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«Faute de soleil, sache mûrir dans la glace », dit le poète Henri Michaux. Mais ici, à la lisière de la banquise, en juin, il y a soleil et glace, un soleil magnifié par la glace, une immensité de glace portant une immensité de silence. Sous la petite tente entourée d’un silence démesuré, Trom, enfoui dans son sac de couchage, perçoit les voix les plus profondes de son esprit et en quelque sorte voit au plus profond de son esprit. La voix qui monte en lui parle de ce pôle d’attraction qu’est le Nord, de ce magnétisme déposé en lui dès l’enfance, elle lui parle de ces territoires d’aride beauté où l’être se dépouille de l’accessoire pour atteindre ce mûrissement qui est notre quête de toujours.
Trom entend la voix qui est vraiment la sienne. Cette voix le convie au dépassement de soi, à la traversée des aridités, seule condition pour connaître l’affranchissement des peurs et des doutes, seule condition pour toucher un peu de la beauté des choses. Le Nord n’en a-t-il pas appelé plus d’un à cette expérience de la traversée qui libère et qui mûrit ?
Mais d’où viennent ces voix si profondes ? Pourquoi est-ce précisément ici, à la lisière de la banquise, que les voix personnelles viennent lui parler de si loin ?
Tout à coup Trom se rend compte de l’endroit exact où il se trouve. Sous sa petite tente, sous l’épaisseur de glace de la banquise, s’étendent les prodigieuses profondeurs de la mer arctique. Sa tête repose sur des centaines de mètres d’eau froide où vivent une flore et une faune presque inconnues, où passent des poissons, des baleines blanches, des narvals, des loups marins. Son oreille aurait-elle l’acuité de certains autres vivants qu’elle percevrait le chant aquatique des loups marins, le cliquetis des narvals et le sifflement des marsouins blancs, toutes vocalisations transportées par l’immensité noire dont Trom n’est séparé que par un mètre de glace, laquelle d’ailleurs pourrait ici même sous lui se fissurer si venait à souffler un fort vent du Sud-Ouest.
C’est ce qui arrive parfois, se dit Trom. Une couche de glace se lézarde dans notre esprit. Nous découvrons alors que nous portons d’insoupçonnées profondeurs obscures où survivent tous les êtres de la création, où des voix demandent à traverser le silence, où toutes les voix qui sont nos propres voix enfouies parlent sans cesse le langage qui est notre vrai langage, celui où la poésie a une si grande part. Le sens de la vie, un jour ou l’autre, nous est-il pas révélé par l’écoute de nos voix personnelles ?
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Note biographique
Pierre Morency
Né à Lauzon près de Québec en 1942, Pierre Morency fait ses études au Collège de Lévis où il animera de 1961 à 1964 le théâtre étudiant et à l’Université Laval où il obtiendra en 1966 sa licence ès lettres. L’année 1967 sera marquante : il décide de vivre de sa plume et devient auteur radiophonique (à la pige) à Radio-Canada. C’est à cette antenne qu’il écrira et animera les séries Les grands aliments, Bestiaire de l’été, L’oeil américain, La vie entière, À l’heure du loup, qui le feront connaître du grand public.
C’est également en 1967 qu’il fait paraître son premier recueil, Poèmes de la froide merveille de vivre (Québec, Éditions de l’Arc), qui sera suivi de plusieurs autres. Une rétrospective de ses premiers livres, Quand nous serons, a reçu le Prix Québec-Paris en 1989. Ses derniers recueils, parus chez Boréal, à Montréal, en 1994 et 2008, s’intitulent : Les paroles qui marchent dans la nuit et Amouraska.
La parution en 2002 de son livre À l’heure du loup amorce une nouvelle veine où le récit se mêle à la méditation philosophique et à la poésie.
Considéré comme un des poètes importants de sa génération, Pierre Morency s’est aussi illustré au théâtre avec son adaptation, en compagnie de Paul Hébert, de Charbonneau et le Chef, sa pièce Les passeuses et ses pièces pour les enfants.
Son activité dans le milieu littéraire l’amènera à organiser des spectacles de poésie, à participer à la fondation de revues (Inédits et Estuaire) et à la création de l’Union des écrivains québécois. Il a été vice-président de la Rencontre québécoise internationale des écrivains. Dans le cadre du programme de parrainage de l’UNEQ, il a servi de mentor. Il a fait de nombreuses tournées de conférences et de lectures publiques à l’étranger.
En 1989, il a amorcé avec L’oeil américain, histoires naturelles du Nouveau Monde (Montréal — Paris, Boréal — Éditions du Seuil), la publication d’une série d’ouvrages sur ses expériences de naturaliste et d’observateur, ouvrages qui traitent sur un mode littéraire des plantes, des oiseaux et des paysages du Québec. Lumière des oiseaux (Montréal, Boréal, 1992) et La vie entière (Montréal, Boréal, 1996) complètent la trilogie. Sa connaissance intime des beautés de la Vieille Capitale lui a permis d’écrire en 1999, Le regard infini (Parcs, places et jardins publics de Québec, Sainte-Foy, Éditions MultiMondes).
Son oeuvre a reçu plusieurs distinctions au Québec et en Europe, dont le Prix Duvernay en 1991, le Prix Guillevic en 2004 et le Prix Athanase-David en 2000. Ses textes figurent dans de nombreuses anthologies à travers le monde.
Pierre Morency a reçu l’Ordre des Arts et Lettres de la France, l’Ordre du Canada et l’Ordre national du Québec.
Note
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[1]
À l’heure du loup, Montréal, Boréal, 2002, p.188 (extrait).