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Il existe un phénomène de mieux en mieux cartographié en littérature contemporaine nommé le roman d’entreprise. Si Honoré de Balzac racontait déjà la méritocratie et la concurrence de la vie de bureau dans Les employés ou la femme supérieure en 1844, le genre, conformément à l’expansion des entreprises du secteur tertiaire, n’a fait que gagner en importance aux xxe et xxie siècles. Lieu de socialité de notre capitalisme tardif [2], l’entreprise est devenue un prisme par lequel observer (et critiquer) les mutations économiques et sociales récentes. Aurore Labadie a recensé la publication en France, depuis les années 1980, de plus de cent cinquante romans situant leurs intrigues dans un décor professionnel, tout en constatant leur nette augmentation après l’an 2000[3]. Entre autres leitmotivs du genre, les personnages de ces romans sont bien souvent des salariés en proie à la souffrance, insatisfaits de leurs conditions de travail et en quête de solutions à leurs maux. Le contexte économique du début des années 2000 – marqué par une récession, de nombreuses faillites d’entreprise, un taux de chômage en hausse – n’est pas sans lien, en France, avec l’augmentation du nombre des romans d’entreprise. Un exemple phare et révélateur de ce contexte est la privatisation de l’entreprise France Télécom, entre 2004 et 2010, dont le plan de réorganisation a été mis en cause dans le suicide de plusieurs dizaines de salariés[4]. Sandra Lucbert a consacré au procès des dirigeants de cette compagnie un roman[5], dont la publication témoigne d’un souci grandissant pour le sort des employés du secteur tertiaire. C’est dire que la littérature s’imprègne du thème du mal-être professionnel et met en récit l’expérience de travailleurs anonymes.

Tel est l’objet des deux romans récents que j’étudierai : Les heures souterraines de Delphine de Vigan[6] et Nous étions des êtres vivants de Nathalie Kuperman[7], en rappelant que le genre romanesque est moins monologique que d’autres discours sur le travail issus des sciences humaines, et que la littérature permet de percevoir les dynamiques sociales de manière singulière. Par leur polysémie et par leurs équivoques, les romans d’entreprise s’éloignent des constats statistiques et des bilans financiers pour illustrer des activités salariées qui sont avant tout des relations et des destins humains (non réductibles à des « ressources humaines »). Ce faisant – tel est leur parti pris –, ils insistent sur l’économie en tant que science humaine plutôt que science mathématique, chiffrée, rationalisée.

Si le roman de Delphine de Vigan se concentre sur l’expérience d’une cadre mise au placard et harcelée par son supérieur, celui de Nathalie Kuperman multiplie les points de vue des salariés et tente de donner à voir l’organisation de l’entreprise dans son ensemble. Chacun aborde à sa manière le déséquilibre de la dialectique entre l’individu et le collectif, que Luc Boltanski et Ève Chiapello ont souligné dans le monde français du travail[8]. Les deux romans partagent une situation initiale semblable : des employés très actifs se retrouvent du jour au lendemain considérés comme superflus, puis mis au rebut ; et leur environnement se dégrade rapidement. Le lexique de l’inutilité, du débordement, de l’en-trop, qui désigne d’abord leurs conditions de travail, les associe progressivement à des déchets.

Roman choral et polyphonique, Nous étions des êtres vivants porte sur la lutte d’employés cherchant à conserver leur place dans une entreprise rachetée qui verra déferler une vague de licenciements. Une entité narrative nommée « le choeur », unissant les voix des employés, décrit les effets de la restructuration d’entreprise ainsi : « Te convaincre que tu es lent, inutile et désespérant, Encombrer tes nuits, T’obliger à avouer que tu es un faible, Vider l’être vivant » (NEV, 31). Cadre supérieure dans une grande entreprise de marketing internationale située à Paris, Mathilde, la protagoniste de Les heures souterraines, s’était épanouie dans sa vie professionnelle avant sa déchéance. Elle y avait trouvé une utilité, un sens, de la reconnaissance : « [E]lle appartenait à un service, elle donnait son avis […]. / Elle était vivante » (HS, 144). Son exclusion soudaine est consécutive à une réunion au cours de laquelle elle a exceptionnellement contredit son patron, qui l’isole ensuite dans un bureau vétuste sans fenêtre, la prive d’activités et de moyens de communication, et, sans la licencier, la remplace par une nouvelle employée. Un dégoût d’elle-même l’envahira progressivement comme le lexique des détritus envahira sa parole. Grâce aux décors – des lieux viciés, obstrués, pollués, dangereux pour le corps et l’esprit des salariés –, la saleté s’oppose clairement, dans les deux romans, à l’utilité. Cette représentation des rapports professionnels rend compte du fonctionnement essentiel de notre économie au xxie siècle.

Polysémique, le déchet peut être organique (de la décharge corporelle à la pourriture d’une matière en décomposition), industriel (engendré par les activités de production, variant entre rebut inutile et matières déchues polluant l’air, l’eau ou le sol), anthropologique (par analogie : il est relatif à la précarité, à la vulnérabilité, à l’exclusion d’individus ou de populations). J’entends « imaginaire des déchets » comme l’ensemble des perceptions et des représentations qui participent d’un ordre général entre le propre et le sale. C’est bien l’idée de déchet, et non sa forme pathologique ou hygiénique, qui se trouve le plus souvent, dans les deux romans, transposée à l’organisation du travail. Disons-le avec Mary Douglas, un imaginaire des déchets devient perceptible lorsque l’on tient compte du postulat suivant : « La saleté absolue n’existe pas, sinon aux yeux de l’observateur. […] La saleté est une offense contre l’ordre. En l’éliminant, nous n’accomplissons pas un geste négatif ; au contraire, nous nous efforçons, positivement, d’organiser notre milieu[9]. » Il influence directement la conception que nous nous faisons de notre environnement et de notre existence sociale[10]. Dans ce cadre, le motif du déchet éclaire les rapports de pouvoir qui constituent l’entreprise[11], ses nouvelles socialités et, plus généralement, le monde du travail au xxie siècle. Il s’agira, pour moi, de montrer comment les romans de Nathalie Kuperman et de Delphine de Vigan donnent à voir l’inutilité des travailleurs et leur exclusion du travail sous la forme d’une économie de la déchéance. J’analyserai d’abord les décors des entreprises, dont la décrépitude glisse, par anthropomorphisation, vers la description d’employés jugés inutiles. Je présenterai ensuite les risques de l’inutilité pour les travailleurs du xxie siècle et ce que la mise en récit de ces risques dit de la condition salariale et de la réification des employés. Enfin, un regard sur la ville et ses déchets permettra de déceler ce que les dynamiques citadines révèlent sur la condition salariée et sur l’économie actuelles, car la ville, comme l’entreprise, peut dégrader ceux qui l’habitent.

Les décors, témoins de l’inutilité

La description de l’ameublement est un premier élément constitutif des représentations de l’inutilité en entreprise. Dans Les heures souterraines, « le mobilier du bureau [de Mathilde] est constitué de pièces disparates, correspondant à différentes périodes de l’entreprise : bois clair, métal, formica blanc » (HS, 97). L’énumération de matières de plus en plus froides et bon marché induit une régression. Reléguée parmi ces vieux meubles du passé, Mathilde est un objet délaissé parmi d’autres. Nous étions des êtres vivants présente un décor similaire lorsque le narrateur mentionne que chacun des bureaux est composé d’une « [t]able en formica » (NEV, 175). Élaboré à partir d’un matériau répandu dans l’Europe d’après-guerre, ce type de mobilier démodé témoigne d’une époque révolue qui maintient ses traces dans le temps présent, à l’instar du formica, stratifié, composé de couches d’éléments distincts qui se juxtaposent pour faire matière. S’il désigne les conditions matérielles des salariés – défraîchies, vieillies, peu modernes, économiques –, le formica semble incarner la stratification sociale et métaphoriser l’obsolescence des employés dont l’entreprise entend se départir. Dans les deux romans, les meubles sont à l’image d’une société divisée en classes, où chacun lutte pour sa place[12]. C’est lorsque Mathilde a perdu la sienne dans son équipe de travail qu’elle remarque la

propension naturelle [des objets] à s’user, se dégrader, s’abîmer. Si personne ne les touche, ne les déplace, ne les emporte. Si personne ne les caresse, ne les protège, ne les recouvre.

Comme eux, elle a été reléguée au fond d’un couloir, bannie des espaces neufs, ouverts.

HS, 179

Les objets sont anthropomorphisés dans leur besoin d’être caressés, de la même manière que la protagoniste est objectifiée par la dégradation qu’entraîne son exclusion. Le mobilier contribue ainsi au dévoilement d’une déchéance des employés chosifiés, puis conçus comme désuets[13], témoignages de la course à la rentabilité qui caractérise le capitalisme tardif.

Une employée de Nous étions des êtres vivants qui redoute d’être licenciée affirme à plusieurs reprises, à la suite d’annonces de restructuration : « Je ne bougerai pas » (NEV, 27, 42, 60, 120). Elle passe la nuit qui précède le déménagement de son entreprise dans les locaux de celle-ci, entre les cartons, jusqu’à s’imprégner de l’odeur des boîtes : « Je sens le carton, et le carton est méprisé parce qu’il est associé au passage, condamné à la disparition. Je suis un lieu de passage » (NEV, 154). Cette comparaison à un objet jetable, fragile et périssable dit la précarité de son emploi, ce que Robert Castel nomme le « précariat »[14]. Si les employés – tout à fait aptes au travail – des romans sont jugés inutiles, considérés comme meubles, c’est bien parce qu’ils sont définis par leur entreprise en fonction de leur usage et de leur mobilité[15]. Mobilité, fluidité, impermanence sont le symptôme des modes d’organisation socioéconomique faisant de la consommation le principe régulateur de la société mondiale. Selon Zygmunt Bauman, en effet, « le “syndrome consumériste” a détrôné la durée et exalté l’éphémère. Il a placé la valeur de la nouveauté au-dessus de celle du durable[16]. » Devant ce phénomène, les oeuvres de Nathalie Kuperman et de Delphine de Vigan déplacent le regard en ne situant la cause de l’exclusion des travailleurs ni dans leurs qualités ni dans leurs compétences, mais dans leur environnement réglé par une forte exigence de productivité, qui mène au débordement du cadre de l’utilité. L’idéologie consumériste n’affecte pas seulement le traitement des objets, mais aussi la condition salariale, définie selon l’usage rapide qui peut en être fait par l’entreprise. Les deux romans mettent en évidence ces mécanismes en mobilisant un imaginaire des déchets qui prend d’abord la forme, on le verra, d’un milieu délétère métaphorisé par l’asphyxie et l’empoisonnement.

Le surcroît de travail se manifeste dans les corps des travailleurs, premiers indicateurs de conditions de travail difficiles. C’est ce que comprend Thibault, le médecin dans Les heures souterraines, lorsqu’il se rend dans une entreprise pour examiner un patient : « Des cadres débordés qui font venir les Urgences Médicales sur leur lieu de travail pour ne pas perdre une minute, il en voit toutes les semaines. Cela fait partie des évolutions de son métier, au même titre que l’augmentation incessante des pathologies liées au stress […] » (HS, 219). C’est un cercle vicieux dans lequel le manque de temps pousse le patient à consulter un médecin sur son lieu de travail, tandis que c’est le travail qui cause ses maux. L’employé est enfermé dans une entreprise qui consume à la fois son temps et son énergie. Il refuse de se faire ausculter et exige une ordonnance d’antibiotiques. Frustré, le médecin conclut : « [Q]u’il crève dans sa boîte » (HS, 221). On ne s’étonnera pas que l’entreprise soit, avec insistance, présentée comme le lieu de l’asphyxie des employés, qui ne réussissent pas à appréhender l’organicité de cette menace.

Dans Nous étions des êtres vivants, un phénomène semblable survient, à propos de l’air corrompu des bureaux. « Bras droit » (NEV, 149, 222) de la directrice générale qui ignore les licenciements prévus par la direction, Dominique Bercanta redoute un vague danger : « Quelqu’un nous veut du mal. Je veux dire, au travail. Je ne pourrais pas la définir, mais je ressens cette présence malsaine par tous les pores de ma peau » (NEV, 114). Cette « présence malsaine », qui risque de contaminer les employés, correspond à l’atmosphère fétide de l’entreprise, assimilée à une corruption morale du milieu de travail. Le titre même du roman, Nous étions des êtres vivants, évoque une entreprise dangereuse travaillant à l’anéantissement des employés, ce que suggère aussi un personnage : « Rester en vie, fâcheusement en vie. Et cela consiste à me tenir à l’écart des chefs. Tous les chefs » (NEV, 65). En effet, les dirigeants multiplient les discours viciés par la pression managériale pour soumettre les employés à une production effrénée, et font de l’entreprise un lieu mortifère. Tout se passe comme si les pratiques viles en entreprise méphitisaient l’air, corrompant toute personne qui le respire. Les deux romans présentent ainsi l’environnement de travail comme une menace redoutable et omniprésente, contre laquelle les salariés doivent se prémunir. Mais pourquoi les personnages supportent-ils de telles conditions de travail ? Nous étions des êtres vivants et Les heures souterraines s’emploient à mettre en lumière les exigences inhérentes au travail tel qu’il est conçu au xxie siècle, en explorant les mécanismes pernicieux du marché de l’emploi.

Les risques de l’inutilité

« Le choeur » de Nous étions des êtres vivants témoigne du péril que constitue le chômage : « Nous ignorions encore la douleur d’être seul devant les questionnaires du pôle emploi, à devoir prouver que nous recherchions un travail de façon hardie. Nous allions vite devenir coupables de n’avoir pas su conserver notre poste » (NEV, 227-228). Pour les employés, l’inutilité est à la fois une épreuve et une faute. C’est un phénomène que Pierre Popovic a bien résumé, en même temps que les conséquences du caractère obligatoire du travail : « Sous les effets de l’alliance presque hégémonique du néolibéralisme et du conservatisme, tout tend à faire du chômage une honte et du chômeur le responsable de son sort[17]. » Cette responsabilité placée sur les épaules des salariés, alors que le chômage est une véritable épée de Damoclès suspendue au-dessus d’eux, résulte d’une double injonction, celle du management qui étiquette des employés comme inutiles, et celle des institutions gouvernementales qui blâment les chômeurs de ne pas se soumettre suffisamment aux exigences de productivité imposées par les entreprises. Cette situation est commentée par Pierre Popovic : « [C]e qui disparaît, c’est […] le fait que le chômage est un droit et celui qui émarge au chômage un citoyen à part entière[18] », et par Jean-Luc Coudray : « Il [le déchet] est extérieur au système bien que produit par le système. Il est une exception fabriquée par une règle[19]. » Comme le fait observer Aurore Labadie, le nom de l’entreprise dans Nous étions des êtres vivants, « Mercandier Presse », est évocateur de l’idéologie managériale qui dégrade les sujets et les prive de leur valeur sociale. En effet, après avoir rappelé que « Mercandier » est un terme d’argot s’appliquant à un boucher qui vend de la viande médiocre, Aurore Labadie précise que « la viande de basse qualité peut […] désigner les salariés[20] », dont la qualité se mesure alors davantage par leur valeur d’usage (selon leur utilité). Par ailleurs, « l’armée de réserve » des travailleurs offre aux entreprises la possibilité d’embaucher et de licencier en fonction des conditions commerciales ou économiques[21]. La menace de l’exclusion, qui vient des dirigeants, se heurte aux tentatives acharnées des travailleurs pour préserver leur emploi et les liens sociaux propres au monde du travail.

« Le choeur » des employés de Nous étions des êtres vivants, qui avaient l’habitude de « refuser un déjeuner en arguant un boulot fou » (NEV, 40), déclare : « C’est avec une réjouissance ignorante d’elle-même que nous nous proclamons indisponibles. […] Je suis débordé, dit-on. Mais l’on aime que ça déborde, que ça nous dépasse, que ça nous inonde. Avoir du temps serait presque l’aveu de notre inutilité » (NEV, 40-41). « Être débordé », devenu synonyme de productivité, se charge d’une valeur positive. L’oisiveté, une suspension du travail et, ipso facto, la perspective de l’inutilité sociale sont, à l’inverse, menaçantes. C’est ainsi qu’au cours du déménagement de leur entreprise, les salariés se disent « hagards d’inactivité » (NEV, 197) : l’absence de travail est associée à l’égarement, au déséquilibre. Ils se sentent redevables d’avoir un emploi, et se montrent prêts à tolérer des conditions éprouvantes : « [M]algré les conditions pénibles dues aux locaux dans lesquels il va falloir que nous produisions davantage, malgré la pression qu’exercent sur nous les chefs, nous n’avons pas le droit de nous plaindre. Nous gardons nos emplois. Nous sommes des privilégiés » (NEV, 177). Cette tension entre souffrance au travail et obligation de gratitude atteste, elle aussi, cette forte tendance de l’économie du xxie siècle que l’on a déjà rencontrée : la précarité des salariés dans un marché très concurrentiel. Débordement de travail et inutilité des travailleurs ne s’excluent pas ; l’un et l’autre sont les deux faces d’une même pièce, l’insertion ou l’exclusion dans l’offre et la demande du marché de l’emploi.

Ici réside une illusion : être débordé de travail signifierait donc être productif et utile, mais la productivité seule ne suffit pas à conserver sa place dans un système concurrentiel qui menace chacun d’être licencié ou remplacé dès lors qu’il est qualifié d’inutile (les licenciements massifs dans Nous étions des êtres vivants et la mise au placard soudaine et arbitraire de la protagoniste de Les heures souterraines le rappellent). Cette illusion représente les travers de l’accumulation capitaliste, qui expliquent le caractère rapide de la déchéance d’employés pourtant bien intégrés à l’entreprise. La chute est d’autant plus brutale qu’ils disposent d’un statut élevé : ils sont bien payés et leurs qualités professionnelles étaient auparavant reconnues. Dans Les heures souterraines, la protagoniste s’indigne de sa mise au placard auprès de la directrice des ressources humaines : « Je suis arrivée au bout de ce que je pouvais supporter » (HS, 119) ; « Je voudrais travailler, Patricia. Je suis payée trois mille euros net par mois et je voudrais travailler » (HS, 120). Le sentiment de « vacuité » (HS, 194) est insupportable pour ce personnage habitué à une reconnaissance professionnelle. On voit là l’évolution de l’éthique protestante étudiée par Max Weber, selon laquelle le travail constitue le moyen privilégié de mériter son ciel[22], et qui conduit aujourd’hui à une même exhortation – laïque – à se réaliser soi-même dans le travail[23]. L’inactivité et la « vacuité » dont se plaint Mathilde ressemblent à celles des bullshit jobs que David Graeber définit comme « une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence[24] ». Puisque les bullshit jobs n’ont pas d’utilité économique, leur fonction est politique. Ils expliquent la mise au rebut de Mathilde : son patron lui reproche une faute d’insubordination sans toutefois, contre toute attente, la licencier. À grande échelle, ces emplois superflus ne doivent cependant pas être considérés comme des déchets, car ils appartiennent et participent au fonctionnement du système de l’entreprise : « Le déchet est dangereux dans l’organisation d’un système […] parce qu’il peut en perturber le fonctionnement. Car le déchet est au préalable produit par le système. Il faut le distinguer du corps étranger qui peut pénétrer la structure depuis l’extérieur, comme un virus. / Ainsi, à l’inverse du corps étranger, le déchet a un statut ambigu[25]. »

Cette ambiguïté pèse sur les travailleurs à la frontière de l’entreprise, un jour intégrés à son fonctionnement, un autre jour exclus parce qu’ils menacent l’équilibre de leur organisation. Dans cette situation, la condition des travailleurs peut elle-même se réifier. « Le choeur » de Nous étions des êtres vivants offre une métonymie révélatrice en répétant que ce sont les employés qui ont été « rachetés » et non leur entreprise (« c’est une chance pour nous d’être rachetés » ; NEV, 101). « Acheter » de la force de travail est une manifestation de ce que Karl Polanyi nomme les « marchandises fictives[26] ». Les sujets sont transformés par les entreprises en produits échangeables sur le marché des biens et des services commerciaux, conformes à l’exigence de fluidité de l’offre et de la demande dans un marché de libre-échange. On retrouve ici la définition marxienne de l’objectivation : « Le travail ne produit pas que des marchandises ; il se produit lui-même ainsi que le travailleur en tant que marchandise et cela sous le rapport même où il produit en général des marchandises[27]. » Parce que le but du capitalisme est de produire toujours plus, le système économique finit par engendrer des quantités négligeables, de l’inutile ; ceci vaut pour les biens autant que pour les travailleurs. Ceux-ci, dans l’entreprise du xxie siècle, n’ont donc plus une valeur d’usage (c’est-à-dire une utilité concrète selon ce qu’ils produisent avec leur force de travail) ; ils ont désormais une valeur d’échange (ils sont des marchandises qui ne valent qu’en rapport avec d’autres marchandises ou d’autres travailleurs sur le marché). Les employés sont moins inutiles qu’inutilisés. Le motif de l’exclusion guide le déploiement d’un imaginaire lié aux déchets, qu’il s’agit maintenant d’analyser.

Les déchets humains des entreprises

Si les déchets des entreprises peuvent être des meubles abandonnés, plus encombrants que sales, les déchets organiques apparaissent bien plus répugnants. Dans Les heures souterraines, les toilettes, et quelques autres lieux destinés à dissimuler la saleté de l’entreprise, sont progressivement associés à l’employée exclue. Les excreta caractérisent, on va le voir, les effets dégradants du marché du travail sur les travailleurs.

Mathilde est importunée par les odeurs des toilettes attenantes à son petit bureau sans fenêtre, qui peut difficilement être aéré : « Dans l’entreprise, on appelle le bureau 500-9 “le cagibi” ou “les chiottes”. Parce qu’on y perçoit très distinctement le parfum Fraîcheur des glaciers du spray désodorisant pour sanitaires, ainsi que le roulement du distributeur de papier hygiénique » (HS, 97). La proximité des toilettes donne le sentiment que ce qui s’y passe se déroule dans le bureau : « Le jet que lâche un homme quand il urine s’éloigne suffisamment de son corps pour produire un bruit d’éclaboussure. Qui recouvre le silence » (HS, 116). Telle est l’humiliation infligée à la cadre exclue de son équipe de travail, désormais associée aux exhalaisons que ses collègues tentent de masquer à force de désodorisant. Lorsque les déchets, qui sont nommés « les externalités de la production » par les économistes, polluent l’environnement ou coûtent aux entreprises, nous avons affaire à des externalités dites « négatives ». Ce qui est conçu comme un déchet nuisible est donc un indicateur supplémentaire de ce qui est valorisé dans un système d’échanges, non plus uniquement selon sa valeur d’usage, mais aussi selon la menace qu’il constitue pour le maintien du système. Le déchet se définit moins par sa matérialité que par la fonction que lui confère un agent, en conformité avec une organisation et avec ses valeurs. C’est ainsi que le déchet se distingue de l’épave : il est volontairement rejeté, elle est perdue. Cette condition propre au déchet a été décrite par Mary Douglas :

Nous concevons la saleté comme une sorte de ramassis d’éléments rejetés par nos systèmes ordonnés. La saleté est une idée relative. Ces souliers ne sont pas sales en eux-mêmes, mais il est sale de les poser sur la table de la salle à manger ; ces aliments ne sont pas sales, mais il est sale de laisser des ustensiles de cuisine dans une chambre à coucher, ou des éclaboussures d’aliments sur un vêtement […]. Bref, notre comportement vis-à-vis de la pollution consiste à condamner tout objet, toute idée susceptible de jeter la confusion sur, ou de contredire nos précieuses classifications[28].

Dans Les heures souterraines, c’est la volonté du patron d’exclure Mathilde qui la définit comme de trop. La protagoniste est un déchet relatif au système économique dans lequel elle évolue. Cette expulsion et la dégradation qui en est la conséquence apparaissent avec cruauté à la fin du roman lorsqu’un inconnu aborde Mathilde dans la rue pour « l’inviter à boire un verre », la trouvant « merveilleuse » (HS, 224) ; mais Mathilde refuse. Le narrateur rapporte que « Mathilde a eu envie de pleurer, pleurer encore, sans aucune retenue devant cet homme pour qu’il sache que non, elle n’avait rien de merveilleux, au contraire, elle n’était qu’un déchet, une partie endommagée rejetée par l’ensemble, un résidu » (HS, 224). Le récit acquiert ici une valeur ironique : sur la carte de visite que l’homme lui tend, Mathilde lit : « Éradication des nuisibles, cafards, blattes, ravets, cancrelats, souris, rats, pigeons. Désinsectisation, désinfection » (HS, 226). Elle découvre qu’il « est un exterminateur professionnel qui éradique les indésirables » (HS, 227). Mathilde fait partie des « nuisibles » qu’il faut « éradiquer », elle appartient à un ordre qui inspire la répugnance et l’aversion. Sujet pensant, elle a sombré dans l’état d’un objet[29] qui ne peut qu’être tenu éloigné ou annihilé. Sa mise au placard révèle l’anéantissement vécu par un sujet qui se considère comme abject[30], selon un processus voisin de celui qu’a décrit François Dagognet : « [C]e qui déclasse encore l’objet, c’est que, lorsque nous ne le percevons plus, il n’existe que d’une vie latente ; il manque à la perdurabilité, il devient “la non-substance”. Il dépend tellement de nous qu’il cesse d’être, dès que nous l’oublions. Et lorsque nous n’en usons plus, il devient un déchet ou un débris, une loque, ce qui signe sa pauvreté[31]. » Mathilde cesse d’être au monde lorsqu’elle est rejetée de l’univers du travail.

Le roman de Delphine de Vigan éclaire ainsi les effets du « lent processus de destruction » (HS, 28) dont la protagoniste est victime, et la violence qui s’abat sur les travailleurs que les entreprises considèrent comme obsolètes ou inadéquats. Les déchets (ce qui est pathologisé, placé sous le signe de l’anomalie, refoulé du système de production) indiquent la frontière dressée entre cet « autre » et le tout. Ils illustrent la manière déshumanisante dont les sociétés articulent les corps au travail et le corps social en excluant certains individus objectifiés, puis anéantis.

La ville et ses déchets

Que disent les dynamiques citadines de la condition salariée et de l’économie contemporaines ? Dans Nous étions des êtres vivants, un salarié exprime le désir de voir son entreprise déménager dans la capitale de la finance mondiale, symbole des sociétés cotées en bourse sur le marché libre : « À New York, tu marches forcément sur les traces de quelqu’un et, quand tu jettes ton chewing-gum à la poubelle, tu imagines que cette poubelle a été le réceptacle du chewing-gum de Marlon Brando » (NEV, 38). La ville de tous les superlatifs porte en elle l’histoire de ses habitants qu’elle relie ; révélatrice d’inégalités, elle donne à ce salarié l’espoir d’être associé aux célébrités du cinéma, et les déchets de ces personnalités idolâtrées ne sont pas tout à fait des rebuts sans valeur. La satire fait reposer le lien fantasmé entre individus sur le déchet, et sur sa valorisation lorsque celui qui le jette a une valeur sociale.

Au sein des romans de Delphine de Vigan et de Nathalie Kuperman, la ville porte en elle les troubles professionnels qui ne s’arrêtent pas aux murs des entreprises : le lieu de travail est étendu à la ville présentée comme un environnement saturé et néfaste, qui dégrade ses habitants. C’est notamment le sort que connaît Thibault, le médecin de Les heures souterraines, qui a grandi dans un village de campagne, et qui est attiré par la vie urbaine. Or, « [i]l ignorait que la ville pouvait exhaler une telle puanteur » (HS, 173). Sabine Barles nous rappelle que cette opposition entre la campagne et la ville empestée n’a pas existé de tout temps : « [L]a ville du xixe siècle […] ne connaît pas le déchet : les vidanges, comme les boues de rue, participent alors d’une forme de mutualisme ville-campagne et sont essentielles à l’agriculture périurbaine, leur valeur tient à leur capacité fertilisante[32] », et Mickaël Dupré que « [l]a fin de la complémentarité entre la ville, l’industrie et l’agriculture induite par la révolution industrielle a conduit à la nécessité de se pourvoir de moyens techniques et financiers pour assurer l’élimination des déchets[33] ». Les heures souterraines montre ainsi une réaction immunitaire de la ville contre Thibault, qui fonde la solitude du personnage : « [L]a ville attend son heure pour le vomir ou le recracher, comme un corps étranger » (HS, 109). Paris, si attrayante pour ce personnage ambitieux, est un lieu cruel : « Sa vie est au coeur de la ville. Et la ville, de son fracas, couvre les plaintes et les murmures, dissimule son indigence, exhibe ses poubelles et ses opulences, sans cesse augmente sa vitesse » (HS, 85). Le parallèle entre les « poubelles » ménagères et les habitants vomis par la ville, relégués au rang de déchets, est explicite. Le sort de Thibault illustre la lutte des individus pour leur intégration et rappelle, comme l’a indiqué Pierre Popovic, que la ville « génère avec constance des marges et des exclus, les refoule à sa périphérie ou les enferme dans ses murs[34] ». La notion d’exclusion permet de « rassembler sous un même vocable, non plus seulement les porteurs de handicaps, mais toutes les victimes de la nouvelle misère sociale[35] », ce que précisent Luc Boltanksi et Ève Chiapello :

Est […] exclu celui qui a vu les liens qui le rattachaient aux autres se rompre et qui a été ainsi rejeté aux marges du réseau, là où les êtres perdent toute visibilité, toute nécessité et, quasiment, toute existence. [… L]’exclusion, comme son contraire, l’insertion, font indirectement référence aux formes du lien social dans un monde conçu sur le mode du réseau. L’individu désaffilié est celui dont les connexions se sont rompues les unes après les autres, qui n’est plus inséré dans aucun réseau, qui n’est plus rattaché à aucune des chaînes dont l’enchevêtrement constitue le tissu social et qui est par là “inutile au monde”[36].

L’entreprise fonctionne de manière analogue selon Aurore Labadie, qui la compare à « une entité aussi vaste que phagocytaire[37] ». Elle ajoute que les auteurs de romans d’entreprise tentent de jeter la lumière sur

la gloutonnerie du modèle de l’entreprise […]. Tendu entre développement […] et production de « déchets » […], cet organisme, au sens le plus biologique du terme, repose sur une image fondatrice héritée de Zola. Sa « bête goulue » travaillait déjà, il y a deux siècles, à révéler la tension à l’oeuvre dans la société, à travers la métaphore de la mine digérant chaque jour sa ration de chair humaine[38].

À l’image de l’entreprise qui, chez Nathalie Kuperman, « [v]id[e] l’être vivant » (NEV, 31), la ville incarne un système de production et de consommation démesuré qui entraîne le rejet du surplus. Dans le roman de Delphine de Vigan, le corps social rejette les éléments qui lui apparaissent étrangers : Mathilde dit avoir l’impression d’être « une tumeur découverte tardivement, un amas de cellules malsaines », « que l’entreprise a isolée par mesure sanitaire » (HS, 113). On comprend que les causes de la maladie sociale sont endogènes, que le déchet est « produit par le système » (Jean-Luc Coudray), que l’entreprise a une forte responsabilité dans la production des « déchets humains ». La ville-organisme est une représentation métaphorique qui permet de prendre la mesure de l’organisation humaine et de l’expérience de l’exclusion[39].

En définitive, l’imaginaire de la dévoration et de la mise au rebut, dans Les heures souterraines et dans Nous étions des êtres vivants, exprime l’insécurité fondamentale dans laquelle se trouvent les travailleurs du xxie siècle. Les deux romans tracent les contours des rapports en entreprise : celle-ci s’organise avant tout à partir d’obligations et de subordination (le contrat de travail, les interventions du management). La condition des salariés renvoie à une idéologie libérale qui se fonde sur l’incitation individuelle à la productivité, dans un rapport d’inégalité et de dépendance (aux dirigeants des entreprises, au marché mondialisé, etc.). L’idée que le travail serait un moyen d’autonomisation et de liberté est donc refusée ; le déchet devient la mesure du travail et de l’exclusion qu’il produit ; l’examen des rebuts permet de repérer les conditions et les fondements de leur mise en marge et avive une tension que commentait déjà Victor Hugo, dans Les misérables, à propos des égouts de Paris : « L’économie politique y voit un détritus, la philosophie sociale y voit un résidu[40]. »

Dans les romans d’entreprise du xxie siècle, les éléments exclus et rejetés de l’ensemble auquel ils appartiennent sont le miroir de la société de consommation caractérisée par l’ampleur des accumulations à l’ère capitaliste. Inutile et indésirable, le déchet est signe de saleté ; lorsqu’il est d’origine organique, il provoque la répulsion. Il est, bien sûr, associé, dans l’imaginaire social, à une faible valeur, au néant, au vide. La déchéance guette toujours les êtres humains impliqués dans un système économique fondé sur une production débordante qui engendre de l’inutile. Avec l’ambition de montrer comment le travail peut transformer l’être humain, les romans de Kuperman et de de Vigan donnent chair à la précarisation, traduisent les mécanismes de contrôle managérial et mettent en évidence les systèmes d’exclusion dont les travailleurs sont victimes. Tout leur intérêt – montrer l’entreprise comme un lieu malsain et sale – tient dans un renversement : si les salariés sont traités comme des déchets, il ne s’agit pas d’une de leurs caractéristiques intrinsèques ; il s’agit plutôt d’un effet de l’idéologie managériale. En témoignent les dires du repreneur dans Nous étions des êtres vivants : « Assainir une société en se séparant des individus qui la ralentissent n’équivaut ni à dénoncer ni à trahir » (NEV, 148[41]) ; « [l]’entreprise ne peut pas se laisser ralentir par les faibles » (NEV, 215). Il défend le recours aux licenciements comme une solution légitime et « nécessaire pour sauver une société malade » (NEV, 152), refusant la réprobation morale de la part des employés (contenue dans les verbes « dénoncer » et « trahir »). L’imbrication des notions d’hygiène et d’économie dans ce raisonnement rejoint un trait de l’histoire des mentalités : considérer la saleté comme « presque toujours un effet de la paresse[42] ». Dans le discours managérial, la polarité entre la propreté et la saleté renforce l’ordre social fondé sur la productivité rentable.

L’imaginaire de la déchéance déployé dans les romans de Nathalie Kuperman et de Delphine de Vigan dénonce ce processus de réification en entreprise, qui traite les êtres humains comme quantité négligeable, et qui repose sur la possibilité de leur exclusion rapide et brutale. La déchéance est le symptôme d’un marché de l’emploi et d’un système économique foncièrement sélectifs et objectifiants. Nous étions des êtres vivants et Les heures souterraines s’inscrivent ainsi dans la veine « des philosophies de la marge », ces « critiques de l’édifice théorique du modernisme, [qui] ont refusé le fonctionnalisme et la domination de l’utile ainsi que la téléologie du progrès, au profit du métissage et de l’hybridation, de la marge[43] ». Nathalie Kuperman et Delphine de Vigan resémiotisent l’imaginaire économique par l’imaginaire des déchets entendu comme images et processus constitués d’intentions et d’injonctions sociales, exposant les effets déshumanisants de la course à la rentabilité.