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Nous retourner vers les années de mise en forme de la pensée sociocritique est une belle occasion pour nous souvenir, au moins pour les plus âgés d’entre nous, de l’ambiance de l’époque, qui était, pour les étudiants, toute d’émulation et de recherches. Sans succomber à la vaine nostalgie d’un âge d’or de la critique, c’était une époque où, comme étudiants, nous achetions et lisions réellement les ouvrages méthodologiques, que nous régurgitions sous la forme de ce qu’on appelait alors la lecture plurielle, une sorte de bouillie théorique qui mêlait, sérieusement et naïvement à la fois, un peu toutes les approches, en les juxtaposant, dans une sorte d’union sacrée contre l’ennemi désigné : l’Institution. Goldmann et Barthes, Todorov et Escarpit, Lukács et Lefebvre, Kristeva et Richard, bientôt rejoints par les formalistes russes, parallèlement renforcés par la découverte – ô combien motivante – de la linguistique moderne, le goulasch méthodologique ne nous faisait pas peur, il nous justifiait même, tant il nous donnait l’impression que le savoir littéraire était enfin en train de s’objectiver, que la science humaine pouvait être scientifique. Puisqu’on pouvait parler de production du texte, pourquoi ne pas se demander si une science du littéraire était possible ? On aura repéré les références à Charles Grivel[1] et France Vernier[2].

Naturellement, ces pratiques étaient à l’époque, sinon théorisées, du moins assumées[3], au risque d’ailleurs de créer une ambiguïté durable entre socio-critique, toujours avec trait d’union, et sociologie. Au crédit de cette époque flamboyante, le rejet des notions alors dominantes, hégémoniques, comme « chef-d’oeuvre », « génie », « inspiration », « don », « mystère », « création », « mystère de la création », « ineffable », « âme », de force multipliée par dix dans le cas de la poésie, et par cent dans celui de la poésie chinoise, bref la métaphysique à tous les étages, des empêcheuses de penser en rond, qui n’ont pas vraiment réapparu[4] (sauf dans l’Orientalisme où elles n’ont jamais disparu) malgré le repli théorique assez généralisé auquel nous assistons.

Dans cette vague pourtant, un grand oubli : la traduction, à part le livre de Georges Mounin, Les problèmes théoriques de la traduction, en 1963, dans une perspective entièrement linguistique mais novatrice[5], et bien sûr « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin[6], traduit un peu plus tard. Deux découvertes, mais qui consacraient aussi dans ce domaine, et cela allait durer, le fait que pour y faire autorité, il fallait venir de l’extérieur. Cinquante ans après, on continue, institutionnellement, à demander à des non-traducteurs de faire le « bilan » de la situation du domaine.

Les choses ont enfin changé depuis, surtout depuis le symposium de Paris de décembre 2011, « Actualité de la Sociocritique »[7], et il faut ici rendre à Henri Meschonnic ce qui revient à Henri Meschonnic pour son rôle incontournable dans le débat[8]. Il ne faut toutefois pas se faire trop d’illusions : retour du refoulé ou revanche de l’Institution, les changements qu’on a pu noter dans le monde de la traduction depuis une vingtaine d’années et en particulier par la création de séminaires qui lui sont explicitement consacrés, et s’affirment même professionnalisants, ainsi que la mention enfin admise du nom du traducteur dans le livre, n’ont guère changé la réalité textuelle des oeuvres traduites[9]. La sociologie de la traduction a évolué, sa sociocritique reste confidentielle. On peut même craindre que les petits changements ne bloquent les véritables changements sous l’alibi de nouveautés cosmétiques, un peu comme les emplois négligents de la sociocritique qui sont peut-être plus dangereux pour elle que les critiques malhonnêtes, Claude Duchet ne cessait de nous le rappeler pendant nos « Entretiens »[10]. Combien de fois n’avons-nous pas entendu dans l’Institution qu’« on ne met pas ses traductions dans son curriculum vitae »[11], tout en célébrant la tenue de séminaires sur le sujet. La dernière interview d’une des stars du domaine nous apprend que « si on n’est pas écrivain dans l’âme, il est impossible de traduire[12] ». Voilà qui ressemble fort à un interdit professionnel pour les athées.

L’ancillarité, la soumission, l’exhortation à la modestie et l’exigence d’invisibilité, avec ou sans le culte du chef-d’oeuvre et du génie, avec comme basse continue « on ne peut pas tout traduire », continuent à régner sur le monde de la traduction. La négation et l’effacement se tiennent la main. Il s’agit toujours d’un crime en bande organisée.

Mais quel débat peut-il donc bien y avoir lorsque la réalité la plus élémentaire n’est pas prise en compte ? Laquelle ? Il n’y a de texte (étranger) que traduit. Ne serait-ce que parce qu’il n’y a de texte que lu ? Et qu’est-ce qui est lu ? Le texte traduit, donc il n’existe bien de texte que traduit. Avec André Markowicz : « On a l’impression en France qu’en lisant un bouquin de Tolstoï ou Dickens, on lit Tolstoï ou Dickens : mais c’est stupide ! Pour lire Dickens, il faut lire l’anglais ![13] » L’acceptation ou non de ce constat est la ligne de démarcation entre traducteurs, étant bien entendu, comme nous l’avons montré avec Marie Vrinat-Nikolov, que la réponse à la question « qui traduit quand on traduit ? » est loin d’être simple. Mais si définir qui est ce « traducteur » est bien plus complexe qu’il n’y paraît, il y a toujours traduction, et les problèmes restent les mêmes, que cette traduction soit informatique ou automatique et légèrement revue par un humain, comme cela se pratique de plus en plus souvent, que le traducteur soit un escroc ou un moine bénédictin, la voisine de palier ou Maurice-Edgar Coindreau. Comme nous le disions avec Claude Duchet : « Il peut y avoir transfert d’une socialité folle ou incontrôlée, mais elle est toujours là[14]. »

La critique (pardon pour cette généralisation) commence à peine à faire son travail, à interroger (entendre : noter) la traduction dans quelques cas, soit par la seule mention du nom du traducteur en tout petit, soit par le fameux « excellente traduction », soit par une agression parce que page 167, il y a parapluie au lieu de parasol. On peut noter incidemment que tous ces gens persuadés que traduire, c’est traduire de la langue, s’exonèrent facilement de leur ignorance dans le domaine. On peut aussi noter que ces ennemis de la traduction mot à mot pratiquent allégrement la critique mot à mot…

Tout ceci n’est pas un jugement de valeur a posteriori ou une vengeance, mais l’expression d’une exigence, valable pour le traducteur comme pour le critique (et le lecteur attentif, et l’éditeur, et l’universitaire) : que traduit-on quand on traduit ?[15] Ou, si l’on préfère : quelle est la réponse à cette question que donne cette traduction-ci ? Plus prosaïquement : quelle est la conception de la littérature de ce traducteur ? Reconnaissons qu’elle n’est pas souvent posée. Pourtant, c’est bel et bien un texte traduit que vient de lire le critique. Pourquoi les questions posées à l’auteur ne le sont-elles pas à l’auteur de la traduction ? Pourquoi les marques du texte du « génie » sont-elles toujours valeurs, mais fautes quand il s’agit du traducteur ? Allons jusqu’à poser cette question scandaleuse : pourquoi compare-t-on toujours le texte de l’auteur aux autres textes de l’auteur, mais jamais la traduction du traducteur aux autres traductions du traducteur ?

Donc : que traduit-on quand on traduit ? La réponse est sans doute évidente pour tous ceux qui ne se posent pas la question. Mais pour tous ceux qui acceptent de se demander ce que peut bien être cette littérature, « l’ainsi nommée Littérature », pour tous ceux qui acceptent de se demander si même il y existe une littérature constituée dans le pays d’où provient l’oeuvre à traduire[16], la réponse n’est pas simple. Même si cela doit heurter tous les nationalismes du monde. Pour la sociocritique, cela commence à être bien balisé, la réponse théorique est acquise : ce que nous devons traduire, c’est la socialité du texte.

Rappelons la définition donnée par Claude Duchet dès 1973 :

Cette socialité se présente sous deux aspects complémentaires et contradictoires : elle est d’abord tout ce qui manifeste dans le roman la présence hors du roman d’une société de référence […], ce par quoi le roman s’affirme dépendant d’une réalité socio-historique […].

La socialité est d’autre part ce par quoi le roman s’affirme lui-même[17] comme société, et produit en lui-même ses conditions de lisibilité […][18].

Les travaux de sociocritique sont venus préciser et complexifier cette notion, jamais la remettre en cause, car elle reste le noyau réflexif de la sociocritique. Mais cette définition, même sans tenir compte des recherches ultérieures, suffit largement à faire le tri dans le monde de la traduction.

Pourquoi ? D’abord et tout simplement parce qu’elle constitue le cahier de charges auquel tout traducteur devrait se référer[19]. Une partie des traducteurs (dont la précarité économique n’explique pas tout), bien prompts en général à se faire les avocats de la partie adverse et à plaider pour leur propre statut secondaire, une partie des traducteurs, donc, pourrait peut-être admettre que sans pensée de la langue-littérature[20] (par choix du traducteur ou sous pression de l’éditeur), il ne restera rien du texte dit original dans la traduction :

  1. Il n’y a de texte que traduit.

  2. Cette traduction est un transfert de socialité.

Mais nous sommes encore loin du compte, car une traduction honnête et méticuleuse peut aboutir à un transfert aussi délirant qu’une belle infidèle. Qui décide de la validité du transfert ? Henri Meschonnic a fourni le critère en même temps que la méthode : « [É]couter ce que fait un texte à sa langue, et qu’il est seul à faire […]. / [I]l y a à faire dans la langue d’arrivée, avec ses moyens à elle, ce que le texte a fait à sa langue. / C’est à cette seule condition que traduire est écrire. Sinon, traduire, c’est désécrire[21]. »

C’est ici que le monde de la traduction se divise, car chaque côté considère que l’autre désécrit. D’un côté, la vulgate qui se délecte de fluidité et les sectateurs du « traducteur qui doit disparaître derrière l’auteur » ; de l’autre, ceux qui pensent que le traducteur, devant faire à sa langue ce que l’auteur a fait à sa langue, est l’auteur de sa traduction.

Or même s’il ne le fait pas et se soumet au diktat de la langue fluide, le traducteur de Shakespeare fait quelque chose à sa langue, en fonction des conceptions qu’il a de la langue, de l’« ainsi nommée Littérature » et de l’écriture de Shakespeare. Effacement et fluidité traînent avec elles, par exemple, l’increvable rejet de la répétition. To be or not to be nous sera un jour proposé sous la forme to be or not. « L’excellente traduction » est et reste la servante du « bon goût » et du « bon français », donc du « bon goût français ». Et le bon goût nous dit que la répétition est à prescrire. Pas un jour ne passe sans qu’un éditeur-correcteur ne le rappelle au traducteur, sans se demander, semble-t-il, si l’auteur n’a pas longuement mûri cette répétition[22].

Mais n’est-il pas vrai que nos traditions littéraires sont différentes ? Nous voici revenus au point de départ. Je traduis Shakespeare en faisant à ma langue-littérature ce qu’il a fait à la sienne, ce qui implique de prendre en compte le cotexte[23].

On l’a dit, qu’il y ait ou non pensée explicite du texte, c’est une traduction que le lecteur lira. Il faut oublier l’original.

L’implicite de la traduction, charrié par la narrativité sociale, en même temps que son présupposé idéologique, est que tout texte traduit ne peut pas être l’original, qu’il ne peut que courir après, de préférence en évitant de se faire trop voir, sans jamais le rattraper. Qu’attendre donc du transfert de socialité qui en résultera ? Faut-il abandonner toute espérance et se résoudre à n’entrevoir que de très loin le saint des saints comme dans les religions ésotériques ? À subir les éditions dites savantes, renonçant à tout rendu proprement littéraire, à baisser la tête devant le diktat absolu « l’original seul fait foi », à trembler devant l’autorité des mots allemands en italiques pour faire « texte philosophique » ?

S’il n’y a de texte que texte traduit, où donc passe l’original ? Il y a deux solutions, la première étant l’effacement, si bien décrit et dénoncé par Walter Benjamin[24], donc. Nous utilisons souvent un petit truc pédagogique pour faire comprendre l’effacement à l’étudiant rétif à la pensée du traduire. Quand l’étudiant présente à l’occasion ce qu’il appelle « une citation de Shakespeare », nous lui faisons remarquer que Shakespeare n’a jamais « fait de citation », qu’en fait la citation est faite par lui, l’étudiant, et qu’en l’attribuant à Shakespeare, il vient de « s’effacer ». Et, ce faisant, de fabriquer un Shakespeare écrivant directement en français.

Le terme reste valable pour décrire un processus ultra majoritaire, même si, nous l’avons dit, la sociocritique conclut à l’impossibilité d’un effacement complet. Ne pas transférer la socialité du texte, ce n’est pas l’annuler, mais en transférer une autre, « folle ». Conservons à des fins pédagogiques le mot « effacement », d’une part parce qu’il est un geste, d’autre part parce qu’il aide à se rappeler, avec Henri Meschonnic, que le premier effacement consiste à « effacer l’effacement[25] ». En effaceur effaçant son effacement, le traducteur soumis et modeste se situe dans son domaine comme le « classeur classé par son classement » dont parlait Pierre Bourdieu[26].

L’effacement a pour effet de maintenir l’approche métaphysique, en conservant l’original dans le vert paradis des chefs-d’oeuvre géniaux, pour nous autres pauvres mortels. On se s’étonnera donc pas que les textes poétiques et les textes religieux en soient les principales victimes, ou les plus susceptibles d’être maniés avec la prudence qu’exige le sacré. Pensons aux grimaces lorsqu’on affirme qu’un poème traduit sans notes n’est pas traduit. Car interdire au lecteur la lecture des indices[27], c’est lui interdire par ricochet la lecture des valeurs, donc d’avoir accès au texte. Refuser les notes, c’est s’affirmer capable de saisir toutes les allusions contextuelles en berbère ou en tagalog. Alors imaginons les hurlements que provoquerait l’application des règles élémentaires de la traduction aux textes religieux. Pourrait-on entendre à la messe : « Lecture de l’Évangile selon saint Luc, traduction Marcel Dupont… » ou « Comme nous l’avons appris du Sauveur et selon Son commandement, nous osons dire, dans la traduction de Léon Durand, Notre Père… » ?

Toute approche de la traduction autre que comme transfert de socialité reste parfaitement acceptable, à la condition qu’elle dise ce qu’elle fait (volontairement). Qui dit traduction dit conception de la littérature ou du texte. Et c’est de cette conception que découleront les outils adaptés, comme la triade sociocritique, tant pour sa force d’analyse que pour ses qualités pédagogiques. Mais « transférer une socialité » va beaucoup plus loin, car ce principe définit une méthodologie qui contraint à définir la socialité du texte à traduire, à définir les moyens de la transférer, et surtout à encadrer ou flécher les conditions de sa lisibilité.

Jusqu’ici, nous avons essayé de décrire une démarche sociocritique, la possibilité d’une pratique sociocritique de la traduction, mais en l’état, c’est insuffisant. Si ce n’était que de l’histoire de la littérature, ce ne serait déjà pas mal, mais ce ne serait pas sociocritique dans la mesure où placer, même dans le bon sens, deux textes en regard l’un de l’autre, c’est en réduire la socialité, sous sa forme de « présence hors du roman d’une société de référence », en réduire la socialité à un simple contexte. Une histoire de la littérature et non une histoire littéraire, passant d’un monde clos à un autre monde clos. Ce qui ne devrait pas dispenser d’en rechercher la cohérence.

Pour aller plus loin, il convient de se rappeler qu’un sociocriticien ne peut pas aborder la question de l’altérité sans s’interroger sur son univers sociogrammatique, que dessine le sociogramme de l’Autre (après avoir prouvé son existence !). La sociocritique ne peut pas analyser un discours en faisant comme si elle n’en émettait pas un elle-même. D’une certaine façon, le sociocriticien doit toujours s’interroger sur « ses propres conditions de lisibilité ».

Le sociogramme de l’Autre se répand de façon mobile autour du noyau conflictuel Alter / Aliud[28], dont nous voyons une manifestation dans les approches de la traduction : Alter, l’annexion, l’autre comme moi-même, l’« hypocrite lecteur mon semblable mon frère », mais sur une musique morale, tous les hommes seront frères, l’autre qui fonde le devoir que j’ai d’agir pour permettre que tout homme soit aussi homme que moi, l’obligation de déceler l’humain même sous ses formes les plus dégradées ou les plus indignes.

Et Aliud, l’étranger, l’inaccessible, le contraire, l’irréconciliable, l’incompatible, celui de « l’Enfer c’est les autres » et de la distinction. L’intraduisible.

Les deux grandes familles de traducteurs, relativistes et historicistes, institutionnels et sociocriticiens (avec leurs cousins poéticiens) illustrent parfaitement le noyau sociogrammatique, et surtout son mode de fonctionnement, à savoir le conflit. Le conflit est une contradiction plus une détermination par l’autre. Nous autres sociocriticiens n’avons rien à attendre ni à apprendre de l’Institution, mais nous ne pouvons pas ne pas être en conflit avec elle, puisqu’elle détermine le lisible, hic et nunc. Même si nous rejetons toutes les injonctions de la traduction et de la traductologie, même si nous n’obéissons qu’aux règles du traduire, ce sont les premières qui encadrent et surdéterminent nos travaux. Pour ne prendre qu’un seul exemple, non polémique, il est fréquent qu’en voulant faire un compliment au traducteur, on nous dise que grâce au « roman » que nous venons de traduire, « on apprend beaucoup de choses sur la société coréenne ». Nous pourrions effectivement polémiquer en demandant pourquoi alors on nous refuse les notes… Demandons simplement où, dans ce cas, passe la littérature, mais cela non plus n’est guère audible dans le monde des traducteurs.

Cela ne nous dit pas encore clairement comment ne pas effacer. Car il n’y a pas de degré zéro du traduire. Il faut proposer un acte, une procédure, une méthodologie aptes à rendre compte de la socialité du texte. Nous proposons, pour la nommer et la définir, un terme forgé dans les années évoquées au début de cet article, l’altération.

« Enseigner à l’autre, c’est altérer une parole, et de cette parole altérée, il fait autre la sienne, qui transformera à son tour celle d’autres », écrivait le linguiste Jean Peytard[29]. Bouclons – provisoirement – la boucle en revenant aux racines (plurielles) de la sociocritique et en particulier à Brecht dont Claude Duchet n’a jamais nié l’importance et qu’il a même traduit. Et tout simplement à son Verfremdungseffekt, insuffisamment rendu par distanciation et sans doute mieux par étrangéification, le fait de rendre étranger à soi-même, de mettre à distance tout objet pour le cerner[30], en particulier tout ce qui est aveuglé par les évidences. En traduction, cela signifie aussi rendre à l’étranger son étrangeté, rendre à alter son aliud.

L’altération nous apparaît comme la forme spécifique de l’étrangéification en matière de traduction, désignant un processus, un mouvement, un travail en cours, une production. L’ambiguïté volontaire même du terme d’altération semble productive, car elle marque à la fois la présence durable de l’autre ici et maintenant et l’effet modificateur de sa langue sur la nôtre. L’ambiguïté est d’autant plus intéressante – puisqu’altérer un produit, c’est l’abîmer – qu’elle prend à bras-le-corps la problématique du traduire. Au-delà des vaines chamailleries sur la fidélité, la pensée du traduire affirme hautement qu’il faut altérer un texte pour le conserver, car il faut faire (en littérature française) à la langue-texte ce que l’auteur a fait à la sienne. Dialoguer, citer, traduire, c’est altérer son propre discours en acceptant celui de l’autre, c’est altérer le sien en lui faisant subir les marques de ce dialogue. Toute parole s’adapte aux conditions d’énonciation. Tout texte s’adapte à un nouveau public quand il est traduit.

À titre d’exemple[31], prenons le fameux Arma virumque cano de Virgile. « Je chante les armes et l’homme » ne pose aucun problème. Ce qui est justement le problème ! Pierre Klossowski propose « Les armes je célèbre et l’homme qui le premier […][32] ». On comprend tout de suite le projet, garder le rythme, pour faire ce que notera Foucault : « Une traduction où le mot à mot[33] serait comme l’incidence du latin tombant à pic sur le français, selon une figure qui n’est pas juxta- mais supra-linéaire […]. / Il choit du vers latin sur la ligne française comme si sa signification ne pouvait être séparée de son lieu […][34]. » Or, à y regarder de plus près, Foucault a techniquement tort. Le mot à mot qu’il célèbre, et nous avec lui, contre toute la vulgate de la traduction, n’est pas exactement respecté par Klossowski, à juste titre, nous semble-t-il. « Les armes et l’homme je chante » l’aurait été, mais cela aurait été en même temps une traduction de la langue, une soumission à la langue latine en général, et non à Virgile, au latin de Virgile. D’où, à notre avis, l’inversion dans l’inversion, si l’on peut dire, le verbe quittant sa place pour devenir valeur. Quand le français aurait placé « je chante » au début, le latin cano à la fin[35], le traducteur altère et place « je chante » au milieu, ce qui en fait une oeuvre lisible, comme elle l’était en latin, littéraire (parce qu’unique) et en même temps différente du français. Un rythme autre que le français. Un rythme autre dans le français. Écho lointain, mais que serait une sociocritique sans histoire d’elle-même et de ses objets d’étude, des réflexions de Chateaubriand sur Milton : « J’ai calqué le poëme de Milton à la vitre[36] » ? Un des exemples qu’il donne est particulièrement éclairant : « Many a row / Of starry lamps . . . . . . . . / . . . . . . . . Yielded light / As from a sky[37] » ; sa traduction : « Plusieurs rangs de lampes étoilées… émanent la lumière comme un firmament[38]. » Et surtout le commentaire qu’il en fait : « Or je sais qu’émaner en français n’est pas un verbe actif ; un firmament n’émane pas de la lumière, la lumière émane d’un firmament : mais traduisez ainsi, que devient l’image ?[39] »

  1. Ou bien l’original est effacé ou bien il est altéré.

  2. Altérer un texte, c’est rendre étranger le texte traduit.

  3. Altéré, le texte traduit porte le deuil de l’original.

L’altération nous dit qu’on oublie l’original, qu’il faut en faire son deuil comme dirait Régine Robin[40], qu’il n’y a pas deux textes mais un seul texte qui contient le premier, ce qui nous a fait parler de « texte commencé » et de « texte continué », c’est-à-dire le même texte, et non une source et une cible – formulation qui a en outre l’intérêt d’interdire tout rapport hiérarchique entre les textes. Ce mouvement est analogue à celui que Régine Robin a décrit, en s’interrogeant sur le conflit sociogrammatique de l’Autre : Nous autres, les autres[41]. Ce qui nous prouve aussi, dernière affirmation lourde de polémiques à venir, que ce qu’on appelle un peu légèrement « littérature étrangère » n’existe pas.