Résumés
Résumé
Le débat critique autour du genre de la Recherche, considérée tour à tour comme une autofiction, une autobiographie fictive ou un roman autobiographique, ainsi que les questionnements au sujet de la relation qui unit Marcel Proust au je narrant / narré, sont loin d’être résolus. Les indices glanés au sein de l’énorme masse textuelle et épitextuelle qui entoure le roman ne font que renforcer une ambiguïté générique que l’écrivain a veillé à préserver. En effet, même si Proust insiste à plusieurs reprises sur le caractère fictionnel de son oeuvre et sur la distinction entre son héros et lui-même, il laisse aussi entrevoir par moments la possibilité d’une identification, en jouant avec malice du clivage générique et poétique qui sépare le roman de l’autobiographie. Dans cet article, il s’agira de mettre en lumière des interstices par lesquels la composante autobiographique s’insinue dans la fiction, et d’observer comment la stratégie proustienne de transposition fictionnelle des données biographiques investit non seulement le plan macrotextuel, mais également ceux microtextuel et stylistique. Plus précisément, nous nous pencherons sur quelques occurrences saillantes de comparaison, où le comparant affiche un statut intradiégétique et accueille des analepses complétives, soit des références à des épisodes censés relever du passé diégétique, mais en réalité absents de l’histoire. Au premier abord, ces comparaisons paraissent apporter de nouvelles tesselles à la mosaïque de la vie du héros en nous laissant apercevoir des bifurcations possibles, et non avenues, de la trame romanesque. Cependant, la coïncidence entre le contenu des rapprochements et des parcelles de la biographie de Proust nous amènera finalement à avancer que le masque fictionnel du comparant permet à l’écrivain de glisser subrepticement des bribes de son propre vécu dans le roman, tout en préservant la mise à distance romanesque de la vie.
Abstract
The critical debate on the genre of the Recherche, alternatively defined as “autofiction,” fictional autobiography or autobiographical novel, as well as the questions on the relationship between Marcel Proust and the narrating/narrated “I” are far from being resolved. The clues collected from the huge textual and epitextual mass surrounding the novel emphasize a generic ambiguity that the writer carefully preserved. Indeed, even though Proust repeatedly insists on the fictional nature of his work and on the separation between his hero and himself, at times he also suggests a possible identification, mischievously playing with the separation between the poetics of the novel and that of the autobiography. This article will highlight the cracks through which autobiography seeps into fiction and it will examine how the Proustian strategy of fictional transposition of biographical details involves not only the macrotexual, but also the microtextual and stylistic levels. Specifically, the article will focus on a few salient occurrences of similes, where the vehicle displays an intradiegetic status and includes some completing analepses, that is to say references to episodes supposedly belonging to the diegetic past, but in fact absent from the plot. At first, these similes seem to add new pieces to the puzzle of the hero’s life, by letting us see possible but not actualized branchings of the plot. However, the match between the comparisons’ content and the fragments of Proust’s biography will lead us to propose that the vehicle’s fictional mask allows for the writer to sneak covertly snippets of his own experience in the novel, while at the same time preserving the fictional distancing from life.
Corps de l’article
Dans une lettre à Louis de Robert, son intermédiaire auprès de la Nouvelle Revue française, Proust esquisse à grands traits les contours de son oeuvre en gestation : il s’agit d’« un long ouvrage » que, faute de mieux, il consent à « appel[er] roman parce qu’il n’a pas la contingence des Mémoires » et « qu’il est d’une composition très sévère », mais dont il avoue finalement être « incapable d’en dire le genre[1] ». Nous sommes en 1912 et ces précautions de Proust à définir le genre (soit, dans le contexte de cette lettre, la forme et le statut générique) de la future Recherche du temps perdu sont bien connues des spécialistes. Elles accompagnent la genèse du texte comme un leitmotiv obsédant, qui court des premiers carnets de brouillon à la correspondance, et qui se mêle aussitôt d’un questionnement existentiel. « Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suis-je romancier ?[2] » se demande Proust en 1908, au moment d’entreprendre son étude sur Sainte-Beuve ; et encore, à la veille de la parution de Du côté de chez Swann, la primauté désormais établie du roman sur l’essai ne balaie toujours pas les hésitations : « Je ne sais pas si je vous ai dit que ce livre était un roman. Du moins, c’est encore du roman que cela s’écarte le moins. Il y a un monsieur qui raconte et qui dit : Je ; il y a beaucoup de personnages[3]. »
Un roman, ou plutôt « une espèce de roman[4] », porté par un monsieur sans nom – soit une tierce personne – qui pourtant dit je : qu’on le veuille ou non, le casse-tête générique auquel nous confronte À la recherche du temps perdu n’existerait tout bonnement pas si Proust n’avait transformé la première personne des récits homodiégétiques traditionnels en une instance complexe, en un je soumis à un curieux « régime d’incognito[5] », stratifié et au statut identitaire indécidable[6]. Si l’on tentait de résumer les données du débat qui s’est instauré autour du genre de la Recherche pendant plus d’un demi-siècle d’exégèse, on pourrait dire qu’entre les deux pôles du roman « pur » et de l’autobiographie « pure » – pareillement écartés par la critique actuelle –, l’on a vu surgir un certain nombre de cases mixtes : roman autobiographique, autobiographie fictive, autofiction[7], mobilisées tour à tour en fonction du degré de proximité que Marcel Proust autorise à supposer entre je et lui-même. Nous touchons là un point fort controversé, que les indices contradictoires glanés dans l’énorme masse textuelle et épitextuelle entourant la Recherche n’aident pas vraiment à démêler. Si, dans les lettres de 1912-1913 et dans les interviews accompagnant la publication de Du côté de chez Swann, Proust récuse fermement l’interprétation autobiographique et invoque, contre toute suspicion de « subjectivisme[8] », une nette séparation entre son protagoniste et lui-même, au tournant des années 1920 la cloison paraît moins étanche. D’une part, en marge de sa célèbre étude sur le style de Flaubert, Proust glisse dans une parenthèse la célèbre précision qui, en télescopant le je narrant sur sa personne, brouille durablement le statut générique de son oeuvre et la déplace, peu ou prou, vers l’autobiographie : « des pages où quelques miettes de “madeleine” trempées dans une infusion me rappellent (ou du moins rappellent au narrateur qui dit “je” et qui n’est pas toujours moi)[9] ». D’autre part, un relâchement du pacte romanesque revendiqué en 1913 se constate également dans le texte de La prisonnière, où le narrateur donne à entendre, par le détour d’une formule sibylline au conditionnel, que le protagoniste du récit pourrait s’appeler « Marcel », et porter donc « le même prénom que l’auteur de ce livre[10] ». Ainsi, au cours des presque quinze ans que dura la rédaction de la Recherche, Proust semble avoir oscillé entre « deux attitudes opposées, qui se résument respectivement dans les formules “Je n’est pas moi” et “Je est moi”[11] ».
Les flottements de la critique dans sa tentative « de stabiliser, ou de normaliser, la position générique de la Recherche[12] », illustrés de façon emblématique par l’embarras de Gérard Genette (taxinomiste s’il en est !) à proposer une définition stable de l’oeuvre proustienne[13], ne font donc que refléter l’ambiguïté foncière que Proust a choisie, et a veillé à préserver, pour son livre. Notre apport au débat retracé ci-dessus ne sera pas, hélas, résolutif, et contribuera peut-être à tourner davantage le couteau dans cette « vieille plaie narratologique[14] » ouverte par le genre indécidable de la Recherche. S’il est indiscutable que le parcours créateur ayant mené Proust de Jean Santeuil à la Recherche, par l’étape intermédiaire du Contre Sainte-Beuve, est marqué par « l’élimination de traits autobiographiques importants et l’accumulation de traits inventés[15] », le grand oeuvre de la maturité fait néanmoins état d’interstices par lesquels la composante autobiographique, quoique soumise à des procédés de « travestissement, de dissémination et de cryptage[16] », s’infiltre dans le roman. Outre les brouillages que l’on peut constater à un niveau macrotextuel et macrogénérique, investissant non seulement l’instance narrative, mais aussi les lieux et le personnel romanesque[17], la stratégie proustienne de transposition fictionnelle du matériau biographique s’observe également sur un plan microtextuel et stylistique. Nous nous référons notamment à quelques occurrences saillantes de comparaison, qui se distinguent par le statut intradiégétique et analeptique du comparant[18]. En nous penchant sur le caractère complétif et, partant, inédit des références à la diégèse contenues dans ces analepses greffées sur la comparaison, nous montrerons comment le masque fictionnel du comparant permet à Proust de glisser subrepticement des bribes de son propre vécu dans le roman, tout en préservant la mise à distance romanesque de la vie.
Comparaisons intradiégétiques et analepses complétives
Le trait structural qui nous autorise à qualifier d’intradiégétiques certaines occurrences de comparaisons introduites par comme dans la Recherche consiste en l’ancrage du comparant dans l’univers fictionnel. Cela signifie que, au lieu d’être représenté par des entités extratextuelles, puisées dans le bagage des savoirs partagés, l’élément à droite de comme renvoie à des épisodes de la vie du protagoniste et s’inscrit dans le cadre de référence posé par le roman. La comparaison fonctionne alors en circuit fermé, sans que l’on sorte des confins de l’oeuvre : le comparé, inconnu du héros, est appréhendé et éclairci rétrospectivement par le narrateur à l’aide d’une analogie qui fait appel aux matériaux de son propre vécu, lequel est aussi, de façon indissociable, le passé du texte. Ainsi réaménagée dans sa structure référentielle[19], avec un comparant qui reproduit ou anticipe un fragment de matière romanesque, la comparaison devient un support idéal pour l’actualisation des phénomènes de discordance dans l’ordre narratif que, depuis la systématisation de Genette, l’on désigne sous le nom d’analepses ou de prolepses[20].
Dans le cadre restreint de cet article, nous illustrerons les enjeux de quelques occurrences où le comparant réalise la forme par excellence de la rétrospection : l’analepse complétive. Ce stratagème formel permet aux écrivains d’introduire dans l’histoire racontée de nouveaux éléments, qui révèlent au lecteur, en les rattrapant a posteriori, des lacunes ou des omissions du récit. Transposée dans la structure comparative, l’analepse complétive se reconnaît à ce que la matière diégétique évoquée par le comparant émane certes de l’univers romanesque – preuve en sont, comme nous allons le voir, les marques de personne portées par les verbes au passé et les pronoms personnels du singulier – mais ne renvoie à aucun épisode narré, repérable dans la chaîne d’événements formant la trame de la Recherche. Les lecteurs découvrent ainsi, par le détour de l’analogie, des instantanés de la vie du héros-narrateur qui n’ont jamais été mentionnés auparavant, ce qui nous autorise à supposer que l’une des fonctions primordiales de ces rapprochements analeptiques reviendrait à ouvrir l’intrigue sur des possibles narratifs que Proust laisse entrevoir, sans finalement les développer jusqu’au bout. Observons ce passage tiré de « Autour de Mme Swann », première partie de À l’ombre des jeunes filles en fleurs :
Il est possible que celui-ci [ce miracle] eût été provoqué artificiellement par ma mère qui voyant que depuis quelque temps j’avais perdu tout coeur à vivre, avait peut-être fait demander à Gilberte de m’écrire, comme, au temps de mes premiers bains de mer, pour me donner du plaisir à plonger, ce que je détestais parce que cela me coupait la respiration, elle remettait en cachette à mon guide baigneur de merveilleuses boîtes en coquillages et des branches de corail que je croyais trouver moi-même au fond des eaux.
RTP, t. I, p. 491-492
La dimension intradiégétique de cette comparaison se révèle en examinant la forme grammaticale du comparant. D’une part, les indices explicites de la subjectivité (pronoms personnels et déterminants possessifs) exhibent une démarche de personnalisation et signalent que le constituant à droite de comme retrace une situation appartenant au vécu du héros-narrateur. D’autre part, le caractère analeptique de l’évocation est rendu visible par un marquage linguistique très net : l’emploi de l’imparfait itératif, ainsi que le syntagme prépositionnel « au temps de mes premiers bains de mer », isolé dans une incidente qui en assure la mise en relief, enracinent le comparant dans un passé qui demeure flou en termes de chronologie, mais que l’on perçoit immédiatement comme assez éloigné. À ce propos, l’adjectif « premiers » contribue à rendre sensible le décalage temporel, ainsi qu’à mieux définir la portée de l’analepse ; il implique en effet que le héros, adolescent amoureux de Gilberte à ce point de l’histoire, était très jeune à l’époque des faits ressaisis ici et que, depuis, bien d’autres bains de mer ont suivi ces premiers essais hésitants.
Même si Genette tend à attribuer au héros la plupart des analepses qui apparaissent dans les sections liminaires de la Recherche[21], il nous semble que dans notre exemple la mise en relation de l’actuel – l’avènement aussi miraculeux qu’inespéré de la lettre de Gilberte – à ce fragment d’enfance doit être attribuée uniquement au narrateur. C’est bien lui qui, fort de l’expérience acquise et de son regard rétrospectif, tente d’élucider ce qui pour le héros tient d’un coup de baguette magique, en faisant appel à un souvenir qui, pourtant, ne trouve aucun écho dans le passé du texte. L’analogie mise au jour entre ces deux situations très éloignées, mais liées par le fil de l’intercession maternelle, se charge ainsi d’une triple valeur : 1. mémorielle, car le narrateur se rappelle un épisode de son vécu en raison des liens communs qui l’unissent à la situation qu’il est en train de raconter ; 2. herméneutique, puisque le souvenir du passé livre la clé pour interpréter un fait qui, dans l’optique du héros, relève d’un présent inexplicable ; et 3. complétive. En effet, outre qu’il consolide le rôle de la mère en tant qu’intermédiaire providentiel entre le héros et ses désirs[22], le récit anecdotique rétrospectif contribue à lever le voile sur certains détails, passés jusque-là sous silence, de l’enfance du héros-narrateur. Nous apprenons en effet que cette période révolue de son existence ne se résume pas au temps étale des vacances à Combray, et à quelques épisodes isolés de la vie parisienne, mais qu’elle a comporté aussi des séjours au bord de mer, où l’enfant était accompagné non par sa grand-mère, mais par sa mère, et que celle-ci s’évertuait à lui rendre la plongée moins pénible grâce à des ruses qu’il a, en toute probabilité, découvertes par la suite.
En faisant surgir des événements occultés ou laissés de côté par le narrateur, le comparant vient donc mettre au jour, et combler après-coup, ce que Genette appelle une « paralipse[23] », à savoir une lacune du récit qui n’est pas la conséquence d’un saut en avant sur la chaîne temporelle – comme pour l’ellipse – mais consiste plutôt en une omission volontaire de certains événements, relégués dans une zone d’ombre à l’intérieur d’une période qui, telle l’enfance du héros, est en principe couverte par le récit. Ces premiers bains de mer se situent donc, dans la chronologie idéale du roman, bien avant le séjour à Balbec, et nous apprennent que le héros a déjà eu la possibilité d’entrer en contact avec le paysage marin ; cette découverte amène alors une petite contradiction dans le récit du narrateur, puisqu’aussi bien dans « Combray » que dans « Nom de Pays : le pays », la perspective d’un voyage dans une localité balnéaire est présentée comme une expérience nouvelle, qui excite l’imagination du héros et devient un ressort important de croyances, un rêve que l’enfant verra s’exaucer seulement quelques années plus tard, avec l’arrivée à Balbec.
Lacunes diégétiques ou brèches autobiographiques ?
L’évocation des premiers bains de mer n’est pas le seul éclairage inattendu que la comparaison intradiégétique jette sur la jeunesse du héros proustien. Dans une occurrence de Le temps retrouvé, l’événement actuel, auquel le héros adulte se trouve assister en coulisse, est illustré par le narrateur au moyen d’un comparant analeptique qui dévoile une autre petite portion de la « face parisienne de l’enfance de Marcel[24] » :
Il [Charlus] le salua comme il eût salué un prince à Versailles, et pour profiter de l’occasion d’avoir en supplément un plaisir gratis, comme quand j’étais petit et que ma mère venait de faire une commande chez Boissier ou chez Gouache, je prenais, sur l’offre d’une des dames du comptoir, un bonbon extrait d’un des vases de verre entre lesquels elles trônaient, prenant la main du charmant jeune homme et la lui serrant longuement, à la prussienne, […].
RTP, t. IV, p. 405
La subordonnée circonstancielle introduite par quand déclenche une analepse qui nous transporte au coeur d’une scène datant d’un passé fort éloigné. Ainsi que dans l’exemple précédent, le récit qui se déploie dans le comparant ne contient pas de repères temporels précis pouvant aider à situer cette anecdote dans la chronologie du roman et nous apprenant à quel moment de son enfance le héros pouvait bénéficier du supplément de plaisir octroyé par la dame du comptoir – plaisir qui est reconnu être le même (et pourtant autre) que celui dont profite à présent Charlus. L’adjectif « petit », au demeurant très vague, plonge toute indication d’âge dans l’indétermination ; le cotexte linguistique nous autorise néanmoins à supposer qu’à cette époque-là le héros était vraiment très jeune, le verbe « trôner » témoignant en effet d’une déformation grossissante qui réactive implicitement l’acception de l’adjectif qui qualifie la taille modeste de l’enfant. De plus, quand, couplé à l’imparfait, aplatit tout relief chronologique et signale également que nous sommes en présence de l’évocation synthétique d’une scène qui a dû se produire plusieurs fois pendant l’enfance parisienne du héros.
Si l’on se penche à présent sur le degré d’informativité de l’analepse par rapport aux blancs qu’elle vient remplir au sujet de la vie du héros, force est de constater qu’il s’agit de renseignements anodins. L’épisode ressaisi s’inscrit dans une série de moments routiniers, appartenant au quotidien bourgeois du protagoniste, mais qui n’ont au fond rien d’exceptionnel et ne pourraient prétendre au statut d’événement ou de péripétie, raison pour laquelle ils ont dû être écartés du récit premier. Or, si ce comparant intradiégétique nous paraît néanmoins très intéressant, c’est parce que la fonction complétive de l’analepse s’y manifeste d’une façon particulière. À la différence de l’exemple précédent, où l’ajout de nouveaux éléments fictionnels laissait entrevoir des pistes narratives potentielles, et finalement non avenues, ici la comparaison analeptique nous semble introduire dans l’histoire un clin d’oeil probable à la biographie de Proust[25]. Autrement dit, l’analepse « complète » dans la mesure où elle vient non pas remédier à un hiatus narratif mais réduire l’incognito du je, ainsi que la distance le séparant de son auteur.
L’hypothèse d’un infléchissement autobiographique nous est suggérée par une précision de nature référentielle. Le fait que la mère du héros fasse ses commandes dans deux pâtisseries réellement existantes dans le Paris du début du vingtième siècle est une précision non négligeable ; cette mention témoigne, certes, du mélange composite d’éléments réels et fictionnels qui caractérise les lieux et le personnel romanesque de la Recherche[26], et peut donc être considérée à l’instar d’une reale destinée à renforcer par une couche référentielle supplémentaire la crédibilité de l’univers diégétique, mais elle contient aussi un détail topographique significatif. Comme le précisent les éditeurs de Le temps retrouvé[27], les boutiques de Boissier et de Gouache étaient situées dans le quartier de la Madeleine, là où habitait la famille Proust et où se déroula toute la jeunesse du futur écrivain ; qui plus est, on sait que ces deux pâtissiers étaient les fournisseurs attitrés de madame Proust[28], ce qui nous autorise à supposer que le héros du roman savoure ici un supplément de plaisir que le petit Marcel Proust avait très bien pu connaître. De la sorte, l’évocation rétrospective qui prend corps dans le comparant semble se placer à l’intersection de la fiction et de la vie, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la diégèse, dans la mesure où elle (ré)intègre, dûment transposée dans le roman, une scène et un souvenir qui remontent non seulement à l’enfance fictive du protagoniste, mais surtout à celle de son créateur.
Devrions-nous alors en déduire que les comparants analeptiques constituent un stratagème pour glisser subrepticement des allusions à des épisodes fantômes du récit, absents de l’itinéraire du héros-narrateur, mais bien présents dans la vie de l’écrivain ? Ces interférences entre la vie et l’oeuvre résulteraient-elles d’une sorte de faiblesse ou de lapsus[29] de la part de Proust, contrevenant au pacte romanesque réitéré dans le (para)texte[30] et cédant par moments à la difficulté « de maintenir à portée de bras, loin de soi, un je inventé à partir de soi[31] » ? Pourrait-il s’agir, au contraire, de l’un de ces signes de conjonction entre les instances du protagoniste et de l’auteur caractéristiques, selon Philippe Gasparini, du roman autobiographique[32], indices que Proust aurait alors semés à dessein, pour suggérer la possibilité d’une identification entre je et lui-même et pour infléchir malicieusement l’axe générique de son oeuvre vers le pôle de l’autobiographie ?
Toujours est-il que de clairs échos à la vie de Proust se font entendre également dans deux autres exemples, ce qui rend moins probable l’éventualité d’une coïncidence fortuite et nous induit à croire en revanche qu’il pourrait s’agir d’une constante de ces comparaisons :
Si je voulais sortir ou rentrer sans prendre l’ascenseur ni être vu dans le grand escalier, un plus petit, privé, qui ne servait plus, me tendait ses marches si adroitement posées l’une tout près de l’autre, qu’il semblait exister dans leur gradation une proportion parfaite du genre de celles qui dans les couleurs, dans les parfums, dans les saveurs, viennent souvent émouvoir en nous une sensualité particulière. Mais celle qu’il y a à monter et à descendre, il m’avait fallu venir ici pour la connaître, comme jadis dans une station alpestre pour savoir que l’acte, habituellement non perçu, de respirer, peut être une constante volupté.
RTP, t. II, p. 382
Comme un officier de mon régiment qui m’eût semblé un être spécial, trop bienveillant et simple pour être de grande famille, trop lointain déjà et mystérieux pour être simplement d’une famille quelconque[33], et dont j’aurais appris qu’il était beau-frère, cousin de telles ou telles personnes avec qui je dînais en ville, ainsi Beaumont, relié tout d’un coup à des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région, […].
RTP, t. III, p. 393-394
Une fois de plus, nous constatons que le comparant analeptique contribue non seulement à l’élucidation du phénomène nouveau qui fait l’objet du passage cité (le changement dans la perception des distances géographiques, la perfection de l’escalier de l’hôtel de Doncières), mais, ce faisant, il dévoile en plus aux lecteurs des détails inédits relatifs au passé du héros. Dans l’extrait cité en premier, le déictique « jadis » représente le seul indice qui marque l’ancrage du comparant dans la diégèse, même si le cadre temporel demeure on ne peut plus flou, l’adverbe renvoyant simplement à une période très antérieure par rapport à l’actualité de l’énonciation et se limitant donc à suggérer que la portée de l’analepse est très ample. On notera pourtant que la présence de ce complément de temps est d’autant plus indispensable pour l’interprétation de la comparaison qu’il est le seul élément susceptible de rattacher à une sphère subjective et, par conséquent, intradiégétique, un comparant que, sans cela, l’on aurait tendance à tenir pour désactualisé. L’article indéfini dans le groupe prépositionnel (« dans une station alpestre »), la construction elliptique – aucun verbe conjugué n’apparaît à droite de comme, ce qui gomme les marques temporelles du passé relevées dans les exemples précédents –, ainsi que le recours au présent achronique, temps de l’explication hors contingences, dans la partie conclusive de la phrase, semblent encourager cette lecture. Ils constituent autant de traits linguistiques qui rendent compte de l’intention de masquer sous une couche de généralité et d’abstraction l’expérience personnelle à l’origine de la méditation du narrateur.
L’analepse risque donc de passer inaperçue et son camouflage, conséquence du maintien du comparant à cheval entre le particulier et le général, pourrait résulter d’une manoeuvre consciente d’occultation et de brouillage. Si le récit du voyage dans les Alpes (dont il ne sera plus jamais question dans le roman en dehors de cette comparaison) fait l’objet d’un oubli, voire d’un retranchement délibéré du corps narratif de la Recherche, c’est peut-être pour éviter un alignement trop flagrant sur la biographie de l’auteur, lequel séjourna plusieurs fois dans des localités alpestres françaises et suisses[34]. Or, si son héros n’aura jamais droit à des vacances alpestres, Proust ne renonce pas pour autant au plaisir de transfuser dans le roman un souvenir perceptif de ses séjours montagnards, ni à celui de parsemer discrètement son intrigue d’allusions autobiographiques, profitant de la marge d’ambiguïté garantie par la transposition fictionnelle et par l’intégration du détail personnel dans la comparaison. Cette convergence entre le contenu de l’analepse complétive et certaines données biographiques nous autorise alors à soutenir que les incongruités et les blancs que ces anachronies donnent à voir dans la trame du roman seraient non pas la trace d’épisodes réaménagés ou sacrifiés en cours de route[35], mais la preuve que Proust entend installer son oeuvre « dans un espace générique ambigu[36] », en incluant dans la fiction des fragments de sa vie qui n’ont pas pu être convertis en de véritables épisodes romanesques.
Le jeu subtil de caché-montré, « d’occultation et de dévoilement[37] », que Proust pratique dans la Recherche avec les divers matériaux de son vécu caractérise également la seconde occurrence citée plus haut. De prime abord, la valeur intradiégétique de ce comparant n’est révélée par aucun indice linguistique exprimant une idée d’antériorité ; cependant, le déterminant possessif « mon », les marques flexionnelles de personne et les pronoms du singulier témoignent clairement d’une démarche d’individualisation. Au lieu de renvoyer à un régiment quelconque et à un officier virtuel, le narrateur choisit d’évoquer son propre service militaire – et d’apprendre, du même coup, aux lecteurs déroutés qu’il en a fait un – et le souvenir d’un officier bien identifié (quoiqu’anonyme), sur qui on ne découvre pas grand-chose, sauf qu’il a été, un temps, au centre des rêveries et des spéculations du héros. Même si le renvoi analeptique demeure voilé, et que l’emploi du conditionnel passé recule le propos dans la sphère de l’irréalité, les procédés de subjectivisation que nous venons de signaler rendent compte de la volonté manifeste de Proust de rattacher la mention du régiment à l’itinéraire du héros et de l’inclure ainsi pleinement dans le tissu diégétique. Ce comparant ménage donc une fenêtre analeptique qui éclaire une autre portion enfouie de la vie du protagoniste, destinée à replonger aussitôt dans l’ombre. Comme on le sait, le récit du service militaire du héros n’a été développé dans aucun des sept volumes de la Recherche et ne figure dans le roman qu’à l’état d’allusion, surgissant par le truchement tantôt d’une mention à valeur proleptique[38], tantôt d’une autre évocation rétrospective, située dans Le temps retrouvé : « [Charlus] me tapa sur l’épaule (profitant du geste pour s’y appuyer jusqu’à me faire aussi mal qu’autrefois, quand je faisais mon service militaire, le recul contre l’omoplate du “76”) » (RTP, t. IV, p. 387).
Or, même si elle n’ouvre que sur une faille énigmatique de la charpente romanesque, cette fenêtre n’est pas tout à fait condamnée ; elle constitue au contraire une source de lumière, car elle met au jour une autre parcelle d’autobiographie proustienne camouflée dans la trame fictionnelle et décelable en se reportant aux données extratextuelles. Les biographes nous disent en effet qu’en 1889-1890 Proust s’engagea comme volontaire et fit son service militaire au quartier d’Orléans ; de cette année, et de l’atmosphère d’insouciance qui la caractérisa, l’écrivain garda toujours des souvenirs heureux, dont la quintessence se trouve condensée dans l’épisode de Doncières[39]. Cette longue évocation montre, d’une part, que l’époque du régiment, son ambiance et ses relations éphémères ont bien conflué, quoique sous une forme détournée, dans la Recherche ; d’autre part, l’allusion (faussement) analeptique et les clins d’oeil biographiques qui apparaissent dans certaines comparaisons suggèrent aussi que Proust aspirait peut-être à représenter les souvenirs de son propre service militaire de façon plus immédiate, comme si le rappel du passé qu’il prête fictivement à son protagoniste n’était que le miroir, et la reproduction simultanée, de l’activité mémorielle qui se produit chez l’auteur parallèlement à la rédaction de son roman, d’où les superpositions et les interférences entre le texte et la vie. Toujours est-il que ces comparants intradiégétiques, amenant des compléments romanesques qui n’auront pas de place dans l’univers de la Recherche, semblent bien fournir à Proust un espace protégé, ainsi qu’un prétexte pour introduire dans le roman des parcelles de vie vécue, dans le but de brouiller, une fois de plus, les frontières entre les genres, et de renforcer l’hybridité d’une oeuvre trop sui generis (ou supra-genera) pour être logée sous une seule enseigne.
Conclusion
« Il est vrai que par excès de fatigue, pour des détails purement matériels, je me dispense d’inventer pour mon héros et prends des traits vrais de moi », avoue Proust au début du mois de novembre 1920 dans une lettre à Jacques Boulenger (Corr., t. XIX, p. 580). Or, les emprunts à la vie qui se nichent dans les comparaisons intradiégétiques étudiées ici nous invitent à douter de l’innocence de cette affirmation ; loin de se réduire à un remplissage commode ou à des ajouts sans importance, les « détails purement matériels » apportés par les comparants analeptiques témoignent à notre avis d’une manoeuvre calculée d’intégration de fragments autobiographiques dans la fiction. Du moment que, de par sa valeur complétive, l’analepse renvoie à des portions d’histoire qui n’ont jamais été racontées, le cryptage fictionnel demeure partiel : les parcelles de son vécu que Proust prête à son héros par le biais de la comparaison rendent compte, certes, de la même démarche de distanciation de soi et de fictionnalisation qui sous-tend le traitement de la biographie dans la Recherche, mais, en l’absence d’une pleine reconversion romanesque, la matrice personnelle de ces échos n’apparaît que plus flagrante, sinon volontairement exhibée. En élaborant des analogies à cheval entre le texte et le hors-texte, entre la fiction et la vie, Proust joue alors avec malice du clivage générique et poétique qui sépare le roman de l’autobiographie, cependant qu’il accroît – au grand dam, mais aussi au plaisir, de ses exégètes – l’énigme de sa relation à ce je narrant / narré qui, s’il « n’est pas toujours moi », l’est aussi le plus souvent.
Parties annexes
Note biographique
Docteure en littérature française de l’Université de Bologne et de l’Université de Haute-Alsace, Ilaria Vidotto est première assistante en linguistique et stylistique françaises à l’Université de Lausanne. Sa thèse, à paraître chez Classiques Garnier, porte sur l’étude stylistique des comparaisons introduites par comme dans À la recherche du temps perdu. Ses intérêts de recherche se focalisent sur Marcel Proust, auquel elle a consacré plusieurs articles, sur la stylistique et sur la littérature des xixe et xxe siècles. Elle est secrétaire de rédaction de la revue Francofonia et membre du comité de rédaction de la revue Quaderni Proustiani.
Notes
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[1]
Marcel Proust, Correspondance, texte présenté et établi par Philip Kolb, Paris, Plon, t. IX, 1983, p. 251. Cette édition (Plon, 21 vol., 1970-1993) sera désormais abrégée Corr. suivi des numéros du tome et de la page.
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[2]
Marcel Proust, Le carnet de 1908, texte présenté et établi par Philip Kolb, Paris, Gallimard, « Cahiers Marcel Proust », 1976, p. 61.
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[3]
Lettre à René Blum, 23 février 1913 (Corr., t. XII, p. 91-92).
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[4]
Lettre à René Blum, vers le 20 février 1913 (ibid., p. 79).
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[5]
Nathalie Mauriac Dyer insiste, à juste titre, sur cette nuance, le héros proustien ayant bel et bien un nom qui, pourtant, nous est systématiquement tu (« À la recherche du temps perdu, une autofiction ? », dans Jean-Louis Jeannelle et Catherine Viollet (dir.), Genèse et autofiction, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, « Au coeur des textes », 2007, p. 76).
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[6]
Même si, comme le note Françoise Leriche, il est fortement réducteur de ramener « la question complexe de la nature [du je proustien] à une interrogation purement identitaire » (« Pour en finir avec “Marcel” et “le narrateur”. Questions de narratologie proustienne », dans Bernard Brun (dir.), Marcel Proust 2. « Nouvelles directions de la recherche proustienne 1 », Paris, Minard, « Lettres modernes », 2000, p. 14), celle-ci nous paraît incontournable, dans la mesure où c’est Proust lui-même qui l’alimente, par sa relation ambivalente d’identification et de distanciation avec son héros.
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[7]
Pour une définition des caractéristiques propres à ces trois formes hybrides, se reporter à Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, « Poétique », 2004, p. 17-27.
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[8]
« Parce que je dis “je” on croit que je suis subjectif » (lettre à Henri Ghéon, 2 janvier 1914 ; Corr., t. XIII, p. 25) ; « [C]omme j’ai eu le malheur de commencer mon livre par “Je” et que je ne pouvais plus changer, je suis “subjectif” in aeternum » (lettre à Jacques Boulenger, 29 novembre 1921 ; ibid., t. XX, p. 542).
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[9]
L’étude sur Flaubert a paru dans la Nouvelle Revue française de janvier 1920. Voir Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, édition établie par Pierre Clarac avec la collaboration d’Yves Sandre, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 599.
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[10]
« Elle [Albertine] retrouvait la parole, elle disait : “Mon” ou “Mon chéri”, suivis l’un ou l’autre de mon nom de baptême, ce qui, en donnant au narrateur le même prénom qu’à l’auteur de ce livre, eût fait “Mon Marcel”, “Mon chéri Marcel” » (La prisonnière, dans À la recherche du temps perdu, publié sous la dir. de Jean-Yves Tadié, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, t. III, p. 583 ; désormais abrégé RTP suivi des numéros du tome et de la page).
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[11]
Marcel Muller, Les voix narratives dans la Recherche du temps perdu, Genève, Droz, 1965, p. 164 (rééd. Droz, 2019).
-
[12]
Dorrit Cohn, « Proust’s Generic Ambiguity », dans The Distinction of Fiction, Baltimore / London, The John Hopkins University Press, 2000, p. 70 (« of stabilizing, or normalizing, the generic position of the Recherche », nous traduisons).
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[13]
Au fil de ses ouvrages successifs, le narratologue penche tantôt pour un entre-deux proche du roman autobiographique (Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972), tantôt pour l’autobiographie (Seuils, Paris, Seuil, « Poétique », 1987), tantôt pour le roman (Fiction et diction, Paris, Seuil, « Poétique », 1991), pour embrasser finalement le parti – hautement problématique – de l’autofiction (Figures IV, Paris, Seuil, « Poétique », 1999), solution avancée déjà dans Palimpsestes : la littérature au second degré (Paris, Seuil, « Poétique », 1982).
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[14]
Gérard Genette, Métalepse : de la figure à la fiction, Paris, Seuil, « Poétique », 2004, cité par Nathalie Mauriac Dyer, loc. cit., p. 75.
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[15]
Jean-Yves Tadié, Proust et le roman. Essai sur les formes et techniques du roman dans À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Tel », 2003 [1971], p. 24.
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[16]
Nathalie Mauriac Dyer, loc. cit., p. 80.
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[17]
Ce qu’atteste, indirectement, cette comparaison illustrant l’expérience de dédoublement que vit Swann dans son rêve : « [C]omme certains romanciers, il avait distribué sa personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve, et un qu’il voyait devant lui coiffé d’un fez » (RTP, t. I, p. 373). Curieusement, dans une note très succincte, l’éditeur qualifie ce passage d’« allusion autobiographique » (RTP, t. I, p. 1248, note 1 de la p. 373), même s’il serait plus exact de parler d’allusion métapoétique, Proust figurant ici en abyme un de ses procédés littéraires.
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[18]
Nous partons du principe que, dans ses réalisations canoniques, la comparaison figurative met en jeu quatre éléments : un terme A, le comparé ; un motif B (de nature verbale ou adjectivale) en facteur commun ; un terme relateur de comparaison ; et enfin un terme C, le comparant, censé faciliter l’appréhension du comparé.
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[19]
La matrice intradiégétique du comparant entraîne l’abolition de la dissymétrie référentielle qui caractérise d’ordinaire la relation entre le comparé (actualisé dans l’espace fictionnel) et le comparant (désactualisé) ; les deux constituants se voient placés sur un pied d’égalité et pourvus d’un même degré de « réalité ». Pour plus de précisions sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : Proust et la comparaison vive. Étude stylistique, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque proustienne », à paraître en 2020.
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[20]
Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 82.
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[21]
« La plupart des analepses relevées au premier chapitre procèdent soit de souvenirs remémorés par le héros, et donc d’une sorte de récit intérieur à la manière nervalienne, soit de relations qui lui ont été faites par un tiers » (ibid., p. 249).
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[22]
L’idée que la lettre de Gilberte puisse avoir été sollicitée par la mère apparaît dans un passage biffé de la première dactylographie, mais à ce stade elle n’est supportée par aucune analogie rétrospective : « je ne sus jamais quelle fée avait amené ce dénouement au moment où les choses allaient si mal ; aujourd’hui, j’en soupçonne un peu ma mère » (N.a.fr. 16732, fo 108 ro). Le noyau primitif de l’image a été ajouté sans doute au cours des remaniements entrepris entre 1914 et 1917, tandis que la comparaison, telle que nous la lisons aujourd’hui, a été mise au point dans des ajouts manuscrits aux épreuves Gallimard de 1918. Il est donc tout à fait plausible que Proust ait ajouté in extremis cette analogie analeptique pour consolider le rôle de médiation de la mère entre la personne aimée et le héros, et pour renforcer à la fois la symétrie et le contraste avec la scène de Le côté de Guermantes où maman, au lieu de l’encourager, met fin à l’amour du héros pour la duchesse.
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[23]
Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 93.
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[24]
Ibid., p. 92. Mais de quel Marcel s’agit-il au juste ?
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[25]
En l’absence d’un pacte autobiographique déclaré, une telle interprétation de la part du lecteur s’appuie sur le critère de la « connaissance d’éléments extérieurs au texte » évoquée par Philippe Lejeune (L’autobiographie en France, Armand Colin, « Cursus. Série Lettres », 1998 [1971], p. 17). Sur le rôle des données factuelles sur la vie de l’auteur pour démasquer la composante autobiographique d’un roman, voir aussi Philippe Gasparini, op. cit., p. 45-52.
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[26]
Les exemples sont nombreux et concernent aussi bien la géographie normande, les généalogies des familles aristocratiques – où des noms réels, issus des Mémoires de Saint-Simon ou des salons de la Belle Époque, se mêlent aux inventions de Proust –, les personnalités historiques ou encore les figures d’artistes et les oeuvres d’art.
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[27]
RTP, t. IV, p. 1242, note 1 de la p. 405.
-
[28]
Anne Borrel, « Les “bonnes adresses parisiennes” d’À la recherche du temps perdu », dans Charles Dantzig (dir.), Le grand livre de Proust, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 57.
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[29]
C’est l’interprétation vers laquelle semble s’orienter Genette : « Le critique, lui, peut aussi bien considérer de telles allusions comme des lapsus de l’auteur, où peut-être la biographie de Proust se projette momentanément sur celle de Marcel » (Figures III, op. cit., p. 92 note 4).
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[30]
Voir, à titre d’exemple, le plaidoyer du narrateur à propos du caractère fictif de « son » oeuvre (RTP, t. IV, p. 424), ainsi que les lettres de Proust à Bibesco (Corr., t. XI, p. 234-235) et à Souday (ibid., t. XVIII, p. 464 et t. XIX, p. 38).
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[31]
Hypothèse avancée par Marcel Muller, op. cit., p. 175.
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[32]
« Le roman autobiographique va se définir par sa politique ambiguë d’identification du héros avec l’auteur : le texte suggère de les confondre, soutient la vraisemblance de ce parallèle, mais il distribue également des indices de fictionnalité » (Philippe Gasparini, op. cit., p. 32).
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[33]
Ce « d’une famille quelconque » qu’on lit aujourd’hui dans le tome III de notre édition de référence corrige le texte de l’édition originale de ce volume qui offrait à la lecture une malheureuse répétition : « d’une grande famille ».
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[34]
Proust passa plusieurs périodes de vacances dans les Alpes ; il se rendit une première fois à Saint-Moritz, en 1893, puis à Chamonix en 1903, et enfin à Évian en compagnie de sa mère, respectivement en 1899 et en 1905, ce dernier séjour ayant été interrompu par un brusque retour à Paris, suivi du décès de sa mère. Voir la notice chronologique rédigée par Jean-Yves Tadié, RTP, t. I, p. cxvii-cxxv.
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[35]
C’est ce qui arrive, par exemple, avec les amorces concernant la femme de chambre de la baronne Putbus, un personnage qui, avant l’introduction d’Albertine, était l’objet du désir et des poursuites du héros. Sur l’évolution génétique et la disparition de ce personnage, voir la « Notice » d’Antoine Compagnon, RTP, t. III, p. 1206-1209.
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[36]
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Seuil, « Poétique », 1975, p. 29.
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[37]
Laurent Mattiussi, Fictions de l’ipséité : essai sur l’invention narrative de soi (Beckett, Hesse, Kafka, Musil, Proust, Woolf), Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 2002, p. 11.
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[38]
« Je reprenais mon élan, m’aidais des pieds et des mains pour arriver à l’endroit d’où je verrais les rapports nouveaux entre les choses. Chaque fois, parvenu à peu près à la moitié de la phrase, je retombais, comme plus tard au régiment dans l’exercice appelé portique » (RTP, t. II, p. 622-623).
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[39]
RTP, t. II, p. 370-437.