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Mes amis je vous assure que le temps est bien dur

Il faut pas s’décourager ça va bien vite commencer

De l’ouvrage i’va en avoir pour tout le monde cet hiver

Il faut bien donner le temps au nouveau gouvernement[1]

Mary Travers Bolduc, « Ça va venir découragez-vous pas »

L’oeuvre de Mary Travers (La Bolduc) met en scène un labeur dont les agents sont des pères et des mères de famille, qui travaillent fort pour faire survivre les leurs dans un univers de récession économique où l’avenir est incertain. Issue d’un milieu pauvre et ayant elle-même dû occuper divers métiers entre l’enfance et l’âge adulte (femme de ménage, couturière, etc.), Mary Travers parle de sa réalité et de celle des travailleurs qui peinent à joindre les deux bouts. La tendance autobiographique de ses textes lui permet d’ailleurs de parler du travail et du chômage d’une manière toute personnelle, dans des chansons folkloriques teintées d’un humour qui remet en perspective les malheurs du quotidien et qui lui permet de livrer son point de vue sur le monde des travailleurs des milieux démunis. Son oeuvre s’intègre à l’horizon contextuel d’une époque qualifiée de « grande dépression », de « décennie des naufragés », d’« années perdues » ou de « dirty thirties » pour ne reprendre que quelques expressions apparaissant dans des titres d’ouvrages historiques connus concernant cette époque de grandes remises en question du système économique occidental[2].

Au coeur de cette période trouble, la rumeur sociale se fait angoissée, répercutant l’appréhension de toute une société relativement à une situation économique problématique dont on ne comprend pas encore tout à fait la cause à l’époque. Imprégné des valeurs de l’Église, le discours social envisage le travail comme un devoir social et moral, toutes formes de paresse et d’oisiveté sont alors dénoncées comme des péchés, situation que La Bolduc aborde régulièrement dans son oeuvre. À ce titre, « Ah c’qu’il est donc slow Ti-Joe » est une chanson qui ridiculise un personnage qu’elle qualifie de « slow », parce qu’il ne semble ni enclin à aider son prochain ni porté à mettre la main à la pâte lorsqu’il y de l’ouvrage qui s’offre à lui. Sa lenteur caractéristique exacerbe l’impression de lâcheté et de stupidité qui se dégage du personnage ; le retard de Ti-Joe est à la fois physique, moral et intellectuel. Plus que la simple incapacité à s’adapter aux exigences du monde du travail, l’attitude décrite relève de la mauvaise foi et d’un refus de s’activer et de prêter main forte aux gens qui l’entourent. Résolument jugée inacceptable par la narratrice, cette attitude contraste avec la solidarité entre travailleurs et de la charité chrétienne qui se dégagent de l’ensemble du discours de La Bolduc. Comme tant d’autres personnages de lâches et de profiteurs décrits dans ses chansons, Ti-Joe rompt le rythme régulier et sans doute jugé rassurant de la machine du travail, qui paraît donner un sens à la vie et organiser le cours des journées.

Dans ses chansons, les topoï de la responsabilité morale du travailleur catholique ou de la satisfaction de l’ouvrier ou de l’agriculteur qui respectent des règles de vie jugées convenables accordent à la chansonnière un ethos particulier. Elle apparaît comme juge de la société des travailleurs canadiens-français, lesquels arborent de multiples visages : la cuisinière dévouée (« La cuisinière »), le policier ayant à coeur le respect de l’ordre et de la justice (« Les policemans »), l’épicier malhonnête (« Si les saucisses pouvaient parler ») ou le vendeur d’assurances attiré par l’appât du gain (« Le vendeur d’assurances »). C’est dans cet univers dualiste animé par un humour burlesque qu’intervient le « je » porte-parole des travailleurs jugés honnêtes, promoteur de l’activité domestique féminine et fier représentant d’une profession associée au folklore et aux vieilles traditions canadiennes françaises. Les multiples représentations du travailleur et de la travailleuse dans les chansons de Mary Travers s’avèrent un sujet fécond pour l’analyse du travail et sa mise en forme artistique, car c’est dans une langue populaire associée à l’analphabétisme des travailleurs des milieux démunis du début du XXe siècle qu’elle fait son portrait des travailleurs. Cette étude permet d’esquisser un tableau de la comédie sociale qu’elle décrit et de saisir les différentes tensions sociologiques et professionnelles qui traversent cette comédie.

Chanter le chômage

Le chômage a toujours fait partie de la vie des travailleurs, sa forme la plus courante étant le chômage saisonnier, mais il existe aussi un chômage conjoncturel, tel que celui qui se répand pendant la crise. Le travail ne peut plus alors être envisagé comme une simple transaction entre de l’argent et un service, l’activité professionnelle dépendant d’une multitude de considérations économiques et sociales qui dépassent la volonté des individus : rigidité des salaires, fluctuation des marchés, organisation interne du travail plus ou moins satisfaisante ou relations de nature diverses entre employeurs et employés. Ces différentes variables font que le travailleur n’a pas toujours le choix de son emploi, non plus qu’il n’est maître de décider s’il travaillera ou non.

Élu aux élections canadiennes de 1930 sur la promesse de redonner du travail aux chômeurs, Richard Bedford Bennett est présenté positivement par la chansonnière dans « Ça va venir découragez-vous pas », ballade qui propage un espoir confiant envers les mesures des Conservateurs. Pourtant, Bennett affirme au début de son mandat : « Jamais ni moi, ni le gouvernement dont je fais partie ne donnerons de prime à la paresse[3]  ». Mary Travers affirme qu’« il faut bien donner le temps au nouveau gouvernement », même si ce dernier alimente le climat de honte associé à une pauvreté résultant de la rareté des emplois disponibles. Curieusement, le gouvernement est « slow », mais elle ne l’accuse pas de paresse, alors qu’il incombe aux travailleurs et aux chômeurs de faire preuve de débrouillardise. Tardivement, en 1932, Bennett accorde le secours direct aux nécessiteux, une aide de l’État à peine suffisante pour survivre, versée sous forme d’argent ou de coupons de ravitaillement. Le gouvernement Taschereau affiche une volonté maintes fois réaffirmée de procéder à des vérifications serrées avant que l’État ne verse une aide financière aux foyers en détresse. À ce titre, la famille est considérée dans les années 1930 comme une unité de travail et de production dans laquelle chacun des membres contribue au budget collectif (le travail des enfants étant alors toléré et même encouragé) et le réseau de parenté constitue la pierre angulaire de l’entraide sociale aux premiers temps de la crise. Les chansons de La Bolduc mettent en scène et dénoncent un bon nombre des « exploiteurs » et « profiteurs » du système dont on parle abondamment dans les documents et journaux des années 1930.

L’année 1930 compte vraiment peu de chansons autres que celles de La Bolduc qui abordent aussi intimement la réalité précaire des travailleurs et les effets réels du chômage. Les journaux ne décrivent pratiquement pas les manifestations quotidiennes de la crise et entretiennent l’illusion que tout va pour le mieux, en ne rapportant que les déclarations d’hommes politiques sur les moyens à prendre pour redresser l’économie : politiques protectionnistes, subventions pour travaux publics, secours direct ou fonds d’assistance aux chômeurs. Les bulletins d’information tentent de redonner le moral à la nation, sous le couvert d’une censure optimiste. Pendant l’entre-deux-guerres, le chômage est perçu comme un problème individuel causé par quelque tare morale, comme la fainéantise ou l’ivrognerie, et chacun tente de cacher à ses voisins la misère qui frappe son foyer, alors que l’image idéalisée de la ménagère parfaite, veillant invariablement au confort des siens, se retrouve soumise à rude épreuve. Craignant de donner une mauvaise image des leurs en allant réclamer de l’aide, la grande majorité des familles ne feront appel au secours direct ou aux organismes caritatifs qu’en tout dernier recours. Malgré ce déshonneur associé au chômage, la chansonnière fait le bilan des conditions misérables et montre qu’elles touchent son propre personnage. Elle affirme par exemple que son « petit mari » ne travaille pas dans « Ça va venir découragez-vous pas[4]  » et vante l’aide de l’État dans une chanson inédite où elle clame que « Tout va être correct / Avec le secours direct » (« Le secours direct[5]  »). Son oeuvre dédramatise un climat de honte associé à la pauvreté et au chômage et arrive même à faire rire de cette situation, en utilisant une verve populaire empreinte de bonhomie et parsemée de tournures langagières humoristiques. Elle travaille ses chansons de manière à mettre en scène sa propre vaillance en tant que femme des milieux pauvres qui, sans être allée longtemps à l’école, sait user du langage de tous les jours pour décrire le quotidien de manière vivante, poussant jusqu’à la caricature son portrait des travailleurs et chômeurs canadiens-français.

Problèmes du travail

La difficulté de se trouver du travail pendant la crise pousse plusieurs Québécois à migrer vers les villes ou vers les États-Unis : « Y’a pas d’ouvrage au Canada y’en a ben moins dans les États / Essayez pas d’aller plus loin vous êtes certains de crever de faim » (« Ça va venir découragez-vous pas[6]  »). Elle incite ses auditeurs des campagnes à demeurer au pays ou mieux, sur leurs terres, car elle propose un portrait idéalisé des familles agricoles dans « Nos braves habitants[7]  » et appuie du même coup le mouvement de colonisation des régions éloignées instauré et encouragé par l’État et le clergé. La Bolduc glorifie dans cette même ballade les moeurs de la campagne, la bonne volonté et l’ardeur des jeunes agriculteurs, afin de critiquer plus sévèrement l’oisiveté de la jeunesse urbaine. Dans son répertoire, la culture de la terre se présente comme une activité patriotique exigeant une certaine bravoure dont ne seraient pas gratifiés les métropolitains. Malgré le portrait magnifié qu’en fait La Bolduc, le monde agricole est aussi touché par la crise, bien que moins durement, puisque l’alimentation, l’habitation et le chauffage sont généralement assurés, mais de nombreux cultivateurs aux prises avec des dettes se voient acculés à la faillite par la baisse des prix de la production agricole. Se réclamant des idées prônées par le duplessisme naissant, La Bolduc envisage l’agriculture comme une base nationale et comme une activité économique assurant la survie du pays et celles des individus qui la composent. À ce titre, la chanson « Le commerçant des rues[8]  », dans laquelle elle énumère joyeusement les produits du terroir québécois, peut être considérée comme un texte qui soutient une conception arriérée de l’économie nationale.

Les chansons de La Bolduc entretiennent des valeurs traditionnelles, telles que la foi religieuse et la confiance indéfectible en le bon jugement des gens de la terre. Non seulement elle envisage l’agriculture comme une activité économique importante, mais elle glorifie aussi cette activité comme une coutume propre à sa patrie et comme un élément d’un folklore qu’elle reconduit abondamment à travers ses textes. Plus encore, la culture de la terre s’affiche comme une solution de subsistance pour les individus pendant la crise et pour la nation canadienne-française dans le futur. La misère qu’entraîne la crise démontre cependant avec force l’impuissance des politiques traditionnelles et des institutions, les organisations charitables se retrouvant débordées par la demande. L’État doit soulager les familles indigentes, régler le problème du chômage et comprendre comment éviter le renouvellement de ce climat économique épouvantable. Chantant Bennett en 1930, La Bolduc acclamera plus tard l’arrivée de Duplessis au pouvoir comme celle d’un sauveur dans la chanson inédite « Le nouveau gouvernement[9]  ». L’élection de ce dernier est décrite comme le commencement d’un temps nouveau qui annonce la fin de la crise et comme le résultat ultime de l’attente patiente à laquelle la chansonnière conviait ses auditeurs dans « Ça va venir découragez-vous pas », six ans plus tôt. La chansonnière y célèbre le retour au travail de son mari, l’éventuelle recrudescence des emplois disponibles qui serait associée aux mesures de l’Union nationale, la montée des revenus familiaux et la baisse des taxes. Cette chanson qui en conclut une autre et qui signe la fin de la crise paraît inspirée des promesses électorales de Duplessis et témoigne d’une totale adhésion aux mesures politiques du premier ministre du Québec pour les chômeurs et les travailleurs qui vivent dans la pauvreté. Par ce réseau d’allusions aux mesures prises par le gouvernement, elle confère à son portrait du monde du travail une dimension politique, à l’intérieure de laquelle la terre est un symbole qui illustre une forme de travail patriotique et un idéal social.

Habitus de la chansonnière et travail féminin

Au début du XXe siècle, la femme n’est pas considérée comme une « travailleuse » à part entière ; sa besogne quotidienne de ménagère apparaît à plusieurs comme une tâche qui découlerait « naturellement » de son rôle de mère et d’épouse. Pour plusieurs, la femme ne travaille pas au même titre que l’homme ; elle « prends soin » de la famille et « veille » au bien-être des siens. Comme plusieurs jeunes filles de son milieu et de sa génération, Mary Travers trouve des emplois hors du foyer pour aider ses parents, puis pour pallier au chômage de son mari. Elle se fait entre autre couturière dans une usine de textile montréalaise dans laquelle elle travaille onze heures par jour, cinq jours et demi par semaine pour un salaire de quinze dollars, en plus de faire chaque soir en revenant de l’usine le ménage de la boutique du barbier de son quartier. Ce type de travail féminin salarié, mais sous-payé, est de plus en plus fréquent à l’époque chez la classe ouvrière, laquelle ne peut pas toujours se permettre d’adhérer rigoureusement au modèle socialement légitime du couple pourvoyeur-ménagère. Socialement, la présence des femmes sur le marché du travail, jusqu’alors principalement masculin, crée un malaise. Lorsqu’elle travaille ses textes, l’auteure utilise la langue et des motifs empruntés à la vie des femmes des milieux démunis pour mieux traduire une nouvelle réalité du travail, dont elle fait elle-même partie depuis longtemps et qu’elle représente fortement en tant que première auteure-compositrice-interprète féminine de la chanson populaire canadienne-française.

Il va sans dire qu’au temps de Mary Travers, le travail des femmes à l’extérieur des maisons est très mal perçu par l’ensemble de la société et par le clergé, surtout lorsque ces femmes sont mariées. En 1929, Madame W. Raymond déclare d’ailleurs qu’il existe un bon et un mauvais féminisme lors d’une conférence donnée à l’École sociale populaire de Montréal intitulée « Le Travail des jeunes filles[10]  ». Le mauvais féminisme est à son avis celui qui exalte les bienfaits du travail extérieur des femmes sous toutes ses formes, déclassant ainsi la femme, la dépouillant de sa personnalité propre et des prérogatives qui en feraient le charme et la dignité. En contrepartie, le vrai féminisme se définirait comme celui qui valorise le travail de la femme à l’extérieur du foyer pour des raisons d’ordre social ou de charité chrétienne, pour subvenir aux besoins de la famille ou pour sauvegarder l’indépendance et la vertu de la femme. Sitôt la nécessité extrême disparue, la femme devrait selon ce principe retourner au foyer, car le travail lui serait nuisible physiquement, il réduirait prétendument la vigueur de sa résistance, ses nerfs devenant alors moins solides et ses maternités plus pénibles. Tous ces arguments reposent sur une division du travail instaurée par la Bible dans le récit des premiers jours de la création, lorsqu’après la chute, Dieu dit à Adam « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » et à Ève « Tu enfanteras dans la douleur[11]  ». Dans une société sous l’emprise du pouvoir clérical, l’allusion à ces châtiments originels différents pour l’homme et la femme intervient comme un argument de poids contre le travail des femmes à l’extérieur du foyer.

La présence de la femme dans les sphères publiques est perçue comme une menace pour les familles et pour la patrie, en cette époque où le gouvernement met en place une politique nataliste poussant les femmes à avoir des grossesses nombreuses. Mary Travers Bolduc s’affirme d’ailleurs par une identité d’épouse-mère-ménagère, laquelle est supportée par une conception conservatrice du rôle de la femme. En effet, elle dénonce la participation des femmes aux affaires publiques comme une ingérence et un « grand danger » dans la chanson « Les femmes[12]  ». Ainsi, bien qu’elle mène une vie de tournée dans le Canada français et en Nouvelle-Angleterre, elle continue de promouvoir l’absence relative des femmes sur le marché du travail et dans les affaires publiques, se présentant comme une ménagère convertie en chansonnière pour faire vivre les siens pendant la crise, adhérant ainsi au modèle conservateur de la vraie féministe proposé par Madame W. Raymond. Que doit penser le public de cette femme qui est le principal soutien financier de son foyer, ce qui est peu commun à l’époque, fait qu’elle assume publiquement ? Son parcours est résolument atypique et sa liberté financière est telle que, s’il faut en croire sa correspondance[13], elle gère le budget familial de façon autonome. Pourtant, par le biais d’une narration à tendance autobiographique, La Bolduc se décrit comme une femme type de sa génération.

Espérant éviter les critiques de son image de femme forte et libérée, la chansonnière insiste dans ses chansons sur ses rôles d’épouse fidèle, de reine du foyer et de mère exemplaire. En quelque sorte, la chansonnière se défend d’être loin de la maison et d’avoir une carrière et se représente remplissant des rôles traditionnellement féminins. Sa destinée, tout comme celle des autres femmes placées dans sa situation sociale, est depuis le jeune âge encouragée à être centrée sur la famille et sur la maison. De même, son travail s’inspire des chansons, des gigues et des reels qui se faisaient dans les veillées de campagne, fêtes populaires et folkloriques qui ont aussi pour cadre la maison ; il y a donc une coïncidence entre le lieu de vie et d’apprentissage musical de l’artiste. Il en résulte très certainement dans ses textes une esthétique de la quotidienneté, celle des travailleurs, des chômeurs et des ménagères, mais aussi celle de l’actualité dont elle nous livre une chronique chantée. La description de la banalité des activités ménagères donne lieu à l’apparition inédite d’une narratrice mère à la maison, qui chante pour amuser un public familier, et qui devient ainsi le personnage central d’un récit du chômage qui se déroule dans un décor de veillée canadienne. À ce quotidien de la crise, se surimpose la thématique de la fête populaire, laquelle se retrouve dans la musique elle-même qui invite à la danse (« La bastringue[14]  »), dans les chansons de Noël ou dans une chanson à boire publicitaire créée pour les bières Labatt (« La reine des bières[15]  »). Cet esprit de célébration intervient comme un élément qui détourne le public de la morosité de la crise et d’une réalité du travail problématique. Ainsi, l’habitus de la chansonnière, c’est-à-dire sa disposition individuelle envers son environnement et certains éléments de culture héritée de sa formation non académique, le rapprochement entre ses prestations musicales et le travail des humoristes qui l’accompagnent dans ses tournées, de même que ses premières expériences de travail transforment sa manière de jouer de la musique, de chanter et d’écrire ses chansons. Sa disposition d’esprit optimiste, mais critique, son absence de prétention, sa familiarité avec le public qu’elle appelle « mes bons amis » (« La chanson du bavard[16]  »), voire sa tenue sobre sur scène, viennent alimenter l’apparente authenticité de son discours.

L’habitus individuel de La Bolduc se manifeste dans l’affirmation virulente de son identité linguistique, par son fort accent gaspésien qu’elle ne tentera jamais d’amoindrir, mais qu’elle accentuera plutôt en utilisant des tournures régionales. Sa manière d’aborder le travail et de travailler la langue populaire québécoise, en y faisant foisonner les anglicismes et les expressions gaspésiennes dans des formules qui rappellent le ton des causeries quotidiennes, lui permet d’être en accord complet avec le monde du travail qu’elle décrit dans ses chansons. C’est ainsi qu’elle s’attire les bonnes grâces d’un public qui se reconnaît dans son oeuvre et qui apprécie la langue jugée vivante de ses textes. Son écriture, ses enregistrements et ses prestations sur scène font preuve d’un art de persuader l’auditoire par l’usage de lieux communs divers. En effet, l’opposition chez elle entre le travailleur honnête et les injustices qu’il subit au quotidien — l’incapacité par exemple de payer un loyer trop cher pour ses revenus — est décrite dans une perspective de rétablissement de la situation, qui peut parfois se traduire par une agressivité soudainement exprimée. Il existe une dimension argumentative dans les chansons de La Bolduc, d’abord en fonction des prémisses inhérentes à un texte comme « Ça va venir découragez-vous pas[17]  », lequel exige un accord préalable avec le public afin que le message passe efficacement. Dans cette chanson, il n’y a pas de désignation nominale explicite, sinon celle du « je » optimiste qui turlutte en attendant les jours meilleurs et qui représente la chanteuse elle-même, de même que le « nous » de la chansonnière et de son public au chômage. La misère décrite dans les couplets de cette chanson est présentée comme un problème personnel confié aux auditeurs. Cette chanson, enregistrée en 1930, traite des contrariétés quotidiennes d’une femme dont le mari est au chômage et met de l’avant des couplets qui affichent son mécontentement envers sa propre situation économique, sentiment de frustration qui s’exprime à quelques reprises dans l’expression d’une envie de violence qu’elle voudrait diriger contre les diverses instances qui réclament le peu d’argent que possède la famille : le propriétaire, le vendeur d’assurance ou la compagnie d’électricité par exemple. Le refrain, lui, dédramatise les différents problèmes relevés dans l’ensemble de la chanson et tente de raviver l’espoir du public en des lendemains qui chantent et qui turluttent. Cette chanson-témoignage se démarque dans l’ensemble de la production de la chanson québécoise de l’Entre-deux-guerres, car elle aborde la pauvreté du point de vue d’une femme et de l’intérieur, puisque la chanteuse nous fait le récit d’une misère personnelle vécue au quotidien, ce qui ajoute à son discours une forme de vérité émotive à laquelle le public n’est pas habitué et qui le charme aussitôt.

Éthos

L’image que la locutrice donne d’elle-même dans son discours lui permet d’établir sa crédibilité par la mise en évidence de qualités morales comme la bienveillance et la magnanimité. Par extension, tout acte discursif chez elle, ses chansons ou la manière dont elle met en valeur son image, contribue à rendre manifeste son tempérament humble et jovial. La Bolduc crée un univers cantologique dans lequel elle incarne différentes facettes de la travailleuse, se présentant à la fois comme ménagère et comme « femme de renom » (« Mon vieux est jaloux[18]  »), alors que le chômage et la question de l’emploi précaire se manifestent dans son oeuvre sous la forme de la problématique phare d’une subsistance personnelle. Son triomphe au Québec et dans le Canada français repose en bonne partie sur sa réputation de femme du peuple représentant une communauté de prolétaires ne disposant pas de libre arbitre et dépendant de la volonté d’un autre, employeur ou État, sur lequel ils n’ont pas le pouvoir d’agir et duquel ils dépendent pour pourvoir à leur existence. L’image de la chansonnière est donc celle d’une femme ordinaire devenue chansonnière de la crise pour faire vivre ses enfants et son mari, mais aussi pour défendre ses semblables, c’est-à-dire les familles frappées par le chômage. Son discours populiste n’incite pas les chômeurs à se révolter contre le gouvernement, mais appuie un gouvernement sauveur du peuple, et l’image de la chansonnière n’en est pas une de meneuse révolutionnaire des opprimés, mais de porte-parole des plus pauvres. Dans la construction de sa propre personnalité publique, Mary Travers Bolduc mise sur l’effet de catharsis que peut avoir son récit personnel sur les spectateurs et suggère implicitement aux plus pauvres d’accepter leur misère comme un état dont ils ne sont pas nécessairement responsables, cela, dans une langue de tous les jours qui tente aussi de désamorcer un sentiment de honte culturelle vécue par les moins fortunés de la société qui ont souvent peu fréquenté l’école.

La Bolduc parle au nom des plus démunis et s’adresse directement à eux, en utilisant fréquemment le pronom « nous », qui souligne l’appartenance de la narratrice aux classes les plus pauvres de la société, bien qu’elle en vienne au cours des années 1930 à dépasser amplement le seuil de la pauvreté et à être à l’aise financièrement grâce à son succès populaire. Elle met par ailleurs de l’avant un nationalisme qui se veut rassembleur, la très grande fréquence des mots « Canada » ou « canadien » dans son répertoire en témoigne fort bien. Les chansons de La Bolduc contiennent des indices d’allocution désignant l’auditoire, qui tient véritablement la place d’un personnage fictif imaginé par la chansonnière. Il arrive aussi que la chansonnière s’adresse directement à certains groupes de personnes, les mères de famille ou les employeurs par exemple, pour leur livrer ses conseils. L’encyclique sur le chômage du Pape Pie XI, qui paraît dans le Devoir du 5 octobre 1931, deux jours après sa publication officielle, convie le public à une croisade de charité et de secours qui répondrait au commandement de charité proclamé par Jésus. L’empathie pour le pauvre chômeur et sa famille qui se dégage des textes de La Bolduc s’inscrit dans cette foulée de compassion chrétienne, bien que l’entraide ne puisse dépasser les limites du possible, étant donnée la pauvreté généralisée des foyers. En chantant « décourageons-nous pas », la chansonnière tente ainsi de ragaillardir les nécessiteux par des chansons joyeuses dans lesquelles la pauvreté apparaît comprise par une femme du peuple, qui chante son indigence dans un accent populaire et une voix nasillarde et moqueuse. Chantant sur des airs vieillots et parlant « comme l’ancien temps » (« Chanson du bavard[19]  »), la chansonnière valorise une québécitude populaire et juge l’actualité de manière conservatrice, en abordant la pauvreté sous l’angle de la vie domestique, donc du point de vue d’une femme conservant un rôle traditionnel. La manière dont elle travaille la langue la distingue d’autres types d’auteurs-interprètes de chanson française qu’on entend beaucoup à la radio à l’époque, des chanteurs de charme entre autres, utilisant un français standard pour chanter des opérettes, de même qu’elle se différencie aussi d’une chanson scolaire comme celle de la Bonne chanson. La chansonnière place la langue québécoise au centre de ses préoccupations artistiques, cette langue étant la sienne, celle des classes les plus pauvres où on quitte jeune l’école pour aller travailler, mais c’est aussi la langue de ses aïeux et elle n’hésite pas à remplir ses textes d’expressions vieillies.

La Bolduc est perçue comme une artiste linguistiquement révolutionnaire par certains, voire comme un modèle de fierté nationale, alors que d’autres détestent chez elle sa fierté pour une langue qu’on jugera fautive et à l’image d’une pauvreté culturelle et économique de laquelle on veut se distancier en période de grande pauvreté. Les détracteurs de La Bolduc lui reprochent sa vulgarité en raison de son humour qualifié de grossier et de son emploi de la langue de tous les jours, mais ceux qui se montrent choqués par sa musique n’apprécient probablement pas non plus les particularités du genre de la chanson folklorique canadienne-française qui tend vers cet emploi de la langue populaire. D’ailleurs, les divergences d’opinions envers son travail de la langue sont aussi influencées par un découpage institutionnel et littéraire de la chanson qui dépasse le simple discours que tient la chansonnière. Une cloison étanche s’interpose entre les romances sentimentales en vogue à l’époque, chantées avec lyrisme dans un accent français et dans une langue remplie de symboles et de tournures poétiques, et la chanson de La Bolduc, qui emprunte la langue de tous les jours pour décrire les moeurs de l’époque, la quotidienneté, voire la banalité. La chansonnière réussit à vendre des dizaines de milliers d’exemplaires de ses soixante-dix-huit tours, ce qui laisse deviner la grande efficacité de son discours et de ses choix musicaux.

Travail et préjugés

Mary Travers Bolduc propose certaines solutions au problème du chômage dans ses chansons, mais il n’en reste pas moins que ses textes véhiculent parfois une pensée raciste envers le travailleur émigrant, envisagé comme un voleur de travail. Ce type de discrimination fait partie d’un bon nombre de discours de l’époque, ceux d’un Lionel Groulx ou, de manière extrême, d’un Adrien Arcand, lesquels ont alimenté un nationalisme dans lequel il était bienvenu de se méfier des immigrants. Ainsi, dans la chanson « L’ouvrage aux Canadiens[20]  » (1931), elle aborde la question problématique de la main-d’oeuvre bon marché étrangère sous l’angle d’une exclusion de l’immigrant, qui ne fait pas partie de ces Canadiens qu’elle évoque si souvent dans ses chansons. Son nationalisme en est donc un qui exclut l’autre, comme pour mieux définir une identité canadienne de souche francophone et catholique qui, selon elle, devrait avoir des privilèges. Elle affirme dans cette chanson qu’il n’est pas raisonnable que des immigrants travaillent alors que des Canadiens sont au chômage, en avançant qu’« [u] n bon Canadien […] vaut trois immigrés » lorsque vient le temps de travailler. Ce nationalisme raciste et cette valorisation chauvine de la force de travail des Canadiens sont bien acceptés à l’époque dans le discours courant. Ils apparaissent ici au sein d’une chanson qui blâme l’étranger plutôt que l’employeur qui engage pour moins cher ou que l’État qui ne trouve aucune solution adéquate au problème du chômage. Le discours que tient La Bolduc s’oppose à la tolérance et à l’universalité et souhaite défendre un Canada pour les Canadiens, plutôt que de prôner une solution pour tous contre le chômage. Elle soutiendra encore cette idée dans la chanson « Sans travail[21]  », invoquant le pathos des auditeurs lorsqu’elle clame que les Canadiens souffrent et se sacrifient pour les immigrants. Il y a vraiment ici une volonté de rejeter la faute de l’absence de travail sur l’étranger. Le caractère folklorique et entraînant de la chanson facilite la propagation de cette discrimination raciale, et contribue à sa diffusion dans tous les discours sociaux. Le contexte nationaliste et populiste dans lequel s’énonce la chanson accentue le racisme et enferme le groupe adhérant à ces idées sur lui-même.

La parole efficace ici est-elle le reflet d’une manipulation du sujet cantologique par les instances au pouvoir ? La narratrice est-elle consciente de mettre de l’avant un sophisme raciste dans sa défense à tout prix du chômeur canadien-français catholique ? Nous croyons que oui, car l’étranger est perçu dans d’autres chansons qui n’abordent pas la question du travail comme un être à part, voire comme un intrus, dont on se moque ou dont on a peur. Les raisonnements racistes et les questionnements sur le travail font partie de la parole efficace de la chansonnière, à laquelle s’identifient bon nombre de chômeurs qui croient mériter en priorité les rares emplois disponibles. Ainsi, plutôt que de décrire le problème comme relevant exclusivement de l’absence de travail, La Bolduc envisage la situation sous l’angle d’un surplus de travailleurs et d’une hiérarchisation de ceux-ci en fonction de leur origine. Cette croyance en la vaillance exemplaire du Canadien est d’ailleurs fréquente dans le discours de la chansonnière.

Il existe en somme différentes facettes à cette fiction du travail élaborée avec l’espoir de convaincre l’auditoire qu’une solution contre la situation instable des travailleurs pendant la crise est possible d’abord et avant tout dans le cadre d’un nationalisme traditionnel et religieux, fortement réaffirmé pendant la crise. Nous avons observé à quelques reprises l’accord entre la chansonnière et certaines lois ou idées du gouvernement : retour à la terre, politique nataliste dont elle vante pratiquement les mérites dans la chanson « Les cinq jumelles[22]  », antiféminisme, foi en la bonté des hommes politiques prônant des idées conservatrices, alors que dans la chanson « Le secours direct[23]  », elle appuie avec ardeur l’aide gouvernementale apportée aux familles. La volonté de redonner le moral aux travailleurs se fait principalement à travers l’expression d’une confiance en les hautes instances gouvernementale et le gouvernement apparaît comme une entité saine et salutaire qui mériterait la foi de la population et dans lequel on se doit d’avoir confiance, comme si s’associaient ici la foi chrétienne et la foi politique dans la fiction qu’élabore La Bolduc d’une société des travailleurs en période de crise.