Résumés
Résumé
Dans la réception critique de la philosophie de Platon, l’expérience à Syracuse est intimement liée à l’utopie de la République, car l’utopie et l’autobiographie se complètent en partageant des positions diamétralement opposées sur le narrateur, le récit et le réel. Une étude de la Lettre VII, et plus particulièrement de la narration que fait Platon de la mise à l’épreuve philosophique de Denys II, montre que l’autobiographie est une réponse adéquate à la construction spéculative qui occupe les livres centraux de la République. Ici, le récit autobiographique est l’antidote aux débordements spéculatifs de la réflexion normative en philosophie.
Abstract
When looking critically into Plato’s philosophy, one finds the Syracuse experiment to be entwined with the Republic’s utopia. Indeed, utopia and autobiography complete each other through diametrically opposed viewpoints on the narrator, the narrative, and reality. Reading Letter VII, and in particular Plato’s narration of the philosophical trial of Denys II, one sees how autobiography is a pertinent answer to the speculative construct of the Republic’s central books. In this case, autobiography alleviates the speculative musings of normative philosophical thinking.
Corps de l’article
Pour illustrer en un exemple concret comment le fait d’occulter la littérature mène parfois le philosophe dans une impasse, commençons par une observation sur le terrain bien circonscrit de l’histoire de la philosophie antique et de la place qu’y occupe Platon. Dans les études se consacrant en général à son parcours intellectuel et à sa philosophie politique, ou encore dans celles qui se concentrent de plus près à distinguer les différentes périodes de sa carrière philosophique, il n’est pas rare que l’historiographie mette en rapport la République et la Lettre VII. Comme le résume Luc Brisson dans son introduction aux lettres de Platon, « par rapport au reste de l’oeuvre de Platon, les Lettres présentent un double intérêt : là seulement, le philosophe parle à la première personne, là seulement il se décrit en action[1] ».
Platon, on le sait, ne prend jamais la parole dans ses dialogues et il n’y apparaît qu’une fois et demie, ce qui laisse les commentateurs devant un des plus épineux et des plus durables problèmes d’exégèse philosophique : doit-on ou non attribuer à Platon tout, une partie, ou rien du tout des oeuvres qui nous sont parvenues sous son nom ? Devant une oeuvre si peu autobiographique, les lettres de Platon et surtout la septième d’entre elles représenteraient une occasion, et peut-être la seule véritable possibilité, de remédier à cette situation délicate. Absent de ses dialogues, Platon se dévoilerait dans ses lettres ; justifiant ses actes et sa philosophie surtout dans la Lettre VII, il nous aurait donné là ce qui fait cruellement défaut dans ses oeuvres : un aperçu de ce qu’il pensait et faisait en son nom propre[2]. Il n’est ainsi pas du tout surprenant que bon nombre d’études sur Platon voient dans les informations biographiques contenues dans la Lettre VII un témoignage historique de première importance sur la manière dont il faut interpréter son parcours philosophique et sa philosophie elle-même. En vérité, il n’est pas rare que les aventures racontées par la Lettre VII soient prises comme des points tournants dans la philosophie de Platon[3]. Du point de vue de l’histoire, la chose se comprend. L’autobiographie, si elle est authentique — nous y reviendrons —, représente un témoignage exceptionnel, pour ne pas dire miraculeux, sur la vie et la pensée de notre auteur[4]. Mais derrière les raisons d’ordre historique se trouvent à mon avis des motivations plus profondes qui remontent à la question qui nous occupe aujourd’hui : l’intérêt philosophique de la narration pour une compréhension fine de la vérité et de la pensée elle-même.
Je ne pourrai ici épuiser ne serait-ce qu’une seule des questions que soulève l’interprétation des rapports entre la Lettre VII et le reste des oeuvres de Platon, mais je voudrais exposer quelques-unes des raisons pour lesquelles l’intérêt philosophique de la Lettre VII peut être dissociée de son authenticité.
Une remarque s’impose à propos de la lettre elle-même. À la suite d’une lecture attentive à ses qualités littéraires, il est difficile de nier que son texte soit du plus haut niveau[5]. Sa structure, faite de subtils allers retours entre le présent et le passé, permet d’aménager de manière naturelle une foule de considérations sur la politique, l’histoire, l’écriture, la pensée, la vérité, etc. Aussi longue qu’un court dialogue, cette lettre présente une explication en profondeur des rapports politiques entre Platon, Denys II et Dion autour de l’institution d’une cité philosophique à Syracuse. Dion, ami de Platon, lui avait demandé de persuader Denys II, tyran de Syracuse, d’infléchir le cours de sa politique dans le sens du programme platonicien exposé dans la République. Le récit qu’en fait l’auteur de la Lettre VII fait de cette entreprise politique un fiasco sur toute la ligne ; Denys II est resté le tyran autocrate qu’il a toujours été, faisant subir à Platon, à Dion et à la famille de ce dernier les outrages variés de l’emprisonnement, de l’exil ou de la confiscation de biens. Cette lettre tente d’expliquer ce qui a poussé Platon à agir pour tenter d’instaurer une nouvelle constitution à Syracuse et quelle a été sa responsabilité dans les mésaventures de Dion, de sa famille et des Syracusains. Le texte, qui n’est pas moins dense que celui des dialogues platoniciens, parvient à conjuguer plusieurs niveaux de lecture en un tout cohérent. Au premier niveau, celui qui donne à cette lettre sa trame narrative, se trouve le récit des trois voyages qu’a faits Platon à Syracuse. Le second niveau est occupé par des remarques sur les conditions politiques nécessaires pour instituer une constitution philosophique qui rappelle à grands traits celle de la République. Le troisième niveau consiste en une réflexion sur l’engagement politique et littéraire du philosophe : pourquoi avoir agi en politique ? En quoi consiste son oeuvre philosophique ?
À propos de l’épineuse situation des textes de Platon, je voudrais ensuite remarquer que la Lettre VII est, pour l’interprétation de la philosophie de Platon, tout à fait indissociable de la République non pas seulement parce que toute autobiographie est de fait un témoignage privilégié de la pensée d’un auteur et qu’afin de comprendre l’oeuvre il faut connaître l’homme, mais pour des raisons qui appartiennent aussi à la facture littéraire de la République et de la Lettre VII. Sur l’interprétation comparée de ces deux textes, il m’apparaît primordial de remarquer la complémentarité automatique, pour ne pas dire forcée, entre le récit autobiographique et le dialogue philosophique.
Ces deux textes se répondent en contrepoint sur l’ensemble ou presque de leurs caractéristiques formelles : la lettre est un monologue écrit à la première personne, la République est un dialogue mené par Socrate ; la lettre est adressée à un lectorat précis et restreint (Dion et ses proches) tandis que le dialogue ne semble a priori destiné à aucun lectorat en particulier ; la République ne porte pas sur des événements historiques mais sur une question philosophique, tandis que la Lettre n’aurait aucune raison d’être sans les événements qu’elle relate et envisage les questions philosophiques dans ce qui est présenté par Platon comme une digression au milieu de son récit. Et l’on pourrait continuer longtemps cette énumération. Ces éléments convergent cependant autour d’un axe théorique opposant autobiographie et spéculation philosophique. En suivant cet axe théorique, il est nécessaire de constater que chacun de ces textes est précisément ce que l’autre n’est pas. Ils se définissent par leur opposition et illustrent par leurs caractéristiques deux manières de penser et d’écrire inassimilables l’une à l’autre.
En supposant, de façon implicite, que l’interprétation de Platon ne saurait être complète sans la contribution de l’autobiographie, les commentateurs qui se réclament de la Lettre VII font fonctionner à plein une distinction d’ordre textuel. C’est parce que le récit autobiographique n’est pas, en principe, une spéculation philosophique qu’il peut donner un étalon fiable pour raconter quelles ont été les idées et les actions d’un auteur aussi énigmatique que Platon. Une première constatation d’ordre historiographique consiste donc à remarquer que le faire du récit, raconter une histoire, sert d’arbitre aux questions d’histoire de la philosophie. C’est parce que l’autobiographie de Platon permet de raconter son histoire que l’on peut se prononcer sur sa philosophie. La narration autobiographique, en ce qu’elle peut adhérer à l’histoire, s’impose, pour ainsi dire, tout naturellement, aux historiens et aux philosophes qui se penchent sur la pensée de Platon ; car, pour ces derniers, soit dit en passant, il faut aussi se « raconter une histoire » sans « s’en conter de belles ».
S’arrêter à ce point, se contenter de la reconstruction de l’histoire sur la base de documents qui se distinguent avant tout par leur voix narrative et leur position théorique, n’est-ce pas être soi-même dupe de la facture littéraire de ces documents[6] ? N’est-ce pas, en fin de compte, tirer de leur seule forme des conclusions sur leur fond et renoncer à poser la question du genre littéraire en philosophie ?
Très peu d’auteurs vont jusqu’à s’interroger sur cette complémentarité nécessaire entre la Lettre VII et le projet politique platonicien. La plupart l’envisagent comme un témoignage indépendant et, partant, à prendre au pied de la lettre de ce qui serait arrivé dans l’histoire et malgré Platon quand il a tenté d’instituer à Syracuse le régime politique de la République. La complémentarité dont je viens de parler tombe tout entière à la faveur de l’ingénuité du récit narratif à la première personne, récit qui obtient sans plus d’interrogation son pedigree de document historique officiel. L’autre attitude devant le témoignage de la lettre est bien entendu de lui refuser son caractère authentique ; dans ce cas, le poids du « je » et du récit à la première personne tombe du côté du romanesque : les critères de l’autobiographie deviennent suspects et concourent à faire de notre texte une fiction[7].
Une entreprise interprétative comme la nôtre pourrait cependant montrer comment cette distinction entre la spéculation philosophique et le récit au « je » opère de façon claire, réfléchie, et positive dans la Lettre VII comme ailleurs dans les oeuvres de Platon. À plusieurs endroits, la lettre montre que la distinction prudente entre un projet philosophique et son inscription dans l’histoire suscite elle-même une réflexion sur la pratique de la philosophie et de l’écriture. En ce sens, bien loin de s’opposer comme l’ont voulu par-dessus tout la philosophie en général et l’interprétation de Platon en particulier au xxe siècle, le muthos et le logos se tempèrent l’un l’autre. Ou, plus précisément, enchâssés l’un dans l’autre de façon dynamique, leurs rapports, constants, rendent possible une éthique et une politique conformes à un projet philosophique qui, dans ces conditions seulement, se révèlera attentif à la projection des idées sur la trame narrative de la biographie. Il est ainsi permis de « sauver » une partie de la lettre, car si l’on ne peut se prononcer sur la vérité historique du document, la réflexion qu’il présente sur la vérité historique d’un projet philosophique n’en reste pas moins digne d’intérêt.
Pour répondre avec la plus grande précision à la question de la place de la narration dans la philosophie de Platon, il convient de délimiter la signification de quelques termes clefs. À propos tout d’abord de la narration elle-même, de la « diégèse », voici ce que nous trouvons dans la République (III 392c-394c), qui n’est pas exactement ce qu’entend Genette. Ici, il s’agit pour Socrate avant tout d’une manière de faire le récit d’événements passés, présents ou futurs (III 392d). Soit, dit en substance Socrate, le poète emprunte lui-même la voix et les attitudes de ses personnages — et dans ce cas il fait une imitation —, soit, autrement, il raconte ce qui se passe, il suit la succession des événements, il les passe en revue — et dans ce cas il fait une narration, une « diégèse » (III 392d-394b). Les combinaisons entre ces différents genres sont possibles : l’imitation seule donne naissance à la comédie et à la tragédie ; la narration seule s’illustre dans les dithyrambes ; le genre mixte dans la poésie épique « et plusieurs autres compositions » (III 394b-c).
À la suite de cette classification, Socrate ne retiendra que le genre mimétique et l’imitation du bon caractère pour éduquer ses gardiens (III 397d-398b). Ce choix est présenté comme allant à l’encontre d’une poésie multiple, composée de plusieurs voix et de plusieurs niveaux de narration (directe ou indirecte) ». Il va aussi consciemment à l’encontre de ce qui est agréable (III 397d-e). Cette poésie est « plus austère et plus déplaisante » que la composition multiple (III 398a). Je ne vais pas tirer toutes les conclusions qui s’imposent à partir de ce choix pour l’austérité d’un « canon pédagogique et esthétique » destiné à purifier les cités gonflées d’humeurs. J’aimerais cependant souligner que ce canon n’est pas celui que suit Platon dans ses oeuvres, loin s’en faut. Il y a « de la narration » dans tous les dialogues de Platon, ou presque[8] ; la République est elle-même la narration par Socrate d’une discussion rapportée au style indirect. Qui plus est, il n’y a pas que des « bons » ou des « vrais » personnages chez Platon : les dialogues sont, dans leur essence, multiples et s’ils privilégient la voix directe, ils n’excluent pas le recours à la narration.
Pour revenir à notre propos, je voudrais souligner pour l’instant que, dans son ensemble, la Lettre VII se trouve à tomber du côté de la narration, tandis que la République, comme la plupart des autres oeuvres de Platon, se présente plutôt comme un dialogue. C’est que, à ce propos, sauf dans quelques exceptions, il est impossible d’être catégorique. Comme nous le verrons dans un instant, si ces catégories formelles sont en principe distinctes l’une de l’autre, l’écriture de Platon les fait alterner et tire un parti philosophique de leurs mérites complémentaires.
Pour bien saisir en quoi la Lettre VII de Platon consiste en un exemple de narration philosophique conforme aux idées de son auteur sur la réflexion et l’action, il est essentiel de clarifier maintenant une seconde paire de termes qui, s’ils sont mal compris, risquent de nous empêcher de saisir le sens de sa pensée. De ce que je viens de dire à propos de la narration et du dialogue direct, d’aucuns seraient tentés d’y voir une distinction plus fondamentale entre le muthos et le logos ; au logos, au raisonnement, correspondrait le dialogue philosophique s’opposant au muthos, le mythe, la narration, et surtout la fiction d’un discours non vérifiable[9]. Il est vrai que le mythe se présente parfois chez Platon comme un discours non vérifiable sur des « réalités » dont la connaissance est inaccessible aux vivants. Par exemple, les mythes des origines ou eschatologiques chez Platon tentent de pallier les manques du raisonnement philosophique par l’élaboration d’une fiction qui, pour partie, en assoie la légitimité, tout en montrant ses limites. Mais à côté de cette présentation simple, et peut-être simpliste du mythe comme une fiction qui sert d’outil de persuasion, se trouve, de manière concomitante, une utilisation plus spéculative du muthos qui le déplace de la périphérie vers le centre du discours philosophique[10]. Le mythe devient alors normatif, spéculatif, vraisemblable, ou, s’il est un récit historique, tout simplement véridique[11].
J’en appelle tout d’abord au caractère ouvertement fictif et tout à la fois spéculatif de la partie positive de la République (les Livres II à V), qui correspond à la présentation de dispositifs politiques tous plus étranges et spectaculaires les uns que les autres. À plusieurs reprises, Socrate annonce sans ambiguïté qu’il emprunte la voix du mythe. Voici ce que l’on trouve au début de cette longue partie du programme politique de la République : « Eh bien, faisons comme si nous allions fabuler en racontant une histoire et en prenant notre temps pour le faire, et formons donc ces hommes en discourant à leur propos » (II 376d-e). L’intention de Socrate s’explique de la manière suivante : faire l’éducation des gardiens « dans » un discours — un logos — demande de composer un récit spéculatif — un muthos — sur la manière dont elle devrait se dérouler ; où l’on voit que le raisonnement de Socrate s’appuie sur le fait que la fiction permet d’envisager une « histoire en théorie ». Plus loin, et toujours sur le même mode fictif, au moment de présenter ses initiatives politiques les plus scabreuses dans l’éducation des femmes, Socrate insiste sur le caractère irréel de ses propositions :
Autorise-moi un petit congé, demande-t-il à Glaucon, comme les paresseux qui ont l’habitude de nourrir leur pensée par eux-mêmes, lorsqu’ils déambulent en solitaires. Ce genre d’hommes en effet, avant même de se mettre en quête du moyen de réaliser ce qu’ils souhaitent, s’en désintéressent, afin de ne pas avoir à s’épuiser en délibérations sur ce qui est réalisable et ce qui ne l’est pas. Ils présument que ce qu’ils désirent se trouve réellement à leur portée, et dès lors ils mettent en ordre le reste et se réjouissent à l’examen détaillé de ce qu’ils feront une fois la chose réalisée, rendant ainsi leur âme paresseuse encore plus paresseuse encore.
V 458a-b
On peut dire sans crainte de se tromper que toute cette partie de la République est la mise en oeuvre explicite d’une fiction de ce genre. Socrate qui conçoit des pratiques qui n’existent pas et qui seraient néanmoins souhaitables ne se prive pas pour produire quantité de remarques à l’effet que sa ville imaginaire, sa « Belleville » comme il l’appelle, est en tout cas une fiction, ou, plus exactement, qu’elle tient de l’utopie pour utiliser le mot consacré depuis Thomas More[12]. Il appartiendra au Livre VI de la République de montrer que la possibilité de réaliser ce programme remonte elle-même à la possibilité de placer un véritable philosophe aux commandes de l’État ; ce qui est, derechef, une hypothèse fragile, mais néanmoins vraisemblable estime Socrate. Les remarques sur la réalité de cette Belleville exploitent avec finesse les différentes modalités du possible et du nécessaire à l’égard de cette hypothèse dialectique. Sur la réalisation du programme politique de la République, l’origine de la question se trouve dans l’oeuvre elle-même, aux Livres V à VII de la République (540d) et au début du Timée (19b sq.). Vient ensuite la Politique d’Aristote, qui critique l’impossibilité de réaliser une telle constitution, mais ne dit en revanche rien de l’expédition en Sicile et de la Lettre VII. Enfin, que l’on accepte ou non l’authenticité de la Lettre VII, il serait très difficile pourtant de nier que Platon est l’auteur de la République et qu’il est allé à Syracuse à la cour de Denys II[13]. Pour une seule de ces raisons, ou toutes à la fois, la question de la réalisation de la République est inévitable[14].
La réaction habituelle en face de ce problème consiste à prendre Platon au sérieux dans la réalisation de son utopie[15]. Et, en effet, Socrate est tout à fait sérieux, voire désabusé, lorsqu’il envisage la réalisation de son mythe ; tout comme Platon est amer quand il repense à son aventure politique en Sicile. C’est un fait, chacun de ces deux textes ne saurait mieux exposer la nature paradoxale du projet. Par une série de remarques sur la possibilité et l’impossibilité de la cité philosophique, ces textes se renforcent l’un l’autre en indiquant que l’utopie n’est pas une pure fiction, bien que sa réalisation exacte paraisse impossible. La création en discours de l’État mythologique de Socrate pose donc la question de la réalité politique et historique dans laquelle ce modèle de constitution devrait s’inscrire. Pour Platon, s’assurer de la réalisation historique de ce programme ne sort toutefois pas du domaine du muthos mais demande à son tour d’autres muthoi faisant cette fois le récit d’un passé, fictif ou non. La chose est moins absurde qu’il n’y paraît si l’on est attentif au fait que les divers emplois de muthos peuvent désigner autant le récit fictif que le récit historique. Dans ce sens, le muthos est un discours qui porte sur des choses dont il faut savoir évaluer la véracité. Voyons comment Platon présente les choses.
La tentative d’articulation entre utopisme politique et récit historique intervient tout d’abord dans le prologue du Timée. Réfléchissant à la constitution qu’il a présentée la veille (« dans » la République), Socrate exprime maintenant le désir que son modèle politique s’anime dans l’histoire. Son sentiment « s’apparente à celui que l’on éprouve quand, contemplant de beaux animaux qui sont figurés en peinture […], on ressent l’envie de voir ces animaux bouger, rivaliser au combat en ce comportant comme le laisse prévoir leur constitution physique » (19b). Il faudra donc passer en revue dans un nouveau discours (logôi diexienai) « les luttes que soutient cette cité » en prenant bien soin d’illustrer « les qualités qu’ont transmises aux citoyens leur éducation et leur formation » (19c). Que ce prologue soit aussi le prologue du Critias qui raconte le mythe de l’Atlantide pose avec une acuité redoublée la question de la réalisation du programme politique de la République. Il faut néanmoins remarquer que la méthode de Socrate paraît volontairement aberrante. Chercher a posteriori dans l’histoire la réalisation d’un modèle réputé impossible ne peut mener qu’à envisager de nouveau une fiction.
Une chose tient malgré l’étrangeté du procédé, chercher « aujourd’hui » dans l’histoire l’exemplification des spéculations « de la veille », c’est tenter de vérifier la véracité du modèle. Voici en effet comment Critias résume le rapport entre le discours de Socrate sur la meilleure constitution et le sien sur l’Atlantide : « les citoyens et la cité qu’hier tu nous décrivais comme en un mythe, aujourd’hui nous les transposons parmi les choses vraies » (l’expression dit metaphorein epi talethes, 26d, traduction modifiée). Cette vérité qui emporte la croyance de Critias, c’est bien entendu la réalité historique[16]. Que l’histoire de l’Atlantide soit vraie ou non, que Critias soit lui-même dupe de son mythe, le procédé illustre que la question de la vérification reporte un premier mythe, théorique, sur un second, historique. Pour bien comprendre Platon, il faut apercevoir que la fiction spéculative appelle le récit historique dont il faut se demander, à nouveau, s’il est fictif ou non.
Il est alors possible d’envisager chacune des cités décrites dans les dialogues comme une espèce particulière d’élaboration mythologique[17]. À la nature utopique de Belleville répond la fiction historique du Critias. Plus près de l’histoire, la vraie cette fois-ci, la cité des Lois présente une position mixte liant l’élaboration d’une cité en mots à la véracité historique et politique. C’est en effet dans les Lois que Platon sortira de la circularité de la spéculation philosophique de la République et du Critias. La cité des Lois, de qualité inférieure, s’inspire de l’histoire (autant mythologique que véridique dans le Livre III) tout en employant les principaux principes éducatifs et politiques qui avaient guidé la spéculation philosophique de la République[18].
Devant cette situation, l’on comprend mieux pourquoi la question de l’authenticité de la Lettre VII prend une telle importance. En un certain sens, c’est, avec les Lois, notre seul autre recours pour ne pas enfermer tout entière la pensée de Platon dans la circularité du mythe[19]. Et pourtant, il s’agit encore d’un récit dont il faut à nouveau examiner le caractère réaliste ou non (quelques passages autoréférentiels méritent à cet égard une attention plus approfondie : 328c-329b, 333b-d, 334a, 339a, 344d, 352a). La conclusion de la lettre le dit sans détour : « si, d’aventure, ce qui vient d’être dit a semblé à quelqu’un assez plausible, s’il lui a paru que les événements rapportés ont reçu une explication suffisante, l’exposé que je viens de faire pourrait être approprié et suffisant » (352a).
Un détail est particulièrement frappant à cet égard. La lettre attribue l’impossibilité de convertir la politique tyrannique de Denys II en une entreprise de réforme philosophique à ce que le tyran lui-même n’était pas un philosophe convaincu et expérimenté. La démonstration de son incapacité repose sur une réfutation (340b) par Platon des rodomontades philosophiques de Denys II[20]. Réfutation dont il faut dire qu’elle ressemble à s’y méprendre au test socratique de l’Apologie. Platon aurait en effet éprouvé le sérieux philosophique du tyran au cours d’un échange où il aurait constaté que Denys se persuadait à tort d’en avoir appris assez sur la philosophie et qu’il était « incapable de mettre en pratique tout ce qu’implique cette activité » (341a). Un peu plus loin, la lettre tire la conséquence de cette réfutation en concluant que « celui qui aura suivi comme il faut ce récit (muthos) » saura que Denys II ne peut prétendre avoir composé de vraies oeuvres de philosophie platonicienne (344d). Où l’on constate, avec surprise peut-être, que rapporter un échange de questions et réponses de type socratique, c’est aussi raconter une histoire, un muthos. C’est-à-dire, comme nous l’avons aperçu plus haut, que le dialogue lui-même se présente comme un mythe dès lors que l’on en fait un récit.
La possibilité ou l’impossibilité politique de fonder une cité platonicienne à Syracuse repose ainsi sur un document historique peut-être fictif et, dans le détail, sur le récit d’une discussion que l’auteur de la lettre présente comme un muthos. La Lettre VII, qui devrait permettre d’échapper au cercle du mythe, nous replonge donc au coeur du problème. Je voudrais y voir la raison qui fait en sorte que les fonctions narratives de l’autobiographie et de l’utopie sont deux piliers aussi incontournables qu’indispensables de l’interprétation de Platon. À savoir : de l’aveu même de Platon, l’utopie ne peut être contrôlée que par l’histoire. Mais le test de l’histoire concerne en premier lieu Platon lui-même, que ce soit pour reléguer toute l’aventure sicilienne dans le domaine de la fiction ou, en faisant confiance au récit historique à la première personne, pour évaluer la portée plus ou moins réaliste des oeuvres politiques de Platon, voire de toute son oeuvre.
Fiction ou non, utopisme ou réalisme, il faut se consoler d’autant d’indécision par l’assurance que Platon n’est ni une victime ni l’objet de ses mythes, qu’il n’est pas le jouet de la structure des oppositions entre le mythe et le discours vrai. Bien au contraire, il fait du mythe l’objet de ses réflexions ; voilà pourquoi la question du mythe est essentielle chez Platon, mais c’est aussi pourquoi la question de la vérité des mythes de Platon ne peut à elle seule déterminer la portée philosophique de la pensée de Platon. Dans les textes que nous avons mentionnés, le mythe acquiert une part de rationalité quand il participe à la discussion philosophique. Pour la constitution d’une réflexion philosophique, la fonction structurante de ce que l’on désigne comme un mythe représente l’ensemble des récits servant à nourrir, baliser, fonder ou mettre à l’épreuve la pensée philosophique. L’oeuvre de Platon est propre à faire ressortir le fait qu’à chacun de ces récits correspond une autre manière de prendre en compte la portée et la valeur de l’intervention de la narration dans le discours de la raison. Au fil des oeuvres de Platon, les strates mythologiques s’échelonnent ainsi des récits de l’origine du monde à ceux de la vie après la mort, en passant par des couches successives plus ou moins éloignées dans le temps, c’est-à-dire plus ou moins éloignés de la réalité historique. Le recueil des mythes platoniciens contient ainsi le récit ou le « théâtre du monde[21] », de l’origine cosmologique, aux premières communautés, à la fondation des cités et à l’histoire plus récente, jusqu’au récit de soi : l’Apologie de Socrate en est un exemple, l’autobiographie de Platon dans la Lettre VII en est un autre (la narration d’un discours de Platon avec lui-même est exemplaire à cet égard, 328c-329b).
Tout comme l’enchâssement des mythes dans le dialogue, la production littéraire d’un dialogue philosophique nous apprend que la validité historique et philosophique de ce vaste matériel « mythologique », ou, pour être plus exact, « narratif », tient, pour Platon, à la manière dont l’échange dialectique en fait usage dans et à l’extérieur de l’oeuvre[22]. Même le sceptique le plus résolu qui souhaiterait dépouiller les textes de Platon de toute valeur historique et politique devrait conserver à la réception littérale des aventures de Platon à Syracuse un rôle exemplaire, celui d’une articulation explicite entre différents genres d’histoires. On peut bien sûr contempler la réalisation politique de la République et la véracité historique de la Lettre VII et tenter de les évaluer « sans se raconter d’histoire ». Cette voie rebattue de la recherche contemporaine ne devrait toutefois pas faire oublier que la portée philosophique des textes de Platon réside en l’illustration des formes de la pensée. Parce qu’il faut pouvoir raconter l’histoire autant avant qu’après les événements pour penser l’action politique et l’inscription de la philosophie dans une époque quelconque, l’illustration de ce qu’est penser passe par la question du mythe. Autrement dit, tenir à séparer, en bonne méthode, le mythe du discours philosophique, c’est s’obliger de rester sourd à ce que Platon pouvait vouloir dire sur la manière dont la raison se noue autour d’une trame complexe de biographie et d’histoire. Même si l’on était persuadé que la Lettre VII est authentique, pour en comprendre la portée philosophique il s’agit de commencer par affirmer qu’elle est une sorte de mythe.
Parties annexes
Note biographique
Né au Québec en 1973, Benoît Castelnérac a complété une formation en Lettres classiques en 1998 et un doctorat de philosophie en 2004 qui portait sur la philosophie de Platon. À l’Université de Sherbrooke depuis 2006, il enseigne la philosophie ancienne, l’esthétique et le grec ancien. Ses travaux de recherche publiés sous forme d’articles portent sur Socrate, Platon et le développement de l’éthique dans l’Antiquité. Il travaille de plus à de nombreux ouvrages d’édition pour lesquels il agit à titre d’éditeur scientifique, de traducteur ou de rédacteur.
Notes
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[1]
Luc Brisson, « Introduction », dans Platon, Lettres, 1987, p. 9. « Se décrire en action », la formule rappelle Socrate en Timée 19b-c (voir plus bas).
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[2]
Comme le résume Ludwig Edelstein : « Largely in consequence of the acceptance of the Seventh Letter, there has even arisen a new concept of Plato, the man, and his work » (Plato’s Seventh Letter, 1966, p. 1). Il critique les positions de Paul Friedlander et de Phillip Merlan qui sont fondées sur l’authenticité de la lettre, qu’il rejette (ibid., p. 4). Friedlander (Plato. Vol. 1 : An Introduction, 1969 [1928]) et Merlan (« Form and Content in Plato’s Philosophy », Journal of the History of Ideas, 1947) n’ont pas été les seuls à faire reposer une part importante de leur interprétation de Platon sur la Lettre VII. Par exemple, la défense de l’existence des doctrines non-écrites se fonde aussi sur l’authenticité du témoignage de la Lettre VII qui fournit dans ce cas ni plus ni moins qu’une clef de lecture pour l’oeuvre de Platon. Pour un essai de systématisation des interprétations qui découlent du témoignage de la Lettre VII, voir la note suivante.
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[3]
Les réceptions de la lettre n’en sont pas moins diverses quoique plusieurs d’entre elles tirent des conclusions directes de la pensée de Platon à partir de son action politique. De telles lectures peuvent se résumer de la façon suivante :
La Lettre VII fournirait la preuve que Platon voulait faire de la République un programme politique applicable plus ou moins tel quel (Auguste Dies, « Introduction à La République », dans Platon, Oeuvres complètes, 1981 [1947], t. 6, p. lx ; Paul Friedlander, Plato. Vol. 1 : An Introduction, op. cit., p. 10 ; Francis McDonald Cornford, The Republic of Plato, 1941, p. xxiii ; Karl Raimund Popper, The Open Society and Its Enemies, 1962, vol. 1, p. 153-156, p. 195). Gilbert Ryle prétend que la « proto-République » (Livres II à V) aurait été composée à l’occasion du premier voyage de Platon à la cour de Denys I (Plato’s Progress, 1966, p. 61-62 ; George Klosko, « Implementing the Ideal State », The Journal of Politics, vol. 43, no 2 (1981), p. 371, p. 380 note 30, p. 382-383, p. 388 ; Jacques Brunschwig, « Platon, La République », dans François Châtelet et al. (dir.), Dictionnaire des oeuvres politiques, 1989, p. 932-933).
La tournure malheureuse des événements à Syracuse incite Platon à infléchir sa politique vers une conception plus réaliste et / ou démocratique (Henry Joly, Le renversement platonicien, 1974, p. 295 ; Christopher Bobonich, Plato’s Utopia Recast : His Later Ethics and Politics, 2002).
Tirant les conséquences de l’échec à Syracuse, l’impossibilité d’une pratique politique pousse Platon à devenir un métaphysicien (Phillip Merlan, « Form and Content in Plato’s Philosophy », art. cit., texte traduit par Georges Leroux, p. 415 ; Georges Leroux, « Introduction », dans Platon, La République, 2002, p. 11-66).
Une dernière lecture, apolitique, se laisse résumer ainsi :
la digression philosophique sert de clef de lecture pour l’oeuvre de Platon ou confirme l’interprétation des dialogues faite par ailleurs (ce qui fait en soi l’objet d’un débat : voir les positions résumées par Ludwig Edelstein, Plato’s Seventh Letter, op. cit., p. 70-71 et Francisco Gonzalez, Dialectic and Dialogue. Plato’s Practice of Philosophical Inquiry, 1998, p. 247). Conclure dans un sens ou dans l’autre (1-3) se fait sur la base d’une éclipse partielle des considérations sur la réalisation du muthos philosophique qui se trouvent dans la République et la Lettre VII. D’autre part, (4) pose explicitement la question de la communication (orale et écrite) de la philosophie, mais surtout d’un point de vue doctrinal : les formes intelligibles sont-elles communicables ? Les dialogues de Platon sont-ils l’expression satisfaisante de la théorie des idées ? Toutes ces positions délaissent d’une manière ou d’une autre la métaréflexion sur la portée philosophique de la narration.
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[4]
Pour un aperçu de la littérature consacrée à l’authenticité des lettres de Platon, voir récemment Michel Casewitz (« Comment déterminer si une lettre antique est authentique ? », dans Léon Ndjo et Elisabeth Gavoille (dir.), Epistulae antiquae 3, 2004, p. 59-60) qui adopte la sage méthode de suspendre son jugement : « disons que toute lettre est authentique jusqu’à preuve du contraire, étant bien entendu que les preuves sont constamment à réviser » (ibid., p. 60).
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[5]
Le ton de la lettre s’apparente à l’apologie (voir Michael Erler, « Philosophische Autobiographie am Beispiel des 7. Briefes Platons », dans Michael Reichel (dir.), Antike Autobiographien. Werke-Epochen-Gattungen, 2005). L’autobiographie de tendance apologétique ne date pas de Platon ; Hésiode parle de lui-même à la première personne et justifie la portée véridique et morale de sa poésie dans la Théogonie et Les travaux et les jours. Il est possible d’identifier des lieux rhétoriques de l’autobiographie apologétique récurrents dans la tradition de la biographie en vers ou en prose. La position de Mary R. Lefkowitz doit être prise en compte pour une lecture attentive à la facture littéraire de ces textes : « If we stop being angry at the Lives for failing to be historical, and look at them rather as myths or fairy tales, some informative patterns begin to emerge » (« The Poet as Hero ; Fifth-Century Autobiography and Subsequent Biographical Ficiton », The Classical Quarterly, 1978, p. 459). Quoiqu’elle en dise (ibid., p. 460 et 469), son approche attentive à la continuité du genre ne parvient pas à rendre compte des particularités de la Lettre VII et de la défense de Socrate dans l’Apologie. Dans la Lettre VII, Platon n’est pas toujours présenté sous un jour favorable (cf. par exemple 347e et 350d).
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[6]
Ludwig Edelstein fournit un exemple de cette méthode qui consiste à traiter la lettre strictement comme un document historique. Son raisonnement consiste néanmoins à mettre les divergences de fond entre la lettre et les dialogues au compte des différences dans leur forme : « Especially with regard to the [philosophical digression], one will, of course, have to make allowance for some discrepancies. The document under investigation is meant to be a letter, not a treatise, a personal statement, not a scholarly pronouncement ; diversity of interests and problems may produce answers that merely seem to be different » (Plato’s Seventh Letter, op. cit., p. 3).
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[7]
Boas affirme que cette histoire tient de la légende (« Fact and Legend in the Biography of Plato », The Philosophical Review, vol. 57, no 5 (1948), p. 453) ; son doute n’est pas partagé et a été dûment critiqué (Richard S. Bluck « Plato’s Biography : The Seventh Letter », The Philosophical Review, vol. 58, no 5 (1949)) ; voir aussi l’article de Bertha Stenzel (« Is Plato’s Seventh Epistle Spurious ? », The American Journal of Philology, vol. 58, no 5 (1949)) pour des arguments en faveur de l’authenticité platonicienne de la lettre). Boas défend un point de vue extrême rejetant du côté de la fiction une multitude de textes lus à juste de titre comme des documents historiques. Sur la biographie de Platon et ses voyages en Sicile, voir, entre autres, Debra Nails (« The Life of Plato of Athens », dans Hugh H. Benson (dir.), A Companion to Plato, Oxford, Blackwell Publishing, 2006, p. 1-12).
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[8]
Holger Thesleff remarque à ce propos que « [i]n all the authentic works (except [Sophist]) there occur passages that […] can be regarded as examples of continuous exposition. Such monologues or “dihegetic” passages vary in character and length ». Suit une description de ces passages avec références à l’appui : « fairly deliberative utterances, […] pieces of visionary imagery, […] rhetorical speeches, […] extentive myths, or systematic treatment of a subject, such as the “speech” of Timaios in [Timaeus] » (Studies in the Styles of Plato, 1967, p. 55). La dernière formule sur le Timée est on ne peut plus ambigüe et montre le statut particulier du muthos quant à la fiction, la vraisemblance ou la vérité
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[9]
C’est ainsi que Luc Brisson définit le mythe. En limitant aux formes intelligibles le référent unique du logos philosophique, il fait tomber tous les autres discours, et notamment celui sur l’histoire, du côté du muthos, du discours invérifiable (Platon, Les mots et les mythes, 1982, p. 126-128). Si l’on peut en convenir prima facie, l’opposition muthos / logos interprétée comme une opposition entre discours narratif (récit) / discours argumentatif (ibid., p. 139) n’est pas à même de montrer le rôle que joue le récit dans l’argumentation ou encore la manière dont l’argumentation peut se traduire dans un récit. L’opposition entre discours vérifiable et discours invérifiable est dans ce cas trop robuste et ne recouvre pas exactement l’opposition entre narration et argumentation. Plusieurs muthoi comme ceux que j’analyse ici sont en attente de vérification (République) ou présentent eux-mêmes une mise à l’épreuve historique d’un raisonnement (Timée, Lettre VII). Un autre problème consiste à se demander comment interpréter les passages où la théorie des Formes est présentée sous les aspects d’un mythe (Phèdre).
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[10]
À ce titre, et contrairement à l’idée reçue, l’opposition entre mythe et dialectique en vertu d’une différence spécifique doit être repensée ; par la philosophie en général et celle de Platon en particulier, il y a plus à tirer du mythe qu’un effet d’étonnement (Anissa Castel-Bouchouchi, « Trois lieux mythiques dans les dialogues de Platon : Kallipolis, la cité des Magnètes et l’Atlantide », dans Chantal Foucrier et Lauric Guillaud (dir.), Atlantides imaginaires. Réécritures d’un mythe, 2004, p. 35). Sans remettre en question le fait que les mythes présentent chez Platon ce que l’on pourrait nommer une « historiographie et une topographie de l’imaginaire » (ibid. p. 28 et 35), il ne faut pas perdre de vue que la valeur historique et philosophique de la narration et des récits fait l’objet d’une évaluation dans les dialogues.
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[11]
Prenons par exemple la définition qu’en donne Henry Joly : « le mythe est en effet l’artifice que la connaissance utilise en l’absence de données historiques pour pallier les lacunes de la mémoire et de l’oubli des origines : la connaissance imagine donc ce qui ne peut être remémoré » (Le renversement platonicien, op. cit., p. 284). Cette définition relève le caractère spéculatif du mythe, mais reste partielle, car elle exclut d’office la dimension historique du mythe comme récit. À l’origine, le muthos désigne le « discours d’autorité » (Michel Briand, « Question de cohérence et de cohésion dans la poésie mélique grecque archaïque ; la transition entre discours d’actualité et récit mythique », dans Anna Jaubert (dir.), Cohésion et cohérence. Études de linguistique textuelle, 2005, p. 79), qui cite Richard P. Martin (The Language of Heroes. Speech and Performance in the Iliad, Ithaca (NY), Cornell University Press, 1989) et les études de Claude Calame (« Mythe et rite en Grèce : des catégories indigènes ? », Kernos, no 4 (1991), p. 179-204, et « Variations énonciatives, relations avec les dieux et fonctions poétiques dans les Hymnes homériques », Museum Helveticum, vol. 52, fasc. 1 (1995), p. 2-19), celui de la pensée qui donne un avis (Luc Brisson, Platon, Les mots et les mythes, op. cit., p. 113). Ce sens n’est pas perdu chez Platon, pour qui le mythe est un discours (logos) « à vérifier » qui se distingue du discours « de vérification », la dialectique. Le récit qu’est le mythe est en tout ou en partie invérifiable (voir la note infra).
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[12]
Bien que certains cherchent à qualifier en quoi Kallipolis est ou non conforme à une pure utopie.
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[13]
Comme plusieurs autres personnalités intellectuelles, dont Isocrate (Lettre III, dans Isocrate, Discours, vol. IV, Paris, Les Belles Lettres, 2003 ; voir Gilbert Ryle, Plato’s Progress, 1967).
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[14]
La question est vaste et a des ramifications dans plusieurs domaines de recherche. Voir toutefois Donald R. Morrison pour un aperçu récent de la discussion philosophique (« The Utopian Character of Plato’s Ideal City », dans Giovanni R. F. Ferrari (dir.), The Cambridge Companion to Plato’s Republic, New York, Cambridge University Press, 2007, p. 232-255). Anissa Castel-Bouchouchi (« Trois lieux mythiques dans les dialogues de Platon : Kallipolis, la cité des Magnètes et l’Atlantide », loc. cit.) commente la production scientifique française sur la question.
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[15]
Sur les lectures réalistes ou « révisionnistes » de l’« utopie » platonicienne voir la présentation de George Klosko ((« Implementing the Ideal State », art. cit., p. 365-366) qui résume les éléments du problème et les textes mentionnés par Donald R. Morrison (« The Utopian Character of Plato’s Ideal City », loc. cit., p. 232-233).
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[16]
Comme le remarquent Luciana Romeri et Claudio W. Veloso, « Les “origines” de la cité chez Platon », Ktèma, vol. 31 (2006), p. 85.
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[17]
C’est la méthode qu’ont suivie Luciana Romeri et Claudio W. Veloso (voir ibid.). Ils montrent que la première cité de la République (la cité véritable, II 372e) s’oppose à Kallipolis en étant placée du côté des « désirs nécessaires » et de la raison pratique : « tout le mode de vie [des citoyens de la cité véritable] est fondé sur la raison, et seulement un préjugé peut empêcher de le reconnaître » (Luciana Romeri et Claudio W. Veloso, « Les “origines” de la cité chez Platon », art. cit., p. 82).
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[18]
Henry Joly commente ainsi la situation de la République par rapport aux Lois : « Et si des degrés sont introduits, qui de la République aux Lois, figurent une sorte de dégradé de l’utopie à l’histoire, néanmoins, dans l’esprit des commentateurs, l’utopie a finalement tout couvert » (Le renversement platonicien, op. cit, p. 325).
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[19]
Lewis Bradley offre une démonstration convaincante que le témoignage de la Lettre VII peut soutenir une interprétation de la pensée politique de Platon soucieuse de comprendre ensemble les programmes de la République et des Lois (« The Seventh Letter and the Unity of Plato’s Political Philosophy », The Southern Journal of Philosophy, vol. 38 (2000), p. 231-250).
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[20]
À cette occurrence d’elegkhos, il faut ajouter celle de 344b. Voir Bertha Stenzel, « Is Plato’s Seventh Epistle Spurious ? », art. cit., p. 385-386, note 5 qui remarque à la suite de John Harward (The Platonic Epistles, 1932, note 92) la concordance entre cette utilisation de la « réfutation » et la méthode d’apprentissage par fréquentation des maîtres décrite dans les Lois (XII 968c).
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[21]
Anissa Castel-Bouchouchi, « Trois lieux mythiques dans les dialogues de Platon : Kallipolis, la cité des Magnètes et l’Atlantide », loc. cit., p. 35.
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[22]
C’est ce qu’ont aperçu aussi Luciana Romeri et Claudio W. Veloso : « pour fonder, et surtout pour faire durer, la “belle cité”, il faut forger un autre mythe [celui de la cité véritable, Rép. II, 372e] — comme si dans le temps historique des hommes les cités ne pouvaient pas se passer des récits mythiques. Ce qui détermine cette combinaison de mythe et histoire que nous trouvons tout le temps chez Platon » (« Les “origines” de la cité chez Platon », art. cit., p. 87). Cette combinaison de mythe et histoire correspond au sens premier du mythe comme récit (voir infra). En illustrant les rapports entre le mythe comme discours normatif et l’histoire comme récit, Platon commente de ce fait ce que Klosko analyse comme des « fundamental political truths, basic to any theory of radical reform » (« Implementing the Ideal State », art. cit., p. 365). Selon Klosko cependant, le passage de la théorie de la réforme à la réalisation se constate dans la réflexion de Platon sur les procédés pédagogiques (ibid., p. 376). Il convient de remarquer à ce sujet que certaines des pratiques pédagogiques de la République sont présentées comme utopiques (le contrôle des naissances, par exemple), ce qui pose de nouveau la question du mythe comme fiction.
Références
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- Castel-Bouchouchi, Anissa, « Trois lieux mythiques dans les dialogues de Platon : Kallipolis, la cité des Magnètes et l’Atlantide », dans Chantal Foucrier et Lauric Guillaud (dir.), Atlantides imaginaires. Réécritures d’un mythe [Cerisy-la-Salle, 20-30 juillet 2002], préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Michel Houdiard, 2004, p. 27-41.
- Cornford, Francis McDonald, The Republic of Plato, Oxford, Clarendon Press, 1941.
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- Platon, La République, traduit, introduit et annoté par Georges Leroux, Paris, Garnier-Flammarion, 2002.
- Platon, Oeuvres complètes, traduction sous la direction de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2008. (Sauf mention contraire, les textes de Platon sont cités d’après cette édition).
- Popper, Sir Karl Raimund, The Open Society and Its Enemies, vol. 1, Londres, Routledge and Keegan Paul, 1962.
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- Thesleff, Holger, Studies in the Styles of Plato, Helsinki, Akateeminen Kirjakauppa (Acta Philos. Fennica, 20), 1967.