Résumés
Résumé
L’ordre du jour d’Éric Vuillard (2017) offre une contribution littéraire importante à la construction contemporaine de l’événement. Il montre un souci aigu de la teneur événementiale des faits historiques racontés (la réunion secrète du 20 février 1933 au cours de laquelle Hitler demanda une contribution financière aux grands industriels allemands ; les ratés de l’arrivée des nazis en Autriche cinq ans plus tard). Cet article analyse la façon dont Vuillard s’empare de l’événement, sur le fond et sur la forme, et dont il en investit la dimension paradoxale recoupant unicité et itération (à la lumière de la conceptualisation proposée par Claude Romano dans L’événement et le monde [1998] et L’événement et le temps [1999]). Lestant le discours d’une dimension véritative, la narrativisation de la mémoire surmonte un tel paradoxe.
Abstract
Éric Vuillard’s L’ordre du jour (2017) offers an important literary contribution to the contemporary construction of the event. It shows a keen interest for the adventive aspect of the historical facts (the secret meeting of February 20, 1933, when Hitler asked German industrialists for funds; the misfires of the Nazis’ arrival in Austria five years later). This article analyzes how Vuillard takes hold of the event, both in content and style, and figures out its paradoxical dimension, a conflation of unicity and iteration (conceptualized in Claude Romano’s two seminal books L’événement et le monde [1998] and L’événement et le temps [1999]). Investing the discourse with a factual dimension, the narrativization of memory overcomes such a paradox.
Corps de l’article
Appartenant au genre du « récit », selon la mention imprimée sur la couverture qui offre la photographie d’un Gustav Krupp fier, droit et élégant, L’ordre du jour d’Éric Vuillard[1] revisite deux événements charnières de l’histoire allemande dont l’importance réside dans leurs répercussions et dans leur valeur symbolique : la parade des industriels et des financiers allemands invités par Goering et Hitler à participer à la caisse du Parti national-socialiste en 1933 ; et les tractations ayant mené à l’Anschluss en 1938. Si Vuillard recourt aux documents, archives et mémoires[2] pour assurer l’ancrage factuel de son récit, il n’hésite toutefois pas à recomposer ces moments en offrant un point de vue interne et subjectif. Il relie ainsi les grands détails connus de l’histoire et comble certains vides tantôt par l’extrapolation, tantôt par le commentaire qui se double souvent d’une réflexion métalittéraire. L’oeuvre cherche à déplier la trame historique d’événements appartenant à la vertigineuse histoire nazie, se situant dans le droit fil d’une certaine pratique contemporaine de la littérature et du roman qui cherche moins à remplacer l’histoire qu’à en explorer les angles morts. Emmanuel Bouju voit d’ailleurs dans une telle recherche un « exercice des mémoires possibles », c’est-à-dire que
loin de vouloir orchestrer impunément une confusion trompeuse entre les statuts du discours historiographique et du récit romanesque, et plutôt que de prétendre ingénument rivaliser avec le savoir « historien », le roman contemporain choisit surtout de s’établir dans les plis de ce dernier, dans ses blancs, et ainsi d’engager ses moyens propres dans l’entreprise d’une écriture en palimpseste du texte virtuel, ou idéal, de l’expérience historique[3].
Le titre du premier chapitre de L’ordre du jour, « Une réunion secrète », souligne d’emblée l’incursion dans les arcanes de l’histoire ; Vuillard y aborde le caractère temporellement suspensif d’un moment se déroulant à la dérobée du commun des mortels et dont l’impact ne sera pleinement perceptible qu’a posteriori.
L’événement constitue un angle d’approche productif pour l’étude de la mémoire et de la vérité dans L’ordre du jour. Par sa narrativité, sa rémanence et sa répétitivité, la notion d’événement soulève des questions relatives au saisissement discursif de l’histoire. De surcroît, la structure de l’événement est exploitée par Vuillard dans son traitement de la réunion secrète du 20 février 1933 et dans celui des ratés de l’arrivée nazie en Autriche cinq ans plus tard. En rapprochant ces deux moments historiques, Vuillard donne l’impression que le soutien des industriels et des financiers allemands au Parti national-socialiste a directement mené à l’Anschluss. La relation de cause à effet créée demeure hautement problématique ; elle est traitée comme telle par Vuillard – malgré ce qu’a pu écrire Nathan Bracher dans sa critique virulente du récit[4], qui prend le contrepied des nombreux éloges que l’écrivain a reçus du milieu littéraire français lors de son obtention du prix Goncourt en 2017. L’ordre du jour offre une contribution littéraire importante à la construction contemporaine de l’événement en ce sens qu’il montre un souci aigu de la teneur événementiale des faits historiques racontés. De la sorte, et sur fond d’archives, le récit fait mémoire d’événements en exploitant les pouvoirs de la littérarité et du romanesque.
J’étudierai ici comment Éric Vuillard s’empare de l’événement sur le fond et sur la forme pour produire un récit historique qui manie la dimension paradoxale du concept d’événement : d’une part dans son actualisation chaque fois unique, d’autre part dans sa factualité qui incite à la mise en rapport, et donc à un certain relativisme devant le multiple. Je montrerai comment la narrativisation contribue à surmonter un tel paradoxe, lestant d’une dimension commémorative et véritative le discours – étant entendu que la saisie discursive de l’événement permet de raccorder la mémoire à l’archive. J’analyserai de la sorte comment les événements de 1938 sont situés en contrepoint de la réunion de février 1933, moins pour instaurer une relation de cause à effet (la réalité historique est plus nuancée, comme le rappelle Robert Paxton dans sa critique du récit de Vuillard[5]) que pour montrer et démonter la structure de l’événement au sens large – ce « point focal autour duquel se déterminent un avant et un après[6] ».
L’événementiel et l’événemential
L’événement ouvre une brèche dans le cours normal des choses, dans les petits faits quotidiens à l’ordre du jour de tout un chacun. Il dépasse le racontable puisque les mots pour le décrire ne suffisent pas ; les modes d’appréhension qui pourraient mener à un saisissement, à une compréhension de l’événement épuisent leurs ressources. Une refonte des modes de pensée est alors nécessaire puisque l’événement « reconfigure le possible en totalité[7] ». En d’autres mots, l’événement ajoure la continuité du temps et la façon d’en parler. Or comment saisit-on une telle discontinuité ? Uniquement a posteriori, par l’analyse des changements qu’elle provoque au regard des continuités apparentes qui l’englobent. Il importe donc d’étudier un tel surgissement dans son bouleversement d’une quotidienneté autrement implacable, « basse cuisine du monde » (OJ, 13) qui, parfois, permet l’assentiment, la compromission et l’aveuglement volontaire. Pareille dynamique instaure une dichotomie entre une conception prosaïque de l’événement (banal, factuel et sans impact) et une conception philosophiquement chargée de l’événement (extraordinaire, inouï, subjuguant – littéralement : qui place sous le joug). Comme le rappelle Claude Romano, l’événement porte en lui cette double dimension qui unit le commun à l’exceptionnel, dans la mesure où « le fait intramondain [événementiel] se montre toujours nécessairement à l’intérieur d’un contexte qui lui confère son sens, c’est-à-dire sous l’horizon d’un monde » tandis que « [l]’événement au sens événemential, au contraire, est ce qui éclaire son propre contexte et ne s’y réduit pas[8] ». L’unicité de l’événement se révèle au coeur de sa constitution : d’emblée indétectable, son avènement est marqué par une sur-venue, c’est-à-dire une venue qui porte en elle son propre excès de sens et « qui ouvre le possible comme ce qui n’est pas encore accompli[9] » – étant entendu, comme le signale Claude Romano, que le « surgissement même » de l’événement, « en ouvrant des possibilités nouvelles, et en en fermant d’autres corrélativement, bouleverse de fond en comble le monde de l’advenant[10] ».
Vuillard embrasse pleinement ce paradoxe temporel par différentes techniques narratives qui sont au coeur de sa fabrique littéraire. Dès le début de son récit, il explore la brèche ouverte par l’événement en sortant le temps de ses gonds, révélant la charge événementiale qu’il pose :
Le soleil est un astre froid. Son coeur, des épines de glace. Sa lumière, sans pardon. En février, les arbres sont morts, la rivière pétrifiée, comme si la source ne vomissait plus d’eau et que la mer ne pouvait en avaler davantage. Le temps se fige. Le matin, pas un bruit, pas un chant d’oiseau, rien. Puis, une automobile, une autre, et soudain des pas, des silhouettes qu’on ne peut pas voir. Le régisseur a frappé trois coups, mais le rideau ne s’est pas levé.
OJ, 9
« Tout commencement romanesque » se présente à la fois comme une orientation et une légitimation du texte[11] : le récit de Vuillard n’y échappe pas. L’écrivain propose dès l’incipit un ensemble de paradoxes qui prennent le contrepied d’images et de présupposés communément acceptés – autant de constats contre-intuitifs qui fondent ses choix esthétiques. D’entrée de jeu, il procède à une double déconstruction de certaines métaphores associées au passage du temps (les images liées au « soleil » et à l’« eau »). Le cours normal des choses est suspendu : le mouvement de la vie ne survient pas, les éléments sont renversés (« le soleil » gèle, « la source » a suspendu son écoulement). Les puissantes figures oxymoriques de l’incipit soulignent à quel point l’habituel n’est plus, puisque « le soleil » lui-même ne peut remplir sa fonction. Le lever du jour en ce « matin » « froid » de février ne semble jamais pouvoir advenir, fragilisant l’ordre normal des choses. Il est par ailleurs difficile de ne pas percevoir ici un jeu sur la métaphore héraclitéenne du cours d’eau représentant le flot temporel qui voit s’écouler sans cesse les minutes, puisqu’on ne saurait « entrer deux fois dans le même fleuve[12] ».
L’absence de mouvement du monde en général – des éléments, des astres, des animaux, de la vie urbaine – offre un contraste frappant avec les subtiles actions et tractations de l’arrière-scène du monde, car c’est sur celle-ci que la narration se concentre ensuite. Par sa description, Vuillard interrompt le cours du temps, il offre un portrait saisi, suspendu, une description qui se veut image, peignant une scène inerte placée dans l’ombre[13] des acteurs qui entreront incessamment. L’aspect dissimulé de la réunion – pièce de théâtre jouée à rideau fermé – accentue la surprise du surgissement et son importance événementiale. Vuillard maintient l’événement sur la brèche de sa singularité.
Le titre du premier chapitre, « Une réunion secrète », contribue d’ailleurs à cette dynamique. Le déterminant indéfini « une » constitue un leurre qui trompe sur la tenue factuelle et historique de la rencontre : comme le contenu de ce premier chapitre le montre, il ne s’agit pas d’une rencontre parmi d’autres, mais de la réunion au cours de laquelle les grandes entreprises allemandes offrirent au Parti national-socialiste un soutien financier et une légitimité. En outre, l’absence de déterminant défini est fortement contrebalancée par le recours, plus loin, à un déterminant démonstratif (« ce ») pour indiquer avec précision (mais en manière de sous-entendu) la date de la réunion : « ce 20 février » (OJ, 15, 17, 26). Un tel choix syntaxique éclaire la nature particulière de cette date, porteuse d’un sens qui lui est conféré ipso facto rétrospectivement, à presque un siècle de distance.
S’il est possible de voir dans cette réunion « un moment unique de l’histoire patronale » (OJ, 23), L’ordre du jour en renouvelle la mémoire et en réactualise la portée pour mieux dire la pérennité des personnes morales (pour emprunter au vocabulaire juridique) que ces patrons ont un temps dirigées. Plusieurs de ces entreprises sont toujours bien en vue dans le grand cirque du capitalisme marchand et Vuillard nous rappelle notre oubli volontaire de ces faits hautement dérangeants. L’acte de commémoration vise donc ici à surmonter le refus d’une histoire aux ramifications bien prégnantes, étant entendu que « [m]émoire et vérité restent les moteurs d’une résistance active partout où le déni du passé s’accompagne d’une violence exercée au présent[14] ». Cet impact au présent, Vuillard le rend impossible à manquer avec une métonymie cinglante, car ces hommes qui paradent devant le Führer, ce sont « nos voitures, nos machines à laver, nos produits d’entretien, nos radios-réveils, l’assurance de notre maison, la pile de notre montre » (OJ, 25). On ne peut échapper à cette vérité qui matérialise le spectre des Krupp, Opel et autres Siemens, mais surtout l’ombre d’Hitler et Goering.
Avènement problématique
À la lumière de l’incipit de L’ordre du jour, la fixité du temps peut se présenter sous deux aspects : ou le temps semble fixé par des jours qui se succèdent sans distinction en une boucle rythmée par les éléments et les saisons ; ou le temps semble figé, car quelque chose d’inédit survient et entraîne un changement fondamental dans la compréhension qu’on peut en avoir, et ce changement influe sur ses modes d’appréhension. Cette suspension sans égale est au fondement de l’histoire ; elle insiste sur l’événement dans son caractère d’exception, qui saisit et qui extrait[15]. Elle emporte, dans l’arrêt qu’elle induit, le sujet qui en fait l’expérience, et qui, par là, advient[16]. C’est pourquoi la compréhension de l’événement en cours de déploiement est impossible.
Nulle surprise alors que, dans la scène initiale que narre Vuillard, le temps se fige. La durée ne se définit que relativement à l’action, son développement, sa sur-venue. Nul mouvement, nul temps : l’événement surgit à travers un continuum qui, autrement, suivrait fidèlement son propre cours tranquille. Vuillard travaille discursivement cette dimension et il en assume pleinement la fonction transitive : « Nous sommes à la fois partout dans le temps » (OJ, 12). « À la fois partout »… et nulle part. À l’évidence, le temps ne s’arrête pas dans les faits : il bute contre l’événement, dont la narrativisation fait valoir avec force l’illusion d’une suspension effective du temps, l’impression que ce moment particulier fut majeur pour le cours historique des choses, en insistant sur son caractère inédit, sur sa portée, sur ses répercussions actuelles. Ces éléments contribuent à leur façon à asseoir la portée véritative d’un récit alimenté par un travail historiographique et un travail mémoriel qui s’enchevêtrent, offrant une oeuvre « bien installé[e] sur la crête entre récit de fiction et histoire, présent et passé, subjectivité et objectivité[17] ».
Vuillard souligne à l’aide d’une formule emphatique – il émaille son récit de dictons et de maximes de son cru – les possibles potentiellement illimités de la littérature pour mieux accentuer les paradoxes qui lui sont inhérents : « La littérature permet tout, dit-on. Je pourrais donc les [les vingt-quatre invités de la réunion du 20 février 1933] faire tourner à l’infini dans l’escalier de Penrose, jamais ils ne pourraient plus descendre ni monter, ils feraient toujours en même temps l’un et l’autre. Et en réalité, c’est un peu l’effet que nous font les livres » (OJ, 12). La persistance de l’événement dévoile ici sa dimension atemporelle[18], d’où l’image de cet escalier sans haut ni bas qui piège éternellement ses occupants. L’éternité doit être entendue moins comme concept mystique que comme longue durée évanescente aux choses de l’individu, ce dernier ne parvenant pas à appréhender la concrétude d’un temps qui le subjugue. Or « [l]e temps suppose une vue sur le temps[19] » ; sans un sujet éthique, l’événement se perd dans les méandres de l’histoire. Et c’est précisément dans sa narrativisation que l’événement en général acquiert sa rémanence : il provoque un changement chez le sujet en se présentant à lui comme un avènement problématique, sollicitant un engagement de sa part, une occasion de s’instaurer en tant que véritable sujet narratif éthiquement marqué par et en fonction de l’histoire qu’il raconte.
Dès lors, l’événement constitue une transitivité entre l’il y a et le sujet advenant qui en est témoin (la manifestation et sa perception) ou qui en témoigne (la dimension mémorielle de l’événement le rendant susceptible d’être saisi infiniment par le discours). Il en va de la nature défiante d’une littérature qui se saisit de l’histoire, illusion littéraire dont nul lecteur ne devrait être dupe. Vuillard l’a d’ailleurs confié en entretien : « Dès que l’on raconte un épisode de l’histoire, le temps n’est plus une unité de mesure et toute narration est un montage[20]. » L’événement procède à une première actualisation du cours normal des choses événementielles, qui suivent malgré elles leur élan tout en étant soumises à un certain étiolement (la « basse cuisine du monde »). Cette actualisation est appuyée par une rémanence des choses événementiales qui, même une fois passées, entraînent un effet d’hystérésis, une étrange inadéquation avec soi-même dans laquelle persiste un ensemble hétérogène d’expériences. Le sujet se trouve tiraillé entre l’expérience banale du quotidien et l’expérience exceptionnelle de l’événement – ce que Vuillard rend manifeste. L’événement est donc moins à lier à ce qui se produit, et bien plus à ce qui produit, comme il « représente à la fois une position d’existence dans le champ des discours (c’est l’énoncé) et une dynamique relationnelle qui emporte avec elle la possible transformation de ces discours[21] ». La mise en récit des deux pôles événementiels à partir desquels Vuillard bâtit son oeuvre vise une transmission commémorative qui, si elle est inévitablement liée aux faits passés, a bien davantage à voir avec leur actualisation.
Mémoires et vérités contemporaines
Vuillard demeure sensible à l’aporie soulevée par la contemporanéité de l’événement ; il recourt d’ailleurs à un temps de verbe approprié pour une telle reconnaissance du paradoxe au coeur de l’événement. En effet, le présent de l’indicatif « permet de se déplacer insensiblement sur l’axe temporel, de fusionner les diverses temporalités[22] ». Qui plus est, ce temps verbal peut servir à décrire des actions dans le futur proche ou le passé récent ; il s’agit donc d’un temps particulièrement apte à décrire l’événement, qui lance ses ramifications en amont et en aval de sa singularité.
Parallèlement, c’est aussi à un présent de vérité historique auquel on a affaire, dans la mesure où certains faits se sont produits et peuvent être confirmés, surtout parce que l’événement décrit, par son ampleur historique, rejoint notre présent. Au passage, il suspend en apparence l’écoulement temporel ; le flux chronologique n’est assuré que par la succession des actions décrites, donc par les procédés discursifs au fondement du récit, qui visent non pas un compte rendu chronologiquement fidèle, mais l’articulation d’un sens. Ce sens, loin d’être immédiat, dispose ses vérités selon des modalités transitives qui ouvrent directement sur l’historicité événementiale et sa vérité intemporelle[23]. La vérité de l’événement est donc moins à chercher dans une succession contemporaine de gestes et de paroles que dans leur saisissement narratif par un discours qui en montre les discontinuités. Dévoilant son étymologie, l’histoire se constitue comme une « recherche intelligente de la vérité » (Littré). L’événement joue un rôle de premier plan en se formant dans sa sur-venue comme catalyseur de ses propres conditions de possibilité, tout en changeant radicalement les modes d’appréhension qui lui sont contemporains et, évidemment, les significations associées (d’un objet, d’un immeuble ou d’une adresse, d’une date, etc.). Ce processus fonde la radicalité de l’événement, tout en assoyant l’apparente banalité de son entour immédiat.
Il en découle que le récit de l’événement est une construction contemporaine au sens propre, en ce qu’il réfléchit avec (cum-) le temps (tempus), ce qui requiert l’adoption d’un certain point de vue et amorce une mise à distance de soi – ce que Giorgio Agamben a désigné comme l’inactualité du sujet contemporain[24]. « Inactuel », le contemporain est celui qui sait s’extirper du seul présent pour mieux le comprendre et s’y réinsérer, adoptant une position de médiation instable, ce qui conduit à la reconnaissance du caractère transitif de la littérature produite. La question de la vérité y trouve toute sa pluralité paradoxale, le plausible prévalant sur l’avéré, le confirmé côtoyant l’improuvable. Si le recours à l’archive demeure fondamental pour l’établissement d’une chronologie des événements et pour déterminer l’identité des acteurs présents, une certaine expression de la mémoire paraît jouer un rôle encore plus important, dans la mesure où l’extrapolation s’adjoint le fait, fondant sa vérité dans et par le discours.
Cette prépondérance d’une telle subjectivité traduit un privilège accordé ouvertement à une certaine vérité de l’expérience – non pas la vérité mais bien une vérité, avec toute la dimension paradoxale que l’article indéfini peut signaler. Dans cette perspective, Vuillard adopte une attitude spectrale en se glissant parmi les protagonistes du récit, les effleurant à leur insu :
Nous pourrions ainsi nous approcher tour à tour de chacun des vingt-quatre messieurs qui entrent dans le palais, frôler l’évasement de leur col, le noeud coulant de leur cravate, nous perdre un instant dans le grignotement de leurs moustaches, rêvasser entre les rayures tigre de leur veston, plonger dans leurs yeux tristes, et là, tout au fond de la fleur d’arnica jaune et piquante, nous trouverions la même petite porte ; on tirerait sur le cordon de la sonnette, et l’on remonterait de nouveau dans le temps où nous aurions droit à une même succession de manoeuvres, de beaux mariages, d’opérations douteuses – le récit monotone de leurs exploits.
OJ, 17
Cette phrase rend bien la prose de Vuillard, autant son humour que ses emprunts au romanesque. Son souci du détail dénote moins une fonction référentielle de la narration qu’elle connote ouvertement le discours d’une teneur romanesque. L’effet de réel barthésien est pratiqué de manière appuyée jusqu’à sembler parodique, produisant un récit qui reconnaît la banalité des existences en même temps qu’il souligne l’importance événementiale des moments racontés. Ce chevauchement du factuel et de l’événemential est en outre renforcé par l’oxymore qui clôt le paragraphe (« le récit monotone de leurs exploits »), qui décrit bien la nature des actions posées par ces « vingt-quatre messieurs » : « leurs exploits » comme faits d’armes, prouesses militaires, sont marqués par la banalité des tractations économiques menées loin des champs de bataille. On retrouve le sens original de l’hypotypose, figure de style de la rhétorique classique « chargée de “mettre les choses sous les yeux de l’auditeur”, non point d’une façon neutre, constative, mais en laissant à la représentation tout l’éclat du désir[25] ».
L’utilisation du pronom pluriel « nous » dans cette phrase atténue toutefois le point de vue narratorial (individuel) au profit d’une perspective historique engageante pour le lecteur, qui est à son tour conduit à s’interroger sur les effets persistants de ces « exploits ». Si le surplomb littéraire garde à distance ces petits êtres de papier, ces êtres mortels (ils sont déjà âgés dans les années 1930), mis en crypte par les grandes entreprises qu’ils ont dirigées, deviennent des fantômes qui hantent l’histoire. Une telle stratégie narrative exemplifie la dimension à la fois spectrale et spéculaire de l’événement, « [c]ar la chair et la phénoménalité, voilà ce qui donne à l’esprit son apparition spectrale, mais disparaît aussitôt dans l’apparition, dans la venue même du revenant ou le retour du spectre[26] ». Le spectre de l’histoire joue le rôle d’un miroir qui nous renvoie au visage les refus de notre propre contemporanéité. Vuillard associe initialement la durabilité de ces grandes entreprises à la société de consommation et nous renvoie finalement à leur présence contemporaine malgré la mise au jour de leur traitement indicible d’une main-d’oeuvre issue des camps de concentration : « La guerre avait été rentable. Bayer afferma de la main-d’oeuvre à Mauthausen. BMW embauchait à Dachau, à Papenburg, à Sachsenhausen, à Natzweiler-Struthof et à Buchenwald. Daimler à Schirmeck. IG Farben recrutait à Dora-Mittelbau, à Gross-Rosen, à […] » (OJ, 145). Réunion secrète, jeu d’ombres. Ces hommes fortunés sont les masques que revêtent les entreprises qu’ils dirigent dans les années 1930 : « [P]our mieux comprendre ce qu’est la réunion du 20 février, pour en saisir le fond d’éternité, il faut désormais appeler ces hommes par leur nom » (OJ, 24). « Leur nom » véritable est celui des sociétés qu’ils dirigent, celui des personnes morales qui survivent aux figures humaines qui les représentent et qui se succèdent au fil du temps. Ces hommes sont des corps sans substance, les enveloppes interchangeables de sociétés financières et industrielles bien vivantes.
Vuillard établit de manière éclatante la teneur événementielle de cette réunion. Par le secret qui l’entoure, cette réunion surgit dans un quotidien sans signification particulière pour celles et ceux qui le vivent, ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit d’une journée insignifiante, bien au contraire : cette teneur événementielle est contrebalancée par une valeur événementiale articulée par les procédés narratifs et littéraires auxquels recourt l’écrivain pour caractériser la relation entre le soutien des grandes entreprises au Parti national-socialiste et sa légitimation à la tête de l’Allemagne.
Ambiguïtés du discours
L’événement représente un problème éthique qui mène l’être à s’établir comme sujet advenant se montrant dans l’épreuve qui l’a posé. Cette monstration, prodige qui suscite la crainte[27], se signale par une mise au jour incertaine de son résultat autant que de ses effets. Forcément, la posture éthique doit être empreinte d’incertitude pour le sujet qui l’adopte puisqu’elle est toujours à produire et ne peut être décrite qu’après coup. L’événement comme épreuve pousse alors l’être à se dévoiler en principes, à se montrer dans le mouvement de son action, plus précisément dans son incapacité inhérente à embrasser la totalité de l’événement qui le subjugue, et donc le soumet. La mémoire doit par conséquent (s’)avancer sur la voie axiologique. L’événement joue sur les limites et les frontières, proposant, dans sa suite, une redéfinition des valeurs, des moeurs, des expériences et du langage, prescrivant ainsi une nouvelle vision du monde et de ses possibles. Le temps, relatif, donne l’impression de s’outrepasser.
Pareille situation est abordée par Vuillard dans sa description du deuxième moment historique qui l’intéresse : les quelques semaines qui ont précédé l’annexion de l’Autriche et l’arrivée triomphale d’Hitler à Vienne. L’humour noir transpire lorsque Vuillard relate la rencontre que le Führer a exigée du chancelier autrichien Kurt Schuschnigg, autre réunion secrète puisque Schuschnigg « arrive à la gare déguisé en skieur – l’alibi de son voyage est un séjour aux sports d’hiver » (OJ, 35). Cette rencontre de février 1938 constitue une sorte d’événement désamorcé puisque tout est joué à l’avance : de futiles négociations ne changent rien au résultat imposé par Hitler.
Dans le chapitre intitulé « Une journée au téléphone », Vuillard s’intéresse tout particulièrement à la journée du 11 mars 1938, c’est-à-dire à la veille de l’entrée de la Wehrmacht en Autriche. Dans un respect constitutionnel de façade, la saisie des pouvoirs autrichiens par les nazis se dévoile sur un mode non événemential, comme moment annoncé et imminent qui, d’heure en heure, par de ridicules palinodies et de soudaines observances procédurales, retarde sa sur-venue. « [S]imple figurant, président d’une république défunte depuis cinq ans » (OJ, 80), Wilhelm Miklas ose ralentir les plans d’Hitler, lui qui « attend depuis des heures ! depuis des années sans doute ! » (OJ, 82). Le Führer décrétera tout de même l’envahissement de l’Autriche. Et Vuillard précise sur une note grave, en clôture de ce chapitre hautement pantomimique : « [D]ans la ville de Vienne se poursuivent des scènes de folie, émeutiers, assassins, incendies, hurlements, Juifs traînés par les cheveux dans des rues jonchées de débris, alors que les grandes démocraties semblent ne rien voir » (OJ, 83-84). Il va sans dire qu’un tel condensé d’horreurs tranche avec l’absurdité des négociations politiques contées ailleurs dans ce chapitre. À raison, l’histoire retient davantage les effets de tels jeux de coulisses (l’Anschluss) que la dimension factuelle de leurs causes (la veulerie des dirigeants autrichiens et leurs rebuffades inopinées).
Le chapitre se conclut sur un constat révélateur : « Les plus grandes catastrophes s’annoncent souvent à petits pas » (OJ, 84). Cet apophtegme résume bien la sur-venue problématique de l’événement, tiraillé entre la concrétude du moment et son déploiement symbolique. La relation entre le quotidien et l’extraordinaire est par ailleurs travaillée sur le plan formel par Vuillard, les tournures gnomiques et les formulations sentencieuses côtoyant l’argot et les expressions populaires. Si de tels rapprochements demeurent limités, ils n’en conservent pas moins un pouvoir révélateur (au sens photographique) de grandes vérités humaines ajourées de petites évidences prosaïques. On trouve, par exemple, à la fin (position stratégique, s’il en est) de deux paragraphes qui se suivent : « Tel est l’art du récit que rien n’est innocent » (OJ, 45) ; puis : « Il fume clope sur clope » (OJ, 46). Le caractère universel et intemporel des formes proverbiales se trouve ainsi tempéré par le registre familier d’un langage de tous les jours souvent soumis à de passagers effets de mode.
Ce 11 mars 1938 mène à un échec retentissant le lendemain (début historique de l’Anschluss), puisque « après avoir, dans un élan inouï, franchi la frontière, la fabuleuse machine de guerre allemande avait lamentablement calé » (OJ, 99). Le triomphe viennois tant attendu ne sera finalement qu’un pétard mouillé. Le titre de ce chapitre, « Blitzkrieg », désigne d’ailleurs ironiquement le ratage de l’armée allemande lors de ce qui devait être la première démonstration de son génie militaire et de la technologie du panzer : « Hitler est hors de lui, ce qui devait être un jour de gloire, une traversée vive et hypnotique, se transforme en encombrement. Au lieu de la vitesse, la congestion ; au lieu de la vitalité, l’asphyxie ; au lieu de l’élan, le bouchon » (OJ, 109). En racontant ces moments historiques de manière peu triomphale, Vuillard renverse le rapport événemential, au rebours de l’approche adoptée pour raconter la réunion secrète de février 1933. Par ce choix, l’écrivain expose comment un événement forcé, qui voudrait être à la hauteur des attentes qui le fondent et qui reposent sur lui, ne parvient qu’à son propre échec : « “[L]a meilleure armée du monde” venait de montrer qu’elle n’était encore rien d’autre qu’un assemblage de métal, une tôle creuse » (OJ, 129). La théâtralité désirée – un désir de triomphe au sens romain du terme – pour la prise de possession de l’Autriche est brillamment contrebalancée et polarisée par la petite pièce de théâtre du 20 février 1933 qui jamais ne commence officiellement (« Le régisseur a frappé trois coups mais le rideau ne s’est pas levé », OJ, 9). Si « [l]’Histoire est un spectacle » (OJ, 122), elle touche résolument à la tragédie autant qu’à la farce – parfois de manière simultanée.
Les événements abordés dans le récit de Vuillard sont amorcés par les rencontres secrètes à l’ordre du jour des puissants, la réunion de 1933, celle de 1938. Mais l’événement entre aussitôt en contradiction avec le concept même d’ordre du jour, d’agenda, comme « choses qui doivent être faites » (Littré) : la nature imprévisible de l’événement le rend impossible à inscrire au calendrier. L’unicité de ces moments historiques est pourtant bien liée à un certain ordre, ou plutôt à certains ordres imposés par Hitler. L’ordre du jour : ce titre agit d’abord comme une simple liste de questions à aborder dans le cadre d’une réunion (la majuscule n’est d’ailleurs donnée qu’à l’article initial) ; l’expression se double de l’obligation d’une signature imposée par Hitler au chancelier Schuschnigg afin de maintenir les apparences d’un traité bilatéral, ce qui duplique l’obligation faite aux industriels de participer à la caisse du Parti national-socialiste. À ceux-ci comme à celui-là, un ordre est donné ce jour-là, le seul ordre qui compte en fait.
Poussières de vérité
L’archive joue un rôle ambigu, contribuant à forger le récit mais aussi, plus largement, l’histoire, par des documents dont il est impossible de se détacher totalement[28]. Cette situation est notée par Vuillard à propos des documents visuels :
Les films de ce temps sont devenus nos souvenirs par un sortilège effarant. La guerre mondiale et son préambule sont emportés dans ce film infini où l’on ne distingue plus le vrai du faux. […] L’Histoire se déroule sous nos yeux, comme un film de Joseph Goebbels. C’est extraordinaire. Les actualités allemandes deviennent le modèle de la fiction.
OJ, 128-129 ; je souligne
Il est au moins paradoxal que Vuillard réfléchisse à cet aspect de la propagande nazie en effectuant un glissement de l’histoire vers la fiction – comme si l’une et l’autre avaient retrouvé leur contiguïté de jadis. Le paradoxe se poursuit là où on est en droit de l’attendre : qu’apporte en effet la mention générique « récit » sur la couverture du livre quand Vuillard s’attelle à un remontage qui propose de « déroule[r] l’Histoire sous nos yeux » ? Si L’ordre du jour s’expose à la critique historiographique[29], c’est moins dans la vérité effective et factuelle que réside sa valeur que dans le point de vue adopté par rapport à l’événement au sens large.
L’investissement littéraire des replis de l’histoire prend en outre une tournure littérale lorsque Vuillard décrit une photo de Schuschnigg trouvée au département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France. Après une ekphrasis qui s’attarde autant au chancelier autrichien qu’au décor qui l’environne, Vuillard précise la pertinence du portrait : « Mais cette photographie, telle que je viens de la décrire, personne ne la connaît » (OJ, 44-45). C’est plutôt une version « coupée [et] recadrée » du même cliché qui a intégré le champ de l’archive officielle, l’altération « confér[ant] à Schuschnigg un peu de densité » (OJ, 45). De manière similaire, l’écrivain procède à une lecture (métaphorique) de la photo de Gustav Krupp figurant en couverture. Dans le dernier chapitre du récit, on retrouve Krupp au printemps de 1944, « [i]ncontinent et gâteux », « a[yan]t depuis longtemps sombré dans une imbécillité sans retour » (OJ, 144). Vuillard contrebalance l’allure droite et respectable affichée par le dirigeant d’entreprise sur la couverture en le recadrant pour mieux lui retirer toute dignité et lui ôter toute densité : Krupp doit alors faire face aux horribles actions qu’il a posées pour asservir une main-d’oeuvre bon marché issue des camps. « “Mais qui sont tous ces gens” ? » marmonne-t-il (OJ, 144), dans une vision spectrale moins due à un épisode de sénilité qu’à un bref moment de lucidité. « Tous ces gens », ce sont les milliers de fantômes venus réclamer leur dû ; non pas une dette pécuniaire mais mémorielle, s’imposant à Gustav Krupp par le souvenir de leur abominable destin (« Et ce qu’il vit, ce qui surgit lentement de l’ombre, c’étaient des dizaines de milliers de cadavres, les travailleurs forcés, ceux que la SS lui avait fournis pour ses usines », OJ, 144-145). Ce sont autant de vies assujetties à un broyeur d’humanité, la machine industrielle Krupp produisant toutes sortes d’engins de guerre pour le IIIe Reich. Le soutien à la caisse du parti en 1933 a payé. « Ce n’est donc pas Gustav qui hallucine ce soir-là, au milieu de son repas de famille, c’est Bertha et son fils qui ne veulent rien voir. Car ils sont bien là, dans l’ombre, tous ces morts » (OJ, 146). Bien sûr, cela n’empêche pas ThyssenKrupp AG de compter aujourd’hui parmi les principaux producteurs mondiaux d’acier. Oui, « [l]’abîme est bordé de hautes demeures » (OJ, 150).
Au terme de ce parcours, il me semble évident que dans la revisitation de deux moments historiques, Éric Vuillard affiche une conscience aiguë de leur dimension événementiale – autant dans leur unicité que dans leur rémanence. À la façon des archives personnelles de Goering qui ont plus tard servi à l’accuser[30], l’événement interrogé conduit forcément à un changement dans sa compréhension, tout en exposant les auteurs et les acteurs à une reprise narrative. Une telle narrativité conduit Vuillard à une commémoration entreprise à des décennies de distance, qui se présente comme une recomposition littéraire de certains plis de l’histoire. Exempt de toute substance intransitive, l’événement ne peut jamais être totalement objectivé ; c’est pourquoi son réexamen est si important, par de nouvelles contributions à la perpétuelle démarche palimpsestique de l’écriture de l’histoire.
À cet égard, L’ordre du jour illustre avec un grand souci formel les difficultés éthiques et esthétiques que la littérature doit affronter lorsqu’elle se saisit d’un pan du passé – difficultés d’autant plus importantes qu’elles concernent ici l’histoire nazie. Vuillard utilise divers mécanismes littéraires – oxymore, énumération, hypotypose, invention de dictons – pour conférer un degré de véracité certain à son récit. Si « [l]a vérité est dispersée dans toute sorte de poussières » (OJ, 121), le souffle de la littérature permet assurément d’épousseter certains événements incommodants, gênants par la persistance de leur contemporanéité. Genre de l’incertitude, terme sans véritable équivalent dans d’autres langues, le récit est souvent marqué par l’épithète qui lui est apposée – récit « historique », « biographique », « journalistique » –, alors même qu’un tel processus sémantique oblitère la dimension subjective qui le fonde. Notons que les quatre livres qui précèdent L’ordre du jour de même que celui que l’écrivain a fait paraître en 2019 portent la mention générique de « récit »[31]. Peut-être après tout que, pour Vuillard, ce genre est le plus apte à rendre compte des paradoxes inhérents à l’événement.
Parties annexes
Note biographique
Assistant Professor, Teaching Stream au département des Langues de l’Université de Toronto Mississauga, spécialiste des littératures contemporaines française et québécoise, Eric Chevrette est l’auteur de Vigiles de mémoire (Presses de l’Université de Montréal, 2020), ouvrage qui porte sur les modes de transmission et d’énonciation de la mémoire chez Modiano, Ernaux et Le Clézio. Il s’intéresse aux relations qu’entretient la littérature avec la philosophie et l’histoire, adoptant dans son travail une perspective esth/éthique. Il a entre autres signé des articles sur Volodine, Modiano et Carl Leblanc.
Notes
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[1]
Arles, Actes Sud, « Un endroit où aller », 2017. Désormais abrégé OJ suivi du numéro de la page.
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[2]
Les mémoires du chancelier Kurt Schuschnigg, Requiem, servent, par exemple, de source avouée par Vuillard pour raconter les pressions exercées par Hitler sur le chef d’État autrichien.
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[3]
Emmanuel Bouju, « Exercice des mémoires possibles et littérature “à-présent”. La transcription de l’histoire dans le roman contemporain », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 65e année, no 2 (« Savoirs de la littérature »), mars-avril 2010, p. 438.
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[4]
« Learning the Lessons of History and Literature. The Case of Éric Vuillard’s L’ordre du jour », History and Memory, vol. 31, no 1, Spring-Summer 2019, p. 3-24.
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[5]
Robert Paxton, « The Reich in Medias Res », The New York Review of Books, vol. 65, no 19, 6 décembre 2018, § 9. La critique de cet historien émérite touche entre autres au manque d’objectivité du travail de Vuillard. Celui-ci a offert une réponse mordante quelques semaines plus tard (« Novels as History », The New York Review of Books, vol. 66, no 2, 7 février 2019), dont le titre invite à croire que Vuillard considère son livre comme étant fortement teinté par le romanesque.
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[6]
Arlette Farge, « Penser et définir l’événement en histoire », Terrain. Anthropologie & sciences humaines, no 38 (« Qu’est-ce qu’un événement ? »), mars 2002, § 4 (disponible en ligne, doi : 10.4000/terrain.1929).
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[7]
Claude Romano, L’événement et le temps, Paris, Presses universitaires de France, « Épiméthée », 1999, p. 146.
-
[8]
Claude Romano, L’événement et le monde, Paris, Presses universitaires de France, « Épiméthée », 1998, p. 64.
-
[9]
Emmanuel Boisset, « Aperçu historique sur le mot événement », dans Emmanuel Boisset et Philippe Corno (dir.), Que m’arrive-t-il ? Littérature et événement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2006, p. 21.
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[10]
Claude Romano, L’événement et le monde, op. cit., p. 62.
-
[11]
Andrea Del Lungo, L’incipit romanesque, Paris, Seuil, « Poétique », 2003, p. 14 (« [t]out commencement romanesque […] doit légitimer et orienter le texte »).
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[12]
Cité entre autres dans le Cratyle (402a) de Platon et la Métaphysique (1010a14) d’Aristote (Héraclite, Fragments, traduit et publié par Jean-François Pradeau, Paris, Flammarion, « GF », 2002, p. 100 et 102).
-
[13]
La scène et l’ombre partagent le même radical σκιά en grec ancien (Littré).
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[14]
Catherine Coquio, Le mal de vérité. Ou l’utopie de la mémoire, Paris, Armand Colin, « Le temps des idées », 2015, p. 21.
-
[15]
L’exception dérive du latin excipere qui « veut dire prendre en tirant au dehors, de là le double sens de recevoir et d’exclure » (Littré, « excepter »).
-
[16]
Claude Romano utilise le substantif « advenant » pour décrire le sujet qui traverse (et que traverse) l’expérience de l’événement : « L’advenant est le titre événemential pour décrire cette implication elle-même, c’est-à-dire l’implication de moi-même dans ce qui m’arrive et qui pour moi fait histoire dans sa propre aventure » (L’événement et le monde, op. cit., p. 73).
-
[17]
Robert Dion, « Ce que l’histoire fait à la littérature (et inversement). L’ordre du jour d’Éric Vuillard », Roman 20-50, no 65, juin 2018, p. 212.
-
[18]
Le latin persistere signifie « fixer, arrêter » (Littré).
-
[19]
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945), dans Oeuvres, éd. établie et préfacée par Claude Lefort, Paris, Gallimard, « Quarto », 2010, p. 1114.
-
[20]
« Éric Vuillard : “Ce qu’on appelle fiction participe à la structure de notre savoir” », entretien de Muriel Steinmetz avec Éric Vuillard, L’Humanité, 5 mai 2017 (disponible en ligne : www.humanite.fr/eric-vuillard-ce-quon-appelle-fiction-participe-la-structure-de-notre-savoir-635678, page consultée le 31 mars 2021).
-
[21]
Philippe Sabot, « Le statut de l’événement dans la pensée de Michel Foucault : des Mots et les choses à L’archéologie du savoir », document de travail, p. 12 (disponible en ligne : hal.univ-lille3.fr/hal-01517790/document, page consultée le 31 mars 2021).
-
[22]
Robert Dion, loc. cit., p. 205.
-
[23]
« Aussi, le monde d’un événement, puisqu’il y va d’une unité articulée de sens, et non pas d’une simple juxtaposition spatiale ou temporelle, peut-il s’étendre en droit jusqu’à ses causes les plus lointaines. De là découle, précisément, l’historicité de ce monde » (Claude Romano, L’événement et le monde, op. cit., p. 48).
-
[24]
« Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit en ce sens, comme inactuel » (Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, trad. de l’italien par Maxime Rovere, Paris, Payot & Rivages, « Rivages poche », 2008, p. 9-10).
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[25]
Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications, no 11 (« Recherches sémiologiques. Le vraisemblable »), 1968, p. 87 (recueilli dans Essais critiques. IV. Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 172, puis dans Oeuvres complètes, éd. établie et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, t. II, 1994, p. 482).
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[26]
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 1993, p. 25.
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[27]
Le monstrum est un « prodige qui signifie, montre la volonté de Dieu » (Grand Robert de la langue française, « monstre »).
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[28]
La présence explicite des archives dans L’ordre du jour (les mémoires de Kurt Schuschnigg, de Lord Halifax, de Churchill, les archives personnelles de Goering, les archives de Nuremberg, les films de propagande) demeure circonscrite à quelques passages, ce qui désamorce la teneur archivistique des documents qui sont intégrés de manière organique à la narration. Les autres sources demeurent inconnues faute de notes ou de bibliographie. Par comparaison, le prix Renaudot de la même année, le roman La disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez (Paris, Grasset, 2017), possède une bibliographie de cinq pages où se côtoient ouvrages d’histoire et oeuvres littéraires (p. 233-237).
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[29]
Je renvoie au démontage en règle effectué par Nathan Bracher, dont le propos est teinté d’ironie : « En 141 pages de texte, sans notes, sans bibliographie ni explication de ses recherches, Vuillard a enfin percé le mystère et dissipé les illusions des opinions communes sur le sujet » (loc. cit., p. 8 : « in 141 pages of print with no notes, bibliography or explanation of his research, Vuillard has finally penetrated the mystery and dissipated the illusions of accepted views on the subject » ; je traduis).
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[30]
Goering qui, au moment de la rédaction de ces documents, « ne savait pas qu’en réalité tout le monde l’écoutait […] depuis cette postérité qu’il guignait » (OJ, 116).
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[31]
La bataille d’Occident (2012), Congo (2012), Tristesse de la terre. Une histoire de Buffalo Bill Cody (2014), 14 juillet (2016), La guerre des pauvres (2019), tous chez Actes Sud.