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Bien que cet ouvrage soit le fruit d’un travail collectif mené par trois auteurs, il est rédigé à la première personne du singulier afin de mettre de l’avant la perspective de la collaboratrice inuit, Joan Scottie, une aînée inuk, chasseuse et activiste du Nunavut. Warren Bernauer est chercheur post-doctoral au Natural Resources Institute ainsi qu’au département de l’Environnement et de la géographie de l’Université du Manitoba. Jack Hicks est professeur adjoint au département de Santé communautaire et d’épidémiologie du Collège de médecine de l’Université de Saskatchewan. Il a également travaillé pour des organisations inuit pendant plus de 30 ans.

L’ouvrage présente l’histoire d’une lutte menée par des groupes inuit contre l’industrie de l’uranium dans la région du Kivalliq (anciennement nommé Keewatin) au Nunavut, et plus particulièrement de la victoire remportée à deux reprises contre le projet situé sur le site de Kiggavik. Cette histoire, essentiellement politique, prend comme trame narrative la vie de Joan Scottie, son engagement, sa vision ainsi que sa compréhension des évènements. Joan a travaillé et oeuvré au sein de plusieurs instances gouvernementales, à la fois locales et territoriales, et d’organisations non gouvernementales. Le récit se fonde donc sur ses expériences, ses souvenirs, sur les témoignages qu’elle a recueillis auprès d’aînés et sur une documentation amassée à travers les années. Il est également appuyé par des informations, des documents et des données collectés par les deux co-auteurs.

Le combat de Joan contre l’industrie de l’uranium est d’abord une bataille pour la survie du mode de vie des Inuit de sa région qui est fondé sur la chasse au caribou ; il est donc aussi une bataille pour la protection des caribous. Joan est originaire de Qamani’tuaq (Baker Lake), où vivent aujourd’hui les descendants de groupes familiaux autrefois surnommés les « Inuit du caribou » (Birket-Smith 1929 ; Rasmussen 1927 ; 1930), ou encore les « Inland Inuit » (Mannik 1990).

En documentant le mouvement anti-uranium au Nunavut, Joan souhaite d’une part démontrer que les Inuit n’ont pas toujours été passifs devant les politiques gouvernementales et l’industrie minière. Bien que, dans l’histoire coloniale, la majorité des Inuit se soit sentie intimidée, apeurée et inférieure vis-à-vis des non-Inuit (état d’être traduit par le terme ilirahungniq, en inuktitut), en se mobilisant et en osant dire « non », les Inuit ont la capacité de s’imposer et de faire valoir leurs droits. D’autre part, tout au long de l’ouvrage, Joan partage sa grande déception à l’égard des organisations gouvernementales inuit qui ont été créées par l’Accord du Nunavut en 1999. Alors qu’elle espérait que l’autodétermination des Nunavummiut permette l’implantation de règlements et de politiques en accord avec leurs valeurs et leurs règles traditionnelles, elle dénonce le fait que le gouvernement du Nunavut et les organisations représentatives inuit n’aient jamais fait de l’environnement et de la protection du caribou une priorité. Ces derniers auraient plutôt adopté une position favorable à l’industrie minière dès leur création. Joan souligne à ce sujet le conflit d’intérêt dans lequel sont placées ces organisations ; bien qu’elles aient le devoir de défendre les Inuit, elles tirent de grands avantages financiers en accordant des permis d’exploration et d’exploitation sur les terres qui leur ont été accordées.

Dans le premier chapitre, Joan retrace son enfance dans un campement près du lac Ferguson. Un petit camp minier s’y trouvait déjà à l’époque et son père y avait obtenu un emploi. En raison de ses préférences pour les activités traditionnellement masculines, Joan raconte avoir été élevée comme un garçon, apprenant à chasser et à voyager sur le territoire. Elle se rappelle par ailleurs que les filles et les femmes inuit étaient parfois maltraitées et opprimées dans le passé. La petite soeur de Joan est décédée étant bébé, dans des circonstances encore nébuleuses pour Joan. Elle dédit d’ailleurs son combat et son ouvrage à elle, comme le démontre le titre : « Je vivrai pour nous deux » (traduction libre). Dans le second chapitre, Joan raconte comment le gouvernement canadien a commencé à intervenir auprès des groupes inuit à la suite de la Deuxième guerre mondiale. Les agents du gouvernement ont alors fortement incité les Inuit à s’établir dans les communautés permanentes. Selon Joan, c’est le processus de sédentarisation qui a rendu les Inuit dépendant du gouvernement puisque, dans les villages, les Qallunaat détenaient toutes les positions d’autorité.

Le troisième chapitre retrace la première vague d’exploration minière dans la région et le début d’une forte mobilisation communautaire et régionale. Les Inuit constatent déjà que les activités minières provoquent un changement des routes migratoires des caribous. Suivant un projet de documentation de l’usage et de l’occupation du territoire ainsi qu’une étude sur les impacts des activités minières sur la faune et la chasse, le gouvernement impose des restrictions saisonnières sur les activités d’exploration. Au chapitre 4, Joan expose la première bataille menée contre le projet de mine d’uranium Kiggavik. Cette bataille mobilise des organisations inuit à tous les niveaux, du local à l’international. La victoire est en grande partie redevable au travail du Baker Lake Concerned Citizens Committee, formé par Joan dans le but d’informer la population sur les risques de l’exploitation de l’uranium, et de la Northern Anti-Uranium Coalition (NAUC), une nouvelle entité régionale qui regroupe des organisations inuit et d’autres groupes de la région du Kivallik. Lors d’un référendum municipal, la population de Qamani’tuaq vote à 90% contre le projet.

Au chapitre 5, le Gouvernement du Nunavut est créé. En 2010, la mine d’or de Meadowbank, située près de Qamani’tuaq, entre en phase d’exploitation après un processus de révision environnementale mené par les nouvelles instances de co gestion. Selon Joan, ce sont les non-Inuit demeurant à l’extérieur du territoire qui retirent les plus grands bénéfices de cette mine. À l’image de leurs relations avec le gouvernement, les Inuit se sentent intimidés en face des compagnies minières et n’osent pas les contredire, figurant une nouvelle forme de colonialisme. Par ailleurs, selon Joan, les compagnies ne démontrent pas une réelle volonté à protéger les caribous. En somme, elle n’a pas plus confiance envers les compagnies minières qu’envers le gouvernement fédéral et les organisations représentatives inuit. Au chapitre 6, nous voyons le retour de l’industrie de l’uranium au Nunavut. Une nouvelle organisation inuit non gouvernementale nommée Nunavummiut Makitagunarningit (« The people of Nunavut can rise up », surnommé « Makita ») est créée afin de favoriser un débat public sur le sujet et de pousser le gouvernement à revoir sa position en mettant en place une enquête publique.

C’est au chapitre 7 que le projet Kiggavik refait surface. Makita et l’Association des chasseurs et trappeurs de Baker Lake participent aux processus de révision environnementale et réussissent à freiner le projet. Malgré cette victoire, Joan affirme que le processus de révision ne favorise en rien la participation des citoyens et n’adresse pas les réels enjeux qui préoccupent la communauté. En somme, il n’est ni démocratique, ni suffisamment critique. Au chapitre 8, Joan relate d’autres combats menés pour la protection du caribou, la plupart étant liés à l’industrie minière. Elle déplore le fait que les compagnies ne respectent pas les mesures de protections mises en place. En conclusion, Joan rappelle son constat : l’Accord du Nunavut n’a pas permis de protéger les valeurs et les traditions inuit en lien avec le caribou. Elles réitèrent aussi quelques leçons tirées de son expérience, tel que la pertinence de s’allier avec des activistes non inuit pour mener cette lutte.

Cet ouvrage s’adresse à toute personne intéressée par les politiques environnementales et minières. Il n’est pas nécessaire d’avoir des connaissances très approfondies sur l’histoire politique de la région, sur les sociétés inuit, ni sur l’industrie minière, puisque les éléments de contexte sont présentés et le contenu, bien vulgarisé. L’ouvrage a le mérite de proposer une histoire originale et très critique. Il est en effet peu fréquent que l’histoire nous soit racontée par une voix autochtone, une voix fort assumée de surcroit. L’ouvrage est donc le résultat d’un exercice de décolonisation de l’histoire écrite (Delâge 2012).

Cependant, si l’histoire racontée part de l’expérience première, elle est aussi située et en quelque sorte biaisée par le parti pris des auteurs. Nous pouvons à juste titre nous demander si le point de vue affirmé de l’auteure inuit est représentatif de sa communauté. Par exemple, il est étonnant qu’aucune référence ne soit faite à une étude menée en 2011 à propos des points de vue plus variés de plusieurs chasseurs de Qamani’tuaq vis-à-vis de la mine de Meadowbank et de celle de Kiggavik (Laneuville 2013 ; 2014). Joan fait cependant part d’une certaine introspection en mentionnant les critiques exprimées à son égard et en reconnaissant son caractère frondeur, peu commun au reste de sa société. Enfin, nous nous devons ici de saluer le travail remarquable de co rédaction de l’ouvrage qui a certainement nécessité du temps, de la patience et une persévérance hors du commun.