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Dans son premier roman Sphinx[1], Anne Garréta prend pour objet d’étude les moyens de non-expression du genre (gender) dans la langue française, ouvrant sur de nouveaux possibles dans les représentations identitaires et sexuées en langue française. Elle le fait à partir d’une contrainte d’écriture, la « contrainte de Turing », qui consiste à enlever « toute marque linguistique du genre qui permettrait d’assigner un sexe au personnage, au narrateur ou à l’énonciateur[2] ». Cette contrainte est aujourd’hui répertoriée comme contrainte oulipienne et marque ainsi une prédilection oulipienne d’Anne Garréta, élue membre de l’Oulipo en 2000, quatorze ans après l’écriture de Sphinx[3].

La représentation du genre étant ainsi mise au coeur du roman qui nous intéresse, nous proposons d’aborder cet objet d’étude selon la perspective de la rencontre entre la stylistique de la contrainte et les études de genre. Le genre est ici entendu dans sa double articulation genre/sexe selon une perspective qui « permet de s’étendre et d’englober plus largement la question de la sexuation et du genre[4] », au-delà donc d’une perspective binaire représentant le masculin et le féminin. Ainsi, dans l’écriture formelle de Sphinx, nous posons l’hypothèse que la configuration textuelle mise sous le sceau de l’énigme par l’appareil péritextuel se déploie selon une configuration de l’énigme sexuelle. Selon Christelle Reggiani, spécialiste de rhétorique et de poétique de l’écriture à contraintes, le principe de « réticence informationnelle[5] » est caractéristique d’une écriture de l’énigme, à la fois comme poétique onomastique de l’opacité et narration de l’obscurité. Dans Sphinx, l’écriture de l’énigme se déploierait en effaçant les traces du genre et de l’identité sexuée pour aller vers un discours du neutre et du non-dit, mettant en place une lecture de la représentation impossible du genre et du sexe des protagonistes principaux. Dans un premier temps, nous nous concentrerons donc sur l’écriture de l’énigme du point de vue de la performativité discursive du réseau péritextuel (titre et dédicace) pour poser une lecture queer qui ne cherche pas à lever l’énigme sexuelle et identitaire mais plutôt à jouer avec les possibilités offertes par l’énigme, avant de proposer que la rencontre entre la littérature à contrainte et la mathématique offre une représentation de l’égnime mise en variables, et non en certitudes. Pour cela, nous ferons appel à une autre contrainte « X prend Y pour Z », qui vient compléter la contrainte de Turing, puisqu’elles se situent toutes les deux au niveau des contraintes de représentation des personnages/instances narratrices dans le récit. De son côté, la contrainte « X prend Y pour Z » établit un « mode de présentation d’une relation entre personnages[6] » dont nous envisageons les trois entités (X, Y et Z) comme une formule de dépassement possible de la binarité des genres, notamment par le clin d’oeil métaphorique de la combinaison des chromosomes X et Y dans l’identité sexuée des personnes, mais également par le recours aux termes d’une équation mathématique à trois composantes. Enfin, nous introduirons le concept, également oulipien, du clinamen afin de voir comment ce dispositif contraint de la « case blanche introduite dans la structure pour conférer [une] part de jeu (au sens mécanique)[7] » permet de rendre lisible le régime énigmatique d’un texte dont l’écriture choisit de ne pas dévoiler le genre de ses personnages, en prenant le risque de dérouter l’instance lectorale dans ses habitudes de représentation identitaire et sexuée de la composition des couples dans le genre romanesque.

Performativités de l’appareil paratextuel : « To the Third »

Pour Michel Charles, « l’énigme est avant tout pragmatique, car elle cherche à être résolue[8] ». Que fait donc le lecteur d’un texte titré Sphinx, en sachant que la fonction de l’appareil paratextuel est de porter un discours sur et autour du texte, dont le titre est littéralement, le « nom du livre[9] » ? Se retrouvant aux quatre emplacements rendus obligatoires par le format éditorial : « La première de couverture, le dos de couverture, la page de titre, et la page de faux titre[10] », nous pouvons même dire qu’il en représente le discours principal, en tant qu’élément péritextuel le plus visible.

Mis sous le sceau de l’énigme par son titre, le texte de Garréta se dote aussi d’une dédicace : « To the Third ». Pour Gérard Genette, en tant que « citation placée en exergue, généralement en tête d’oeuvre ou de partie d’oeuvre[11] », la dédicace consiste à « faire l’hommage d’une oeuvre ou d’une personne, à un groupe réel ou idéal, ou à quelque entité d’un autre ordre[12] ». Sa fonction est « performative, puisqu’elle constitue à elle seule l’acte qu’elle est censée décrire[13] ».

Tout d’abord la formule en anglais marque un changement de code linguistique qui performe alors une double énigme : celle de la langue et celle d’une certaine forme d’agrammaticalité, les deux inscrivant le travail de la langue au coeur du travail d’écriture. Par agrammaticalité, nous entendons le fait que la formule dédicacée est exprimée par un groupe nominal dont on a enlevé le noyau central, à savoir le nom, au profit de son adjectif (third) à la suite de la formule dédicataire (to). Littéralement : au troisième. Cet évitement du nom après « third » laisse un vide interprétatif qui ouvre une prolifération des possibles interprétatifs. En effet, de quel troisième s’agit-il ?

Face à cette énigme, nous aimerions proposer une lecture queer qui ouvre vers le questionnement des possibles, plutôt que sur une vérité référentielle, en cela que la théorie queer dépasse la notion de catégories et autorise une inteprétation qui colle à la contrainte de Turing ou effacement de l’expression du genre et de ses conséquences sur la représentation identitaire/sexuée de ses protagonistes :

Queer theory has introduced the notion of the movement and fluidity, so that rather than being trapped by these identity categories, we can circulate freely within and through them[14].

Si nous interprétons la logique de résistance sémantique ancrée dans la formule dédicacée et sa performativité discursive opaque de type énigmatique, nous voyons aussi que « To the Third » résiste également à la catégorie genettienne de « dédicataire », c’est-à-dire à qui est ici dédiée la dédicace, et donc par extension, le texte. Pour Sphinx, s’agit-il d’une dédicace à une personne ou à un groupe ? S’agit-il d’une personne qui se représente par une identité plurielle ? Peut-être tout cela à la fois. L’adjectif qui a abandonné son nom laisse à l’instance lectorale le soin de compléter le blanc laissé par l’absence du noyau central du groupe nominal, à savoir le nom, au profit de son adjectif. Ancré dans une lecture des possibles, le procédé devient politique en faisant « s’écrouler la “prison du binaire” pour que puisse se déployer l’“expansion infinie” du sens[15] », pour reprendre la terminologie barthienne.

Du côté des études de genre, cette problématique est désignée chez Cheshire Calhun, sous la catégorie du troisième sexe (“third sex”) :

With the lesbian not-woman enter the gay man, the heterosexual and gay male tranvestite, the male-to-female transsexual, the male lesbian and the like – this time not as men or imitation of women but as the third term between gender binaries : the third sex, the not-man, not-woman[16].

Comment l’expression de cette troisième catégorie d’identité sexuée se fera-t-elle dans la langue française, reconnue comme une des langues les plus genrées parmi les langues romanes[17] ?

Dans un entretien, Garréta a indiqué que son roman était un hommage à l’écriture expérimentale de Monique Wittig, une des premières à s’attaquer à la manière dont on représentait le genre dans la langue :

Monique Wittig est un écrivain extrêmement important pour moi. Elle a rendu possible en quelque sorte mon premier roman, Sphinx, qui tentait de prendre littéralement en compte ce qu’elle signifie quand elle dit qu’il faut éliminer, détruire la marque du genre dans la langue, et que ceci ne peut se faire que dans l’exercice même de la langue[18].

Les expérimentations de Wittig ont porté sur l’expression d’un « genre féminin universel », comme métaphore et métatextualisation de son idéologie de la représentation de la lesbienne en tant que non-femme, selon la notion de femme telle qu’elle est définie par la culture dominante cis-hétérocentrée[19]. De son côté, Garréta, stimulée par la contrainte de Turing et par le travail expérimental de Wittig, va pousser l’exercice en supprimant la marque des genres dans la langue. Les modalités de ce procédé ont été démontrées en détail par la critique, notamment dans les études de Monika Fludernik (1999) et de Gill Rye (2000)[20], qui mettent l’effort critique sur les procédures d’élimination du genre dans la langue française, traduisant chacune, à des niveaux différents, une lecture critique qui cherche à lever l’énigme du genre en projetant des intentions de lecture sur le genre des protagonistes. Chercher à lever l’énigme de l’identité sexuée des protagonistes par les mécanismes de non-représentation du genre dans la langue française est en effet une lecture possible du roman, comme l’a constaté Garréta :

Le résultat intéressant du test, (qui n’est au fond qu’un test de Turing), est que d’abord les gens ne remarquent pas l’absence des marques du genre. Ils les projettent systématiquement, comme si pour lire une histoire, en effet, il leur était nécessaire d’attribuer une identité sexuelle aux personnages […]. Second résultat : il n’y a pas d’uniformité dans les projections, les lecteurs n’ont pas tous lu la même histoire mais les quatre possibilités ont été systématiquement représentées dans la réception critique du livre […]. C’est ça le jeu dangereux. Faire la preuve empirique, expérimentale, non seulement de la contingence du genre, mais de son inanité ou de son insignifiance comme catégorie[21].

En effet, si l’efficacité critique des études de Fludernik et de Rye permet de révéler les modalités d’effacement du genre dans la langue, elles se désintéressent pourtant de l’écriture à contraintes. Nous résumerons ces procédures ici avec l’étude plus récente d’Eva Feole sur cette question critique dans le texte de Garréta et selon sa filiation avec Wittig :

Aucun pronom personnel ne sera utilisé à la troisième personne, tout comme les participes passés n’apparaîtront que dans leur forme neutre, c’est-à-dire inchangés par rapport au féminin et au masculin du sujet[22].

Il s’agit donc de la disparition de la troisième personne, majoritairement responsable des marques du genre dans la langue française, au profit d’une écriture neutre, qui enlève toute trace du genre, là où Wittig avait fait du genre féminin le genre premier. La dédicace « To the Third » serait alors complétée par ce qui a disparu dans le texte : l’effacement de la troisième personne grammaticale, ainsi que la représentation identitaire et sexuée qu’elle permet de projeter sur les protagonistes. Selon nous, si la contrainte de Turing permet une lecture de l’énigme du genre, le procédé choisi de l’effacement des traces du genre appelle plutôt un modèle de lecture qui permet de questionner ce qui est réellement en jeu ici, à savoir le fait que l’instance lectorale (critique ou pas) continue de chercher une réponse à l’énigme textuelle au sein de l’idéologie de la binarité des genres, alors que ce n’est pas là où le texte l’emmène puisque les marques du genre y ont été effacées. Dans le cas d’une lecture rendue ludique par la contrainte[23], il ne s’agit donc pas de chercher l’effacement de ce qui a été enlevé, mais d’aller là où le texte contraint nous emmène, en tant qu’instance lectorale, donc au-delà des questions de représentation des personnages par le genre. Le ludique étant envisagé ici selon le concept de Jacques Henriot qui en fait un terrain de déductions hypothético-logiques, selon les marques combinées d’une conduite ludique, entre savoir et pratique, autrement dit, ce qui est là, dans le texte, comme protocole d’écriture contrainte et comme programmation lectorale, et ce que l’instance lectorale en fait[24].

De fait, dans Sphinx, une lecture qui cherche à lever l’énigme du genre peine à aboutir à la question de l’énigme du texte soulevée par la dédicace. En effet si celle-ci pose l’éventualité d’un troisième concept, il reste à définir à quel nom associer l’adjectif « troisième » et à accepter d’évoluer dans le monde ludique, ici sous les modalités de l’abstrait et de l’opaque du régime énigmatique du texte, et non dans la quête de la certitude de sa résolution. Nous proposons donc une lecture queer d’un texte, en tant qu’« idéologie du genre (traditionnelle, patriarcale, subversive, féministe, postmoderne, queer)[25] », qui « [autorise] une subjectivité qui se considère non-binaire à [s’]approprier [un texte][26] ». Ainsi, l’absence de noms pour désigner les protagonistes principaux, l’instance narratrice « je » et l’objet de son amour A***, est un fort indice métatextuel que le nom n’est, dans ce roman, pas là pour identifier le(s) genre(s), mais plutôt pour donner la voix à des personnes qui se définissent hors des catégories du genre, ce que l’on pourrait désigner sous le concept queer du « postidentitaire » :

Tout en paraissant revendiquer des identités, ces mouvements [gais, lesbiens, féministes radicales, trans et intersexes] appellent plutôt la simple et juste reconnaissance des identités minoritaires. Le queer est donc postidentitaire. Il vise à se départir des étiquettes qui ne conviennent plus, désuètes et de surcroît oppressives : si elles satisfont les sujets qui s’y conforment, elles en font souffrir et en discriminent, stigmatisent, rejettent et excluent un grand nombre[27].

Notons ici la terminologie choisie de « post » dans l’héritage de Léo Bersani plutôt que d’« anti », afin de révéler la prise de conscience que le dépassement des politiques identitaires comporte aussi ses propres limites au sein de la communauté LGBTQ2+[28]. En tant qu’elle permet de dépasser la notion de genre, cette interprétation d’un queer post-identitaire nous semble toutefois la plus adaptée à l’écriture agenrée de Sphinx, qui empêche toute identification de sexe/genre de ses protagonistes, et qui les rend donc, par extension, toutes possibles.

Pour Eva Feole, à propos de l’écriture non-genrée de Sphinx, il s’agit d’un des pouvoirs de la littérature que de bousculer le lecteur dans ses habitudes :

[L’écriture agenrée] nous pousse à faire retour sur nous-même(s) [instance(s) lectorale(s)], à focaliser des questions apaisées et oubliées et à prendre conscience des préjugés qu’on a intériorisés. Effectivement, gênés par l’impossibilité d’encadrer totalement le personnage, la lectrice et le lecteur non seulement cherchent à interpréter le moindre signe afin de lui attribuer enfin un sexe, mais ils se trouvent face à des procédés mentaux liés au sens commun et qui deviennent soudainement insensés[29]

Magnifique remarque critique qui souligne la différence entre le « sens commun » et le travail du texte, mais encore une fois qui bute sur une gêne soi-disant ressentie par l’écriture non-genrée de Sphinx. Pourquoi être gêné.e par le procédé et non stimulé.e, voire soulagé.e de pouvoir s’éloigner du canon de représentation des couples dans la littérature, tel qu’officialisé par la culture dominante, donc le plus souvent représentatif d’un couple hétérosexuel formé par le masculin et le féminin ? On aboutit ainsi plutôt à la question politique : que veux-tu lire, instance lectorale, dans ce couple que le roman te présente ?

Pour conclure sur ce premier point, le pouvoir discursif de la dédicace, combiné à celui du titre qui inscrit l’hybridité dans la forme même de la créature mythologique en partie anthropomorphe, invite donc à une lecture créatrice guidée par la liberté d’identification non-genrée qui atteint le politique en révélant, dans les habitudes de lecture, l’omniprésence de l’idéologie hétérosexiste cisgenre telle qu’elle s’inscrit, plus ou moins implicitement, dans l’écriture même du genre littéraire le plus fécond, le roman. Nous verrons maintenant dans notre deuxième partie consacrée aux variables mathématiques de l’écriture à contraintes comment celle-ci dépasse la seule technique de l’effacement de la contrainte grammaticale vers une relation ancrée dans le paradigme du « third ».

« X prend Y pour Z[30] » ou les variables mathématiques du genre

La question du neutre soulève plusieurs champs que nous aborderons dans cette étude consacrée à la problématique des variables selon un angle interdisciplinaire reliant la littérature et les mathématiques. Dans « Portrait de l’artiste en mathématicien ? », Reggiani indique que le « lexique mathématique change de statut dès lors qu’il est traité comme un élément narratif ou poétique, participant ainsi à la constitution d’une économie littéraire valant indépendamment de toute cohérence scientifique[31] ». Dans son étude, Reggiani y parle spécifiquement des auteurs qui font partie de l’Ouvroir de littérature potentielle, groupe fondé en 1960, auquel appartient à la fois Raymond Queneau, qui en était le co-président à sa création, et Anne Garréta qui y est entrée en 2000, quelques années après la publication de Sphinx. Il est important donc de noter que l’écriture à contrainte de Garréta dans Sphinx n’était pas motivée par l’appartenance à l’Oulipo, puisqu’elle n’en faisait pas encore partie, mais qu’elle y a, depuis, officialisée la contrainte de Turing, du nom d’un mathématicien et héros discret de l’armée britannique pendant la Seconde Guerre mondiale qui fut ensuite poursuivi pour son identité homosexuelle et forcé à se castrer chimiquement par la prise d’oestrogène[32]. Raymond Queneau lui avait déjà rendu hommage dans la dédicace du texte prodrome de l’Oulipo, Cent mille milliards de poèmes, en faisant référence à la machine de Turing, connue pour avoir prouvé que le recours à des algorithmes mettait en place une procédure mécanique de résolution d’un processus de calcul par l’abstraction, ce qui, par extension, a permis à Queneau de poser la question de Cent mille milliards de poèmes comme machine textuelle en plus de poétique[33]. En l’appliquant aux contraintes de représentation du genre dans la langue française et donc en collant à la biographie tragique de Turing en raison de question d’identité sexuelle et non de genre, Garréta met en place dans Sphinx une machine romanesque qui propose une représentation identitaire par abstraction du genre de ses protagonistes qui empêchera toute question d’identité sexuelle.

La référence à l’Oulipo inscrit le rapprochement entre la littérature et la mathématique au coeur de son fondement comme le montrent les nombreuses publications de Raymond Queneau, que ce soit du côté de ses recherches sur les suites s-additives, de l’analyse matricielle du langage, de la relation « X prend Y pour Z », de l’analyse des formes poétiques combinatoires en passant de la sextine du troubadour Arnaut Daniel à la quenine selon un principe de généralisation d’une permutation d’ordre n, ou encore de la réédition de son ouvrage Bords : mathématiciens, précurseurs, encyclopédistes, ou enfin son ouvrage Bâtons, chiffres et lettres[34].

Rare – mais pas unique – voix féminine à l’Oulipo, la contribution de Garréta à l’Oulipo permet de renouveler les questions du genre à la fois dans les rangs des membres de l’Oulipo, mais aussi dans les contraintes portant sur le principe de disparition, à la suite du roman lipogrammatique de Perec[35]. Mais la force de Sphinx, pré-Oulipo, est, comme le dit Boisclair, de permettre de « dépasser la dualité du masculin et du féminin vers l’idée d’un neutre qui engage – comme dans le cours de Barthes – une pensée de la langue aussi bien que de la société[36] ». Garréta a d’ailleurs analysé la leçon de Barthes au Collège de France sur le neutre dont nous présenterons ici les quelques éléments importants à notre propos.

Tout d’abord, puisqu’il n’y a que « des êtres différents, chacun singulier-pluriel, échappant à toute prise », le principe d’écriture active devient un « refus de l’alternative entre le masculin et le féminin[37] ». Mais aussi du point de vue de la langue, elle retient que l’approche barthienne est celle d’une démarche non aliénante car « le sens et le sexe deviennent l’objet d’un jeu libre au sein duquel les formes et les pratiques sensuelles libérées de “la prison du binaire”, vont se mettre en état d’“expansion infinie” […] [afin de] pouvoir instaurer le neutre et/ou le complexe[38] ». Dans Sphinx, le jeu politique de l’expression plurielle se fera donc par le recours à la catégorie grammaticale du neutre, comme nous l’avons vu plus tôt en reprenant l’analyse de Feole.

Que représente le neutre en mathématique et que cela peut-il apporter à notre problématique de l’effacement des genres dans la langue française ? La mathématique apporte en fait un éclairage intéressant à cette question du neutre. Ainsi, si l’on prend le chiffre 3 pour représenter la dédicace de Sphinx et si l’on cherche à représenter le neutre en mathématique algébrique, il faut faire appel au chiffre 0. La combinaison des chiffres 3 et 0 mis en équation s’inscrit dans le paradigme des variables, car, selon le mode opétatoire choisi, le résultat de l’équation sera variant. Ainsi :

  • mis en équation dans un environnement additionnel ou soustractionnel, le neutre est alors un élément nul :

    • 1) 3 + 0 = 3

    • 2) 3 – 0 = 3 

mais

  • mis en équation dans un environnement multiplicationnel ou divisionnel, il devient un élément dominant qui annule tous les autres :

    • (3) 3 x 0 = 0

    • (4) 3 : 0 = 0

Selon les environnements exemplifiés ci-dessus, on peut dire qu’il a même un rôle qui varie en fonction du contexte et du mode opératoire choisi, tantôt équivalent à un rien (3 +/– 0 = 3), ou tantôt équivalent à un tout (3 x/ : 0 = 0), ce qui situe le neutre aux deux extrémités d’un spectrum de représentation du neutre. En mathématique, le neutre est donc loin d’être neutre, tel qu’on l’entend dans la langue et dans la représentation de l’identité, comme le suggère Reggiani sur l’utilisation des concepts mathématiques en littérature. Qu’en est-il de son abstraction du côté de la représentation du genre dans le littéraire, exemplifié ici dans Sphinx ?

Si l’on transpose la relation X prend Y pour Z en termes d’équation entre trois personnages représentés par x, y et z, le mode opératoire changera-t-il la relation entre les protagonistes ?

Posons les équations suivantes, selon les quatre modes opératoires déjà utilisés ci-dessus :

  • (5) x + y = z

  • (6) x – y = z

  • (7) x x y = z

  • (8) x : y = z

Dans ces nouvelles équations, si « z » représente le couple formé par x et y, le résultat change selon le mode opératoire mais le changement se fait en fonction de modalités différentes de celles du contexte mathématique. Ainsi, dans les relations additionnelle et multiplicationnelle, « z » pourrait représenter le couple formé par ses deux composantes. En revanche, dans les relations négationnelle et divisionnelle, « z » ne peut plus être le couple représenté par x et y mais un couple représenté par x amputé de y, donc qui a perdu « y ». Il s’agit bien d’une abstraction du récit de Sphinx où le couple « z » formé par x/je et y/A*** se transforme en un « z » qui a perdu un de ses membres, y/A***, qui meurt à la moitié du récit, laissant z/je désemparé.e, sombrant dans une forme de « dépression spectrale[39] », qui mènera le récit à sa fin.

Selon la contrainte formulée par Queneau, dans la relation « X prend Y pour Z », « personne ne se prend pour ce qu’il est, ni ne prend les autres pour ce qu’ils sont à l’exception de l’élément unité qui se prend pour ce qu’il est et prend les autres pour ce qu’ils sont[40] ». Cette contrainte nécessite un discours du quiproquo identitaire, facilement applicable au genre du vaudeville, moins au genre du roman, sauf si l’énigme est au coeur de son écriture, ce qui est bien le cas de Sphinx, comme nous l’avons démontré dans notre première partie.

Pourtant, si l’on transpose l’énoncé de cette contrainte – telle que définie par Queneau – à notre problématique de la représentation de l’identité sexuée des protagonistes du roman de Garréta, nous arrivons à une autre interprétation qui fait de « z » le résultat du mélange chromosomique de l’union de « x » et de « y » :

  • (9) x + y = z

  • (10) x – y = z

  • (11) x x y = z

  • (12) x : y = z

Ces équations sont moins représentatives puisque le résultat reste toujours z, comme mélange chromosomique de x et de y, ce qui peut représenter la narration de Sphinx qui écrit le corps à tout instant du récit, notamment celui admiré de A***. Notons toutefois le déséquilibre narratif dans la représentation des corps entre celui de l’instance narratrice, qui n’est jamais (auto)évoqué, et de celui de A*** qui est omniprésent et tant admiré : « quelque “désexué” que soit le corps de A***, il donne lieu à une sorte de blason éclaté qui le magnifie, à une évocation sobre mais puissante de la fusion et du plaisir – des apories de l’amour aussi[41] ». Quand l’admiration et le désir dépassent les marques du genre et du sexe, le paradigme mathématique montre bien que l’effacement des marques du genre entraîne son abstraction poétique en déplaçant les possibilités référentielles de la question identitaire que Garréta nomme au nombre de quatre[42], là où la recherche a reconnu l’existence de cinq sexes[43], certes plusieurs années après la publication de Sphinx, révélant ainsi des possibilités combinatoires plus nombreuses que les quatre mentionnées par l’autrice, mais auxquelles nous nous sommes tenus pour le modèle de nos quatre modes opératoires.

Prenons maintenant un exemple représentatif du moment clé de la transformation de « z » – couple à deux entités vivantes x et y – à « z » – couple à une seule entité vivante, après la mort de A***/y, au moment où A***/y adresse une question à l’instance narratrice je/x, « Comment tu me vois, hein ? », à laquelle je/x répond « Je te vois dans un miroir[44] ». Cela offre une application directe de la contrainte « X prend Y pour Z », c’est-à-dire pour une image de ce que « y » est ou n’est pas, donc « z », et non « y », selon « x ». La réponse n’étant pas celle espérée puisque A***/y quitte (ou fuit) les coulisses pour entrer en scène sans attendre la réponse de l’instance narratrice. Mais l’incident communicatif entraine la précipitation de A***/y qui fait une chute fatale dans l’escalier qui mène à la scène, faisant de ce passage une métaphore de la référence mythologique du personnage du sphinx, et rappelons-le aussi le titre du roman de Garréta. Ainsi, lorsque les prétendants à la levée de l’énigme du sphinx (et au royaume de Thèbes) n’arrivaient pas à répondre à l’énigme de la créature anthropomorphe, ils étaient alors jetés dans le vide et mourraient. Donc la question de A***/y représenterait bien l’énigme portant sur l’image d’une représentation du genre mais où les rôles sont inversés puisque c’est A***/y qui meurt, et puisque c’est A***/y qui a posé la question, ce serait donc la mise à mort du sphinx. Les termes de l’équation changent alors, puisque y et z seraient maintenant les deux faces inversées d’un même personnage. On ne parle donc plus d’un « z », résultat d’une équation mais d’un « z » qui se confond avec, ou qui est aussi « y ». Littéralement, X prend donc Y pour Z, comme le veut la contrainte formulée par Queneau, mais également « x » tue « y » en le.la.iel prenant pour « z ».

La mort de A*** transforme donc la relation entre les personnages de métaphorique à littérale et se présente ainsi comme un des moments clés du roman, celui de la chute de A***/Y/Z, qui laisse le couple à une seule entité vivante, une variable de la notion de couple dans lequel une de ses composantes a disparu. Attardons-nous maintenant sur ce moment clé du récit afin de le révéler en clinamen, un autre procédé oulipien qui permet ici de métatextualiser une ultime variation des genres dans Sphinx.

Sphinx, variations genrées autour d’un clinamen

Le clinamen est une des marques de fabrique de l’Oulipo. C’est Noël Arnaud, un des présidents de l’Oulipo, qui a rédigé l’entrée « clinamen » de l’Encyclopédie Universalis, posant ainsi l’Oulipo comme garant scientifique du discours critique sur le clinamen : « La théorie du clinamen remonte à Épicure : l’atome, tout en se dirigeant en ligne droite vers le bas en vertu de son poids et de sa pesanteur, dévie légèrement de côté[45]. » Le clinamen consiste donc en une « déviance légère et volontaire[46] » du côté du pôle auctorial qui se répercute en « un échelon manquant[47] » pour le pôle lectoral. Il représenterait donc le moyen d’échapper à la combinatoire, comme le lieu de l’abandon volontaire des règles et le moment où le texte lève le voile sur l’énigme à résoudre.

Ainsi, au moment de la chute de A***, le récit en est à peu près à la moitié/deux-tiers de son déroulement, une trentaine de pages après la mort de A***, à la page 174 sur une totalité de 230, et prend la forme d’un discours du « dévoile[ment] ». Le verbe « dévoiler » est d’ailleurs annoncé à la page précédente, avant de faire place à une autre forme verbale qui doit retenir toute l’attention de l’instance lectorale : « “Je” n’était rien[48] ». Plusieurs éléments sont à noter dans l’agrammaticalité de cette forme verbale. Tout d’abord l’inadéquation entre l’accord du sujet, ce qui n’apparaît qu’une fois dans le texte, qui ne juxtapose autrement pas le « je » à une forme verbale de troisième personne du singulier. Les guillemets de l’analyse auto-introspective peinent à justifier ce qui peut être vu comme une agrammaticalité, ou comme un « oblique[49] », caractéristique du régime énigmatique du texte selon Reggiani.

Dans la littérature écrite par d’autres autrices oulipiennes, on retrouve une occurrence proche chez Michelle Grangaud : « Je te souvient[50] », que Christelle Reggiani analyse comme un solécisme ou une

faute d’accord [qui] manifeste très économiquement quelle dissonance la récriture de la mémoire poétique par un auteur féminin introduit dans l’ordre de la langue, déplaçant en particulier la catégorie de la personne, qui articule par excellence la grammaire à l’existence sociale : le je poétique, quelque soit sa référence, est décidement un autre – une altérité qui passe ici par la neutralité de la “non-personne”[51].

On en revient donc au neutre, démontré dans notre deuxième partie. Effectivement, il faut noter que « je » dit n’être rien, donc un élément nul, tel le 0 ou élément neutre dans la relation opératoire de l’addition/négation dont la variable opérationnelle de la multiplication/division l’inscrit au contraire comme un tout. Ainsi, du côté de la représentation du neutre dans les formes verbales non-binaires, dites aussi formes neutres de représentation du genre, on emploie la lettre « t » comme la marque de l’accord du participe passé des verbes conjugués avec l’auxiliaire être : « Ille est allet ou Iel est aimeT[52]. » Que signifie donc cette apparente dissonance verbale neutre entre la première et la troisième personne ?

Tel un parfait clinamen, en disant « mais je glissais et ne pouvais m’éprendre, m’interrompre et faillir à mon destin de fuite fascinée[53] », l’instance narratrice de première personne prend en charge le phénomène de déviation, tandis que A*** performe la chute et meurt par « rupture des cervicales[54] ». Comme des variables l’une de l’autre, les deux protagonistes représentent ainsi les deux composantes du clinamen, mettant ainsi cette exception littéraire oulipienne au centre du récit pour exprimer la non-identité par l’abstraction du neutre et donc par le refus de lever l’énigme.

Ainsi, si contrainte et clinamen s’additionnent pour donner une « mesure en quantité de liberté, proportionnellement à l’invisibilité de la contrainte[55] », on retrouve bien la combinaison de la glissade de « je » et la chute de A*** comme deux moments du langage du clinamen qui rejoignent celui du dévoilement de la contrainte : « Je » n’était rien et le sphinx A*** n’est plus rien. D’ailleurs, comme l’a annoncé Reggiani, « je est aussi un autre[56] », selon l’héritage de la représentation du sujet posé par Arthur Rimbaud. C’est le cas dans Sphinx, puisque nous avons vu que Y et Z peuvent se confondre selon la contrainte « X prend Y pour Z ». Sphinx, roman de l’écriture de la disparition des marques du genre, est donc aussi celui de la disparition du sujet derrière la manière dont il est représenté, plutôt que tel qu’il est, donc l’idée qui en est faite et non son identité réelle. L’histoire d’amour entre les deux protagonistes est ainsi vouée à sa perte, mort de l’un d’eux ou pas, puisque l’un de ses éléments, en tant que sujet, n’est jamais pris pour ce qu’il est par l’instance narratrice et, comme nous l’avons vu, par extension, dans de nombreuses lectures critiques.

Si l’on observe maintenant le couple mythologique Sphinx/Oedipe et si Oedipe fut un héros qui a vaincu l’énigme du sphinx pour actionner la machine de son destin tragique du côté du parricide et de l’inceste, A*** a bien aussi un destin tragique dans le récit, puisque son énigme ne sera jamais résolue. Dès lors, cette irrésolution doit être mise en question, plutôt que de tenter de la résoudre. D’ailleurs pour Georges Perec, le couple Sphinx et Oedipe transposé au domaine des mots croisés représente à la fois « celui qui compose les grilles » et « celui qui tentait de les résoudre[57] », donc les deux facettes de l’énigme et de la conduite ludique selon Henriot. Autorisons-nous d’y voir une nouvelle variable, celle d’une instance auctoriale transformée en sphinx, qui pose des questions, et celle de l’instance lectorale représentée par Oedipe, selon la vision barthienne de l’auteur, pour qui « la vocation d’un écrivain n’est pas de donner des réponses mais de poser des questions[58] ». Le sphinx a finalement pris le dessus sur Oedipe, tout comme le fait le roman énigmatique de Garréta, en s’inscrivant dans une rhétorique textuelle « restreinte, préservant sa nature discursive au risque de l’obscurité, en énonçant une adresse paradoxale, toujours vouée à l’obliquité[59] », procédé auquel la littérature à contraintes a très largement recours pour inscrire le mystère en tant que « métaphore de l’écriture à contrainte[60] ». L’instance auctoriale reste donc maîtresse de son texte, au détriment de ses lectures critiques.

Pourtant, selon Boisclair,

soumettre un texte à une lecture du genre, c’est soumettre la recherche du sens au repérage des valeurs dites masculines et dites féminines véhiculées par différents vecteurs – dont les personnages, puisque les personages sont des instances dont le genre est une variable non indifférente au rôle qu’ils ont à jouer dans la diégèse[61].

Ce à quoi elle ajoute en note : « [À] moins qu’on veuille faire de l’ambiguité la question même du récit, comme dans Sphinx d’Anne Garréta[62]. » Dans Sphinx, il est vrai que chacun.e des protagonistes qui n’ont pas un genre identifié représente une partie de l’énigme du genre que l’instance narratrice se refuse à percer, malgré le souhait de A***, ou par extension, de l’instance lectorale.

Dans l’ambiguïté de l’image, de sa réflexion dans le miroir et de ses représentations par l’instance narratrice, ce qui ressort enfin comme une ultime variable est la mise en miroir de je et de A***, comme s’ils étaient des sphinx l’un pour l’autre, laissant ainsi le récit dans son questionnement sur le genre non-résolu et sans avoir besoin de l’être. La question prévaut la réponse. Deux êtres se sont aimés. L’amour est entre deux personnes/personnages et n’a pas besoin de genre. L’énigme est ailleurs et il faut donc tuer le langage du genre qui induit en erreur en mettant sur la voix de l’identité sexuée.

Ainsi, selon Reggiani, Sphinx est plutôt …

un texte épicène du point de vue de l’énonciation [où] la disparition grammaticale du genre du narrateur construit une androgynie linguistique qui suspend la question de l’identité – celle du Sphinx – pour en maintenir l’énigme, et suggère ainsi la possibilité d’un genre neutre, grammatical aussi bien que social[63].

De son côté, Annabel L. Kim montre bien que le spectrum queer est exploré dans l’écriture de Garréta du point de vue de la langue et déborde le discours queer sur les questions d’identité genrée et sexuelle :

Garréta’s queer project, in other words, can be considered queerer than queer in its outdoing of queerness – it actually reaches the non-identity that serves as queer theory’s asymptote or that queer theory finds, intermittently, in the orgasmic interval of jouissance[64].

Ainsi, du symbolique au littéral, A*** fait une chute fatale dans l’escalier qui le.la.iel menait à la scène, donc au lieu de s’élever dans la performance scénique, c’est la chute mortifère qui l’attend. Du littéral au symbolique cette fois-ci, l’écriture de l’énigme du genre qui se déploie tout au long du roman dans le refus de révéler l’identité genrée et sexuée de ses protagonistes principaux, inscrit le texte du côté du politique, ici dans une « configuration [à la fois] sexuelle et de l’ordre social[65] ». En 1986, lors de la parution de Sphinx, la vague des études queer n’a pas encore opéré son tournant paradigmatique sur les savoirs. Sphinx est donc en cela un texte pionnier. Toutefois, le questionnement du genre n’est pas absent, puisque les féministes, dont Wittig, ont eu le mérite de soulever le problème de la perspective binaire qui se déclinait souvent selon un genre social unique, le masculin, parfois trop peu dissimulé derrière le genre grammatical neutre. Le débordement des sphères féministes a ensuite posé le problème en termes de la condition du genre. En effet, selon Boisclair, « s’il n’y a pas deux sexes, pourquoi deux genres[66] ? » L’entaille est ainsi faite au binarisme hétérocentré, que vient renforcer le choix de la contrainte de Turing par Garréta, et celui de la contrainte « X prend Y pour Z » choisie pour notre étude des variables, qui inscrit une lecture du « troisième » élément dans le roman, tel qu’il est mis en variation et en question dans Sphinx.