Corps de l’article
À partir d’une ethnographie des fêtes des Inuit du nord de la Terre de Baffin, antérieures et postérieures à la conversion au christianisme, ce petit ouvrage — 117 pages — de Guy Bordin interroge sur cinq chapitres le rapport des Inuit à la nuit. Le chapitre 1 présente d’abord la région de Mittimatalik, et l’histoire des contacts successifs avec les Européens, baleiniers puis commerçants, depuis le début du XIXe siècle. Au XXe siècle, l’évangélisation de la région est d’abord le fait de prosélytes inuit, avant l’arrivée des missionnaires catholiques et anglicans, puis, contemporaine de la sédentarisation des années 1960, des églises pentecôtistes. Ce chapitre aborde ensuite le cadre nocturne à haute latitude, en proposant plusieurs définitions astronomiques du crépuscule, de la nuit arctique ou de la nuit polaire. L’auteur semble ici suggérer que ces définitions astronomiques reposent sur un lien entre nuit et obscurité, au contraire des conceptions inuit qui ne définissent pas la nuit par l’obscurité ni le jour par la lumière. Certains termes de la langue inuit qui désignent la nuit lumineuse du printemps, ou le jour obscur du coeur de l’hiver, offrent aux aînés d’excellents arguments pour souligner la dissociation entre nuit et obscurité, entre jour et luminosité. La nuit apparaît dès lors comme un phénomène façonné par des bornages aussi bien astronomiques que physiologiques, aussi bien sensuels que sociaux. Finalement, ce premier chapitre apporte quelques éléments dont la convergence suggère une certaine dévalorisation inuit du sommeil. Le sommeil apparaîtrait comme l’antithèse des valeurs positives attachées au travail ou à la sociabilité, et le rêve comme une source de vulnérabilité. L’auteur évoque également le phénomène de la paralysie du sommeil, assez fréquent chez les Inuit, une expérience généralement effrayante.
Le chapitre 2 introduit le thème de la fête, en décrivant le cycle annuel des fêtes d’autrefois, antérieures à la conversion au christianisme. L’auteur s’appuie ici essentiellement sur la littérature ethnographique et mobilise des descriptions issues de tout l’Arctique central et oriental canadien. Par-delà la diversité culturelle de ces régions, il apparaît clairement que le coeur de la fête inuit est nocturne. La nuit est le moment privilégié des festivités, et les grandes séquences rituelles et festives sont ordonnées en fonction d’une partition entre jour et nuit. Au moment des premiers contacts avec les Européens, l’hiver apparaît comme une saison festive et rituelle intense. Plus précisément, la fin de l’automne et le début de l’hiver, lorsque l’obscurité se répand, sont l’occasion de rassemblements festifs, impliquant durant des heures chants, danses et jeux, et donnant lieu à d’importants partages de nourriture. À côté de ces festivités ordinaires, on retrouve en cette saison les grandes cérémonies rituelles (tivajuut à Iglulik, qulungirtut dans la région du Nord-Baffin) qui s’appuient sur ces mêmes séquences de danses, de chants, de jeux, mais mobilisent également l’intervention de chamanes. Début février, à Mittimatalik, le retour du soleil ne donnait pas lieu à une fête, mais faisait néanmoins l’objet de rites. C’est lorsque la lumière envahit à nouveau les jours et les nuits que les fêtes et réjouissances se faisaient à nouveau plus nombreuses, l’hiver s’achevant. Le retour de l’abondance alimentaire autorisait l’intensité festive et permettait de multiples rassemblements printaniers. L’été, les pratiques variaient significativement entre les régions, mobilisant de simples jeux, des divertissements familiaux, ou encore des rassemblements communautaires.
Le chapitre 3 poursuit cet examen du cycle festif inuit en interrogeant les transformations du système cérémoniel et festif inuit détaillé au chapitre précédent, et l’établissement d’un nouveau calendrier festif, aligné sur celui du Canada, avec ses fêtes d’origine chrétienne et civile. L’auteur mobilise ici des données issues de son travail de terrain à Mittimatalik, notamment pour décrire les séquences des fêtes de fin d’année. Dès le début du XXe siècle, Noël et le jour de l’An remplacèrent en effet les cérémonies anciennes — tivajuut, qulungirtut, etc. —, intégrant cependant certaines de leurs séquences. Surtout, ces cérémonies ont fait l’objet d’une appropriation culturelle particulièrement poussée. Dès les années 1950, les Inuit impriment leur marque aux fêtes de fin d’année, et commencent à étirer dans le temps ces fêtes autour des pôles que constituent Noël et le jour de l’An, dynamique qui implique aujourd’hui un cycle festif continu d’environ deux semaines. Guy Bordin détaille ici ses observations des fêtes de Noël au début des années 2000 à Mittimatalik, qu’il s’agisse des séquences diurnes ou des séquences nocturnes, des rythmes de la vie familiale ou des rythmes de la vie communautaire. Durant toute cette période, chacun veille très tardivement, et le rythme des activités communautaires paraît très régulier: les matinées dormies, les après-midi un peu plus actifs, et des soirées et nuits où tous dansent et jouent. La partition entre le jour et la nuit est très importante durant cette période, où le jour est consacré à l’indispensable — la récupération, le travail, les achats, certains rites religieux — tandis que la soirée puis la nuit sont le théâtre de la plupart des rites religieux, des visites, des divertissements, des jeux, des danses, le moment donc d’une sociabilité intense, d’une frénésie festive et ludique.
Aujourd’hui, les Blancs qui jouèrent au début du XXe siècle un rôle essentiel dans l’organisation des fêtes de Noël ne participent plus du tout à leur organisation, et ces fêtes reproduisent désormais le schéma des fêtes préchrétiennes en ce qu’elles sont redevenues de grandes fêtes nocturnes. Le phénomène d’appropriation de la Pâques, détaillé à la fin du chapitre, procède d’une dynamique similaire. Noël et Pâques ont en cela réintégré le modèle de la fête inuit, à la différence des célébrations nouvelles que sont la fête du Canada et celle du Nunavut. Ces fêtes sont des innovations pour les Inuit en raison de leur intégration récente dans le système géopolitique national et international. Pourtant, la fête du Canada se fonde essentiellement sur des jeux de journée, tandis que la fête du Nunavut, plus importante que la première et organisée seulement quelques jours plus tard, implique avec les jeux en journée un repas communautaire. Aucune de ces célébrations ne mobilise de fête de nuit. Parallèlement à ces innovations, on assiste aujourd’hui à la revivification, après des décennies d’interruption, du rite célébrant le retour du soleil dans les communautés connaissant la nuit arctique. Le rite est aujourd’hui pratiqué de nuit.
Le chapitre 4 élargit la perspective déployée en interrogeant les rythmes veille/sommeil au fil de l’année, en dehors du cadre festif. Il apparaît ainsi qu’au printemps et en été, la veille nocturne soit largement pratiquée en l’absence d’obscurité. Lorsque l’obscurité revient, à la fin de l’été et en automne, on assiste à un rephasage progressif du sommeil en fonction du cycle jour/nuit. En hiver, à nouveau, la veille nocturne est abondamment pratiquée à mesure que l’obscurité devient plus présente, et la nuit redevient l’apogée de la vie communautaire. Avec le retour progressif de la lumière, les gens remettent à nouveau en ordre leur sommeil en fonction d’une alternance équilibrée du jour et de la nuit. La conclusion de ce chapitre riche en descriptions souligne à quel point les Inuit sont restés de grands manipulateurs du sommeil. Bien que les Inuit de l’Arctique canadien contemporain aient globalement adopté le cadre général de la temporalité des sociétés occidentales (horaires administratifs, jours travaillés et fins de semaine, alternance de périodes de travail et de vacances, etc.), ils n’ont cependant pas renoncé à une conception du temps moins contraignante, et plus malléable.
Le dernier chapitre offre une reprise des éléments apportés par les divers chapitres, et propose en conclusion de considérer que la fête participe de l’appropriation sociale et culturelle de l’espace-temps nocturne. Il ressort également de ce tableau que plus une fête revêt de l’importance symbolique et émotionnelle aux yeux de la communauté, plus celle-ci se prolonge dans la nuit, essentiellement sous la forme de danses et de jeux collectifs. Si de nombreuses sociétés privilégient elles aussi la nuit pour la fête, la situation inuit s’en distinguerait partiellement par un cadre global où le sommeil ne semble guère valorisé et se voit souvent repoussé hors du fragment nocturne.
À la lecture de ce petit livre, on peut regretter que l’auteur n’ait pas eu l’occasion d’offrir plus abondamment au lecteur une ethnographie contemporaine qu’on devine riche, mais certainement aussi protéiforme que la nuit inuit. On ne peut dès lors qu’inviter le lecteur de cet ouvrage à s’intéresser de plus près aux divers travaux de Guy Bordin.