’a alors gentiment renvoyé aux Lettres à un jeune poète de Rilke.

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Le désir, parfois, est sans raison, mais il est rarement sans histoire. Quand Jacques Lacan, à la fin des années cinquante du siècle dernier, se demande si le désir est subjectivité ou non, il émet l’hypothèse suivante : « Le désir est à la fois subjectivité – il est ce qui est au coeur même de notre subjectivité, ce qui est le plus essentiellement sujet – et il est en même temps le contraire, il s’oppose à la subjectivité comme une résistance, comme un paradoxe, comme un noyau rejeté, réfutable[1]. »

Le désir comme coeur de la subjectivité, mais comme coeur rejeté. Voilà qui est étonnant, pour ne pas dire aporétique. Comment réfuter le coeur et pourtant continuer à vivre ?

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Ce n’est que bien plus tard, alors que je commençais à enseigner et que je donnais moi-même ces textes à lire, que j’ai réalisé que Rilke n’avait que 27 ans au moment de répondre pour la première fois à celui qui lui confie ses doutes. Il faut retourner à cette lettre inaugurale pour sentir le mélange d’autorité et d’humilité qui permet à Rilke de nommer cette mystérieuse nécessité intérieure qui serait à l’origine du geste d’écriture :

Rentrez en vous-même. Sondez la raison qui, au fond, vous commande d’écrire ; examinez si elle étend ses racines dans les tréfonds de votre coeur et consultez votre conscience : devriez-vous mourir s’il vous était interdit d’écrire ? Et surtout : demandez-vous aux heures les plus tranquilles de votre nuit : dois-je écrire ? Creusez au fond de vous pour y trouver la répondre enfouie. Et si celle-ci s’avère positive, si, à cette grave question, il vous est donné de répondre par un simple et puissant « oui, je dois », alors construisez votre vie suivant cette nécessité ; votre vie, jusqu’en ses heures les plus anodines, les plus infimes, doit être signe et témoin de ce besoin[2].

J’aimerais qu’on imagine le frisson du jeune poète devant ces lignes d’une intensité rare. Écrire n’est pas pour le maître une affaire de choix ou même de volonté. C’est un impératif qui anime le sujet, qui accepte ainsi de s’en remettre à une exigence qui le dépasse. Dès lors, cette idée s’est mise à résonner en moi comme la plus intime des vérités.

Toujours le coeur et le rejet du coeur.

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Je ne raconterai pas ici la suite de mon histoire, si ce n’est pour dire, par souci de boucler la boucle, que je m’en suis tenu, pendant une quinzaine d’années, à cet engagement – à cette idée de la littérature, comme une démesure dont j’avais besoin pour aller au bout de trois livres qu’il m’arrive souvent de présenter comme une seule et même oeuvre, un triptyque inaugural sur le désir d’écrire comme désir de vivre. Le mouvement qui m’a mené à constituer le présent dossier s’inscrit dans le temps d’après, celui du recul critique devant l’idée même de vocation, qu’il m’a semblé pertinent d’interroger, en replaçant le geste créateur au coeur de l’existence qui l’a rendu possible.

Après tout, le choix de consacrer une partie de sa vie à l’élaboration d’une oeuvre littéraire n’est pas anodin. Il en va au contraire d’une interrogation fondamentale, qui a des résonances éthiques et morales, voire politiques et spirituelles : comment vivre sa vie ? La question est si essentielle qu’on en vient presque à oublier qu’elle détermine, à la limite, chacun de nos faits et gestes. Comment vivre, c’est-à-dire comment juger de la forme d’une vie ? C’est là où intervient la vocation, en offrant au sujet un cadre axiologique à la mesure de son désir.

L’ethos moderne de la vocation rattache le modèle d’une vie réussie à la réalisation active de soi, qui se trouve en retour annexée à l’activité productrice. Sous cet angle, la vocation est à double tranchant : vecteur d’accomplissement pour celle ou celui qui répond à l’exigence de se rapprocher de ce qui l’anime, mais du même coup drame perpétuel car échec toujours en puissance. Voilà pourquoi Judith Schlanger dit qu’elle est « la voix de la vérité intime et de la virtualité profonde[3] ». L’injonction, ici, est de découvrir « ce qu’on est vraiment » à partir de « ce qu’on veut vraiment ». En ce sens, la vocation place le désir au coeur de la question de l’identité, tout en ramenant le modèle d’une vie accomplie à cette reconnaissance première.

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La logique de la vocation s’exprime avec une clarté paradoxale en ce qui a trait au désir d’être écrivaine ou écrivain. C’est ce que ce dossier voulait d’abord étudier, en rassemblant des études consacrées à des écrivaines et des écrivains contemporains chez qui le désir de littérature semble parfois prendre le dessus sur le reste dès lors qu’il s’agit de donner forme et sens à leur vie. Il s’agissait de prendre au sérieux l’hypothèse de Michel Foucault, selon laquelle l’apparition moderne de la vie d’artiste suppose que « l’art est capable de donner à l’existence une forme en rupture avec toute autre : une forme qui est celle de la vraie vie[4] ».

C’est cette logique, qui fait de l’écriture à la fois une épreuve et une ressource identitaire, qu’exemplifie avec justesse cette phrase du journal de Viviane Forrester, alors au travail sur son premier roman : « Je ne vis que pour écrire et tout ce qui n’y tend pas me semble mort et coupable[5]. » Ne vivre que pour écrire, comme si rien d’autre ne comptait, voilà de quel régime d’intensité il s’agit. La formule est saisissante, et montre bien, comme le rappelle Schlanger, que la vocation est « une interprétation productiviste de la finalité de l’existence[6] ». C’est une manière d’être dans le monde et dans le langage qui donne un caractère mortifère à tout ce qui s’écarte du désir premier, alors seul critère pour juger de l’existence telle qu’elle est vécue par le sujet. Cette façon de vivre le désir d’écrire donne à l’expérience la forme d’un engagement sans compromis dans la littérature.

En somme, il s’agissait de voir comment le désir d’être écrivaine ou écrivain mobilise les ressources identitaires du sujet qui souhaite s’avancer dans la vie écrite. Ou encore d’étudier, du point de vue des rapports entre le soi et l’autre, ce qu’implique le fait de s’investir corps et âme dans l’élaboration d’une oeuvre littéraire, en évaluant les effets de ce que Roland Barthes appelait des « fantasmes d’écriture[7] » sur la forme d’une vie. Voilà quelques-unes des questions avec lesquelles les articles rassemblés dans ce numéro dialoguent de façon directe et indirecte, avec pour objectif de contribuer aux études sur les imaginaires de l’acte de création en montrant que les récits de vocation sont des instruments d’invention de soi qui permettent aux écrivaines et aux écrivains de dire la singularité de leur expérience et de mettre à l’épreuve la cohérence de leur engagement dans la littérature.

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Au départ, je ne comprenais pas très bien pourquoi la littérature scientifique et critique était si peu abondante devant ces questions. Peut-être, me suis-je dit, qu’il s’agit là de problèmes qui intéressent davantage les écrivaines et les écrivains que les chercheuses et les chercheurs. Est-ce une hypothèse trop simpliste ? Sans doute, dans sa manière de nous ramener à une binarité qu’on aimerait croire d’un autre temps, mais il reste que c’est ma propre pratique d’écriture qui m’avait fait cheminer dans cette direction, et que c’est mon rapport, forcément très personnel et subjectif, à la vocation littéraire qui insistait dès que j’essayais de poser le problème.

De façon plus nuancée, le pari de ce dossier est d’adopter une perspective attentive à la réalité du travail créateur, en allant, si une telle chose est possible, au-delà du vieux partage de la théorie et de la pratique. L’horizon que je cherche à indiquer ici n’est pas très stable, ni très bien défini, mais il se veut sensible à ce qu’on appelle désormais la recherche-création.

Qu’est-ce à dire ? On peut concevoir simplement la recherche-création comme une sorte de croisement entre la recherche universitaire et la création artistique. L’objectif de cette approche serait dès lors double : il s’agirait d’élaborer une oeuvre et de produire du savoir, en s’inscrivant à la fois dans le domaine de l’art et dans celui de la science. Ce n’est pas exactement ce qui a lieu dans le présent dossier, où il s’agit moins de produire des oeuvres que de problématiser le travail créateur en offrant une saisie critique et théorique du processus. Pas de recherche-création au sens strict, donc, mais un certain esprit, qui cherche à désacraliser l’oeuvre finie en se concentrant davantage sur le chemin parcouru que sur le point d’arrivée.

Plus concrètement, il y a dans ce dossier un mouvement qui me semble symptomatique de la recherche-création, où il s’agit, pour le dire avec Yves Citton, qui paraphrase alors le philosophe Pierre-Damien Huyghe, moins de faire de la recherche « sur l’art », comme les universitaires en ont l’habitude, que de la recherche « avec l’art », où les oeuvres et les dispositifs « deviennent instruments plutôt que simples objets d’investigation[8] ». L’idée est inspirante, qui cherche à nommer un changement de rapport ou un déplacement de l’attention qu’on retrouve, selon différentes modalités, dans les articles suivants.

Enfin, et peut-être surtout, il y a ceci, qui renvoie au fait que la recherche-création, en comparaison avec d’autres formes de recherche, a la particularité d’être une démarche menée par une ou un artiste – quelqu’un, donc, qui connaît intimement le travail de création. L’écrivaine Emmanuelle Pireyre insiste là-dessus en signalant qu’en recherche-création, il ne faut surtout pas camoufler sa singularité d’artiste, mais « la met[tre] au contraire à profit comme outil de recherche autonome[9] ». Parmi les chercheuses que j’ai invitées pour le présent numéro, quelques-unes résisteraient sans doute à ce que je les présente comme des artistes, mais toutes ont fait un usage souverain de leur sensibilité pour suivre le mouvement de certaines écritures de façon personnelle et inventive. C’est là un enjeu de posture qui a des incidences méthodologiques évidentes, variables selon les textes.

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L’approche choisie pour ce dossier est donc hybride. Quelques articles abordent des oeuvres littéraires qui ont pour point de départ des épreuves de la vie, par exemple la maladie ou l’épuisement, et où la question du désir d’écrire s’inscrit dans une trajectoire existentielle dont on ne peut, à la lecture, faire abstraction. D’autres éclairent de façon plus directe l’ethos contemporain de la vocation en nous permettant d’entrer de l’intérieur dans une expérience bien singulière : celle de se vouer à une oeuvre, qu’il s’agisse de la sienne propre, celle qu’on cherche à écrire, ou encore de celle d’une ou d’un autre écrivain, à laquelle on porte une attention particulière pour ce qu’elle nous donne à vivre.

Ce faisant, les articles rassemblés ici tournent autour des oeuvres en s’intéressant à ce qui a lieu en amont et en aval, en abordant tantôt des questions de poïétique, tantôt des questions de poétique, avec quelques incursions vers des territoires plus politiques, dans un aller-retour entre la recherche et la création qui cherche à interroger, avec rigueur et sensibilité, nos façons de vivre (avec) la littérature.

Le dossier s’ouvre sur un texte de Julie Beaulieu qui explore, à partir de l’oeuvre de Marguerite Duras, l’émergence du désir d’écrire dans sa relation avec le désir amoureux. Le chemin se poursuit avec un article de Maïté Snauwaert consacré au Journal de Jean-Luc Lagarce, dans lequel on cherche à faire ressortir l’affinité qu’entretient l’écriture de l’auteur avec l’idée de fin (de la vie). Dans le troisième article, Léa Bismuth nous offre une traversée de quelques livres d’Hélène Cixous, afin de donner à sentir l’ancrage existentiel fondamental qui porte son exigeante conception de l’écriture. On passe ensuite du côté québécois avec un article d’Anne-Marie Desmeules sur Les Grandes Fatigues d’Isabelle Dumais, où on cherche à voir comment l’écriture peut transformer une posture d’asservissement en mouvement d’affirmation personnelle et artistique. Le parcours se conclut sur un essai dans lequel Catherine Morency interroge de façon personnelle la notion de vocation, en revenant sur quelques moments de son parcours d’écrivaine pour éclairer la façon dont la vie donne forme à l’oeuvre.

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Dans la recherche « avec » l’art, pour reprendre la typologie de Pierre-Damien Huyghe, on vise moins à comprendre des oeuvres, ou à organiser des savoirs sur l’art, qu’à « déplacer […] un certain nombre de formules, notions ou concepts[10] ». Ce travail, selon Huyghe, s’appuie sur une double expérience : une expérience, d’abord, « des conduites artistiques[11] », mais surtout une expérience, « plus ou moins développée[,] mais de façon déjà éduquée, du faire oeuvre[12] ».

Voilà qui décrit bien l’esprit du présent numéro, dans lequel il s’agit avant tout d’interroger ou de déplacer quelques notions, sans perdre de vue ni l’expérience des oeuvres, ni les exigences paradoxales du désir d’écrire.

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En ce sens, que dire de l’articulation entre la littérature et l’existence dont il est ici question ? Peut-être faut-il d’abord insister sur la grande justesse de la proposition de Jean-François Hamel, qui parle des « usages existentiels de la littérature[13] » dans sa lecture d’un essai de Marielle Macé, pour insister sur l’héritage pragmatiste d’un pan de la production théorique française récente. Dans Façons de lire, manières d’être (2011), Macé décrit en effet de façon inspirante la richesse des grandes expériences de lecture, leur force instaurative et plastique dans l’existence de qui s’y engage. Bien sûr, on peut lire un livre et avoir envie d’en écrire un. La rencontre des oeuvres, j’ai ouvert ce texte en essayant de le raconter, peut avoir cet effet-là. Elle peut en avoir d’autres, qui touchent différents aspects de notre expérience du monde. L’idée est belle, qui dit en somme que la littérature nous apprend à vivre – qu’elle augmente, précise Macé, notre « capacité à vivre[14] ».

L’ouverture de son livre l’avance sans détour : « Il n’y a pas d’un côté la littérature et de l’autre la vie [...]. Il y a plutôt, à l’intérieur de la vie elle-même, des formes, des élans, des images et des manières d’être qui circulent entre les sujets et les oeuvres, qui les exposent, les animent, les affectent[15]. » J’aime comment cette pensée de l’expérience littéraire se montre sensible à l’affect et au désir. Les textes rassemblés dans ce dossier cherchent à l’être aussi, en donnant à voir des actes de lecture audacieux et inventifs.

Si les oeuvres, comme le montre Macé, peuvent donner forme à nos vies, l’inverse est aussi vrai. C’est ce double mouvement qu’il s’agit ici d’éclairer, en accordant une attention particulière aux enjeux existentiels qui déterminent la genèse des oeuvres, sur le plan de la forme et du propos. À cet égard, le point de départ de ce projet s’inscrit aussi dans le sillon des travaux de Bernard Lahire, qui défend l’idée qu’« [o]n ne peut comprendre précisément ce qu’écrit un auteur si on ne sait rien de tous les problèmes très réels qu’il a dû affronter dans son existence et qui ne se réduisent pas à des problèmes littéraires[16] ». À partir de l’exemple de Franz Kafka, Lahire cherche à concevoir le geste d’écriture en évitant le double écueil d’un «  enfermement dans le texte » (où il s’agit de réduire les oeuvres à « des solutions esthétiques [répondant] à des problèmes formels »[17]) et d’un « enfermement dans le champ » (qui envisage les textes comme « des manières de jouer des coups dans un espace structuré »[18]). L’objectif, en somme, est de redonner aux oeuvres une « épaisseur existentielle[19] » en considérant qu’elles sont aussi le résultat d’une transposition littéraire de problèmes vécus par les écrivaines et les écrivains.

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Ces remarques, qui sont autant de façons de reconnaître des dettes, cherchent aussi à prendre acte de l’essor actuel du concept de forme de vie. À cet égard, mon intention n’est pas d’insister, comme le fait Marielle Macé, sur la portée politique ou anthropologique de cette notion, qui traduit une certaine puissance de subjectivation. Plus simplement, peut-être, j’aimerais que ce dossier, pour reprendre les mots de Sandra Laugier, contribue à l’émergence « d’une nouvelle forme d’attention à l’humain, à la fois comme vulnérable, exposé, et comme pris dans des relations et connexions inédites[20] ». C’est depuis un tel horizon que les articles suivants considèrent l’expérience littéraire, en faisant dialoguer les oeuvres et les trajectoires avec des champs épistémologiques variés, pour mieux comprendre comment le désir d’écrire peut moduler la forme d’une vie.

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Dans Réparer le monde (2017), Alexandre Gefen essaie de circonscrire le tournant empathique de la littérature française contemporaine. En lieu et place d’une littérature qui cherche à décrire le monde, on assisterait à l’émergence d’une littérature « qui guérit, qui soigne, qui aide, ou, du moins, qui “fait du bien”[21] ». Il n’est pas toujours évident de savoir si les enjeux de vocation, sur lesquels j’ai insisté dans ces pages, « font du bien » ou « font du mal », dans la mesure où, si le geste d’écrire se dote ainsi d’une portée transformatrice pour la vie du sujet, elle vient souvent avec un prix à payer. Dans l’ethos moderne de la vocation, auquel s’est intéressée Judith Schlanger, on sent souvent à l’oeuvre une certaine rhétorique sacrificielle. J’aurais voulu que le dossier donne davantage à sentir des relents de cet ethos jusque dans la contemporanéité qui est la nôtre. Ce n’est pas exactement ce qui s’est produit. Je n’y insiste pas, pour finir, comme on avouerait un échec, mais pour signaler que, dans un contexte marqué par un changement de paradigme qui veut, comme le signale Gefen, qu’on mette la littérature au service de la vie plutôt que la vie au service de l’écriture[22], les usages de la vocation des écrivaines et les écrivains donnent l’impression de se défaire d’un certain romantisme.

Si j’ai ouvert ce texte en évoquant mes propres ambitions littéraires, et le rapport conflictuel qui a longtemps été le mien à l’égard de la vocation artistique que j’ai choisie, c’est que je sentais le besoin de faire sentir un tel dégagement en quelque sorte de l’intérieur, en rappelant qu’on ne peut pas penser le désir sans considérer l’existence qui le rend possible. Au moment de céder la place aux chercheuses conviées pour l’occasion, je ne sais toujours pas d’où viennent les rêves. De façon plus humble, peut-être, j’ai le sentiment de mieux saisir comment, dans leur façon de donner forme et sens à nos vies, ils éclairent avec une paradoxale intensité l’étonnante pratique d’écrire.

Il me semble, pour finir sur un dernier rêve, que c’est là déjà quelques jalons posés pour ce que nous pourrons peut-être envisager un jour comme une théorie existentielle de l’écriture.