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Il est vrai que l’architecture de la dernière oeuvre est […] facile à saisir, difficile seulement à expliquer.

Michel Foucault

« De toutes les oeuvres de Raymond Roussel aucune, peut-être, ne reste aussi énigmatique que les Nouvelles impressions d’Afrique[1]. » Au caractère déroutant de cet ouvrage contribue notamment la quantité d’éléments non strictement linguistiques qui enveloppent le texte : un imposant emboîtement de parenthèses, de multiples notes infrapaginales dont la longueur dépasse souvent celle du texte principal, un pliage tout à fait particulier des feuillets qui composent le volume (cf. ci-après) et cinquante-neuf illustrations[2] qui alternent avec autant de pages de texte. L’histoire aux teintes de mystère qui les entoure, et qui convient si bien au personnage de Roussel, fait des illustrations le plus mystérieux de ces éléments. Elles posent, en effet, à la critique des questions qui resteront sans doute encore longtemps sans solution et face auxquelles on ne peut qu’avancer des hypothèses plus ou moins vraisemblables, selon les cas ; la plus importante concernerait l’adéquation des illustrations à ce texte.

Pour des raisons qui nous échappent, Roussel a livré à ses lecteurs le plus complexe de ses livres sous la forme d’un volume illustré, conçu en toute première instance pour être vu davantage que pour être lu. À cela les illustrations contribuent de manière décisive, certes en occupant la moitié du volume, mais surtout par les rapports structuraux qu’elles entretiennent avec le reste des éléments qui configurent le paratexte des NIA.

Enfin, j’essayerai de montrer qu’au-delà du gonflage d’un volume, considéré trop mince, et du simple rôle décoratif, qu’elles remplissent très mal, les illustrations tiennent dans NIA un rôle structurant et qu’elles deviennent un élément important de lisibilité en contribuant à renforcer les réglages matériels du texte.

L’histoire des illustrations

Les illustrations ont longtemps été considérées comme un élément purement accessoire dans NIA ; ainsi, Jean Ferry, dans l’édition Pauvert de 1963, leur avait conféré, en les regroupant à la fin du livre, un caractère tout à fait indépendant du texte, n’hésitant pas à parler, dans une note explicative, « d’illustrations fantômes », puisque destinées à rester entre les pages non coupées du volume[3]. Roussel aurait pris les décisions concernant le brochage du volume, l’ajout des illustrations et la réédition de « Mon âme » au dernier moment, confronté à l’évidente minceur d’un texte de seulement soixante-dix pages[4].

Il faudra attendre d’avoir analysé minutieusement les manuscrits de NIA, récemment mis à la disposition du public par la Bibliothèque nationale de France[5], pour établir la genèse du volume et, éventuellement, le moment exact de l’apparition des images ; pour l’heure, dans les premiers parcours que j’ai pu faire de ces documents, je n’ai réussi à repérer aucune référence aux illustrations, et les risques qu’ils n’en comportent aucune sont élevés.

Ces manuscrits montrent que, pour une grande partie, la rédaction du dernier ouvrage était déjà très avancée vers 1918, et qu’en 1927 Eugène Vallée, le prote de Lemerre qui s’était occupé de la plupart des livres de Roussel, travaillait déjà à la composition du volume dont la première édition porte le 30 juin 1932 comme date d’achevé d’imprimer[6]. La mise au point matérielle du volume se prolonge donc plus de quatre années, pendant lesquelles l’auteur aurait largement eu le temps d’en méditer la forme finale, pour le moins recherchée. Il est difficile d’imaginer Roussel s’adonnant, pour une telle tâche, aux plaisirs de l’improvisation.

La genèse de la commande des cinquante-neuf images qui accompagnent le texte à travers l’agence de détectives Goron au dessinateur Henri-Achille Zo[7] que Roussel, lui, ne rencontrera jamais, aurait donc été longuement mûrie. Laurent Busine en a donné une interprétation assez plausible :

[...] je pense que Raymond Roussel préméditait scrupuleusement cette commande, mais qu’il n’a pu en établir avec précision les termes qu’une fois les quatre chants des Nouvelles impressions d’Afrique composés. Il sut à ce moment combien de pages de texte le livre comporterait et donc combien de dessins il devait commander ; Raymond Roussel put alors déterminer, grâce à la pagination, quelles illustrations il désirait voir exécuter, quels sujets précisément il choisirait[8].

L’idée d’une lente préméditation de la commande posée par Laurent Busine relève de l’hypothèse vraisemblable, mais pour ne s’en tenir qu’aux faits il convient d’insister, comme il n’hésite pas à le faire, d’ailleurs, sur l’expérience éditoriale de Roussel qui avait publié tous ses livres précédents chez le même éditeur à compte d’auteur (des éditions qui contribuèrent sans doute à sa ruine financière, les Nouvelles impressions étant en ce sens comme les premières des « impressions à fric ») et dont on sait qu’il se montrait extrêmement attentif au moindre détail concernant la publication de chacune de ses oeuvres. Quand il s’apprête à publier NIA, Roussel est donc un auteur qui a une bonne connaissance des processus de composition d’un volume et qui ne saurait se montrer indifférent aux questions touchant au brochage, au pliage d’un livre qui lui avait coûté tant d’efforts. « Il fallait [par exemple] que Raymond Roussel connaisse avec exactitude la présentation des pages imprimées, la disposition du texte et des notes… pour décider des images à faire réaliser[9] », de manière à ce que chaque illustration corresponde à des vers sélectionnés dans la page de texte qui la précédait.

De surcroît, un choix peu réfléchi de la forme de son dernier volume, du pliage, des motifs des illustrations et des vers auxquels elles se rapportent est en franche contradiction avec les soins qu’il apportait à chaque aspect de son oeuvre. L’hypothèse de l’organisation du dispositif paratextuel de NIA comme résultat d’une prise de conscience progressive par l’auteur des différentes particularités de son dernier texte paraît plus vraisemblable. Les manuscrits et les premières épreuves de NIA montrent, par exemple, que le système d’emboîtement parenthétique et de notes n’a été mis en place que quand la rédaction du texte touchait pratiquement à sa fin, confirmant ainsi les conclusions qu’on pouvait déjà tirer du dactylogramme du chant I publié dans Épaves[10] par les soins de François Caradec. Anne-Marie Amiot a été une des premières critiques à s’avancer sur cette voie : « Roussel transforme cette exigence technique [celle de gonfler le volume] — donc contingente — en une nécessité esthétique[11] ».

Cependant, la fonction concrète des illustrations dans NIA continue de paraître sinon obscure du moins difficile à saisir. Les différentes approches proposées à ce jour ont en commun de les traiter indépendamment de leur rapport avec le texte qu’elles sont, qu’on le veuille ou non, censées servir et, surtout, sans situer la place des illustrations dans l’ensemble du dispositif paratextuel qu’elles intègrent. Ce faisant, Michel Leiris, par exemple, a cherché les rapports thématiques entre les différentes illustrations et il a conclu à la reprise dans les dessins des thèmes essentiels de l’écriture roussellienne : le suicide, la gloire, l’extase, le langage, etc. Les exemples venant à l’appui ne manquent pas, mais il a reconnu lui-même la difficulté de classer les différents thèmes présents dans les illustrations d’une façon rigoureuse[12].

J’adopterai pour ma part la position exactement inverse pour essayer de mettre en lumière en tout premier lieu la place des illustrations dans l’enveloppe paratextuelle de NIA, leur rôle dans le fonctionnement de la représentation roussellienne et finalement leur fonction dans la construction de réseaux signifiants complexes.

Le support de Nouvelles impressions

Au point de vue structural, les illustrations sont à considérer dans l’ensemble des éléments paratextuels qui enveloppent NIA, et qui contribuent à en faire un livre à part dans l’oeuvre de Roussel. Cet ensemble paratextuel est constitué : — par les passages consacrés à NIA dans Comment j’ai écrit certains de mes livres dans lesquels Roussel présente son dernier ouvrage sous un angle strictement négatif, se bornant à souligner ce que NIA n’est pas (ni un livre à procédé, ni la description d’une photo) et à insister sur les difficultés d’une rédaction qui s’est prolongée pendant quatorze années, « [...] comme si Roussel ne pouvait parler que de l’ombre de cette oeuvre[13] », dira Michel Foucault ; — par le titre qui annonce une reprise des premières Impressions d’Afrique et déçoit le lecteur qui ne trouvera dans les Nouvelles impressions que des références intertextuelles très ponctuelles aux anciennes et une Afrique pratiquement absente ; — par la reprise du poème d’adolescence « Mon âme » sous le titre « L’âme de Victor Hugo » a priori sans nul rapport avec le texte qu’il accompagne[14] ; — par le brochage tout à fait particulier du volume sur lequel je reviendrai et l’échafaudage de parenthèses et de notes. C’est dans cet ensemble d’éléments que les illustrations trouvent leur place, contribuant à renforcer l’enveloppe au coeur de laquelle se tient un texte longtemps considéré impénétrable par la critique, au point que Jean Ferry avait cru utile de consacrer tout un livre à proposer une lecture purement linéaire du texte destinée uniquement à éclaircir le sens des vers au plan de la dénotation[15].

En effet, comme tout un chacun sait, NIA est constitué de quatre chants, chacun est composé d’une seule phrase interrompue dès les premiers vers par un enchâssement d’incises sous la forme de parenthèses et de notes en bas de page. Ci-dessous la représentation schématique du premier chant :

Schéma des parenthèses et des notes pour le chant I.

Schéma des parenthèses et des notes pour le chant I.

Les appels de note sont indiqués par des chiffres entre crochets.

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Cet enchâssement d’incises a pour premier effet de provoquer une disjonction spatiale de l’énoncé insérant, ce qui oblige le lecteur à tourner plusieurs pages s’il souhaite en lire la fin, puis à revenir en arrière pour réattaquer à son début la lecture de la parenthèse suivante. Or, cet effet n’est pas à mettre sur le compte des seules parenthèses, y contribue aussi de manière décisive le brochage de l’édition que Roussel a surveillé de très près.

Rappelons que la première édition de NIA est un volume in-16[16] refondu en quarante cahiers de huit pages dont une des faces de quatre pages est imprimée suivant une alternance TEXTE / BLANCHE / BLANCHE / TEXTE et l’autre, suivant une alternance ILLUSTRATION / BLANCHE / BLANCHE / ILLUSTRATION. Ci-dessous la représentation d’un tel mode d’impression[17].

Un tel mode d’impression qui réserve une des faces de la feuille à une alternance de pages blanches et de texte et l’autre face à une alternance de pages blanches et d’illustrations permet d’obtenir suivant le sens du pliage choisi deux livres fort différents : soit l’actuel volume de NIA qui dispose le texte sur la face noble du feuillet et laisse les illustrations entre deux pages non coupées, soit, à l’inverse, un livre d’images accompagnées d’un texte au milieu des pages non coupées. C’est à mon sens la preuve la plus claire de l’importance des illustrations dans NIA.

Un tel pliage entraîne une transgression de la norme courante qui oblige à offrir la suite du texte au tournant de la page puisque le lecteur ne trouve de texte que toutes les quatre pages. Le brochage et le mode d’impression créent une sorte de parenthèse physique (les feuilles non coupées) propre à renforcer les ravages qu’exercent les notes et les parenthèses typographiques sur la linéarité de l’écrit.

Le mouvement auquel les illustrations forcent le lecteur, s’il décide de disjoindre les pages pour les regarder, est de fait assez proche de celui qu’imposent les parenthèses et les notes. Comme les parenthèses elles obligent le lecteur à de continuels va-et-vient dans le livre : elles retardent d’abord, par leur emplacement, la jonction de la lecture, puis elles obligent les curieux à revenir en arrière pour repérer les vers auxquels elles se raccrochent, et, finalement, à passer quatre pages pour retrouver du texte.

Deux modes de représentation

Une des particularités des images[18] de NIA est l’impossibilité dans laquelle elles se trouvent d’offrir un double iconique de certains passages de l’écrit[19] pour se conformer au rôle orthodoxe de l’illustration dans les oeuvres littéraires, « elles ne facilitent en rien la lecture du texte [...] n’étant en aucune façon un support à la compréhension des vers[20] ». De manière parfaitement paradoxale, Roussel aurait décidé d’illustrer abondamment le moins illustrable de ses livres, celui où les effets de représentation se trouvent le plus sévèrement malmenés.

Il est difficile d’imaginer quels auraient pu être les dessins aptes à accompagner un tel texte ; on peut seulement constater que, pour d’obscures raisons, Roussel a choisi de gonfler le volume de son dernier livre avec des images qui relèvent du réalisme le plus banal, une représentation claire, platement transparente « des images bien simples de tous les jours, n’ayant d’autre représentation que celle qu’on peut y voir immédiatement », dont la fadeur aboutit à « une indifférence visuelle » qui se marque avec une rare intensité, une « absence totale de bon ou de mauvais goût[21] ». Pourtant, il est indiscutable qu’en fournissant des indications précises au « peintre de genre », régionaliste et illustrateur réputé, qu’est Henri-A. Zo (qu’il connaissait sans nul doute), Roussel avait une idée claire de l’esthétique (ou du manque d’esthétique) des illustrations qu’il destinait à son texte.

Les images semblent parfois tellement différentes, tellement éloignées du texte auquel elles sont censées se rapporter qu’il n’est pas évident de les rattacher à tel ou tel autre vers.

Il en va ainsi dans les deux exemples suivants :

[ILLUSTRATION 55, CHANT IV]

[ILLUSTRATION 55, CHANT IV]

IV. 55 — Un banc de pierre, sans dossier, encadré par des arbres. Pas de personnages.

note 4 (greffée au vers 62) vers 14

De « grinçant cube en craie » [saute] à « civilisé »blanc[22]

(14) D’« écueil traître où la mort plane » à « siège ingrat » banc

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IV. 56 — Un homme dans un endroit montagneux encadrant son oreille avec sa main comme pour mieux entendre un écho.

(note 4 (greffée au vers 62), vers 34).

« Cri par quoi, l’un soufflant l’autre, un alter ego

(34) Vous raille » ou « paragraphe influent » dans écho

On peut se demander où sont les arbres dans le vers auquel se rapporte l’image 55 et, dans l’autre sens, où est le siège ingrat dans l’image. S’il est difficile de répondre à ce genre de questions, c’est parce que contrairement au fonctionnement habituel, suivant lequel les images sont censées servir d’appui au texte, elles semblent ici en éloigner le lecteur. Comme si en dédoublant son texte par des images Roussel nous montrait à quel point le langage est loin du monde, est autre chose que la représentation du réel. L’image, qui est déjà elle-même une représentation seconde du réel, montre un banc réduit à ses éléments premiers, une simple pierre appuyée sur deux pieds là où le vers dit que le mot « banc » désigne des réalités aussi différentes que le siège de l’accusé ou le banc de glace dit « écueil traître où la mort plane ». De plus, « banc » et « blanc » ne se distinguent que par une seule lettre, un quasi-isomorphisme qui rend plus incertains les liens des mots aux choses réelles.

De même « l’écho » qu’entend le marcheur en montagne est fort loin des articles de presse ou des potins de salon évoqués dans les vers.

Il peut arriver que le lien entre l’image et le texte ne tienne qu’à un seul mot, et parfois il est même difficile de décider à quel vers on rapporte telle ou telle autre image. Par exemple, l’image 49 qui se greffe aux vers de la première parenthèse qui s’ouvre au vers 4 et se referme au vers 97 du chant IV :

[ILLUSTRATION 49, CHANT IV]

[ILLUSTRATION 49, CHANT IV]

IV. 49 — Un homme élégant descendant les marches d’un luxueux vestibule en paletot et chapeau de soirée ; le paletot ouvert laisse voir qu’il est en habit noir.

vers 4

(3) Dont une suffirait à vingt de nos salons

(4) Doux salons où sitôt qu’ont tourné deux talons

(97) Sur celui qui s’éloigne on fait courir maints bruits

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Dans ce cas le monsieur élégant, motif principal de l’illustration, est seulement évoqué métonymiquement par ses talons au vers 4 et par un déictique au vers 97.

Leur mode de fonctionnement est l’inverse de celui du texte : là où le texte est rupture, dissémination, les images offrent une réalité toute plate. Par contraste, les entorses du texte aux mécanismes de la représentation ne s’en trouvent que plus rehaussées. Les illustrations évoqueraient alors l’échec du recommencement de La vue qu’aurait dû être initialement NIA en illustrant l’impossibilité pour le langage de recommencer ce qu’il semblait faire avec la plus grande aisance dans le long poème descriptif, nommer exhaustivement toutes les choses montrées sur une photo, et pointer l’infranchissable distance qui sépare les choses et les mots.

Une distance qui recoupe celle qui existe entre l’écriture et la représentation iconique. Voir et lire ne sont pas des gestes équivalents, peut-être même sont-ils diamétralement opposés, comme n’a pas manqué de le signaler Maurice Blanchot :

Voir, c’est donc saisir immédiatement à distance [...] voir, c’est faire l’expérience du continu [...] toute vue est une vue d’ensemble […] La perception est la sagesse enracinée dans le sol […] elle est paysanne du sens propre […] pacte sûr d’où vient la paix. La terrible parole [pour Blanchot, la parole, c’est toujours l’écriture] elle, prend la chose de tous les côtés par où celle-ci ne se prend pas, ne se voit pas, ne se verra jamais ; elle transgresse les lois, s’affranchit de l’orientation, elle désoriente[23].

Le désaccord entre les images et les vers a tant gêné le dessinateur Zo, qu’à la réception de l’exemplaire de NIA, dont il découvrait pour la première fois le texte, envoie à l’auteur une lettre assez dure : « Permettez-moi de vous dire que je regrette amèrement que vous ayez cru devoir entourer cette collaboration d’un mystère aussi impénétrable. Ce ne sont pas les dessins que j’aurais faits si j’avais dû illustrer R. Roussel[24] ». La seule personne à avoir félicité Raymond Roussel pour le choix des dessins a été, même si cela surprend, Salvador Dalí : « Le choix de l’illustration témoigne une fois de plus du génie de Raymond Roussel[25] ».

J’adhère, pour ce qui me concerne, pleinement à l’interprétation faite par Anne-Marie Amiot du choix du dessinateur et des illustrations :

[...] à cette époque, contrairement à la légende entretenue par Roussel lui-même, cet auteur jouit d’une notoriété certaine dans les milieux intellectuels et artistiques. Succès tapageur souvent fondé sur de mauvaises raisons, mais succès indubitable qui « classe » Roussel parmi les champions de la modernité, alors essentiellement représentée par les surréalistes. Or, Roussel répugne à être étiqueté pour garder sa totale liberté d’inspiration. S’il avait demandé directement à Zo d’illustrer un de ses livres [...] ce dernier aurait probablement refusé ou, ce qui est plus plausible, aurait cherché à accorder ses gravures avec le « genre » supposé de l’ouvrage, c’est-à-dire le genre surréaliste : ce que voulait précisément éviter Roussel. En gardant un total anonymat et en prescrivant méticuleusement à Zo les scènes à illustrer, Roussel a voulu conserver intacte la « manière » du dessinateur, typique de l’époque, pour obtenir un effet parodique et désopilant[26].

Effets locaux de soulignement

Si les images ne sont pas la traduction iconique des vers auxquels elles se rapportent, en revanche il est certain que le dessinateur Henri-A. Zo a prétendu qu’elles le soient des cinquante-neuf indications à lui fournies par Roussel. Le dessin n’a aucune autonomie, il doit seulement reproduire la bien réaliste représentation qui lui est indiquée par l’écrit médiateur[27], l’illustration préexiste en quelque sorte à sa réalisation par Zo.

L’écrit médiateur à son tour dépend directement de certains vers du texte qui, on doit le parier, ont été soigneusement sélectionnés, comme le signale Michel Leiris : Quelle qu’ait été l’idée primitive de Roussel lorsqu’il demanda à l’agence Goron de trouver un illustra­teur pour les Nouvelles impressions d’Afrique, l’on peut penser que ce n’est pas au hasard qu’il décida des passages de son texte sur lesquels porteraient les illustrations[28].

Ces cinquante-neuf indications sont d’une grande aide pour établir la textualisation des images ; si nous en étions démunis, cette tâche relèverait souvent de la pure spéculation, surtout dans les cas où le rapport entre l’image et le texte ne dépend que d’un mot.

Les illustrations et la rime

Le premier type de rapport entre le texte et l’illustration concerne la structure de base des chants, en l’occurrence la rime. On vérifie, en effet, qu’à peu près la moitié des images se rapporte au mot de la rime. Plusieurs cas de figure peuvent se présenter.

— Le premier est celui où le mot de la rime fournit au dessin son motif principal. C’est le cas des images suivantes : 5, 6, 7, 10, 13, 14, 15, 20, 22, 23, 29, 31, 36, 38, 40, 42, 47, 52, 54, 55, 57, 59. Ci-après un échantillon d’exemples[29] :

I. 10 — Un astronome mettant au point un télescope. Si le ciel est visible (cette condition n’est pas indispensable), il faut que le télescope soit braqué sur la pleine lune.

(133) — Pendant qu’il met la lune à son point l’astronome,

S’il y va voir marcher la tête en bas, un homme »,

II. 13 — Un prêtre donnant des cendres à un fidèle.

(18) Sans faute une fois l’an , — parti le carnaval, —

(((Pour peu qu’il soit sur le rite à cheval

Et croyant à l’enfer redoute d’y descendre)))

(22) Le chrétien sur le front s’en fait mettre une en cendre ;

II. 15 — Un cadran solaire marquant midi moins quelques minutes.

(48) ((((( Tels : — l’ombre, vers midi, sur le cadran solaire,

Montrant que l’estomac réclame son salaire ;

II. 22 — Un violoniste en train de jouer, la sourdine mise.

— l’annexe qui, de force

(210) Mise à son chevalet , rend sourd un violon,

Pour une petite; — dans un parc de colon,

III. 47 — Un homme attablé devant un couvert mis et lisant l’étiquette d’une fiole de pharmacie.

Le cadran du compas quand l’aiguille s’affole

(89) Et l’étiquette enfin, que porte une fiole... [je souligne]

Parfois la décision n’est pas évidente : s’il est clair que l’astronome est bien le motif de l’image 10 et qu’au contraire l’image 3 ne représente pas Nice, il est moins facile de déterminer si la fiole est ou n’est pas l’objet principal de l’image 47.

— Le deuxième est celui où le dernier mot du texte médiateur est repris dans la rime. Dans ce cas la phrase médiatrice rime avec le texte comme les notes en bas de page, le mot de la rime se retrouvant alors souligné par sa répétition en une position identique. C’est le cas pour les illustrations 2, 5, 16, 23, 31, 56 :

[ILLUSTRATION 5, CHANT I]

[ILLUSTRATION 5, CHANT I]

I. 5 — Une rue déserte. Au premier plan un réver­bère.

Si méthodique, avant de l’arroser, Cerbère

(39) Le flairerait de ses trois nez, [se demande] le réverbère ;

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II. 16 — Un fumeur soufflant, pour l’attiser, sur de l’amadou.

(74) — Au puant souffle à but du fumeur, l’amadou ;

I. 2 — Une maison en plein incendie entourée de pompiers qui montent à des échelles.

(21) ((((( parfois une étincelle,

L’entourant de pompiers qui grimpent à l’échelle,

Fait d’un paisible immeuble un cratère qui bout ;))))) [je souligne]

— Le troisième cas est plus intéressant d’un point de vue textuel, il concerne le soulignement des rimes dont les mots sont des homonymes ou des paronymes (la différence entre les homographes et les homopho­nes n’est pas ici pertinente). Je ne prendrai en compte que des cas où le mot de la rime se trouve aussi dans les indications. Il en est ainsi pour l’image 7 :

[ILLUSTRATION 7, CHANT I]

[ILLUSTRATION 7, CHANT I]

I. 7 — Jeanne d’Arc, de face, à cheval devant des guerriers à pied.

Si monter pratique en homme, à la longue en arc,

(73) Par degrés lui mettra les jambes, Jeanne D’Arc ; [je souligne]

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Le texte obtient ici un double effet de métareprésentation : l’illustration souligne la structure matérielle du texte en renvoyant à la rime ; or, celle-ci étant formée sur des homonymes convoque le fonctionnement du procédé roussellien. C’est plus évident encore pour l’image 9 où on trouve à la rime des mots qui n’ont qu’une seule lettre différente. Rejoignent aussi ce cas de figure les images 1, 9, 15, 20, 28, 29, 50, 53, 55, 56. Ci-après un bref échantillon d’exemples :

I. 9 — Un alpiniste admirant une vue d’un bord d’une hauteur (attitude d’extase).

(127) L’alpiniste en extase au bord d’une hauteur,

Comment de l’univers louer assez l’auteur ;

II. 20 — Une outre au désert, d’où l’eau s’échappe par un trou fait à dessein par le fer d’un traître. Pas de personnages.

— pour celle qu’à l’ampoule

L’épingle arrache à point, la fuite qu’au désert

(159) Le fer d’un traître extorque à l’autre ; — quand disert,

II. 29 — Une maisonnette recouverte de neige dont le toit a la forme d’un livre étalé le dos en l’air. Pas de personnages.

Le dedans la cuiller ôte à l’oeuf à la coque

(365) — un beau toit de bicoque

Neigeux pour un bouquin docte étalé dos haut,

Frais vêtu d’écolier papier ; — quand comme il faut,

IV. 50 — Un pic neigeux et désert donnant une impression d’extrême altitude et d’inaccessibilité.

(27) Tout sauf les pics par l’homme encore non atteints,

S’était classé déjà dans les mondes éteints... [je souligne]

La métareprésentation iconique de certains aspects de l’écriture

Le rôle de l’illustration n’étant pas habituellement de prendre pour objet la structure de l’écrit, les images de NIA ébauchent, en soulignant les rimes, un renversement visant à textualiser la totalité de l’espace où se trouve le texte.

Les images développent leurs fonctions de souligneurs des structures matérielles du texte d’abord en prenant pour thème des objets ou des actions qui se rapportent directement au champ sémantique de l’écrit et en contribuant ainsi à faire transparaître dans le texte toute une isotopie de l’écriture non moins importante que celles soulignées par Leiris (voir note 12) pour des thèmes comme la gloire ou le jeu. C’est le cas des images suivantes :

I. 4 — Un homme sortant une fleur sèche d’un livre.

II. 14 — Une femme déchirant la bande d’une dépêche, expression d’angoisse.

II. 28 — Un homme assis à une table où pose verticalement un livre dont il écarte deux feuillets non coupés pour y lire un passage.

II. 29 — Une maisonnette recouverte de neige dont le toit a la forme d’un livre étalé le dos en l’air. Pas de personnages.

II. 30 — Un homme vu de profil, assis à son bureau (profil gauche) tenant à la main un guide-âne qu’il s’apprête à glisser sous une feuille de papier.

II. 32 — Un homme utilisant un campilomètre sur une carte de géographie.

II. 36 — Un homme élégamment vêtu appuyant un cachet sur le lac de cire d’une lettre.

III. 42 — Un homme établissant avec un air laborieux une liste de noms. (Si les noms sont lisibles, ils doivent être cryptograp­hiés.)

III. 45 — Une tête de penseur (la tête seulement). Pli entre les deux sourcils.

III. 47 — Un homme attablé devant un couvert mis et lisant l’étiquette d’une fiole de pharmacie.

IV. 58 — Un mur tout uni où les mots Mane Thecel Phares sont écrits comme en lettres de flammes. Rien d’autre, ni personnages, ni banquet. Lettres de l’époque.

[ILLUSTRATION 28, CHANT II]

[ILLUSTRATION 28, CHANT II]

II. 28 — Un homme assis à une table où pose verticalement un livre dont il écarte deux feuillets non coupés pour y lire un passage.

« [...] — Lorsqu’une mère, oseuse,

(354) Ouvre un berceau, les blancs rideaux, pour deux

feuillets

Non coupés qu’on disjoint ; — zigzaguant sans oeillets, »

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D’une manière plus précise, certaines de ces images vont prendre pour thème des aspects propres au volume de NIA. C’est le cas pour l’image 28, la plus célèbre de toutes, qui évoque le brochage spécial du livre mais aussi pour l’image 29. Ces deux dessins proposent certes une métareprésentation iconique non seulement du pliage mais aussi du geste auquel il force le lecteur (séparer les pages pour regarder les illustrations) et du mode d’impression alternant page imprimée et page blanche ; or, le dessin 29, qui présente « [u]ne maisonnette recouverte de neige dont le toit a la forme d’un livre étalé le dos en l’air », livre blanc (puisque couvert de neige), renvoie métatextuellement à l’espace vide qui sépare, dans NIA, les pages de texte et les illustrations.

[ILLUSTRATION 29, CHANT II]

[ILLUSTRATION 29, CHANT II]

II. 29 — Une maisonnette recouverte de neige dont le toit a la forme d’un livre étalé le dos en l’air. Pas de personnages.

« Le dedans la cuiller ôte à l’oeuf à la coque

(365) « [...] — [ne pas prendre] un beau toit de bicoque

Neigeux pour un bouquin docte étalé dos haut,

Frais vêtu d’écolier papier ; — quand comme il faut, »

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Leur distribution est dans l’ensemble assez irrégu­lière ; on doit cependant remarquer que l’image 30 où le « guide-âne » évoque l’idée d’un travail d’écriture soigné tient justement la position centrale dans la série des cinquante-neuf dessins.

Les images 28, 29 et 30 insistent sur une concentration bien précise de mots qui, dans l’espace qu’elles délimitent (les pages 109, 113 et 117 de l’édition Lemerre), renvoient à divers aspects de l’écriture et qui ne sont pas utilisés ailleurs comme « guide-âne » (v. 397), « encre », « encrier » (v. 345), « scribe » (v. 384), « buvard » (v. 393), « bouquin » (v. 365) ; ou bien des mots à double sens comme « feuillet » utilisé dans le sens de feuille dans les vers 353 et 404 et dans celui de « feuillet » de jalousie au vers 466, et « lettre » au vers 403, graphème, et ailleurs (I. 108 ; II. 596 ; II. 229 ; III. 68) missive ou bien employé dans une expression figée. Enfin, d’autres mots comme « papier », « signe » et « mot » qui sont aussi employés ailleurs. Ci-après la liste complète des items cités avec l’indication des vers de leurs occurrences : « feuillet » (II. 353, II. 404, II. 466), « signe » (I. 78, I. 111 (vbe), II. 196, II. 347, II. 360), « scribe » (II. 384, ligne I. note 2 v. 43, II. 301, II. 392 (ligne de pêche)), « guide-âne » (II. 397), « buvard » (II. 393, lettre I. 108 (missive), II. 229 (missive), II. 403 (graphème), II. 596 (missive), III. 68 (employé dans une expression figée)), « papier » (II. 69, II. 231, II. 336, II. 366, II. 455, II. 469, IV. note 4, v. 6), « mot » (II. 349, III. 37, IV. 88), « encre » (II. 345), « encrier » (II. 345).

Il faut sans doute attribuer cette concentration de termes relevant du champ sémantique de l’écriture à des raisons structurales qui poussent le texte à parler de sa propre matérialité à l’endroit où cette même matérialité est montrée sur une image.

Les images 33 et 46 devraient sans doute compléter la série :

II. 33 — Une femme en train de baisser la jalousie d’une fenêtre. La jalousie est déjà à demi fermée, les lamelles presque horizontales.

III. 46 — Un caissier de banque payant à un homme le montant d’un chèque que celui-ci présente.

La première, bien que ne représentant nullement un livre, se greffe à des vers où on trouve une occurrence du mot « feuillet ». L’image 33 en appelle une autre, celle de la femme en train de lire la dépêche (image 14). Ici le dessinateur a très bien servi Roussel puisque ces deux femmes se ressemblent énormément, elles ont la même coiffure et elles portent une robe identique ; on croirait même voir une identique expression d’angoisse sur leurs visages. L’image 46 mérite d’être retenue car elle est donnée par le texte comme un exemple d’erreur de lecture.

Enfin, trois des images citées ont pour but de souligner des occurrences du mot « livre » (4, 28, 29), même si le mot n’est utilisé qu’une seule fois dans le sens de volume (I, note 2 v. 16 ill. 4) mais, au vers 365, nous avons le synonyme « bouquin » et au vers 354, le mot « livre » est convoqué par métonymie.

Force est de constater que le mot « auteur » apparaît aussi à trois reprises dans le texte : I. 104, I. 128, IV. note 5, vers 3, à chaque reprise souligné par une image :

I. 8 — Un chêne, très vieux et très touffu.

vers note 4, vers 3 [cette note est greffée sur l’évocation des angoisses du « jeune auteur »]

(3) Seul le chêne est prospère, envahissant, ombreux,

Dont le tronc est strié de ronds déjà nombreux.

I. 9 — Un alpiniste admirant une vue d’un bord d’une hauteur (attitude d’extase).

(127) L’alpiniste en extase au bord d’une hauteur,

Comment de l’univers louer assez l’auteur ;

Les parallélismes entre le début et la fin des textes sont fréquents chez Roussel, rien d’étonnant donc à ce qu’il profite des images pour les faire transparaître. Ainsi, au premier et au dernier chant les images 8 et 52 se raccrochent chacune à deux notes importantes qui insistent sur le fait que la reconnaissance et la gloire se font toujours attendre.

Autres modes de soulignement local

L’image 2 est le lieu d’une textualisation locale particulièrement forte. En effet, les vers sur lesquels elle se greffe (21-23) coïncident avec la fin de la page cinq, c’est-à-dire avec le moment où on doit disjoindre les feuillets pour regarder les dessins. De surcroît, c’est dans ce passage que les parenthèses atteignent leur plus haut degré : non seulement ces vers sont pris dans une parenthèse de niveau cinq, ils sont les derniers à être lus, mais on trouve là un appel de note, la première note du chant qui dans l’ordre de la lecture sera la dernière, puisque intervenant à la dernière parenthèse. Ainsi, le mot « bout » en position finale du texte parenthésé désigne sa propre place et le fait que la lecture en arrive là à son terme. L’image à cet endroit clé souligne à la fois le plus haut degré de parenthétisa­tion et la note infrapaginale textualisée par le recours à une rime sur des homonymes.

L’image 49 se greffe aussi à des vers qui sont le lieu d’une structuration assez forte :

IV. 49 — Un homme élégant descendant les marches d’un luxueux vestibule en paletot et chapeau de soirée ; le paletot ouvert laisse voir qu’il est en habit noir.

(3) Dont une suffirait à vingt de nos salons

(4) (Doux salons où sitôt qu’ont tourné deux talons

(97) Sur celui qui s’éloigne on fait courir maints bruits) [je souligne]

L’image insiste, en ce point, sur un type de rime cher à Roussel, « salons / talons », mais l’opération scripturale ne s’arrête pas là car le passage de « salons » à « talons » a pour intermédiaire la répétition du mot « salons » pris cette fois-ci dans le sens de club. Nous sommes alors en présence des deux principales stratégies de l’écriture roussellienne qui tire profit du glissement de sens pour introduire une modification minimale dans la forme, mais qui suffit à lui faire dire tout autre chose. Les aspects matériels de ces deux vers sont particulièrement travaillés puisque à la rime des deux vers s’ajoute celle des positions initiale et finale du même vers qui porte cette fois-ci sur deux paronymes (« doux salons » / « deux talons »). Enfin, le verbe « tourner » semble doublement pertinent à cet endroit où nous voyons chavirer le sens d’un mot et où l’on s’apprête à tourner plusieurs pages avant de faire la jonction lectorale avec le vers 97 auquel se rapporte aussi l’image 49, car comment décider qu’elle représente davantage celui qui a tourné deux talons que celui qui s’éloigne ? Ainsi, une fois de plus, l’image intervient à un endroit où le texte se livre de manière particulièrement flagrante à différentes opérations destinées à souligner ses aspects matériels.

[ILLUSTRATION 21, CHANT II]

[ILLUSTRATION 21, CHANT II]

II. 21— Un homme tendant sa carte de visite à un autre. Attitudes agressives, faisant penser à un duel.

(187) « […] [ne pas prendre] — pour la carte appelant au pré

L’insulteur, le mural rectangle mortuaire,

Marbre blanc à nom noir ; — lorsque en plein sanctuaire »

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Réglages interlinéaires

Les analyses précédentes ne concernent que des rapports locaux entre les images prises une par une et les vers sur lesquels elles se greffent. Il s’agit maintenant d’explorer les possibilités d’intégrer les images dans des réseaux textuels complexes qui pourraient, le cas échéant, justifier l’insertion de telle image à tel endroit plutôt qu’à tel autre.

Le « deux » et le double renvoyant toujours au miroitement de l’écriture dans les différen­tes formes qu’il peut prendre ont une énorme importance chez Roussel. Cela explique pourquoi la toute première occurrence du mot « deux » convoque aussi un autre texte dans ces vers du chant II :

(58) — Juliette, au gala d’Ejur, et Roméo

Par deux mimes enfants faits gratis pro deo [je souligne]

Le mime est associé, bien entendu, à la répétition mais d’une façon plus précise fait allusion à Impressions dont NIA s’annonce comme relancement dans son titre ; c’est le jeu de ressemblances de l’écriture qui est ici désigné. On peut donc faire l’hypothèse que chez Roussel, et concrètement dans NIA, toute occurrence du « deux » invite à chercher des structures plus travaillées.

Nous avons en tout trente et une occurrences du mot « deux » (je n’analyserai ici que la répétition du mot « deux » et du mot « double ») dans NIA, qui, par chants, présentent la distribution suivante : I : 0 ; II : 26 ; III : 2 ; IV : 3.

Leur distribution fait l’objet d’une concentration et d’une structuration progressive vers le centre du livre. D’abord, des vingt-six occurrences du « deux » dans le chant II, vingt-quatre sont prises dans la parenthèse de niveau quatre qui s’ouvre au vers 38 et se referme au vers 506 (soit entre les pages 57 et 137 de l’édition Lemerre, 25 et 51 pour l’édition Pauvert). Ici, avec sa massive répétition dans une quadruple parenthèse, le « deux » désigne et le lieu où cette répétition se produit et l’enfermement parenthétique.

Il est prévisible que la concentration d’occurren­ces du mot « deux » dans le même chant soit aussi soulignée par un certain nombre d’images. Des cinquante-neuf images que comportent les NIA, huit renvoient au « deux » (27, 28, 34, 37, 40, 45, 49) ou au double (26).

[ILLUSTRATION 26, CHANT II]

[ILLUSTRATION 26, CHANT II]

II. 26- Deux joueurs de dominos dont l’un a dans les doigts, prêt à le jouer, le domino double as.

« [il ne faut pas prendre] — lorsque irrémédiable

L’inondation s’y frotte, un carton à tir,

(299) Pour le domino « double as » ; — le voyant partir, »

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II. 27 — Un parlementaire les yeux bandés (un officier) conduit par deux soldats dont les uniformes diffèrent du sien. Pas d’autres personnages.

II. 34 — Deux hommes en sabot par temps de neige battant la semelle pour se réchauffer les pieds.

II. 37 — Un homme de taille ordinaire à côté d’un nain qui lui vient à l’abdomen. Tous les deux sont vus de dos devant un grand miroir qui les reflète et semblent vouloir se comparer au point de vue de la taille.

II. 40 — Un garçon de restaurant ayant deux couteaux en croix qu’il apporte pour découper un poulet. (Pas d’autres personnages)

III. 45 — Une tête de penseur (la tête seulement). Pli entre les deux sourcils.

Six d’entre elles se greffent au chant II dont deux (28 (v. 354) et 34 (v. 491)) délimitent un espace où la répétition du mot « deux » s’accentue et se structure davantage. Dans cet espace on compte douze occurrences du mot « deux ». Le plus frappant n’est pas que ces répétitions s’accumulent ici mais que dix d’entre elles s’y trouvent par paires et que cela ne se produise nulle part ailleurs :

354. Ouvre un berceau, les blancs rideaux, pour deux feuillets

355. Non coupés qu’on disjoint ; — zigzaguant sans oeillets,

373. D’un suceur d’abatis ; — pour deux dents qu’une miette

Disjoint, les deux doigts blancs d’un valet qui, gants mis,

Pouce oisif, ramasse un croûton ; — lorsqu’en amis

Flânent deux noirs, leurs bras crochus, pour deux stupides

377. Hameçons emmêlés ; — pour l’aiguille aux rapides

389. Pour museau de cheval ; — pour deux dés en partance

Dans leur cornet, deux blancs cubes pris, de concert

391. Sucrant un gobelet vide ; — géant qui sert

341. — Pour deux anneaux serrant mal des doigts diaphanes

D’amaigri, ceux au cirque où deux bras ont plongé ;

351. Pour le bout d’un cheveu fourchu ; — pour deux orteils

Vus par un trou de bas, ce qu’encadre un malade

353. Fond de culotte ; — pour de la lourde salade

390. Protège-mine, — un vide asile à boutons lourds ;

Pour deux sabots à chocs réchauffants d’orteils gourds,

Deux sauteurs bateaux à l’ancre en temps d’équinoxe

393. Se heurtant face à face ; — un jour sans match de boxe [je souligne]

Les images 28 et 34 cernent donc un espace où les occurrences du mot « deux » sont non seulement plus denses mais aussi plus structurées. L’illustration 34 en étant greffée à une comparai­son où l’on trouve justement une double occurrence du « deux » (le dernier exemple) souligne cette structure et en facilite la lecture. Sous l’égide du mot « deux » a été mis en place un premier réseau textuel qui permet de rapporter les unes aux autres les images qui le concernent et d’expliquer pour « deux » d’entre elles leur position stratégique dont la fonction est d’encadrer une structure réglée par la double répétition du « deux » dans une même comparaison.

On avait établi que l’image 28 désignait le volume en tant qu’objet matériel et sa lecture. Les vers auxquels elle se rapporte permettent de saisir une structure plus forte si on les compare avec les vers où l’on trouve la prochaine occurrence du « deux » (vers 373-374). Les « deux » fragments ont aussi en commun les mots « blancs » et « disjoint ».

Ailleurs, au chant IV, une densité particulière de répétitions des mots « feu » et « éteindre » est aussi encadrée par deux images (50, v. 27-28 et 58, v. 87-88) :

25. Comme un feu dont l’éclat aux clignements nous force

27. Tout, sauf les pics par l’homme encore non atteints,

28. S’était classé déjà dans les mondes éteints...

29. — Tout feu s’éteint, en nous comme dans la nature ;

31. D’un souffle l’envoyeur éteint chaque cachet ;

32. L’âge éteint certains feux : jamais las, le cochet

34. Le coq mûr fait un choix ; les poltrons, au derrière,

35. Ont un feu qui s’abstient de survivre au danger

36. (((((Feu cuisant, mais fictif ; jamais, à vidanger,

37. Nul ne fut intrigué par sa cendre, et le lièvre

38. Ne le vit pas brusquer les grenouilles ;))))) la fièvre

39. Crée un feu qui s’éteint, soit quand le sujet meurt,

46. Le feu qui, patient, fait fondre une bougie

47. S’éteint : — tandis que choit le marteau lorsqu’on vend

70. La personne au nez pris ; le saint feu du génie

note 4, v. 2. Eclair dit « feu du ciel escorté de fracas »

82. S’éteint quand l’âge rend son détenteur gaga

83. (((((Feu qui, si grand que soit tel nom, tel pseudonyme,

84. Chez nul n’est reconnu de façon unanime !

85. — L’homme n’a pas ainsi qu’un pantin au bazar

86. Son prix collé sur lui ;))))) ; sur son mur Balthazar

87. Vit, en traits défiant le grattoir et la gomme,

88. Trois mots de feu briller... puis s’éteindre ; chez l’homme,

89. Le feu de l’oeil s’éteint à l’âge où dent par dent [je souligne]

On compte en tout dans ce passage onze occurrences pour « feu » et neuf pour « s’éteindre », une densité d’autant plus significative que ces mots sont à peine réutilisés dans le reste du livre (quatre fois « feu » et une fois « éteindre »). Cette série se structure en deux blocs assez compacts, le premier du vers 25 au vers 47 et le deuxième du vers 82 au vers 89, qui finissent tous deux sur le verbe « s’éteindre ». La dernière occurrence de ce mot se trouve à une place doublement stratégique dans la mesure où la fin du bloc coïncide avec la fin de la page.

Le deux est certes le nombre le plus important dans les textes de Roussel, mais ses minutieuses descriptions scientifiques favorisent aussi l’apparition de structures réglées par d’autres nombres, surtout par le trois et le sept. L’on découvre, par exemple, un fort parallélisme entre le début du chant I et la fin du chant IV réglé justement par les nombres.

En effet, la première image de NIA est greffée au vers 3 où il est question de la prison où « Saint Louis fut 3 mois prisonnier ». L’image 58 se rapporte aux vers 86-87 et 88 du chant IV où il est question des « trois mots de feu que Balthazar vit briller au firmament » :

[ILLUSTRATION 58, CHANT IV]

[ILLUSTRATION 58, CHANT IV]

IV. 58 — Un mur tout uni où les mots Mane Thecel Phares sont écrits comme en lettres de flammes. Rien d’autre, ni personnages, ni banquet. Lettres de l’époque.

(86) .........))))) [tout s’éteint] ; sur son mur Balthazar

Vit, en traits défiant le grattoir et la gomme,

Trois mots de feu briller... puis s’éteindre ; chez l’homme,

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Au parallélisme thématique entre les deux pôles du texte (référence religieuse et malheur d’un roi dans les deux cas) s’ajoute un parallélisme formel créé par l’identique nombre de mots (neuf) qui forment les vers auxquels se rapportent les images 1 et 58. Le verbe « compter » que Balthazar vit briller au firmament apparaît aussi au début du texte, au premier vers du chant I, une répétition qui ajoute un élément au parallélisme existant entre les deux pôles du texte.

Il convient de s’arrêter à l’avant-dernière image sur laquelle Roussel choisit, en un lieu stratégique du texte, de représenter, non pas un objet ni un personnage, mais bien l’écriture. Sur cette image de l’écriture porteuse de vérité par définition qu’est la Bible, il fait dessiner les mots « compté, pesé, divisé[30] » qu’on ne saurait lire sans penser aux méticuleux calculs (évoqués dans Comment j’ai écrit certains de mes livres) auxquels a dû se livrer l’auteur pour la mise au point des vers de NIA. On ne saurait dire si Roussel était conscient ou non des difficultés de lecture que pouvait poser son texte, mais il me semble significatif qu’il choisisse d’évoquer un épisode de l’Ancien Testament où un roi requiert les services d’un interprète de toutes les écritures pour décrypter le message que vient de lui envoyer la divinité.

On a souvent attribué aux illustrations de NIA une simple fonction de remplissage et de gonflage d’un livre considéré trop mince par son auteur. Cette position s’explique par l’apparente inadéquation des images au texte qu’elles devraient censément illustrer, au point que le dessinateur Zo s’en est vexé.

Quelle qu’ait été leur fonction initiale, il est évident qu’une fois mises en place elles modifient inévitablement l’approche du volume car on ne saurait avoir le même regard sur l’édition Lemerre où les images prennent autant de place que le texte que sur l’édition Pauvert dont le regroupement des dessins, après les quatre chants par planches de quatre, équivaut pratiquement à une suppression.

Si les dessins de NIA interrogent le lecteur, c’est évidemment en bonne partie parce qu’il faut écarter les feuillets non coupés pour les voir, mais aussi parce que dans leur rapport au texte ils soulèvent le problème de la représentation en proposant une image réaliste là où les vers tendent à mettre en cause les mécanismes de la représentation dans l’écriture. Et d’une manière assez surprenante l’analyse permet de montrer comment Roussel tire profit d’images apparemment banales pour souligner les structures matérielles fondamentales au fonctionnement des chants. En effet, bon nombre des cinquante-neuf images se rapportent au mot de rime des vers, et souvent aux rimes qui portent sur des paronymes. Elles attirent aussi parfois, localement, l’attention du lecteur, soit sur des aspects de l’écriture en général, soit sur des traits concrets concernant le volume : son brochage (image 28), l’importance des blancs (image 29).

Enfin, elles servent éventuellement d’indices de lecture ; soit en soulignant des rapports structuraux entre différents passages du texte séparés par plusieurs pages, soit en encadrant des passages où l’écriture, suivant diverses opérations métatextuelles, tend à mettre en scène ses mécanismes de production :

[ILLUSTRATION 59, CHANT IV]

[ILLUSTRATION 59, CHANT IV]

IV. 59 — Un pan de ciel étoilé sans paysage

terrestre semblant vu d’un point de l’espace sidéral donnant l’impression de l’infini.

(92) « Se fait aux profondeurs du grand vide céleste

Où la lumière court sans jamais le franchir ; »

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