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Jean-Jacques Simard n'a pas écrit un livre; on aurait pourtant bien aimé tant sa plume incisive a le mérite de froisser quelque peu les belles pages des études autochtones québécoises, ainsi que certainement quelques susceptibilités au passage. Mais il n'a pas écrit un livre, on lui en a écrit un. Le concept éponyme de réduction sert de fil conducteur au recueil de ces quelque 20 textes écrits sur presque un quart de siècle. Comme souvent dans pareil recueil, ce fil rouge connaît quelques discontinuités. Il faut dire que le travail de Jean-Jacques Simard ne s'est pas organisé toutes ces années autour de ce concept qui semble se donner à lui aujourd'hui comme une conclusion. Néanmoins, l'effort éditorial de reconstruction de cette cohérence trouvée a posteriori est louable. Se départissant de l'ordre chronologique, on a ainsi assemblé en cinq parties les 22 chapitres du livre. On peut donc à loisir chercher à suivre ce fil rouge ou dans un usage plus volage, retrouver ou découvrir le travail de Jean-Jacques Simard.
Les lecteurs d’Études/Inuit/Studies reconnaîtront l’article «Terre et pouvoir», publié dans ses pages en 1979 et qui ouvre la troisième partie du livre. Le titre de celle-ci, La révolution congelée des Inuit — écho de celui de la thèse de doctorat de l'auteur soutenue en 1982 — donne le ton de cette partie du livre entièrement dévolue à des considérations politiques qui sont autant de résonances de ladite thèse et demeurent d’une grande pertinence. Dans la partie suivante, consacrée à L’expérience de la Baie James, les lecteurs retrouveront certaines des considérations sociologiques, démographiques et bien sûr politiques que Simard avait synthétisées dans son indispensable Tendances nordiques (1996), bilan statistique raisonné de l’expérience de la Convention de la Baie-James et du Nord Québécois et de ses impacts divers.
Mais les lecteurs auraient tort de ne s'en tenir qu'à ces pages consacrées aux seules populations boréales, car il manquerait la thèse centrale du recueil qui elle seule semble avoir retenu l’attention. À son sujet, Simard nous prévient: il ne semble pas avoir changé d'avis et se demande même si cela est de bon augure (p. 261). Nous lui répondrons qu'il ne semble pas avoir été aussi constant qu'il veut bien l'avouer. On repère en effet certaines inflexions souterraines dans son travail (nous y reviendrons), tout comme l'on repère des points nodaux vers lesquels il est constamment revenu.
Le concept de modernité est un de ces points, majeur, et à ce titre il aurait mérité une discussion serrée tant, malgré son usage, il demeure ici (comme souvent) un signifiant vide. Au lecteur de remplir ce dernier et saisir ce que Simard a bien voulu désigner par ce mot dont le sens est délayé par ses contradictions et son désabusement. Car au fil des pages, on finit par retenir bien plus le sentiment de l’auteur que la définition d’une modernité dont il dit faire avec tout en regrettant qu’elle soit refusée aux autochtones par le jeu de partages symboliques: autochtone/blanc, tradition/modernité et tous leurs équivalents fonctionnels. Partages qui fondent une structure d'assujettissement, un espace symbolique qui serait le nomos (comme le dirait Agamben) de la question autochtone au Canada: la réduction.
Le concept est intéressant et depuis la parution du livre, il a son succès et entraîne les emplois déjà très libres qui vont de pair. Mais qu’en est-il de ses qualités heuristiques? L’analogie échappe — et ce n’est pas nécessairement un mal — à la rigueur du travail de l’historien (dont ne se réclame d’ailleurs pas l’auteur). Mais ce faisant, il oblitère les ruptures qui ont marqué l’histoire coloniale du Canada. L’héritage colonial le plus prégnant aujourd’hui est-il celui des pères jésuites de la Nouvelle-France ou celui du Second Empire Britannique? Ne laisse-t-on pas ainsi dissimulés par un simulacre de perspective historique les profonds changements de la rationalité coloniale qui, au profit de la paix instaurée en Europe par le Congrès de Vienne (1815), rendirent possible un nouvel essor colonial? Celui-ci pourtant, accompagné de nouvelles technologies politiques, allait conduire à l’assujettissement des populations autochtones et léguer en héritage à celles-ci, pour reprendre un mot de René Char, un idéal intact dans un réel dévasté. Le modèle de la réduction jésuite ne nous permet certainement pas de saisir l’ensemble des nécessités internes de cette nouvelle rationalité politique liée notamment à la mise en place tout à la fois de l’économie de marché et, dans les colonies britanniques de peuplement, des «gouvernements responsables». La confédération canadienne naquit pourtant du jeu de ces nécessités qui scellèrent concomitamment le sort des peuples autochtones.
Il reste, en dépit de ces réserves, que l’idée d’une structure d’assujettissement retient l’attention, mais c’est dans l’analyse de ses fins que certaines inflexions se font sentir dans les articles publiés par Simard (cette précision, peu économe, est-elle nécessaire?) au long des ans. Le pragmatisme économique sur lequel s’achève le recueil en page 418, notamment, nous laisse perplexes quand il reprend étroitement les lieux communs des discours dominants néolibéraux sur la logique développementaliste (déjà en p. 397, cette référence à Paul Samuelson, maître d’oeuvre de la synthèse néoclassique du Keynésianisme) et subordonnant la constitution d’une société politique à l’initiative économique. Ce en quoi l'auteur nous semble bel et bien avoir changé d’avis entre 1978 et 2002: on comparera à cet effet cette page 418 à la fin de la page 290 et à la page 267 où il privilégie plutôt la constitution d’une société politique réelle.
À cet égard, cette concession tardive à l’idéologie dominante de notre temps a de quoi surprendre. Certes, les peuples autochtones sont «travaillés» par une structure d’assujettissement, mais est-ce bien là la «modernité» dont on veut les tenir écartés? Par ailleurs, d’un point de vue d’économie politique, cette sorte de conclusion, offerte comme ligne de fuite à la réduction, s’épargne une réflexion sur les contraintes objectives que fait peser la structuration de l’économie de marché au niveau global sur le développement économique des régions éloignées où vivent encore bon nombre de populations autochtones. La question de l’autonomie ne se jouerait-elle pourtant pas précisément, pour les peuples autochtones comme pour les autres, dans une repolitisation de l’économie? C’est pourtant une question que la page 222 semblait poser implicitement, subodorant que les sociétés autochtones ne devraient pas faire l’économie du politique au risque de subir la politique d’autres, voire leurs propres technocraties. Simard croit-il réellement, finalement, à l’opposition entre bureaucratie et économie de marché, et que tout choix s’y résout désormais fatalement? En termes d’imagination sociologique c’est un peu court. Et en termes de prospective économique, cela est fort risqué.
Cette inflexion du propos nous semble la principale aporie de l’ensemble. Signalons-en une deuxième qui relève quant à elle de l’antinomie. Les arguments de Simard sont empreints d’une certaine rhétorique de l’authenticité étonnante si l’on considère son propos, notamment lorsqu’il renvoie certaines expressions identitaires à une forme de folklorisation (les «parades factices de sa différence» dont il parle par exemple p. 134). Quid de la nécessaire réappropriation symbolique d’une «commune humanité» dont il parle pourtant pages 60 et 264? Serait-elle univoque? Ne pourrait-elle être le fait d’innovation culturelle? C’est que Simard ne pense pas les formes que pourraient prendre et prennent ces réappropriations symboliques dont il voit bien qu’elles se font dans un rapport trouble aux politiques de reconnaissance du Canada (p. 171). Ce qui pour lui semble les condamner définitivement à une certaine vacuité, un certain repli identitaire atavique et surtout «théâtralisé, défini par le colonisateur» (p. 170). Si Simard n’a pas tout à fait tort sur l’usage gouvernemental de certaines références standardisées, il ignore que cette situation ambivalente connaît, outre ses contradictions, des issues dont la condamnation au titre d’une authenticité très coloniale («l’Autochtone inventé» du sous-titre du livre en présuppose alors un vrai ou un qui aurait disparu) oblitère les luttes internes pour le sens donné à ces expressions identitaires (notamment par les jeunes). En ces affaires, il convient d’être nominaliste et d’être attentif aux contextes d’énonciation de ces identités subalternes qui ne sont pas homogènes. Mais l’auteur ne se départit pas lui-même d’une certaine nostalgie heideggerienne de l’authenticité (p. 15, p. 60 par exemple) qui chez d’autres suscite la fiction sociale et romantique du bon sauvage, et nourrit chez lui l’obligation presque morale mais désenchantée d’une modernité qu’il laisse largement non-pensée et donc à ses évidences routinières et idéologiques.
Toutefois, au fil des textes, on retrouvera des réflexions saisissantes, les plus anciennes souvent d'une anticipation impressionnante, tant dans l'analyse que dans les concepts déployés. Mais ces dernières auraient profité d'une confrontation avec les travaux constructivistes sur l'identité ou encore les théories postcoloniales qui se développaient alors, il faut le dire, bien loin des préoccupations des études francophones sur les autochtones d’Amérique du Nord, domaine d’études doué il est vrai d’une certaine imperméabilité théorique. Il en va de même quand, avec un malin plaisir, il sert à l’anthropologie qui ne l’avait pas attendu pour cela (mais qui en a toujours bien besoin) et qui n’est pas aussi homogène qu’il veut bien le croire, une critique qui d’ailleurs n’aurait pas dû épargner sa propre chapelle et ses idiosyncrasies. On veut bien croire avec Sénèque que trop lire nuit à l’écriture, mais il y a des carences bibliographiques qui sont dommageables.
L’écriture, justement, pose un tout autre problème: alerte et parfois flamboyante, elle s’afflige trop souvent d'expressions lancées à l'emporte-pièce (par ex. en page 25 cette «variété mutante d'autochtone» et en page 159 ce «totalitarisme de la parenté» qui affligerait l'Inuk). Celles-ci ne correspondent d’ailleurs à aucune trame métaphorique particulière et laissent donc à penser que l'auteur cède à la jouissance que l'écriture donne à ceux qui y sont habiles, mais qui finit par desservir l'argumentaire. Simard perd tout sens de l’à propos lorsqu’il compare «le système autochtone» canadien aux méthodes employées pendant la révolution culturelle chinoise (p. 37). Très souvent l’argumentaire est donc incontrôlé et l’effet de plume s’y substitue, quand ce n’est pas un moralisme d’homme en chaire que semble désavouer pourtant l’auteur (voir la note 14 de la p. 121 qui est également un exemple de raccourci sociologique saisissant). Néanmoins, le style varie et l'écriture est parfois plus retenue, notamment dans les chapitres consacrés à son précieux travail de défrichement statistique des réalités nordiques et des impacts socio-économiques de la Convention de la Baie-James et du Nord Québécois.
Si Simard heurte parfois le sentiment de certains, c’est qu’il remet en cause un certain consensus sur le caractère émancipateur de la politique autochtone canadienne et sur les acquis de celle-ci. Ce qui n’est pas rien, particulièrement pour les premiers concernés. Finalement, pour Simard, tout cela n’équivaut pas à une lutte de libération (p. 171). Mais si le propos a le mérite de la complexité, il a également le défaut de l’ambiguïté, et à ce titre le commentaire du livre de Flanagan (pp: 399-418) n’éclairera pas complètement le lecteur sur le propos général de l’ouvrage. Il ne s’agit pas de regretter la difficulté de situer l’auteur (il nous en défie, p. 16) car il faut lui rendre grâce de ne pas se cantonner dans les repères idéologiques habituels ni de satisfaire aux célébrations qui vont de pair. Cela mérite en soit une lecture attentive. Cependant, les réponses de Simard aux apories politiques qu’il soulève sont obscures, parfois contradictoires. Si l'on regrette que Jean-Jacques Simard n'ait pas écrit un livre, c'est donc bien que l'on aurait aimé voir rassemblées non pas les textes, mais les intuitions éparses disséminées dans ceux-ci.
Ce livre, qui a reçu le Prix du Gouverneur général du Canada (catégorie études et essais) en 2004 est donc un livre d'idées, ce qui dans le domaine consacré des études autochtones est bien trop rare. À ce titre, il mérite d'être lu et relu et surtout discuté, quel que soit le sentiment que sa lecture laissera et dont Jean-Jacques Simard se réjouira toujours, car c'est bien souvent l'effet recherché par le truculent personnage.