Résumés
Résumé
La nouvelle de Maylis de Kerangal Ni fleurs ni couronnes (2006) se situe au sud de l’Irlande au début du xxe siècle. L’ancrage historique du récit – le naufrage du Lusitania – aurait pu donner lieu à un déploiement narratif d’envergure. Or au contraire, Maylis de Kerangal fait du naufrage le départ d’un parcours limité dans l’espace et le temps. Une lecture attentive de Ni fleurs ni couronnes montre en quoi l’action du personnage suit une trajectoire initiatique dont les étapes sont constitutives du récit lui-même et de sa tension romanesque. À l’instar d’une autre nouvelle, Tangente vers l’est (2012), Ni fleurs ni couronnes allie un parcours dense et une attention aux paysages, aux gestes et aux corps, de sorte à cheviller l’aventure du personnage à une concision narrative proche du conte. Finalement, cette analyse montre que la portée romanesque de l’initiation n’est pas réservée aux seuls romans ; elle constitue plutôt un geste essentiel de l’écriture narrative de Maylis de Kerangal.
Abstract
Maylis de Kerangal’s short fiction Ni fleurs ni couronnes (2006) is set in the south of Ireland at the beginning of the 20th century. The historical anchoring of the story – the sinking of the Lusitania – could easily have given rise to an adventure filled novel. Instead, Maylis de Kerangal prefers to tell the story of a young man’s initiation. A careful reading of Ni fleurs ni couronnes shows that the sequence of events constitutes an initiation process whose steps are constitutive of the narrative itself and its adventurous thrill. Like another short fiction, Tangente vers l’est (2012), Ni fleurs ni couronnes combines a particularly dense journey with attention to landscapes, gestures and bodies, to peg the young man’s adventure to a narrative brevity close to the tale. In the end, this analysis shows that the scope of initiation is not reserved for novels alone; rather, it is at the core of Maylis de Kerangal’s narrative writing.
Corps de l’article
Ni fleurs ni couronnes marque, dans l’oeuvre de Maylis de Kerangal, un tournant. Délaissant la hantise du passé et la perspective intériorisée caractéristiques de ses deux premiers romans[1], l’auteure place l’action au coeur de son troisième livre, Ni fleurs ni couronnes, suivi de Sous la cendre[2]. C’est particulièrement net dans le premier court récit qui nous intéresse ici[3]. Les aventures du jeune héros coïncident avec le naufrage du Lusitania[4] au large des côtes du sud de l’Irlande en 1915. L’ancrage historique de l’intrigue constitue un hapax dans l’oeuvre de l’auteure. Ni fleurs ni couronnes présente pourtant un schéma narratif qui s’affirmera dans les romans ultérieurs : celui d’une initiation[5]. Dans l’espace enclavé du sud de l’Irlande, l’intrigue se construit autour d’un désir de changement crucial pour le héros, qui n’hésite pas à se jeter dans l’inconnu pour fuir son milieu natal et renaître à lui-même. Le naufrage donne lieu à une aventure insolite qui « bouleverser[a] le cours de son existence » (NFNC, 4e de couverture). En tirant, à l’instar des contes, une vertu de concentration du moindre détail, le récit épouse les perceptions du personnage principal pour donner aux paysages et aux gestes un retentissement affectif et symbolique puissant. Si la fiction s’inscrit sous le signe d’un romanesque d’aventures, son espace exigu, le nombre restreint des personnages et la réduction de l’intrigue à une seule ligne d’action excluent la prolifération des péripéties, des catastrophes et des voyages caractéristiques du genre. Le romanesque est-il bien compatible avec la concision narrative ? Selon Jean-Marie Schaeffer, « [l]a saturation événementielle de la diégèse et son extensibilité indéfinie » sont des traits récurrents de la catégorie du romanesque[6]. La fiction brève de Maylis de Kerangal se situe pourtant aux antipodes de ce modèle expansif. La question se pose alors de savoir comment la concentration de l’action réussit à reconduire la dynamique du romanesque sans l’affaiblir. Telle est la piste de lecture que je suivrai. En portant attention à la progression de l’histoire comme à son écriture, j’entends montrer en quoi, dans Ni fleurs ni couronnes, la dimension initiatique dote le récit d’un emportement romanesque qui décuple la portée affective et aventureuse des moindres faits et gestes du héros à l’intérieur du monde insulaire dont il veut sortir.
Aux abords de l’aventure
L’incipit de Ni fleurs ni couronnes lie la naissance du héros à un espace retiré :
Entre Cork et Kinsale, il y a le bourg de Belgooly, en amont d’un bras de mer glacé. Des hameaux poitrinaires s’y disputent la boue, la terre et les racines, les poignées d’herbes sales. L’un d’entre eux, situé en retrait de la route de Carrigaline, à l’est, est le hameau de Sugàan. C’est là que Finbarr Peary vint au monde, gras et splendide, d’une mère à demi morte et d’un père faible et brutal.
11
Le chapelet des toponymes irlandais passe d’une vision d’ensemble à une vision rapprochée, avec des agglomérations de taille de plus en plus réduite. Après le bourg de Belgooly, seul le hameau de Sugàan – lieu de naissance du héros – est mentionné. Situé « en retrait » d’une route, le nom de Sugàan marque le terme d’un parcours en survol et tombe, littéralement, comme un arrêt, au bout de la troisième phrase. De Cork à Sugàan, on traverse, dans la deuxième phrase, un ensemble de « hameaux poitrinaires » sans nom. S’écartant des repères géographiques, ils brossent le paysage en quatre éléments (« boue », « terre », « racines », « poignées d’herbes sales »). La métaphore « poitrinaire » figure le hameau comme un corps malade, à l’instar des parents du héros. Le passage au passé simple (par opposition au présent à valeur générale) marque l’événement de la naissance de Finbarr Peary. Il s’accompagne d’un déictique (« C’est là ») tourné vers le lecteur, comme si l’instance narrative montrait du doigt, sur une carte, un point minuscule. « Splendide », l’enfant est d’emblée pourvu d’un physique remarquable, signe incertain de ce qui le distingue des siens nés comme lui dans les parages de la mort prenant en écharpe les humains et les lieux.
Avec la même efficacité, la suite de l’incipit présente Finbarr comme le dernier d’une fratrie de dix enfants, dont sept sont enterrés. Le « trou dans le cimetière de l’église catholique de Belgooly – trou profond, trou sans fond, trou du malheur, on dira même plus tard Trou des Enfants Peary » (11) associe la terre à la mort mais aussi à une valeur d’échange pointant vers un marché de pauvres : l’excédent de la terre tourbeuse du cimetière est revendu par le père à « [l]’homme de la cabane » (12), qui pétrit des briques servant de combustible. « Sept fois la pelle, le trou, le petit paquet blanc, la brouette, la boue noire et le chemin de la cabane. Sept fois le retour avec la pièce au creux du poing. Sept fois le pub où la pièce est bue tout entière, jusqu’à plus soif. À boire, à boire. Faut comprendre » (12). Le présent de l’indicatif fait de la mort et de la misère un cycle plutôt qu’un événement, tandis que l’adresse de l’instance narrative au lecteur (« Faut comprendre ») introduit une parole conteuse[7].
L’enfance de Finbarr est parcourue de façon elliptique, à partir de sa naissance « en 1899, le sept mai », date dont « il faudra [se] souvenir » (13), précise-t-on. On retrouve Finbarr, à six ans parmi « la horde des enfants de Sugàan » (13), dans une scène saisissante : « Ils regardent passer les attelages, dévisagent en silence les voyageurs, les yeux exorbités sur la soie du chapeau, le cuir du soulier. Ils font peur. À vrai dire, ils sont effrayants, ces enfants des sous-bois – crânes tondus, croûtes de sang séché, crânes fragiles aux veines palpitantes – il faut s’imaginer » (13-14). La narration bascule du point de vue des enfants à celui des lecteurs auxquels elle s’adresse. Cette bascule correspond à l’image d’une coupure sociale extrême. Le contraste entre l’immobilité de la horde et l’attelage des voyageurs, entre les « crânes » exposés des uns fascinés par « la soie » et le « cuir » des autres, ramasse l’opposition entre les enfants pauvres et la bonne société, à vrai dire la société tout court dont « la horde » ne fait pas partie[8].
À cette marginalisation sociale correspond, pour Finbarr, l’impossibilité de suivre ses frères aînés qui partent pour New York. Adoptant alors le point de vue du héros, les dernières pages de l’incipit s’attardent sur une autre scène. Assis sur la barrière, le jeune Finbarr voit ses frères qui « s’engagent sans se retourner sur la route de Queenstown » (15). La vision passe par le regard affecté de Finbarr resté derrière : « Il sait leur détermination, sent leur élan […]. Il les imagine qui jetteront leur casquette en l’air, à toute force, une fois passé le carrefour forestier. Il a beau fermer les yeux, il les voit qui dévalent la petite côte en grognant d’une joie sauvage. L’enfant, dix ans à peine, reste assis sur la barrière » (15, je souligne). L’imagination adopte désormais le point de vue du héros[9]. Au-delà des limites de son champ de vision, il prolonge mentalement les gestes de ses frères (« jeter », « dévaler ») sans franchir « la barrière » – concrète et symbolique – sur laquelle il se tient. Avec Finbarr, nous nous tenons ici sur une frontière : « Lui aussi voudrait bien en finir avec Sugàan » (15). La première section du récit[10] se clôt (presque) là ; nous avons bel et bien atteint le seuil de l’aventure.
La section suivante s’ouvre à la veille du seizième anniversaire de Finbarr. L’ellipse nous fait passer de l’enfance à l’adolescence dans un saut narratif présentant le garçon comme une force en marche séparée de la horde :
C’est un corps immense qui s’avance, le torse maçonné jusqu’aux épaules, le cou massif, tassé, déboîté en avant comme pour renifler de quoi se mettre sous la dent, les yeux froids comme la faïence, reculés sous un front strié d’écorchures. On lui crie de s’arrêter, mais il n’y a rien qui l’arrête. On hausse les épaules. On dit de lui que c’est de la mauvaise graine, une tête de pioche, un bon à rien. On s’en méfie. On a raison. Car sa marche est débarrassée de l’abattement muet qui pèse sur le pas des hommes du sud de l’Irlande depuis la Grande Famine.
16-17
Le portrait évoque, par connotation, la bête (ou l’ogre) affamée. La marche se fond avec une détermination têtue. C’est Finbarr, désormais, qui inquiète, lui qui alimente les « on dit », lui dont la force ramassée, la volonté et l’énergie motrice se distinguent. Au sortir de l’enfance immobile ressaisie en trois temps (naissance, six ans et dix ans), Finbarr est devenu un corps massif dont le mouvement devance l’aventure. Ce sont les parages de Sugàan qu’il traverse ainsi : il ne sort pas du « trou » qui l’a vu naître, il n’a pas encore coupé les liens.
Or « en finir avec Sugàan » (15), on l’a vu, il le faut. La section suivante fait coïncider, le jour de ses seize ans, son éloignement de Sugàan et le torpillage du Lusitania. « Finbarr marche au sommet des falaises » (20) à l’écart de la horde : « [L]e choix de la solitude est proscrit à Sugàan : il trahit la communauté, s’affirme contre elle, insulte la promiscuité obligée des bouches, des sexes et des pieds » (20). Le caractère transgressif d’un tel écart, commenté dans une incise lapidaire, se répercute dans la description des paysages, de moins en moins familiers, que Finbarr traverse. La relative longueur de cette troisième section rend sensibles, à la lecture, les étapes de la séparation initiale[11].
Tout d’abord, il marche vers la falaise pour voir « la mer toute simple » devant laquelle il se dit, cette fois comme un constat, « Sugàan c’est fini » (21). L’arrêt de sa progression correspond à une pause introspective signalant, à ce stade, un blocage. Le garçon s’immobilise entre l’ancien monde fini et le nouveau, indistinct, auquel, face à la mer, il aspire. Il ne remarque pas tout de suite le torpillage du Lusitania au loin, sur lequel l’instance narrative attire notre attention :
[C]’est à peu près à cet instant que la torpille éventre la coque du Lusitania, Finbarr ne dut même pas lever le nez […], le bruit était trop faible, une détonation sourde, le bruit d’une porte qui claque diront les survivants et il avait la tête ailleurs, à se dire toujours la même chose, terminé, faut que j’me tire, tout ça, des mots qui tournaient dans sa tête sans trouver d’issue […].
21-22
Dans cette longue incise que je n’ai que partiellement citée, l’instance narrative omnisciente fait ressortir la coïncidence en rapprochant de façon fluide, sans aucune ponctuation, l’impression que les survivants du naufrage rapporteront et « la tête ailleurs » du héros. Le bruit juxtapose, avec une grande économie de moyens, une absence de perception (Finbarr, depuis la falaise) à une perception atténuée (les passagers, sur le paquebot) relevant d’un savoir après coup (« diront les survivants »), pour embrayer sur les ruminations de Finbarr[12]. Le mélange de fluidité et de décalage parvient ainsi à signaler et le surgissement d’un événement trouant le quotidien et son indistinction. La rumination se poursuit jusqu’à ce que Finbarr se redresse, voie « un nuage de fumée pâle [qui] enfle au-dessus d’un liner à quatre cheminées » (23), reconnaisse le Lusitania « appareill[é] à New York, quelques jours auparavant » (24). Sa perception se raccorde à un savoir et c’est sur un mode impersonnel, au plus-que-parfait, que l’instance narrative clôt le passage : « On a établi que le Lusitania avait coulé en vingt minutes[13] » (24).
Finbarr revient sur ses pas en courant. Contrairement à la marche désoeuvrée vers la falaise, sa course vise à obtenir quelque chose. Le mouvement se fait action : « Finn se souvient que la barque gît à fleur d’eau dans un renfoncement de la rivière, là où la forêt ressemble maintenant à une mangrove. Il sait qu’il ne sera pas le seul à la chercher, veut la retrouver avant les autres » (24). L’intrigue prend corps – à l’énigme de ce qu’il veut faire avec la barque correspond le suspense : va-t-il la trouver ? – et sa trajectoire passe du connu à l’inconnu, « la cabane du feuillard » (25) se trouvant à la jonction des deux : Finbarr ne « s’en est jamais approché si près » (25). L’homme, qui se tient de dos au moment de la rencontre, sait tout de suite ce que Finbarr veut : « Tu cherches la barque ? » (25) Ce savoir mystérieux n’est pas expliqué. La robustesse du feuillard et son apparence physique font de lui un véritable homme-feuille[14]. Cet être puissant, ancré dans le réel, mais étrange, est, de tous les personnages du récit, celui qui se rapproche le plus de l’univers du conte. La trouée forestière étroite qu’il désigne avant de disparaître « dans les taillis » (26) est le passage dans lequel le héros doit s’engager pour trouver la barque.
Il s’aventure alors, malgré la peur, sur un territoire inconnu, là où la forêt devient « mangrove ». Les hautes fougères cèdent aux « flaques d’eau […] de plus en plus noires à mesure que le jour baisse » (27), les flaques se muent en cloaque, enfin « [l]a rivière est là » (27), la barque aussi. Le jour tombe – nouveau seuil – et le récit revient sur le chemin accompli : « [T]out est si neuf en lui depuis la nuit dernière, et sa présence dans cette forêt si incongrue, à cette heure, le jour de ses seize ans » (27, je souligne). Il « amène l’embarcation à l’eau. À cet instant, il hésite pour la première fois. Il n’a jamais remonté la rivière à la tombée du jour, ne sait pas nager » (28, je souligne). L’épisode se clôt par le saut dans la barque, c’est-à-dire par un geste qui parachève la rupture avec le monde connu[15].
L’aventure comme passage initiatique
L’action n’a, jusqu’ici, rien d’extravagant. Seule la coïncidence entre la présence du héros sur la côte de Kinsale et le torpillage du Lusitania sort de l’ordinaire. Or cette coïncidence constitue une amorce d’autant plus romanesque qu’elle engage un naufrage, motif récurrent dans les romans d’aventures. De façon intéressante, Maylis de Kerangal renverse la séquence attendue : ce n’est pas la survie du naufragé échoué sur une île qu’elle raconte, mais celle d’un insulaire se risquant au large à la recherche de naufragés. La coïncidence est frappante, d’autant qu’elle survient le jour de l’anniversaire du héros. Le lecteur attentif, qui se souvient de la date de naissance de Finbarr, peut déduire que ce jour est le 7 mai 1915, date attestée du naufrage du Lusitania. Le chronotope romanesque, c’est-à-dire « la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret[16] », détache l’anniversaire du héros comme un moment de bascule : « Ici, le temps se condense, devient compact, visible […], tandis que l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’Histoire[17]. » L’aventure émerge de cette bascule compacte affectivement chargée[18].
Le garçon se risque hors de son univers, il s’engage sur un territoire inconnu dont il ignore encore – et le lecteur aussi – ce qu’il réserve. Entre la motivation de quitter Sugàan et la barque, il n’y a pas de rapport direct : en quoi la barque se raccordera-t-elle à la motivation fondamentale d’« en finir avec Sugàan » ? À l’instar de l’objet magique des contes, la barque est « un champ de forces[19] » susceptible – mais comment ? – de relier tous les fils du récit.
Une fable d’initiation se superpose au récit de l’enfant pauvre de Sugàan sur fond de naufrage historique, dotant ses pérégrinations d’une portée symbolique. Il ne s’agit pas de raconter un rituel de passage mais d’envisager le récit comme le passage d’un état à un autre. Certes, à partir du moment où tout « récit se définit […] comme la transformation d’un état (initial) en un autre état (final)[20] », son rapprochement avec le passage rituel perd, comme le souligne Marie Scarpa, toute opérativité fine[21]. En resserrant les critères, on peut cependant mieux cerner ce qui distingue le passage initiatique de toute forme de transformation narrative. En se basant sur l’étude ethnographique des rites de passage d’Arnold Van Gennep[22], Scarpa distingue trois phases successives : séparation, marge, agrégation. L’enjeu est de « [t]rouver sa place en fonction de son sexe et du moment dans le parcours de vie (“s’agréger”, dirait Van Gennep) », ce qui « suppose que l’on ait […] à s’expérimenter autre pour devenir soi. C’est principalement […] dans les phases de marge des passages que se jouent ces explorations[23]. » L’homologie entre le récit et la séquence initiatique implique que les trois phases se suivent dans l’ordre et structurent l’aventure, même en l’absence de rituel thématisé, avec pour enjeu une transformation constituante : « [O]n quitte un état antérieur, on traverse une phase de marge et d’entre-deux pour ensuite être agrégé à un nouveau groupe, avec un nouveau statut[24]. »
Le parcours solitaire de l’adolescent correspond à la première phase de séparation le menant en marge de la société. L’anniversaire de ses seize ans marque rituellement un jalon : Finbarr n’a pas encore atteint la maturité sociale, et c’est précisément son passage à l’état adulte qui se joue. Ce jour-là, le garçon s’éloigne, il passe des seuils (la trouée forestière, l’embouchure de la rivière), son itinéraire est dramatisé (paysages changeants, émotions fortes) et réfléchi (à la trahison de la communauté correspond la première fois bouclant la phase de séparation). Ce sont autant de marqueurs qui, pris ensemble, engagent la portée initiatique du récit. Qui plus est, la « forêt si incongrue » (27) évoque l’univers des contes merveilleux étroitement liés aux rites initiatiques[25].
Au coeur de l’aventure. « L’altérité du monde »
L’agitation est grande à Queenstown quand Finbarr atteint le port. Il rencontre une inconnue, dont les hommes se moquent, et part en mer avec elle à la recherche de son présumé fiancé (naufragé du Lusitania, suppose-t-on). Tout, dans cette longue nuit, paraît étrange : il est entré dans la phase de marge faite d’expériences limites qui vont le mettre à l’épreuve. Sans rompre avec la vraisemblance historique, la mer d’Irlande, où dérivent les noyés, donne corps à cet espace instable, propice aux métamorphoses et aux rencontres avec l’autre – « l’autre sexe, l’autre mort, l’autre sauvage[26] ». Finbarr et la fille s’écartent de la communauté, et la relative lenteur narrative[27] se déploie dans un espace à la fois excessivement restreint (la barque) et ouvert (le large, le ciel). L’exiguïté de la barque donne au moindre geste, au moindre détail, au moindre regard, une grande résonance ; l’étrangeté passe par le menu, par la perception fine du corps de l’autre, d’où la densité immersive du récit. Par des descriptions épousant la vision du garçon, le visage de la fille n’a d’abord presque rien d’humain : « Effrayante, la face blanche en forme de coeur – brachycéphale à ce point, c’est une blague, le menton pointu, une telle pâleur lactée, une chouette effraie –, les yeux laqués goudron, le cheveu en bataille » (33). L’animalisation revient par la suite : « [U]n pur oiseau nyctalope, la beauté même » (41). Entre terreur, fascination et audace, les émotions pulsent au coeur de cette aventure aux bords de la folie[28]. Le comportement de Finbarr marque, dans son rapport à « l’autre sexe », une première fois explicite : « Finbarr s’approche du mur pour lui tendre la main – un geste pareil, aider une fille, c’est la première fois de sa vie – […] » (35). La narration épouse la conscience du héros, donnant ainsi la mesure de sa transformation intime. Mais c’est aussi la prise de conscience de sa propre force que cette épreuve nocturne fait émerger, force associée à l’étrangeté radicale du monde dans lequel il s’aventure :
[…] alors même qu’il avance sur les eaux qui ont englouti un navire gigantesque, il assiste au lent surgissement de sa force : plus il flotte dans le noir, plus il se tend à la verticale dans la barque. Parfois il dévie son regard sur la fille comme on rapine en douce – sa clarté l’appelle […] – et voit tout ce qu’il ne connaît pas, un continent trouble, l’altérité du monde, ce globe lumineux qui tournoyait à portée de sa main la nuit dernière, tout a dégringolé là, s’est localisé dans la barque : une fille au beau milieu de la mer, en pleine nuit, calme à présent […].
37
Cette épiphanie renvoie à une première vision de Finbarr quand, la veille de son anniversaire, il pense à sa vie : le « globe » lui était alors apparu une première fois[29]. « [L]’altérité du monde » revient en pleine mer. Elle se manifeste au ras des corps, dans cette barque, aux côtés de cette fille étrange qui condense les possibles, diffuse une lumière troublante, pas tout à fait de ce monde et pourtant « au beau milieu ». L’apparition du globe – qui évoque la mappemonde – révèle un univers autre, dénué de transcendance (« tout a dégringolé[30] ») mais nimbé d’une aura attirante qui, dans la nuit, s’éclaire sous une forme énigmatique.
Dans ce « fouillis du réel » (36) proche du songe, les héros repêchent leur premier noyé. Aucune prime n’a encore été offerte et le corps n’est pas celui que la fille recherche. Finbarr décide pourtant, d’autorité, de ramener le cadavre. Lui tentant (en vain) de le hisser dans la barque sans tomber à la mer, elle plongeant pour le rattraper, ils prennent des risques, mettent leurs forces à l’épreuve et s’en tirent avec, pour la fille, un regain de vitalité évident[31].
Le lendemain, la compagnie maritime Cunard annonce une prime d’une livre par cadavre repêché. La barque bien cachée donne à Finbarr une puissance secrète dont il veut se servir pour rivaliser avec les pêcheurs. La fonction narrative et symbolique de la barque se manifeste alors pleinement : non seulement a-t-elle permis au « garçon » d’aborder l’inconnue, mais elle le met sur un pied d’égalité avec les hommes de Queenstown qui ne s’en méfient pas. Il lui faut cependant compter avec la fille, qui n’entend pas se laisser évincer. Elle réclame sa part et négocie avec Finbarr alors qu’il préfèrerait garder la prime pour lui. Cette première négociation débouche sur une alliance obtenue plus durement, alors qu’« ils charognent sur les eaux vertes » (51) : « Finbarr a voulu empêcher la fille de monter [dans la barque], pourquoi je te laisserais venir et prendre quarante ? Je sais nager toi non, elle a répondu en durcissant les lèvres et Finbarr n’a plus rien dit » (52). Le garçon s’accorde ainsi sur une division du travail motivée par l’efficacité et le gain : « [I]l rame, elle saute à la mer, il hisse, elle fait contrepoids » (52). L’exploration de la marge se fond au récit d’un apprentissage accéléré en pleine fièvre collective. La détermination et l’audace de la fille sont égales à celles de Finbarr, l’inconnue faisant dès lors figure d’alter ego qui bouscule sa vision des rôles sexués. Une fable d’émancipation se décalque sur l’expérience, bientôt rodée, de la pêche aux noyés, qui convoque au passage une imagerie empruntée au western[32] : « Sont les mêmes quand on y pense, deux chasseurs de primes secs et mutiques, lancés à corps perdu dans l’ouest crépusculaire » (52).
La mise au point d’« un mode opératoire » (52) ressort comme une chasse aux antipodes, pour Finbarr, de la « résignation morbide » (55) de ses proches. Trois jours après le naufrage, alors qu’il découvre l’affiche de la prime de mille livres offerte pour « [l]a dépouille du milliardaire Vanderbilt[33] » (51), il se fait aborder par un homme doucereux qui insiste pour le faire rentrer au bercail. Le coup que le héros lui assène montre la violence extrême de son rejet : « Finbarr le frappe au thorax de toutes ses forces. Les chaises s’effondrent et l’homme dégringole en poussant un râle effrayant – cinquante ans […], une main de poisse imbécile, tap tap tap, la défroque de la mort, il portait, celui-là, Finbarr l’a reconnu à temps et c’est heureux » (54-55, je souligne). L’instance narrative prend ici le parti du héros : de nouveau, Finbarr a (symboliquement) frôlé la mort, de nouveau il s’est libéré « des liens coupables » (55) qui le rattrapent. La fable est donc bien celle-là, celle d’une course pour s’affranchir – définitivement – de Sugàan. La détermination de la fille, sa « convoitise démoniaque » (57) entraînent Finbarr de plus en plus loin « et c’est heureux ».
Immédiatement après cette scène coup-de-poing, la fille lance à Finbarr un joyeux défi effronté : « Aujourd’hui, on va se faire Vanderbilt » (56). Elle s’approche, « pose […] sa bouche sur la sienne […], bientôt le garçon est sur elle » (57). Aussi brusquement interrompu qu’entamé, le rapport sexuel tourne court : c’est après coup, quand (au début de la section suivante) les héros s’engagent dans l’embouchure de la rivière, que le lecteur découvre, au fil des remémorations fulminantes de Finbarr, les gestes secs de la fille mettant fin au corps à corps que la section précédente a, à la manière d’un cliffhanger, laissé en plan[34]. Nulle explication n’est offerte ; seule la rudesse des gestes et la violence des émotions sont indiquées (58-59). C’est après, à l’issue de la chasse au milliardaire, que leur union va se sceller.
L’étape finale de l’aventure s’ouvre, à midi (nouveau seuil), dans l’avant-dernière section du récit. Laissant la mer d’Irlande « aux novices » (58), le garçon et la fille rament en direction de « la rivière salée » (58) vers la mangrove à la recherche de Vanderbilt. « Novices » implique que ces deux-là ne sont plus, à ce stade, des débutants : c’est bien sur le terrain de l’initiation que ce mot nous transporte, tandis que le retour au point de départ de l’aventure – la mangrove incarnant par excellence une zone d’entre-deux – amorce un bouclage narratif. De nouveau à l’écart, ils longent la mangrove où des planches du Lusitania confirment qu’ils sont sur une bonne piste. Le paysage et l’action sont imbriqués : « La fille […] indique un passage au garçon, mais les branchages entremêlés forment une muraille si dense que la barque ne progresse plus et qu’ils ne peuvent rien voir » (59-60). Pour voir, pour savoir, il faut passer de l’autre côté. Au lieu de multiplier les péripéties, le récit, encore une fois, déplie les gestes : la fille « se glisse dans l’eau », « écarte lentement les feuilles pourries », « plonge […] sous l’eau noire » (60). Le franchissement de l’obstacle densifie l’action sans l’étirer, et la perception réduite de Finbarr renforce le suspense : « Il entend la fille qui resurgit en haletant comme si elle asphyxiait – l’eau est glacée, l’a-t-on seulement dit » (60). L’analogie avec l’asphyxie, de même que la pourriture ambiante, diffusent la proximité de la mort tandis que l’instance narrative insère une précision donnant une mesure concrète de la difficulté de l’épreuve, tout en réaffirmant, au passage, son autorité.
De l’autre côté des branchages se trouve le corps d’un homme « arrimé à une planche de fortune » (60), que bientôt ils examinent : la fille « soulève la main baguée d’une chevalière au monogramme confus. Elle y lit un V, se tourne vers Finbarr, c’est lui, elle murmure. Finbarr sent son coeur qui s’emballe » (61). L’intensité affective passe, ici encore, par la réaction physique de Finbarr. Survient, en effet, un rebondissement typiquement romanesque créant, chez le lecteur, une surprise égale à celle des personnages : « Il est vivant » (61) et, à nouveau, pour clore le paragraphe en redoublant de force : « Il est vivant » (61).
Le récit bascule alors au passé simple et en focalisation zéro. Ceci met l’histoire à distance, dans un temps révolu qui singularise l’événement et dans une perspective qui couple les héros : on les voit agir ensemble et non plus, chacun son tour, à travers la perception de l’autre. La description s’accompagne de commentaires réflexifs. Aucune parole n’est échangée, mais le lyrisme élargit la stupeur des personnages aux dimensions du monde : « Le silence se fit sur les eaux et sur les bois comme si l’air manquait soudain, un silence paniqué avec battement de sang dans les tempes et retenue affolée de souffle, le monde autour d’eux était tombé en apnée » (61). La tonalité biblique charge l’instant d’une forte densité affective, répercutant l’onde de choc dans l’amplification du silence et la mise en tension du souffle coupé. Le retour graduel des héros à la conscience les conduit alors au meurtre, un meurtre amené en douceur dans une prose limpide qui, dans son élan, résume, décrit, explique :
Il leur fallut faire du bruit, il leur fallut bouger. Un geste après l’autre, éprouver à nouveau l’espace exigu de cette barcasse où ils agissaient ensemble depuis tant et tant d’heures, un geste après l’autre redonner vie à leur corps, pour sortir de la mangrove, sortir de là, quitter Sugàan. C’est pourquoi, pariant prétendument sur la prime splendide, et oeuvrant en harmonie complice, ils le tuèrent ensemble. Ils l’achevèrent à l’étouffée, et, usant de délicatesse, le firent glisser dans la rivière et le maintinrent tête sous l’eau – Finbarr – une main tenue au crâne, doigts glissés sous la chevelure. […] Quand tout est fini, ils échangent un sourire.
62
La chorégraphie montre le garçon et la fille unis (presque amoureusement) dans l’action de tuer, usant de délicatesse certes dans le but de ne pas laisser de traces, mais avec des gestes caressants marquant un plaisir mutuel à « achever » ce qu’ils ont commencé. Leur « harmonie complice » tranche avec la brusquerie dont ils ont fait preuve jusque-là. L’absence de jugement moral et la valence positive des mots impliquent la solidarité narrative avec un acte criminel. Or on l’a vu, l’aventure épouse un schéma initiatique noué, pour Finbarr, à la nécessité de partir : rester, c’est renoncer à devenir un autre, c’est échouer à renaître. Cela, l’instance narrative nous le rappelle dans un nouveau mouvement d’amplification : ils tuent « pour sortir de la mangrove, sortir de là, quitter Sugàan ». On en revient au leitmotiv maintes fois repris, dont l’enjeu est, pour Finbarr[35], vital. L’adverbe « prétendument », endossé par l’instance narrative, laisse d’ailleurs entendre que « la prime splendide » est un prétexte au crime : la renaissance du héros en homme nouveau serait la véritable fin à atteindre. Il lui faut donc aller au bout des épreuves, le meurtre étant la plus radicale, la plus transgressive des expériences de la marge. S’initier, c’est bien « se risquer sur ces franges périlleuses où les normes sociales cessent d’avoir un sens […] : aller jusqu’aux frontières du territoire policé, jusqu’aux limites de la résistance physiologique ou de la souffrance physique et morale[36] ». La logique initiatique prend le dessus sur la morale et, du même coup, sur l’histoire du Lusitania : il est établi que le corps de Vanderbilt, effectivement à bord du paquebot au moment du naufrage, n’a jamais été retrouvé[37].
Quand ils quittent la mangrove avec, dans la barque, le cadavre du milliardaire, le ciel, les eaux et Finbarr sont secoués par une crise violente, « purge étrange » (63) dans laquelle la pluie d’orage se mêle aux « pleur[s] de peur » (63). C’est, là encore, dans le mot à mot que la mort symbolique du garçon se dessine : « Alors tout s’élargit autour d’eux, l’horizon recule d’un coup et Finbarr change de figure. Il se tient le regard braqué sur la ville qui grossit à vue d’oeil quand son visage se vide : son sang – le misérable sang local – se retire […] » (63, je souligne)[38]. À l’ouverture du paysage correspond une altération du visage et un retrait du sang qui, sous une pluie battante, vident le héros lui-même : « Le grain s’éloigne et le port s’ouvre à eux. Arrivé à Queenstown, Finbarr est exsangue. Il est hors le sang. Il est sauvé » (63-64, je souligne).
Finbarr s’en est sorti : son aventure à l’écart des groupes et des lois l’a lui aussi libéré de « la promiscuité obligée » (20) et transformé en jeune homme libre, ce qui signe son entrée dans le monde adulte[39]. Ne lui reste plus, dans la dernière section qui fait à peine trois pages, qu’à empocher la prime et s’en aller pour de bon, lui et la fille partant chacun de son côté : « Une drôle de tristesse plane sur eux qui sont riches, libres et assassins, qui maintenant se séparent, partir le soir même, ne jamais revenir, Sugàan terminé, ni fleurs ni couronnes, ne se sont toujours pas dit leur prénom » (66). Le rappel compact, presque télégraphique, du leitmotiv (« Sugàan terminé ») et du titre (« ni fleurs ni couronnes ») accomplit le bouclage de l’aventure. Tout n’est cependant pas fini. Avant de disparaître dans une diligence, la fille donne à Finbarr son collier dont le pendentif contient un portrait qui, depuis le premier soir, l’intrigue. En attendant la diligence qui le mènera à Dublin, il ouvre le pendentif et découvre « un portrait, un homme jeune, aux traits forts, cheveux drus, bouche pleine, yeux de faïence, Finbarr se dit qu’il connaît ce visage » (67, je souligne).
Cette fin énigmatique, laissée ouverte, pique notre curiosité. Le portrait rappelle celui de Vanderbilt, dont la photo a été placardée sur les murs de Queenstown : lui aussi a les « cheveux drus » (51). Serait-il l’homme que la fille cherchait ? Nulle certitude interprétative n’est offerte, d’autant que l’indice reste mince, mais une autre hypothèse s’invite : la description rappelle aussi celle du garçon la veille de son anniversaire[40]. D’un portrait à l’autre, le motif des « yeux […] comme la faïence » (16, je souligne) est repris. Les deux visages ne coïncident pas, le garçon frustre en marche n’est pas le même que l’homme jeune du médaillon et pourtant, ils sont liés par les yeux. L’homme jeune ne serait-il pas, alors, l’image de ce que le garçon est devenu ? Cette hypothèse conforte la portée initiatique de l’aventure mais trouble l’horizon vraisemblable du récit. L’inconnue qui, de « chouette effraie », s’est transformée, aux yeux de Finbarr, en « fille ordinaire » (48), se tient au moment de partir à la lisière du surnaturel : « [S]urgi[e] dans les fumées du pub » (66) le premier soir, elle « s’effac[e] au fond de la nacelle obscure » (67) de la diligence, comme une apparition passagère ou un cadeau des dieux dont le nom (connu des seuls lecteurs) est l’indice[41]. Le médaillon qu’elle offre révèlerait non pas le visage de son fiancé présumé (Vanderbilt ?) mais, comme en miroir, celui du jeune Finbarr issu de l’aventure – et du récit. Rien n’est posé, rien n’est assuré et c’est dans ce suspens, sur cette énigme, que le récit se clôt.
Écrire le devenir
L’aventure de Finbarr se rapproche de celle d’Aliocha dans Tangente vers l’est, une autre fiction brève parue en 2012. Aliocha veut s’enfuir du train filant vers la Sibérie pour échapper à la conscription. Le jeune homme, la peur au ventre, traverse une série d’épreuves rythmées par les arrêts du train. De ce parcours initiatique ponctué d’expériences limites, il sort titubant, transformé et libre, aux côtés d’Hélène, l’étrangère devenue sa complice. Dans les deux récits, même désir, même rencontre, même terreur, même traversée initiatique menant à une renaissance ; la trame, assez simple, combine les motifs contraires de la libération et de l’enfermement, qui sont investis d’une mémoire intertextuelle susceptible, avec une grande économie de moyens, d’en intensifier la portée.
Dans À ce stade de la nuit, Maylis de Kerangal place Finbarr Peary en compagnie d’une vaste confrérie romanesque : « [O]n s’appelle par exemple Ulysse, Jim Hawkins et Long John Silver, Robinson Crusoé, Vendredi, Sarah Woodruff, Theodora Dawn, et il arrive aussi que l’on se nomme Calypso, Napoléon, Capitaine Nemo, Edmond Dantès, Marlon Brando, Finbarr Peary, Adèle H. ou Antonia » (ÀSN, 60). Par-delà les hiérarchies et les modalités esthétiques, l’énumération instaure une famille de héros avec Jules Verne (capitaine Nemo), Alexandre Dumas (Edmond Dantès), Daniel Defoe (Robinson, Vendredi), Robert-Louis Stevenson (Jim Hawkins), Homère (Ulysse, Circé), etc. Finbarr Peary, Theodora Dawn (Ni fleurs ni couronnes) et Antonia (Sous la cendre) s’inscrivent dans une liste de personnages d’aventures célèbres, sans ironie ni second degré[42]. Pareille liste attire notre attention sur les indices intertextuels disséminés dans la fiction qui nous occupe : l’inconnue ressemble à « une actrice du muet » (42) ; la macabre « chasse à la prime » renoue – en s’imprégnant d’une imagerie de western – avec le motif de la chasse au trésor (et l’archétype du milliardaire) ; la tentative de quitter l’île convoque des scénarios virtuels d’emblée chargés d’attentes. Le récit de la course de Finbarr en territoire inconnu repose sur un intertexte latent pour convoquer, sans le déployer pour autant, un romanesque d’aventures. Les paysages d’Irlande font appel à un imaginaire de conte qui renforce l’impression d’étrangeté sans rompre avec l’horizon vraisemblable de la fiction.
Ni fleurs ni couronnes raconte, somme toute, un devenir. Ses variations de vitesse embrassent les embarras et les transports du héros adolescent à partir du moment où sa conscience s’éveille. Finbarr est, avant toute chose, « une force en marche » mue par un seul désir : quitter Sugàan. La portée initiatique de l’aventure passe par une alternance de scènes, de descriptions détaillées et d’adresses narratives cursives susceptibles de rendre présente, à la lecture, l’émergence du devenir. Ni fleurs ni couronnes condense ce que les romans déploient : l’initiation risquée d’une métamorphose vitale. Contrairement aux personnages liminaires coincés dans l’entre-deux[43], Finbarr accomplit le saut mais le récit, lui, reste en suspens. Il laisse le héros sur le bord de la route, dans l’attente d’une diligence qui l’emportera, avec, en guise de clôture, une énigme ouverte : l’élan du devenir demeure en puissance. En épousant la perspective du héros, le récit investit les paysages et les corps du retentissement affectif des premières fois, renouant d’autre manière – en tournant le dos à la romance – avec une exaltation d’ordre romanesque[44]. L’instance narrative commente et réfléchit la violence des chocs et le désir latent[45] : les affects tiennent à la découverte bouleversante d’une altérité avivée par l’élan cinétique de la phrase même – son allant énonciatif et sa force imageante donnant à éprouver, à la lecture, l’ébranlement de ce qui commence.
Tout est neuf, et c’est cette nouveauté étrange que nous découvrons en même temps que Finbarr à travers les paysages élémentaires (sous-bois, forêt, mangrove, rivière, embouchure, mer) de l’île. Le passage initiatique n’a rien d’une nostalgie pour un monde archaïque perdu. Chevillée à la modernité et à la possibilité de l’émancipation, l’initiation se dit comme une naissance violente, frôlant la mort, saisie dans la perception aiguë des paysages, des corps et des gestes. L’exaltation romanesque de l’aventure (au sens fort) tient à l’enjeu vital de l’action, à son caractère intrigant et au puissant retentissement affectif du monde neuf qui, comme un horizon, s’ouvre. À l’instar d’Aliocha, conscrit dans le train qu’il tente de déserter avant d’atteindre le « trou noir » de la Sibérie (TE, 15), Finbarr va à l’extrême limite de ses forces suivant une seule et même ligne de fuite. Par l’insertion, au fil de cette ligne, d’incises caractéristiques du style de l’auteure[46], par l’intervention d’une voix narrative conteuse, à la fois tournée vers les lecteurs et omnisciente, par l’incorporation d’une mémoire intertextuelle, l’écriture « creuse » la fable sans en interrompre le cours[47]. En condensant l’action dans quelques scènes elliptiques, en la dilatant dans de longues plages descriptives ou en donnant, par amplification, une résonance maximale aux lieux et aux gestes, le récit relance l’initiation d’un devenir dans l’énergie de sa phrase. Les imaginaires du conte et du naufrage se combinent pour raconter la violence d’une (re)naissance, le bouleversement de la rencontre et le « tâtonnement gigantesque » (NP, 71) des vivants prêts à tout pour se jeter dans l’avenir.
Parties annexes
Note biographique
Professeure au département des Littératures de langue française de l’Université de Montréal. Son enseignement et ses recherches portent sur les littératures française et québécoise contemporaines et la création littéraire. On trouvera plusieurs de ses travaux dans Le sens du récit. Pour une approche esthétique de la narrativité contemporaine (Presses universitaires du Septentrion, 2007) et dans Robert Dion et Andrée Mercier (dir.), La construction du contemporain. Discours et pratiques du narratif au Québec et en France depuis 1980 (Presses de l’Université de Montréal, 2019). Elle a dirigé des dossiers pour les revues Études françaises, Voix et images, Textimage, Protée, Temps zéro, SubStance et a participé à plusieurs ouvrages collectifs, dont le plus récent, dirigé par Stéphane Bikialo, porte sur Lydie Salvayre (Classiques Garnier, 2021).
Notes
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[1]
Je marche sous un ciel de traîne (Paris, Verticales, 2000) est un parcours mémoriel hanté par la Seconde Guerre mondiale. Le personnage-narrateur, Antoine Dezergues, oscille entre perceptions, remémorations, pensées et actions dans un récit « traînant », dont la lenteur contraste avec l’emballement de l’aventure de Finbarr Peary dans Ni fleurs ni couronnes. Le retour sur le passé domine également La vie voyageuse (Paris, Verticales, 2003), roman dans lequel la jeune Ariane raconte son voyage à la recherche d’un amour de jeunesse de sa tante.
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[2]
Maylis de Kerangal, Ni fleurs ni couronnes suivi de Sous la cendre (2006), Paris, Gallimard, « Folio », 2021, p. 11-67. Tous les numéros de page ici donnés entre parenthèses sans le sigle NFNC renvoient à cette édition. – Pour les abréviations des titres des autres oeuvres de Maylis de Kerangal, voir la « Liste des sigles utilisés dans ce dossier », p. 15.
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[3]
La deuxième fiction courte du recueil, Sous la cendre, raconte l’ascension du Stromboli par deux garçons et une fille. L’action prend la forme d’une errance et d’un éveil sans finalité précise, où les corps et les paysages occupent une grande place.
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[4]
Le Lusitania est un paquebot transatlantique qui fit sa traversée inaugurale, de Liverpool à New York, en 1907. Son naufrage en mai 1915 frappa les imaginaires et fit couler beaucoup d’encre. Maylis de Kerangal semble y faire allusion dans Naissance d’un pont : Diderot, l’ingénieur en chef, fume des cigares Lusitania (NP, 40, 93, 143, 245). On trouve un autre renvoi allusif dans le reportage littéraire Kiruna, dans lequel le cigare que fume un personnage secondaire est associé au voyage et au souvenir amoureux de la narratrice : « [D]e cette fosse, un type était sorti qui fumait des Lusitania et parcourait la planète de chantier en chantier, un homme de grand format dipsomane et pudique, que j’avais suivi pendant plusieurs années et que j’avais aimé » (K, 14). Un renvoi explicite au naufrage se trouve dans Réparer les vivants : « Marianne et Sean s’approchent, la petite [Lou] ne bronche pas, garde le silence quand ses yeux dévorent l’obscurité […], Sean la soulève, puis Marianne les enlace – les trois corps amalgamés paupières closes comme sur les monuments à la mémoire des naufragés érigés dans les ports au sud de l’Irlande » (RV, 208-209). Une série de renvois relie donc Ni fleurs ni couronnes à des oeuvres ultérieures de l’auteure.
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[5]
Carine Capone et Caecilia Ternisien, « Un “cycle des initiations” », Roman 20-50, no 68 (« Maylis de Kerangal. Corniche Kennedy, Naissance d’un pont, Réparer les vivants », dir. Carine Capone et Caecilia Ternisien), décembre 2019, p. 5-7. Le « cycle des initiations » désigne les trois romans les plus connus de l’auteure auxquels se consacre le dossier de cette revue – Corniche Kennedy, 2008 ; Naissance d’un pont, 2010 ; Réparer les vivants, 2013 –, sans oublier Un monde à portée de main paru en 2018.
-
[6]
Jean-Marie Schaeffer, « La catégorie du romanesque », dans Gilles Declercq et Michel Murat (dir.), Le romanesque, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 299.
-
[7]
Les « on dira » (11) et « on dit que » (12) vont également dans ce sens. La fin du deuxième paragraphe rapporte un dicton populaire qui figure la misère du lieu tout en élargissant de nouveau la focale pour compléter le tableau, comme dans les premières lignes de l’incipit, en survol : « À Belgooly et loin alentour, par-delà Youghal, Dungarvan et jusqu’à Waterford, dans le ciel muet tendu sur le sud de l’Irlande, on dit que les corbeaux volent sur le dos pour ne pas voir la misère – ça vous plante un décor » (12).
-
[8]
La coupure passe, dans la phrase que je viens de citer, par l’incise qui figure, métonymiquement, les enfants comme autant de « crânes » (terme à connotation de mort) dont les attributs (« ton[sure] », « croûtes », « veines ») en disent long sur le soin et l’état de santé. En isolant ces « crânes », l’incise renforce ce qui visiblement les coupe du reste de la société.
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[9]
Souvenons-nous de l’injonction narrative dans la scène précédente : « [I]l faut s’imaginer » (14). En épousant la perspective intérieure de Finbarr (c’est lui, désormais, qui imagine), la narration amorce l’individuation du personnage.
-
[10]
Les huit sections, de longueur inégale, ne sont ni numérotées ni titrées.
-
[11]
La première section condense l’enfance de Finbarr en cinq pages. La deuxième s’attarde en quatre pages sur la veille des seize ans du héros. La troisième section suit sa trajectoire le jour de ses seize ans en neuf pages. Plus on s’approche du coeur de l’aventure, plus le récit ralentit.
-
[12]
Le détail de la comparaison semble historiquement attesté : « Aux oreilles du commandant Turner, l’impact de la torpille résonne du même bruit qu’une porte qui claque par grand vent » (Robert D. Ballard et Spencer Dunmore, L’exploration du « Lusitania ». Les mystères du naufrage qui changea le cours de l’histoire enfin élucidés, trad. de l’anglais par Pierre Reyss, Grenoble, Glénat, 1995, p. 90).
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[13]
Le « on » renvoie ici à un savoir historique extérieur relayé par une instance narrative omnisciente non identifiée. Il diffère des « on dit » vus ci-dessus (note 7) dans le portrait de Finbarr, qui renvoient au savoir des habitants de Sugàan.
-
[14]
Le portrait du feuillard nous met sous les yeux un corps moitié humain moitié végétal, dont la puissance et l’étrangeté sont décrits en détail : « Finbarr le sait vieux et ne l’aurait jamais cru si grand, solide, s’étonne de cette tête carrée bien calée entre les épaules, de ces cheveux longs et blancs jusqu’à la taille, s’étonne de la vigueur posée de ce corps debout devant lui. La peau du feuillard est épaisse et décolorée comme celle des hommes qui vivent sous la canopée sans jamais voir le jour et ses lèvres si desséchées que des croûtes grises se sont formées aux commissures, le garçon le sait. Sur les pupilles incolores, des plis invraisemblables ventilent ses paupières comme si des feuilles avaient poussé là, oblongues, nervurées de jaune clair » (26, je souligne).
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[15]
Ce que Jean-Pierre Richard dit du saut des jeunes plongeurs dans Corniche Kennedy vaut pour celui de Finbarr Peary : « Mais surtout le saut y est, de par son essence même, quelque chose comme une dissidence, une façon de lancer derrière soi le sol d’un ancien monde, pour accéder à la loi, aérienne, d’un espacement vertigineux. À partir d’un coup de pied, […] le plongeur casse le fil des continuités anciennes » (Jean-Pierre Richard, « Plonger », Les jardins de la terre. Pêle-mêle 2, Lagrasse, Verdier, 2014, p. 45).
-
[16]
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1978, p. 237.
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[17]
Ibid.
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[18]
Dégoût du « [t]rou à rat » et du « tabac de pauvre » (23) sur la falaise ; peur de tomber dans « un trou d’eau fangeuse » (27) dans la mangrove ; fébrilité (« Il regarde le courant filer le long de la berge, se demande s’il n’est pas devenu fou, sourit dans l’obscurité. L’agitation qui l’étreint depuis la dernière nuit le fait trembler, des spasmes fébriles qui le déconcertent mais l’excitent », 28).
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[19]
« Autour de l’objet magique se forme comme un champ de forces, qui est le champ du récit » (Italo Calvino, Leçons américaines. Aide-mémoire pour le prochain millénaire [1989], trad. de l’italien par Yves Hersant, Paris, Seuil, « Points », 2001, p. 63).
-
[20]
Yves Reuter, L’analyse du récit, Paris, Dunod, « Les topos », 1997, p. 24.
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[21]
« [L]’homologie rite de passage / récit finit par être très générale : que l’on soit dans une conception anthropologique large (toute vie est un “passage”) ou dans une conception davantage restreinte à la dimension socio-politique (les relations entre la marge et le centre), tout roman – qui raconte toujours peu ou prou une vie et une “crise” – serait “initiatique” et tout “héros” romanesque un personnage liminaire » (Marie Scarpa, L’éternelle jeune fille. Une ethnocritique du « Rêve » de Zola, Paris, Champion, « Romantisme et modernités », 2009, p. 190).
-
[22]
Voir Arnold Van Gennep, Les rites de passages, Paris, Picard, 2011 [1909].
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[23]
Marie Scarpa, op. cit., p. 191.
-
[24]
Ibid., p. 162.
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[25]
« Le héros du conte […] parvient nécessairement dans une forêt, et c’est là que commencent ses aventures » (Vladimir Propp, Les racines historiques du conte merveilleux [1946], trad. de l’allemand par Lise Gruel-Apert, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1983, p. 69). Propp ajoute : « Le rite d’initiation a […] toujours lieu dans une forêt » (ibid.).
-
[26]
Marie Scarpa, op. cit., p. 207.
-
[27]
Cette seule nuit est racontée dans une section de quinze pages, qui est la plus longue du récit.
-
[28]
La fille est marginalisée d’emblée : « [U]ne folle, cette môme, même pour dix sacs on n’irait pas » (32), pensent les hommes à qui elle demande de l’aide pour aller en mer « cherche[r] quelqu’un » (32). Elle est, dans cette scène, abaissée au rang d’enfant (« cette môme »), alors que le mot « fille » (32) désigne bien, comme celui de « garçon » pour Finbarr, son état intermédiaire. En lui proposant sa barque, Finbarr se place tacitement, avec elle, en marge des hommes « raisonnables ».
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[29]
« Il considéra pour la première fois l’altérité du monde, un globe luminescent descendu sur son lit et qui tournoyait lentement dans la nuit, diffusait une douce chaleur sur son front. [… I]l ne resta plus devant lui que l’avenir tout nu et qui n’en finissait pas » (18-19).
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[30]
La familiarité du verbe « dégringoler » connote le caractère profane de « l’autre monde » qui, désormais, se tient à portée de main.
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[31]
« Bientôt, son rire éclate et pulvérise la grande nuit liquide. Finbarr n’a jamais rien vu de plus vivant que cette tête-là. T’es content ? On l’a eu ! » (41)
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[32]
On retrouve le western associé à « la prime » dans Naissance d’un pont : « [O]n le [Diderot] dessina cow-boy laconique, issu de nulle part, tendu par sa mission sans un geste inutile, et prêt à tout pour remporter la prime » (NP, 15).
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[33]
« [O]n saura », indique la voix omnisciente (qui reprend cette formule introductive à la manière d’un conteur), « que ce sportman accompli gagnait l’Angleterre pour assister au prestigieux concours hippique organisé par l’International Horse Association » (51).
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[34]
« Le cliffhanger est d’abord et avant tout un lieu où le discours narratif s’arrête trop tôt. Par trop tôt, je veux dire que l’événement ou l’épisode raconté n’est pas résolu au moment où le discours s’interrompt » (Luke Terlaak Poot, « On Cliffhangers », Narrative, vol. 24, no 1, 2016, p. 52, cité par Raphaël Baroni, « Dynamique de l’intrigue, improvisation et segmentation : nouvelles perspectives pour l’enseignement de la littérature », Forumlecture.ch, 2018, no 1 [« La narration par les séries »], p. 9, disponible en ligne : forumlecture.ch/sysModules/obxLeseforum/Artikel/619/2018-1-baroni.pdf, page consultée le 30 novembre 2021).
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[35]
De façon très habile, l’instance narrative nous rappelle le leitmotiv « quitter Sugàan » tout en adoptant une perception d’ensemble montrant les deux complices agissant à l’unisson. L’incise lapidaire « Finbarr » permet de désigner le seul héros tout en l’associant à la fille en tant que sujet de la phrase : « ils ».
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[36]
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955), Paris, Presses Pocket, « Terre humaine », 1984, p. 39.
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[37]
Robert D. Ballard et Spencer Dunmore, op. cit., p. 116.
-
[38]
Je cite ici le texte de l’édition originale (Paris, Verticales, « Minimales », 2006, p. 70) pour corriger l’omission, dans l’édition « Folio », du premier tiret de l’incise.
-
[39]
À l’inverse de l’agrégation à la communauté sous forme de mariage ou d’entrée dans le métier, la maturité sociale se définit ici, à l’aune de la modernité et dans le contexte de l’histoire irlandaise, par la traversée vers l’Amérique : Finbarr suit les traces de ses frères migrants. L’agrégation se renverse en émancipation sociale marquant l’entrée dans l’âge adulte.
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[40]
Voir la citation ci-dessus, p. 95.
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[41]
« [O]n saura que Théodora Dawn s’était élancée depuis Cork, […] et durant tout le trajet, front collé à la vitre du train, remua les lèvres, les autres voyageurs ont pensé qu’elle priait » (33-34). Theodora signifie, du grec, cadeau de dieu et Dawn, de l’anglais, aube.
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[42]
Le renvoi implicite aux motifs intertextuels du naufrage et de l’île, qui courent en filigrane dans cette liste, renforce l’ancrage romanesque de l’histoire de Finbarr Peary.
-
[43]
Marie Scarpa « propose d’appeler “personnage liminaire” cette catégorie particulière de “personnages arrêtés sur les seuils, restés dans la marge et plus précisément encore ‘inachevés’ du point de vue” de la socialisation des sexes et des âges » (Sophie Ménard, « Le “personnage liminaire” : une notion ethnocritique », Litter@Incognita, no 8 [« Entre-deux : Rupture, passage, altérité »], automne 2017, disponible en ligne : blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2017/09/24/le-personnage-liminaire-une-notion-ethnocritique/, page consultée le 30 novembre 2021).
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[44]
« L’importance accordée, dans la chaîne causale de la diégèse, au domaine des affects, des passions et des sentiments ainsi qu’à leurs modes de manifestation les plus absolus et extrêmes » est le premier trait du romanesque décrit par Jean-Marie Schaeffer (loc. cit., p. 296).
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[45]
Dans Tangente vers l’est, les deux protagonistes, Aliocha et Hélène, se retrouvent dans le compartiment de première classe de cette dernière, déplacés ensemble dans une tension physique et mentale faite de rapprochements, de méfiance, de rejets et de peurs. L’intensité de leur rencontre ne nous entraîne pas pour autant, là non plus, sur la pente, a priori romanesque, des amours ferroviaires.
-
[46]
Voir Isabelle Serça, « “La ponctuation est l’anatomie du langage”. Maylis de Kerangal », Littératures, no 72 (« Imaginaires de la ponctuation dans le discours littéraire [fin xixe-début xxie siècle] », dir. Stéphane Bikialo et Julien Rault), 2015, p. 173-184.
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La brièveté du récit engage un rapport essentiel au rythme, au temps. Italo Calvino le formule très bien dans sa leçon sur la « Rapidité » : « Le récit est […] une opération portant sur la durée, un sortilège appliqué à l’écoulement du temps, qu’il contracte ou dilate. En Sicile, les conteurs recourent à une formule particulière, “lu cuntu nun metti tempu” (le récit ne perd pas de temps), lorsqu’ils veulent sauter des passages ou indiquer un intervalle de plusieurs mois ou années. La technique de la narration orale, dans la tradition populaire, obéit à des critères fonctionnels : elle néglige les détails inutiles mais insiste sur les répétitions […]. / Si j’ai éprouvé de l’attirance […] pour les folktales et les fairytales […, c’est] par intérêt pour le style et la structure, pour l’économie de ces récits, comme pour leur rythme et leur logique essentielle » (op. cit., p. 66-67).