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Introduction

Hors de toute institution, les membres d’une communauté littéraire sont unis par des liens informels ou semi-formels distincts des relations formelles qui maintiennent l’homogénéité entre les membres d’une institution. Si l’institution se caractérise par des rapports de force et de pouvoir, une hiérarchie et des règles normatives, la communauté des écrivains ne peut exister comme telle que dans un cadre non conventionnel se basant sur des liens d’amitié, voire de confraternité, afin de mettre en oeuvre un projet commun.

Tantôt communautés d’intérêts, de projets et d’affinités, tantôt alliances éphémères, tantôt académies officielles, tantôt cénacles informels, tantôt réseaux de correspondances, tantôt cercles associés à une revue littéraire, ces pratiques associatives prennent de multiples formes, mais chacune illustre à sa façon comment les agents du champ littéraire entrent en interaction afin de s’informer et de se former mutuellement, afin d’établir des solidarités et d’exercer une influence sur la production, la diffusion ou la réception de la littérature[1].

Si l’étude des “ institutions de la vie littéraire[2] ” (associations, maisons d’édition, académies, cénacles, etc.) ne permet que de saisir la structure publique et officielle de la vie littéraire, autrement dit les relations objectives qui existent entre les agents littéraires, l’intérêt pour les communautés d’écrivains impose de se placer du point de vue des agents sociaux et de leurs interrelations, soit des relations subjectives et de leurs “ modes de socialisation[3] ”. Or, quand on traite du fonctionnement interne d’une communauté littéraire, le “ réseau ” apparaît comme l’un des modes de socialisation majeurs.

Préliminaires méthodologiques : vocabulaire des réseaux

Pour mettre en place le vocabulaire propre aux réseaux de sociabilité, on peut s’appuyer sur certains concepts relatifs aux réseaux physiques, source sémantique extrêmement riche. Par “ réseau ”, j’entends un ensemble constitué d’unités, appelées “ noeuds ” et qui, dans le domaine des réseaux sociaux, ne sont autres que des personnes. Ces unités sont autonomes, situées chacune sur une zone géographique, et sont reliées ou “ connectées ” en vue d’une action commune.

On distingue ensuite deux sortes de réseaux : le réseau “ étendu ” ou “ global ” et le réseau “ local ”. Un réseau local consiste en une architecture distribuée et limitée géographiquement, sachant que l’architecture d’un réseau désigne une topographie particulière selon laquelle les noeuds sont agencés. La topographie se comprend alors comme l’organisation physique et logique d’un réseau. En ce qui concerne les réseaux sociaux, la topologie la plus cohérente et la plus efficace est celle dite “ maillée ” : les noeuds d’un réseau local sont distribués autour d’une liaison simple et directe et ils sont séparés par une faible distance géographique. Au-delà d’une certaine distance, on parle de réseau “ étendu ” ou “ global ”, celui-ci pouvant envelopper plusieurs réseaux locaux.

Il peut se trouver quelques groupes de noeuds qui ont entre eux une plus grande densité de liens qu’il n’en existe en moyenne dans le réseau : on parle de “ groupes ”, sachant que plusieurs de ces groupes peuvent être reliés entre eux par l’intermédiaire d’un, voire de deux noeuds : ces noeuds sont appelés “ ponts ” ou “ liaisons ”. Un réseau social dessine ainsi une toile de liens dont l’enchevêtrement est parfois complexe et contraignant, mais qui aide les individus à communiquer entre eux. La force des réseaux les plus performants est alors de savoir combiner l’autonomie et l’interdépendance qui se renforcent mutuellement.

Un réseau littéraire, contrairement à une institution, est nécessairement un lieu pluri : pluriculturel, pluridirectionnel, pluridisciplinaire et plurifonctionnel. Peuvent s’y associer des personnalités diverses par leurs origines géographiques et culturelles, leurs fonctions professionnelles ou leurs conceptions politiques. “ Par conséquent, le territoire d’un réseau littéraire est toujours plus étendu et ouvert. Ce qui rend donc l’observation plus difficile[4] ”. Malgré cette diversité des parties, le réseau littéraire n’est pas une finalité en soi mais simplement un moyen majeur permettant d’atteindre un certain objectif. Cet objectif est décrété et poursuivi par tous les membres qui adhèrent à ce réseau. D’autre part, le réseau évolue constamment dans l’espace et dans le temps : il “ prend de l’expansion au fur et à mesure que les connexions entre les membres du réseau s’activent, s’intensifient, se renforcent et se multiplient[5] ” au gré des arrivées et des départs des membres mais aussi de leur dynamisme à étendre le réseau, de leur mobilisation. Si le nombre d’intervenants s’amenuise, ou bien si certains deviennent passifs, le réseau s’affaiblit au risque de se désagréger.

En ce qui concerne les personnes, force est de constater que chaque membre, ou noeud, du réseau entre dans une catégorie qui possède un “ degré d’influence[6] ” particulier. Dans un réseau social, trois catégories d’agents cohabitent : les “ collaborateurs ”, les “ rassembleurs-animateurs ” et les “ fédérateurs ”. Les collaborateurs sont sollicités pour participer au projet commun sans qu’aucune responsabilité pour le fonctionnement du réseau ne leur incombe ; tout au plus seront-ils responsables de “ lieux géographiques ou institutionnels d’activités, formels ou informels d’influence[7] ” qui leur sont propres : maison d’édition, journal, revue, librairie, école, par exemple. Les rassembleurs-animateurs correspondent aux “ leaders ” ou responsables des “ zones de pouvoir ” décrits par Manon Brunet[8]. Leur rôle est de “ promouvoir une cause commune, d’encourager chacun à la promouvoir selon ses talents, de s’assurer des résultats obtenus par [sic] la défense de cette cause et tout ceci en s’exposant d’abord comme modèle lui-même[9] ”. Chacun de ces rassembleurs-animateurs est chargé d’une “ zone de pouvoir ” délimitée, autrement dit d’un réseau local. Il doit donc connaître et être en constante relation avec les membres du réseau répartis sur son territoire. Enfin, la troisième catégorie d’intervenants, qui, dans un réseau global, ne peut compter qu’un individu, est celle des fédérateurs. Le fédérateur est celui qui coordonne, qui relaie et motive les différents territoires d’influence. Par conséquent,

il doit définir [la] cause, fournirles moyens de la réaliser, coordonner l’ensemble des zones d’activité et récompenser ceux et celles qui l’auront fait progresser. Dans un réseau littéraire, ces responsabilités consistent à définir un programme littéraire, à créer un réseau de contacts le plus fiable et étendu possible afin d’assurer l’accès à tous les moyens (de production, de diffusion et de légitimation littéraires) nécessaires à la réalisation de ce programme, à coordonner, notamment par la correspondance, ce réseau plus ou moins proche de la zone centrale et à jouer le rôle de critique littéraire de référence[10].

Or, Marie Le Franc répond effectivement à ce statut de fédérateur. La correspondance montre que la romancière a coordonné plus ou moins efficacement un réseau global s’étendant de la France au Québec et dont l’objectif avoué était l’émancipation des écrivains périphériques.

Marie Le Franc et son corpus épistolaire

Marie Le Franc naît en Bretagne en 1879. Après ses études d’institutrice, elle est affectée dans quelques écoles morbihannaises. Mais, sa condition ne la satisfait pas et un irrésistible désir de voyager l’attire vers l’ailleurs. Sa candidature n’ayant pas été retenue pour les colonies d’Indochine et de Madagascar, elle se tourne alors vers le Canada où elle débarque en février 1906. Financièrement dépourvue, elle trouve rapidement une place de chroniqueuse à LaPatrie et au Nationaliste d’Olivar Asselin, en même temps qu’un poste de professeure de français dans une école anglaise. Sa carrière littéraire débute en 1920 avec la parution de son premier recueil de poèmes, Les voix du coeur et de l’âme. En 1927, elle reçoit, à Paris, le prix Femina-Vie heureuse pour son premier roman, Grand-Louis l’innocent. Elle consacre les années 1930 à parcourir le Québec et à transcrire ses expéditions, tout en revenant régulièrement en Bretagne, son port d’attache. Déchirée entre le Québec et la Bretagne, son oeuvre, forte d’une vingtaine d’ouvrages, se divise nettement en un “ cycle breton ” et un “ cycle canadien ”. Elle meurt en France, en 1964.

Épistolière assidue, Marie Le Franc a légué une correspondance conséquente et riche en information sur les relations Québec-France, le régionalisme littéraire et les réseaux de sociabilité au cours de la première moitié du XXe siècle. Ces documents indiquent que l’écrivaine s’est trouvée au centre de plusieurs réseaux littéraires locaux et qu’elle a entrepris, dans les dernières années de sa vie, de les connecter en un vaste réseau global.

Pour rendre compte du réseau de sociabilité littéraire de Marie Le Franc, on doit analser ses réseaux épistolaires, autrement dit de sa correspondance. Car, si les lettres “ ne sont pas nécessairement des oeuvres littéraires au sens restreint ”, il n’en reste pas moins qu’elles “ sont des écrits qui attestent hors de tout doute des activités de tout genre qui sont mises à contribution dans le réseau pour soit produire, soit diffuser, soit encore légitimer du littéraire (i.e. des oeuvres littéraires au sens large), selon l’horizon d’attente fixé par le réseau[11] ”. Si le réseau de sociabilité littéraire constitue un processus par lequel des acteurs littéraires s’unissent en vue d’un projet commun, le réseau épistolaire consiste en un moyen de communication permettant aux membres du réseau littéraire de créer puis de maintenir le lien qui les unit. Tandis que le réseau littéraire est un mode de socialisation, le réseau épistolaire est plus un mode de communication, en d’autres mots un moyen qui permet aux membres d’être en rapport les uns avec les autres, de transmettre et de partager l’information. Le réseau épistolaire, dont le socle est la correspondance, est l’un des instruments qui permet aux membres d’un réseau social de rester “ connectés ” entre eux, comme le permettent aujourd’hui plus facilement le téléphone ou Internet. L’étude d’un réseau épistolaire permet par conséquent de comprendre plus précisément l’organisation d’un réseau de sociabilité littéraire ; et les lettres constituent nécessairement un corpus documentaire précieux lorsqu’il s’agit de connaître le fonctionnement interne et officieux d’un réseau de sociabilité. Ces documents viennent ainsi compléter, mais aussi parfois expliquer, l’information apportée par les textes publiés.

Une partie de la correspondance de Marie Le Franc est conservée dans le fonds “ Marie-Le-Franc ” à la Bibliothèque nationale du Canada à Ottawa. Le fonds contient 559 lettres envoyées à Marie Le Franc par 133 intervenants, à quoi s’ajoute un dossier de 37 lettres que l’écrivaine avait écrites à son amie québécoise Marie de Varennes-Simard. L’autre versant de la documentation épistolaire, autrement dit les lettres de la romancière, est encore disséminé dans divers fonds d’archives. Il existe par exemple 70 lettres de Marie Le Franc dans le fonds Victor-Barbeau et 40 lettres dans le fonds Rina-Lasnier à la Bibliothèque nationale du Québec à Montréal ; mais aussi 17 lettres de la romancière adressées à Olivar Asselin (et 12 lettres d’Asselin) aux archives municipales de la Ville de Montréal et 18 lettres de Marie Le Franc envoyées à Louis Dantin entre 1921 et 1928 dans le recueil Lettres à Louis Dantin, publié aux éditions du Bien public (Trois-Rivières, Québec) en 1967 à l’initiative de Gabriel Nadeau.

Quatre réseaux locaux

L’analyse de cette correspondance permet de mettre en évidence l’existence de quatre réseaux locaux fondés successivement mais ayant fonctionné parfois simultanément : un réseau canadien-français activé en 1906 par Olivar Asselin ; un réseau parisien initié en 1927, grâce à la bonne fortune de Grand-Louis l’innocent ; un réseau breton inauguré lors de la fondation de l’Académie de Bretagne en 1937 ; et un réseau provincial instauré dans les années 1930 mais avivé dans les années 1940 grâce au poète provençal Sully-André Peyre.

1. Le réseau canadien-français (1906-1964)

Le réseau canadien-français qu’intègre Marie Le Franc à partir des années 1900-1910 représente la première communauté littéraire dans laquelle la romancière est admise. En effet, dès son arrivée à Montréal en 1906, elle se constitue un réseau social efficace et cohérent grâce à deux personnalités influentes : Olivar Asselin et Victor Barbeau.

C’est probablement parce qu’elle est Française et, de surcroît, enseignante et laïque, donc maîtrisant idéalement la langue française et dénonçant l’hégémonie cléricale dans la sphère scolaire, qu’Asselin donne très tôt sa chance à la jeune femme. Le lien avec la France que représente Marie Le Franc associe encore un peu plus le directeur du Nationaliste à ce pays qu’il prend pour modèle et à la “ pensée française ” qu’il admire. S’ajoute à cela une forte disposition d’Asselin en faveur de l’immigration belge et française, seul moyen, selon lui, de mettre fin à la “ politique assimilatrice ” du gouvernement canadien-anglais. Par ailleurs, pour étoffer l’équipe du Nationaliste — groupe jeune, solidaire, dynamique, talentueux et stimulé par les attaques —, Asselin choisit attentivement ses nouveaux collaborateurs : la jeunesse, la marginalité, l’esprit d’indépendance et l’indépendance d’esprit de Marie Le Franc le séduisent. Ainsi,

[i]l faudra attendre l’arrivée de Marie Lefranc [sic] au Nationaliste, deux ans après sa fondation, pour qu’une véritable femme écrivain commence à s’y affirmer par des articles de fond sur l’immigration, la question scolaire ou les conditions de vie des Indiens. Séduit par la qualité de ses premiers vers, Asselin avait commencé par publier des poèmes avant de l’inviter à collaborer régulièrement au journal[12].

Asselin lance ainsi la carrière critique et journalistique de la jeune femme mais aussi, d’une certaine façon, sa carrière d’écrivain : lui ouvrant une tribune dans son hebdomadaire, il lui lègue un espace de diffusion qui lui permet non seulement de travailler son écriture mais aussi de la soumettre et de la confronter à un public de lecteurs avertis et cultivés. Mais ce qui caractérise l’action d’Asselin est encore qu’il fut à l’origine de rencontres et d’évènements déclencheurs. Par exemple, il met la jeune femme en relation avec le célèbre critique Louis Dantin. Fort de ses relations politiques, il n’hésite jamais à intervenir en faveur de l’écrivaine auprès de ses amis haut placés. Ainsi, en février 1932, il intervient auprès d’Athanase David, secrétaire provincial, pour que Marie Le Franc puisse obtenir un crédit sur ses livres grâce à une commande gouvernementale[13]. Dans les années 1930, Asselin sollicite toujours la collaboration de Marie Le Franc et obtient quelques textes qui paraîtront encore dans Le Canada et dans L’Ordre[14]. De même, il poursuit son mandat de médiateur en publiant des critiques sur les nouveaux livres de Marie Le Franc. C’est par ce processus de délégation qu’Asselin permet à Marie Le Franc d’être connue de certains des plus grands critiques littéraires canadiens-français des années 1920 et 1930, à une époque où la critique produit la littérature et permet à tout nouvel écrivain d’entrer de plain-pied dans le monde des lettres.

Asselin reste ainsi l’initiateur compétent et influent du premier réseau canadien-français de Marie Le Franc. Grâce à lui, elle intègre une équipe de jeunes intellectuels dynamiques dont quelques-uns deviennent des amis ou des relations professionnelles. Son entrée au Nationaliste lui permet d’être présentée à plusieurs journalistes et écrivains, à commencer par Louis Dantin, Louvigny de Montigny, Robert Rumilly et Claude-Henri Grignon, qui la mènent aussi vers Robert Choquette. Le réseau initié par Asselin est donc fondamental [figure 1].

Figure 1

Extrait du réseau de sociabilité d’Olivar Asselin dans les années 20

Extrait du réseau de sociabilité d’Olivar Asselin dans les années 20

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Dans ce réseau local, Asselin constitue un noeud fédérateur. Grâce à son statut, à son influence, à son propre réseau de sociabilité, et par souci de mettre en lumière un écrivain et une écriture qu’il affectionne, il construit le réseau de la jeune femme. Asselin se présente donc comme celui qui place l’artiste sur la scène publique : il fait émerger l’être social de l’écrivain et facilite son intégration dans la communauté littéraire canadienne-française de l’entre-deux-guerres.

Victor Barbeau (1894-1994) est le second intervenant fondamental dans la constitution, mais surtout dans l’extension et le maintien de ce réseau local. Dès la fin des années 1920, mais encore davantage au début des années 1930, Barbeau prend la relève d’Asselin pour maintenir et élargir le réseau de sociabilité indispensable à la progression de la carrière littéraire de la romancière. Barbeau aiguille ainsi la romancière vers certaines personnalités plus ou moins influentes, à commencer par la poète Rina Lasnier, qui elle-même la mène vers d’autres poètes dont le père Gustave Lamarche, Adrienne Choquette, Alphonse Piché, Alfred Desrochers et Médjé Vézina. En ce qui concerne Barbeau, un autre événement va contribuer à dilater encore le réseau social de Marie Le Franc à partir de 1945 : la création de l’Académie canadienne-française[15]. Barbeau devient ainsi le nouveau fédérateur du réseau, Lasnier participant activement en tant que rassembleur-animateur. Barbeau permet à Marie Le Franc d’avoir une existence au sein de la communauté littéraire canadienne-française quand bien même elle en est éloignée, ce qui diffère strictement de la dynamique d’Asselin. En effet, si la correspondance avec Asselin est échangée, la plupart du temps, de Montréal à Montréal, et n’existe que pour organiser des rencontres ou des collaborations, la correspondance avec Barbeau s’échange essentiellement entre Sarzeau[16] et Montréal. Dans le premier cas, Marie Le Franc est physiquementprésente sur la scène littéraire ; dans le second, elle en est physiquementabsente : seule la correspondance avec Barbeau — mais aussi avec Lasnier et quelques autres agents — la maintient intellectuellement présente dans la communauté des lettres canadiennes-françaises. Par conséquent, la correspondance avec Barbeau fonctionne parfaitement comme un lieu de sociabilité littéraire grâce auquel Marie Le Franc, loin de Montréal, peut maintenir un contact avec la communauté intellectuelle. Par conséquent encore, la tâche qui incombe à Barbeau — à savoir celle de garder vivante la présence de Marie Le Franc à Montréal — est d’autant plus ardue que ne l’était celle d’Asselin. Barbeau permet ainsi à la romancière d’exister, voire de survivre parmi les écrivains du moment. Force est alors de constater que la correspondance fait une large place aux nouvelles et à l’information mondaines montréalaises. On y relève ainsi de multiples noms : Robert Choquette, Médjé Vézina, Philippe Panneton (Ringuet), Alain Grandbois, Gustave Lanctôt, Germaine Guèvremont, François Hertel, Robert Rumilly, Jean Bruchési, etc. :

Bruchési étant en tournée de conférences à travers le Canada, je n’ai encore pu obtenir de lui les renseignements que je désirais. En revanche, Panneton, qui représente l’Académie [canadienne-française] auprès de la Writers Foundation (subventionnée, en partie, par la province de Québec) ne se montre guère optimiste à votre sujet. […] il m’a confié que, selon lui, la Fondation n’a pas pour objet d’assurer une rente aux écrivains […]. Voilà tout ce qu’il sait mais il m’a promis de s’intéresser à vous. De son côté, Jean Chauvin verra son beau-frère Gustave Lanctôt. Soyez assurée que vous avez la sympathie de tous et que s’il n’en tenait qu’à eux, l’affaire serait vite réglée[17].

Entre 1906 et 1964, autrement dit tout au long de la carrière littéraire de Marie Le Franc, Asselin et Barbeau constituent les deux noeuds fondamentaux du réseau local canadien-français. Ils représentent ainsi les deux fédérateurs du réseau local, chacun à une période déterminée. Avoir eu pour fédérateurs ces deux personnalités influentes et de premier ordre dans la vie littéraire du Québec pendant la première moitié du XXe siècle est un atout formidable : ils permirent la fondation, l’activation, la mobilisation et le maintien d’un réseau local prestigieux et dynamique, qui a largement contribué à la progression de l’itinéraire lefrancien. Et si ce réseau local, qui fonctionne pendant près de quarante ans, est si solide et si efficace, cela est dû à son architecture : il s’agit effectivement ici d’un réseau maillé [figures 2 et 3]. Cette toponymie permet un rayonnement maximum de l’information en circulation.

Figure 2

Extrait du réseau littéraire canadien-français de Marie Le Franc en 1927

Extrait du réseau littéraire canadien-français de Marie Le Franc en 1927

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Figure 3

Extrait du réseau littéraire canadien-français de Marie Le Franc dans les années 50

Extrait du réseau littéraire canadien-français de Marie Le Franc dans les années 50

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2. Le réseau parisien (1925-1964)

Si aucun membre du réseau canadien-français n’avait de pouvoir d’action en France, le succès de Grand-Louis l’innocent aurait véritablement pu servir de tremplin pour atteindre la communauté des lettres parisienne. Après avoir été consacrée par Paris, Marie Le Franc aurait dû, comme au Québec, et afin de conquérir le marché littéraire parisien — autrement dit le marché littéraire français —, se construire un solide réseau de relations parmi les membres de l’institution littéraire. Or, l’analyse de la correspondance parisienne de Marie Le Franc nous prouve que telle ne fut pas la stratégie de la romancière, ce qui explique son relatif échec parisien.

Le dossier épistolaire parisien[18] contient 93 lettres provenant de 26 émetteurs. Ces lettres sont essentiellement celles de personnalités littéraires ayant une position bien marquée au sein de l’institution. S’y trouvent des critiques (Auguste Bailly, Georges Barbarin, Léon Daudet), des responsables de revues (Léon Bazalgette d’Europe, Georges [Blond] de Candide), des agents éditoriaux (Philippe Méry des Éditions Bernard Grasset, René Bonnissel des Éditions de la Fenêtre ouverte, Jacques Robertfrance de Rieder), des membres de jurys littéraires (Marcel Béliard du Comité national de la Bourse du Voyage littéraire 1925, C. de Broutelles et Judith Cladel du comité Femina 1927), des illustrateurs (L. W. Graux), quelques écrivains (Marguerite Combes, Marguerite Jouve, André Savignon) et un ami proche (Blaise Briod, le mari de l’écrivaine suisse Monique Saint-Hélier).

Ces personnalités n’ont jamais constitué un réseau littéraire performant autour de Marie Le Franc ; ceci explique, au moins en partie — c’est-à-dire hors la question de la réception de l’oeuvre et le problème de timidité de la romancière —, l’échec de la tentative de pénétration de la communauté parisienne. Premièrement, dans ce groupe de personnalités, peu sont de vraisParisiens, autrement dit, peu se trouvent parfaitement intégrés au champ littéraire : la majorité sont des provinciaux montés temporairement à Paris et confrontés aux mêmes difficultés que Marie Le Franc (Blaise Briod, Marguerite Jouve, André Savignon, par exemple). Deuxièmement, ce groupe ne contient que quelques noeuds influents : il est justifié de dire que seuls les éditeurs et deux ou trois critiques (Léon Daudet et Auguste Bailly, par exemple) auraient pu intervenir efficacement en faveur de Marie Le Franc. Or, et là se trouve certainement la troisième raison de l’échec, la romancière n’entretient que des liens faibles avec ces noeuds influents. Quatrième explication plausible : ce groupe d’agents littéraires n’admet aucun intervenant fédérateur motivé pour mobiliser les membres et proposer un projet commun autour de Marie Le Franc. Finalement, la correspondance prouve que l’architecture de ce réseau local n’a pas une topologie “ maillée ” : il s’agirait davantage d’une topologie dite “ en étoile ” se construisant autour du noeud central qu’est Marie Le Franc mais ne permettant pas aux noeuds périphériques d’être connectés entre eux. Il n’existe alors que des commutations directes de Marie Le Franc vers l’un ou l’autre des récepteurs mais aucun chemin transversal. On tombe alors dans le schéma d’un réseau local en étoile peu efficace, ayant très peu de rayonnement et devant sans cesse être réactivé par le noeud central qu’est Marie Le Franc.

La conjoncture politico-économique associée au fait que ses oeuvres ne correspondent pas à la demande du lectorat et aux impératifs commerciaux du marché littéraire, en d’autres mots à la nouvelle consommation culturelle de masse, impliquent que Marie Le Franc va être éloignée de l’institution parisienne au point de n’être plus considérée que comme une auteure régionale. D’autre part, la romancière, s’identifiant difficilement aux gens de lettres des cénacles parisiens, ne réussira jamais à intégrer quelque réseau de sociabilité que ce soit. Enfin, pour qu’elle puisse se constituer un réseau de sociabilité à Paris, encore aurait-il fallu qu’il se trouve quelque personnalité influente qui aurait eu la volonté de l’introduire dans le milieu, ce qui ne fut pas le cas. Par conséquent, même si Marie Le Franc conservera toujours un réseau éditorial à Paris, jamais elle ne pénétrera la communauté des lettres parisienne.

3. Le réseau breton (1930-1964)

Dès le début des années 1930, après avoir constaté l’efficacité du réseau canadien-français et l’échec du réseau parisien, Marie Le Franc se consacre davantage à la communauté bretonne. Outre le fait que la moitié de son oeuvre prend la Bretagne pour cadre et fait effectivement partie du corpus littéraire breton, Marie Le Franc marque son appartenance à sa région par son engagement dans le projet d’une institution bretonne. Étant l’une des premières régions à comprendre l’obstacle de l’hégémonie parisienne, la Bretagne du début du XXe siècle est l’un des lieux majeurs de la “ décentralisation littéraire[19] ” :

[…] la position particulière de la Bretagne, parangon des provinces et en même temps région ayant gardé une identité forte, donne une forme extrême à l’opposition Paris / Province. Les jeunes intellectuels qui tendent vers le nationalisme breton, expriment, avec plus de virulence qu’ailleurs, la question commune à tous les mouvements régionalistes du début du XXe siècle : comment dans un pays aussi centralisé que la France, peut-il exister une vie culturelle régionale ? Et comment être écrivain sans être de Paris[20] ?

La prise de conscience de cette problématique explique certainement l’engagement de Marie Le Franc et d’une vingtaine de ses acolytes au sein de l’Académie de Bretagne. Fondée le 13 juin 1937 à Rennes, l’Académie marque la volonté

de créer des échanges de vues de confraternité et d’amitié entre les Écrivains traitant de la Matière de Bretagne et de resserrer leur solidité. […], de provoquer le contact des Écrivains Bretons avec les écrivains des autres Provinces[21].

On note un vrai désir d’ouverture et une réelle motivation pour encourager les écrivains “ appartenant à la Bretagne soit par leur origine, soit par leur inspiration[22] ”. À la première assemblée générale, les membres arrêtent la composition du bureau définitif, nommant André Chevrillon président d’honneur, Roger Vercel président et Marie Le Franc vice-présidente. Ce nouveau statut permet à la romancière d’instaurer des liens privilégiés avec les membres du cercle. La correspondance fait ainsi état d’échanges épistolaires avec André Savignon, Roger Vercel, Louis Guilloux, Jeanne Perdriel-Vaissière et Saint-Pol Roux. Malheureusement, ce corpus épistolaire est relativement restreint : seules 15 lettres, issues de 12 émetteurs, sont arrivées jusqu’à nous. Ceci s’explique par le fait que “ plus les membres d’un réseau sont à proximité les uns des autres, moins ils ont besoin d’échanger de lettres[23] ”. L’Académie n’a eu que deux années d’existence, de 1937 à 1939, période pendant laquelle Marie Le Franc était plus souvent en Bretagne qu’au Québec.

D’après la correspondance, le réseau breton de la romancière se limite essentiellement au réseau de l’Académie. Il s’agit d’un réseau maillé certes, car la majorité des noeuds sont connectés entre eux et partagent l’objectif avoué qu’est le programme prôné par l’Académie, mais ce réseau maillé est relativement fragile : fragile dans son mode de fonctionnement (les subventions sont difficiles à obtenir), fragile dans son organisation (une majorité de membres ne s’investissent pas autant qu’il le faudrait pour dynamiser le projet) et fragile dans sa longévité (l’Académie disparaît en 1939 à cause de la guerre). Il s’ensuit qu’en 1939, faute de motivation et de mobilisation, de financement et surtout en raison du contexte politique du moment, le projet s’effondre et ce réseau breton se disloque.

4. Le réseau provincial (1935-1964)

Le succès de Grand-Louis l’innocent et le fait que l’un des mandats de l’Académie est d’aller à la rencontre d’écrivains d’autres régions permettent à Marie Le Franc d’entrer en relation avec certains agents littéraires provinciaux.

Dès le lendemain de l’annonce du prix Femina, Marie Le Franc reçoit une lettre de félicitations de Claude Chauvière. Les deux femmes entretiennent immédiatement une correspondance longue d’une dizaine d’années (1927-1939). Secrétaire, biographe et filleule de Colette, Claude Chauvière, qui vit dans le Var, est aussi l’auteure de La femme de personne. Nous disposons actuellement d’une trentaine de lettres de cette écrivaine. Le Femina permet aussi une prise de contact avec Maurice Constantin-Weyer, qui écrit plusieurs fois à Marie Le Franc pour la féliciter de ses livres et partager avec elle une certaine nostalgie du Canada[24]. Grâce à l’Académie, elle rencontre encore l’écrivaine suisse Monique Saint-Hélier et son époux, le traducteur Blaise Briod, avec qui elle se lie d’amitié. Le couple partage sa vie entre Paris et la Normandie. Monique Saint-Hélier est l’auteure de Bois-Mort, du Cavalier de paille et du Martin-pêcheur[25].

À partir des années 1930, la documentation épistolaire atteste que Marie Le Franc se trouve au coeur d’un réseau provincial, qui prendra ensuite plus d’ampleur. Dans le réseau régional des années 1940-1950, la figure dominante est celle du poète provençal Sully-André Peyre. Né au Cailar (Gard) en 1890, Peyre a passé sa jeunesse à Mouriès. En 1918, il publie un bulletin en provençal, Lou Secret. Il crée, en 1919, avec Elie Vianes, La Regalido, journal félibréen mouriésien, puis fonde, en 1921, la revue bilingue Marsyas, qui existera jusqu’à la mort du poète, en 1961. Parmi les oeuvres publiées, citons Choix de poèmes (1929), Saint-Jean d’été (1938), Le grand-père que j’ai en songe (1946) et Essai sur Frédéric Mistral (1959). Peyre et son épouse Amy Sylvel, elle aussi poète, envoyèrent environ 70 lettres à leur amie entre 1930 et 1955. Ces lettres présentent Peyre comme le noeud fédérateur d’un réseau littéraire géographiquement délimité à la moitié sud de la France et qui rassemble des auteurs comme Henri Pourrat, Henri Bosco et Marie Noël. À partir de la fin des années 1930, Marie Le Franc entre dans ce cercle et amène avec elle quelques-uns de ses amis dont Jeanne Perdriel-Vaissière, Monique Saint-Hélier et Blaise Briod. Dans les années 1940, le réseau provincial prend toute son ampleur :

Nous sommes inquiets pour Jeanne Perdriel-Vaissière, dont nous n’avons plus de nouvelles […]. Toujours rien de Blaise et de Monique ? Que deviennent-ils ? […] Je ne sais rien d’Henri Bosco avec qui je commence à peine à correspondre. […] Pour le moment [Marie Noël] espère faire éditer mon Hercule. […] [Denis] Saurat m’a demandé aussi un récit sur la Provence, à traduire en anglais pour une autre collection. […] [Emmanuel] Lohac a dû vous envoyer Hier nous attend ? Vous devriez, de toute façon, lui écrire […][26].

Le réseau s’étend désormais de la Bretagne à la Provence, en passant par la Normandie. Grâce à Peyre — personnalité très dynamique qui lutte pour une “ renaissance provençale[27] ” en même temps qu’il s’élève contre le “ fétichisme de Paris qui crée cette centralisation ” et force les écrivains de province à émigrer[28] —, ce réseau local (limité aux provinces françaises) acquiert une certaine influence. Les correspondances, les visites entre écrivains et les collaborations s’organisent selon deux degrés d’assiduité [figure 4] : d’une part, un premier groupe d’agents littéraires liés par une véritable amitié et un projet commun, groupe restreint certes mais extrêmement soudé [figure 4.1] ; d’autre part, un cercle d’écrivains plus étendu qui oeuvrent tous, de façon plus ou moins individualiste, en faveur de l’émancipation de la littérature régionale et qui sont liés par des relations plus conventionnelles qu’amicales [figure 4.2].

Figure 4

Le réseau local provincial est un réseau faiblement maillé au sens où peu de noeuds le parcourent, mais l’assiduité et l’efficacité de ces noeuds sont exceptionnelles. Peyre (noeud fédérateur) fait preuve d’un dynamisme remarquable. Par son intermédiaire, Marie Le Franc est aussi informée du parcours d’autres écrivains régionaux (*) ; peut-être a-t-elle correspondu avec l’un ou plusieurs d’entre eux, mais nous n’avons que de trop rares traces de ce fait pour pouvoir le confirmer. Ceci dit, grâce à une vraie solidarité, le réseau principal (1) ne se disloquera qu’avec le décès des deux principaux agents, Sully-André Peyre (en 1961) et Marie Le Franc (en 1964).

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Selon Anne-Marie Thiesse, ces liens constituent un réseau fondé sur un “ régionalisme transrégional[29] ” qui réunit concrètement les écrivains volontairement excentrés.

Le réseau global : l’interconnexion des réseaux locaux viables (1946-1964)

Or, dans le cas de Marie Le Franc, la conception de ce “ régionalisme transrégional ” est encore plus vaste puisqu’il s’étend jusqu’à la province du Québec. Dès 1946, Marie Le Franc élabore effectivement un nouveau projet : celui de mettre en contact ses réseaux locaux encore viables[30], autrement dit les réseaux provincial et canadien-français. L’objectif avoué est simple : il s’agit d’initier des liens entre les auteurs périphériques afin d’instaurer une communauté d’écrivains excentrés. En octobre 1946, elle dévoile ainsi son intention à Rina Lasnier :

On ne fait pas de littérature en champ clos […] Et nulle province en France n’a le droit de prétendre surpasser les autres ou les ignorer, ou apporter au fonds commun plus de richesses, et je considère le Canada [français] comme une province essentielle de la littérature française. Une province aux richesses insoupçonnées, à peine exploitées encore, qui nous apportera des forces neuves[31].

Forte de cette idée, elle propose à Victor Barbeau, dès août 1946, d’entrer en contact avec Sully-André Peyre et Amy Sylvel[32]. Deux mois plus tard, elle insiste, plus vigoureusement :

Je corresponds depuis des années avec un écrivain des plus originaux […] qui dirige dans le midi une petite revue consacrée en particulier à la poésie, et à la poésie provençale surtout. Voici son adresse : Sully-André Peyre, Mûrevignes, Aigues-Vives, Gard. […] il publie des commentaires d’un humour vraiment curieux, plein de philosophie, ou d’ironie, ou simplement d’esprit […] et il est en relations épistolaires avec de nombreux jeunes écrivains, des poètes surtout, qu’il soutient et encourage. Cela prend beaucoup de temps… Mais […] si vous-même aviez le loisir et le désir de correspondre avec lui, n’hésitez pas[33].

Par la suite, elle conseille encore à Barbeau la collaboration de Monique Saint-Hélier, qui, “ placée comme elle est, […] pourrait peut-être écrire pour Liaison ”. Elle ajoute : “ je vais simplement lui dire que vous aimeriez avoir quelque chose d’elle, sans plus de précisions ”. Dans cette lettre, la romancière informe encore son ami québécois qu’elle a “ communiqué des poèmes de Rina Lasnier et de Hertel ” à Sully-André Peyre[34] . On remarque que le moment que choisit Marie Le Franc pour interférer entre ses amis provinciaux et québécois coïncide avec celui de la querelle franco-québécoise déclenchée par la publication du livre de Robert Charbonneau La France et nous. Le risque de division, voire de séparation, inquiète effectivement la romancière. Malgré ce contexte, les démarches qu’elle entreprend sont relativement fructueuses : non seulement les personnes entrent en contact et correspondent, mais, de plus, elles lisent leurs oeuvres respectives et se rencontrent parfois. Il existe ainsi une correspondance entre Victor Barbeau et Monique Saint-Hélier, entre Gustave Larmarche, Rina Lasnier et Sully-André Peyre, entre Rina Lasnier et Lydia Hémon[35].

Dès 1947, le processus est activement enclenché. En janvier 1947, Peyre indique qu’il va “ envoyer des Marsyas à Rina Lasnier, et lui continuer le service[36] ”. Quelques mois plus tard, il dit avoir encore écrit à Rina Lasnier et avoir apprécié un poème de Robert Choquette[37]. En avril 1949, il remercie Marie Le Franc de lui avoir permis de connaître la poète canadienne[38]. Un an plus tard, il confie que “ Victor Barbeau, de Liaison, insiste gentiment pour [qu’il lui envoie] des articles sur la renaissance provençale[39] ”. Les exemples d’échanges épistolaires entre les deux continents, autrement dit entre les deux réseaux locaux, ne manquent pas.

Le réseau transrégional s’étend alors davantage à un réseau interpériphérique, réunissant les intellectuels des provinces françaises et ceux de la province de Québec. “ Grâce au vaste réseau interrégional et fédératif, [les écrivains] peuvent entrer en relation épistolaire avec des “ collègues ” plus connus et participer d’une identité sociale qui a désormais une certaine reconnaissance : celle de l’écrivain de province[40]. ” Les deux réseaux locaux ainsi connectés dans les années 1940 n’en forment plus qu’un dans les années 1950. Apparaît ainsi un autre réseau, plus étendu : un réseau global où Marie Le Franc fait figure d’initiateur et de noeud fédérateur [figure 5].

Figure 5

Extrait du réseau global de Marie Le Franc en 1955. En majuscules : Marie Le Franc, noeud fédérateur du réseau global ; en caractères gras : Barbeau et Peyre, les deux “ rassembleurs-animateurs ” ; en caractères normaux : Rina Lasnier, Robert Choquette, Gustave Lamarche, Monique Saint-Hélier, Jeanne Perdriel-Vaissière, Lydia Hémo, etc., les “ collaborateurs ”.

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Le réseau global de Marie Le Franc se schématise en un réseau maillé irrégulier. Si Victor Barbeau est le noeud fédérateur du réseau local canadien-français et que Sully-André Peyre est celui du réseau local français, leur position n’est plus la même dans le réseau global. En effet, dans celui-ci, Barbeau et Peyre, chargés chacun de leur “ zone de pouvoir ” propre (réseau local), redescendent au rang de “ rassembleur-animateur ” dans le réseau global. Ils sont responsables, chacun sur son territoire, de promouvoir le projet commun et d’encourager le dynamisme des “ collaborateurs ” de leur réseau local. Marie Le Franc, elle, devient le noeud fondamental, pour ne pas dire vital, du réseau global. Elle initie les liens et les coordonne : elle s’impose comme “ chef de réseau ”.

Conclusion

Marie Le Franc a ainsi joué un rôle de “ noeud ” intermédiaire, autrement dit de “ pont ” ou de “ liaison ”, entre des individus puis des groupes (“ grappes ”) d’individus, entre des territoires et des zones d’influence littéraire. Son itinéraire se divisant entre deux communautés littéraires, elle eut plus de facilité à devenir un “ pont ”. Une fois libérée du carcan franco-parisien, elle choisit une stratégie : user de sa double identité, de sa double étrangeté, pour pénétrer des communautés littéraires en pleine progression et ouverte aux écrivains volontaires. Grâce à une faculté de déplacement singulière, elle migra d’un réseau local à un autre avant de les réunir. Dans les années 1910-1920, grâce à son statut d’enseignante et de poète française , elle pénétra aisément une communauté d’agents littéraires canadiens-français craignant l’hégémonie anglophone. Grâce au prix Femina 1927, qui lui dispensa une relative notoriété, elle fut remarquée dans les rangs des écrivains bretons et régionaux. Grâce à l’expérience parisienne, elle put se consacrer librement aux réseaux périphériques.

La littérature française, parisienne, s’érigeant en modèle hégémonique d’universalité[41], l’organisation de réseaux littéraires francophones en province et hors de France se présente comme un processus institutionnel de compensation. Les relations littéraires qui s’établissent en périphérie et de façon interpériphérique correspondent à une tentative d’institutionnaliser une littérature à l’écart du centre parisien. L’analyse de l’itinéraire intellectuel de Marie Le Franc permet d’éclairer l’émergence de quelques réseaux littéraires périphériques déplaçant les relations franco-québécoises vers l’axe régional. Des quatre réseaux locaux des années 1930, seuls deux subsistèrent dans les années 1940 : le réseau canadien-français et le réseau régional français. Ce fut alors l’occasion de former un réseau global réunissant les compétences des uns et des autres en vue d’un projet commun : fédérer certains écrivains périphériques et former une autre communauté littéraire.

Quelle fut la postérité de ce réseau global ? Marie Le Franc élabore son projet en 1946, année de la querelle transatlantique de La France et nous ; moment où la littérature canadienne-française s’émancipe, où les écrivains canadiens-français crient leur originalité et réclament la reconnaissance de leur singularité. La littérature au Québec est en pleine mutation : on passe progressivement de la littérature canadienne-française à la littérature française du Québec, qui deviendra bientôt, dès 1960, la littérature québécoise pour encore mieux se démarquer de la monumentale littérature française. Même si le projet rencontre un certain succès à la fin des années 1940, grâce à la mobilisation de quelques agents littéraires encore efficaces, il n’en reste pas moins que l’entreprise arrive à contre-courant du processus de “ décolonisation ” dans les années 1950. De même, en France, à cette même époque, le régionalisme n’est plus à la mode : un nouvel humanisme détaché des références traditionnelles implique sa mise à l’écart. Les membres du réseau global, que ce soit en France ou au Québec, influents dans les années 1930 et 1940, ne le sont plus vraiment dans les années 1950. Âgés, désorientés par les nouveaux auteurs[42], voire passéistes et conformistes, ils forment un cercle relativement fermé dans lequel aucune nouvelle recrue ne pénétrera. Le réseau se dissout lentement au fil des disparitions d’écrivains et s’éteint définitivement avec le décès de Marie Le Franc en 1964, sans qu’aucune relève n’ait été mobilisée. Une seule conclusion s’impose : le projet de ce réseau global est arrivé trop tard pour prospérer ; l’avoir anticipé d’une vingtaine d’années, à l’époque où Asselin, Dantin et quelques autres “ retours d’Europe ” portaient grand intérêt aux efforts venant de France, aurait probablement permis un dénouement moins radical.