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 Si frais

 le souffle de la cloche –

 lorsqu’il quitte la cloche !

Yosa Buson

En 1896, peu de temps après la mort de Verlaine, Mallarmé est élu Prince des Poètes. Sur son « affiche électorale », il fait pleinement entendre sa voix, non seulement de Poète, mais aussi de citoyen, qui a droit de vote et qui réclame le vote de ses confrères. Il en appelle à la société des « POÈTES ! », à qui il affirme haut et fort : « Ici, donc, je veux, sans plus, demander, à qui est échu parce que digne, le droit de l’attribuer, un suffrage.// POÈTES !// Cher, mon voeu que par vous vive un nom, le mien,/ s’exprime tel.// STÉPHANE MALLARMÉ[1]. » Quelques mois plus tard, à la demande expresse de Mallarmé, Albert Mockel demande à Paul Claudel de lui fournir un poème en hommage au nouveau Prince des Poètes. Claudel est alors, avec Valéry bien sûr, parmi les plus jeunes disciples de Mallarmé. Le poème qu’il lui offre, un sonnet, est on ne peut plus mallarméen. Il semble même constituer un hommage plus franc que celui de Valéry, un sonnet également, dans la mesure où tout y rappelle Mallarmé. Pour schématiser, je dirais que tout Valéry est déjà dans « Valvins », alors que dans le sonnet de Claudel, seul le disciple de Mallarmé paraît. Rien ne laisse présager l’auteur des Cinq Grandes Odes ou du Soulier de satin, dans ces alexandrins corsetés, cette syntaxe abstraite ou cette tablature mesurée. Mais pourtant un terrain d’entente s’y dessine, aux endroits stratégiques du poème. Au quatrième et au huitième vers, soit à la fin de chaque quatrain et au point de transition du sonnet, Claudel juxtapose dans une symétrie impeccable la « lèvre » et la « voix », puis le « Mot » et le « verbe », qui sont pour lui les attributs essentiels du poète, celui même que Mallarmé personnifie alors :

Celui-là seul saura sourire, s’il a plu

À la Muse elle-même, institutrice et mère,

De former, lui ouvrant la Lettre et la Grammaire,

Sa lèvre au vers exact et au Mot absolu.

La sécurité de l’office qui l’élut

Rit que rien d’éternel comme rien d’éphémère

N’échappe à la mesure adéquate et sommaire

De la voix qui finit où le verbe conclut[2].

Dans sa lettre du 26 juillet 1897, Claudel écrit à Mallarmé qu’il trouvera, « au sein d’un tube pharmaceutique, le précieux vélin dûment contaminé d’un incontestable sonnet[3] », faisant ainsi du poème un « aboli bibelot d’inanité sonore » bien fait pour plaire au Maître.

Cette rencontre peut surprendre, entre deux esthétiques si différentes dans leurs buts et leurs moyens, que celles de Mallarmé et de Claudel. A priori, le premier peut paraître le dernier gardien des formes traditionnelles et hexagonales, et aussi le témoin privilégié d’une « crise de vers », à laquelle il répondit par la tablature du Coup de dés. Le second apparaîtrait alors comme le seul, pendant plusieurs années, à répondre à cette crise par le verset, plutôt que par le vers libre, qui fera la fortune du symbolisme, de l’avant-garde et du surréalisme, ce qui le relègue du côté des poètes catholiques, comme Péguy, ou plus tard Pierre Emmanuel, ou encore du côté des francophones, comme Senghor ou Glissant. Pourtant, lorsqu’on y regarde de plus près, on voit bien que ce n’est pas en ces termes que s’est produite cette rencontre. Il apparaît même assez vite, et de façon évidente, que ni le vers « officiel » ni le vers libre n’ont produit le chaînon de cette rencontre, et que c’est plutôt sous le signe de la prose que les deux esthétiques ont trouvé à se croiser.

En 1887, alors qu’il a dix-neuf ans, Claudel envoie à Mallarmé parmi ses premiers poèmes en vers qu’il a écrits[4]. Mais il restera toute sa vie assez méfiant envers le vers régulier, qu’il ne pratiquera qu’avec parcimonie. Pour l’heure, il peut ainsi avoir accès aux Mardis de la rue de Rome, qu’il fréquentera par la suite chaque mois, selon ses propres dires. Plus tard, Claudel fera parvenir à Mallarmé ses deux premiers drames, Tête d’or et La ville, qui le réjouissent fort, car le Maître y trouve exemplifiés le théâtre mental et le drame du Livre qu’il appelle de ses voeux[5]. Mais à partir de ce moment la dynamique va changer entre eux. D’abord parce que Claudel commence sa carrière diplomatique à partir de 1893 et doit donc poursuivre à distance une amitié qui commençait à s’installer. Puis surtout, parce qu’il ne s’agira plus, à partir de ce moment, de présenter au Maître une oeuvre finie, et d’ailleurs théâtrale : en effet, en Chine, Claudel commence la rédaction de ce qui deviendra Connaissance de l’Est et Mallarmé devient alors le principal témoin de la gestation de ce recueil en prose, jusqu’à jouer un rôle dans son édition. À l’inverse, pendant cette période, c’est essentiellement à la mise en forme des Divagations que travaille Mallarmé, textes que Claudel arrive à lire, avec retard, dans diverses revues, notamment quelques-unes des « Variations » publiées dans La revue blanche. Ainsi, à part la traduction de l’Agamemnon d’Eschyle, que Claudel a aussi fait parvenir à Mallarmé, c’est donc surtout la prose qui occupe les échanges entre les deux ; et plus particulièrement, une prose où se dépose un souci pour la « voix » peut-être nouveau.

Votre main, ma voix

Ce que la linguistique peut nous apprendre sur la voix, et a fortiori ce qu’elle pouvait apprendre à des gens cultivés de la fin du xixe siècle, est que celle-ci s’associe à la parole, comme organe de phonation permettant l’actualisation de la langue par un sujet, qui la marque par son rythme et son style. Or en linguistique, la parole s’associe au discours, dans la mesure où la première est une actualisation orale, et la seconde une actualisation écrite. De suite, on applique couramment, dans un sens métaphorique, la voix au discours, justement pour marquer la singularité de la trace écrite, qui exprime un message mais aussi la personnalité de celui qui le transmet. Ce sens métaphorique trouve à se cristalliser lorsqu’on associe la voix au droit de vote, qui témoigne bien de la place de l’individu en société. Ce dernier aspect nous indique également que, par rapport à la parole, le discours a d’emblée des connotations plus sociales et même politiques, alors que la parole s’associerait davantage à des valeurs religieuses ou proprement poétiques. Ce qui nous mène à un autre aspect de la voix qu’on trouvera dans nos textes, soit le fait qu’elle apparaît, en tant qu’organe de phonation, capable de produire des bruits, des sons et éventuellement une musique. En somme, la voix pouvait apparaître à Mallarmé et à Claudel comme un véhicule d’une communication orale ; le témoignage d’un individu qui interagit avec la société ; le moyen d’une révélation sacrée ; ou l’instrument qui fait chanter la langue.

Tous ces éléments se retrouvent en effet dans les échanges entre les deux écrivains qui se penchent sur ces problématiques, parfois de façon détournée, parfois sans apparemment bien s’en rendre compte. En fait, on pourrait même parler d’un double aveuglement, car tout se passe comme si Mallarmé et Claudel avaient en apparence mal compris leurs proses respectives, et comme si l’un et l’autre n’avaient pas compris qu’au fond ils s’entendaient, précisément, pour dire que la prose devait faire entendre une voix. Pour préciser les enjeux, j’apporterai quelques remarques chronologiques. J’ai dit plus haut que Claudel avait consulté Mallarmé sur les poèmes en prose qu’il commence à rédiger en Chine. Nous savons que certaines de leurs lettres ont été perdues, notamment parce que Claudel a été victime d’un incendie ; mais rien n’indique que Mallarmé a eu connaissance du premier de ces poèmes en prose, « Le Cocotier », publié dans la Nouvelle Revue du 15 septembre 1895. Par contre, dans une lettre datée du 24 décembre 1895, Claudel envoie à Mallarmé un ensemble qui constituait alors quatre poèmes, mais n’en formera que trois lors de la publication, soit : « Pagode », « Jardins », « Ville » et « La nuit » – ces deux derniers devenant en recueil « Ville la nuit ». Puis, dans une lettre datée du 9 juillet 1897, Claudel invite Mallarmé à lire les poèmes qu’il vient d’envoyer à La revue blanche, avec une fausse désinvolture qui mérite d’être soulignée :

J’ai ouvert, depuis un an, sous le titre Descriptions du pays de l’Est, un carton où je mets mes papiers sur la Chine, notes ou poèmes. Je crois en avoir envoyé quelques-uns à la Revue blanche pour solder mon abonnement. Je serais heureux que vous les lussiez, si vous vous donnez la peine d’ouvrir du doigt de temps en temps les pages de ce périodique

TO, 52-53

Or les poèmes viennent effectivement de paraître, neuf jours plus tôt, et on peut croire que Mallarmé, qui collabore régulièrement à La revue blanche, ait reçu son exemplaire peu de temps avant de recevoir cette lettre. Ces poèmes sont : « Fête des morts le septième mois », « Théâtre », « Villes », « Tombes. – Rumeurs de la ville », « L’Entrée de la terre », « Religion du signe » et « Le Banyan ». En tout donc, c’est environ le quart de ce qui deviendra Connaissance de l’Est que Mallarmé a lu ou a été invité à lire. De l’autre côté, on sait que Claudel a lu : en 1895, « La Musique et les Lettres » et deux « Variations », qui sont probablement « Le Livre, instrument spirituel » puis « Averse ou critique », cette dernière variation intégrée par la suite à « Crise de vers » ; en 1896, l’article sur Berthe Morisot et « Le Mystère dans les lettres » ; puis dans la dernière lettre qu’il envoie à Mallarmé, en 1897, il affirme être « en train de lire Divagations [qu’il vient] de recevoir par le dernier bateau » (TO, 53) et souligne particulièrement les textes « Catholicisme », et « Arthur Rimbaud » qu’il a peut-être déjà lus en revue.

Mais la méprise, pour ne pas dire le mépris, sont grands des deux côtés, ce qui est manifeste lorsqu’on suit les échanges dans leur chronologie. Commentant « La Musique et les Lettres » qu’il vient de recevoir, Claudel note bien la distinction entre les deux arts et le privilège que Mallarmé entend redonner aux Lettres, mais il affirme du même coup, péremptoirement, que « le Poète affirme et explique là où l’autre va, comme quelqu’un qui cherche, criant » (TO, 44). Cette position « rationaliste », qui considère la Poésie comme l’art de l’intellection et de la compréhension, est contradictoire avec la poétique de la suggestion et le refus de « l’universel reportage », que prône Mallarmé[6]. Par la suite, Claudel réduit les deux « Variations » mallarméennes (vraisemblablement sur le Livre et le vers) à des articles sur « la Presse » et l’obscurité poétique, ce que Mallarmé lui concède, mais bien à regret ; et pour cause, puisque nous savons comment ces textes ont pu bouleverser les assises esthétiques de la modernité. Son commentaire sur l’obscurité est plus juste, l’écriture mallarméenne lui semblant au contraire d’une exactitude impeccable, ce que souligne du reste son sonnet : « Je ne puis comprendre cette accusation d’obscurité que vous lancent des gens qui ne savent ce qu’ils disent et ne comprennent pas le besoin et le délicieux plaisir de s’exprimer avec exactitude et précision » (TO, 46, je souligne). Mais il est clair ici que ces remarques visent tout autant le texte que le poète lui-même, qui a pu se sentir blessé par l’attaque de Proust, à laquelle il répondra bientôt avec « Le Mystère dans les lettres », dans une veine polémique qui ne lui est pas naturelle. Concernant ce dernier texte d’ailleurs, ce n’est étrangement pas cette question de l’obscurité qui retient Claudel mais bien la prose poétique qu’il fait entendre et qui l’a fortement marqué :

Votre phrase[7], où dans l’aérien contrepoids des ablatifs absolus et des incidentes la proposition principale n’existe plus que du fait de son absence, se maintient dans une sorte d’équilibre instable et me rappelle ces dessins japonais où la figure n’est dessinée que par son blanc, et n’est que le geste résumé qu’elle trace.

TO, 49-50

Dans une lettre à Maurice Pottecher un peu antérieure, il reprend exactement la même idée, pour la rapprocher intimement de son entreprise visible dans Connaissance de l’Est :

Plût au ciel que, comme l’un ou l’autre [il s’agit de Jules Renard et de Mallarmé, dont il vient de parler] de ces deux amis, je puisse écrire d’une manière achevée, dans un style ou dans l’autre ! Mais de ma vie je n’ai pu écrire une phrase qui m’ait satisfait, proférer complètement cette sentence accompagnée de l’ordre et du légitime appareil des images et des rapports accessoires qu’est une phrase. Une maladresse native, une nature à la fois impatiente et lourde, l’horreur des transitions et de tous les artifices indispensables au discours, et en général, l’absence d’une certaine subordination amoureuse de l’artiste à son instrument qu’il faut savoir au moins feindre, me font considérer que je ne serai jamais un écrivain et qu’il me faudra, malgré le sentiment de la beauté que je crois avoir, continuer « à parler comme les hirondelles, dans un langage inconnu et barbare ». J’écris en ce moment un certain nombre d’impressions […].

Lettre à Maurice Pottecher du 3 juin 1896 ; TO, 103-104

Or l’extrait de l’Agamemnon d’Eschyle, que cite Claudel à la fin du passage, et qui désigne le discours incompréhensible de Cassandre, associe fermement la phrase claudélienne à la voix. Car ce langage « inconnu et barbare », dans la pièce traduite par Claudel et publiée la même année, est celui d’un être habité par une « voix », « un mauvais esprit » qui condamne Cassandre à émettre des sons incompréhensibles, comme ceux-ci :

Otototoï popoï 

Opollon ôpollon[8].

Depuis la condamnation d’Apollon, l’amante d’Agamemnon est condamnée à émettre des sons vidés de leur sens, et fait entendre ainsi, dans toute sa nudité, une voix orpheline. Claudel n’a peut-être pas perçu cet élément lorsqu’il cite cet extrait, il me semble néanmoins que la suite révélera que sa prose s’est formée, en grande partie, à partir d’un état vocal, qui acquerra progressivement sa clarté.

Enfin, quant aux Divagations, on ne sait où Claudel en est dans sa lecture lorsqu’il écrit à Mallarmé. Et s’il mentionne expressément les proses « Catholicisme » et « Arthur Rimbaud », c’est pour dire qu’il aimerait lui aussi exprimer son point de vue sur ces sujets. Il va jusqu’à dire que Mallarmé lui semble injuste envers Rimbaud, avant de faire l’apologie du poète aux « semelles de vent », à gros traits, devant un Mallarmé qui a dû voir sa figure paternelle s’effriter à chaque mot. Selon Henri Mondor, c’est ce qui pourrait expliquer que la correspondance cesse après cette date.

Mallarmé n’a bien sûr pas ce côté « pataud » que Claudel se reconnaît lui-même. En fait il ne tarit pas d’éloges pour son drame. En 1891, parlant de Tête d’or, qu’il désigne comme un « livre », il affirme : « ce rythme, d’instinct si vrai, par vous trouvé, moral autant que d’oreille, lequel commande de l’imaginaire spectacle » (TO, 40). En mars 1893, parlant alors de La ville, Mallarmé reprend les termes qui pour lui définissent son projet du Livre, à savoir le « drame », l’interaction du « théâtre » et du « livre », la « vie », la « musique et les lettres » et le « mystère ». Mais il souligne également des éléments qui s’appliquent proprement à Claudel : « Pas une page, sans la surprise de paroles inédites et que profère la bouche humaine, en une farouche, splendide nudité : ces merveilles se groupent puis roulent en choeur prodigieux dans le drame » (TO, 41). On sait en outre, par la réponse de Claudel, que Mallarmé a apprécié sa traduction d’Eschyle et sa tentative de faire subsister « quelque chose du souffle sinon du Verbe eschyléen » (TO, 52). Mais concernant les poèmes en prose que Claudel lui envoie, on ne sait à peu près rien des impressions de Mallarmé. Sur les premiers poèmes, il dit simplement, après avoir rapporté les bons mots qu’il a échangés avec Léon Daudet : « J’ai parlé de Pagode, Jardins, Ville, La Nuit à la Revue blanche ; quand ce sera prêt, il faut les envoyer là » (TO, 48). Or il semble bien que Claudel n’a que peu modifié ces textes avant de les envoyer, et à la Revue de Paris plutôt qu’à La revue blanche, pour laquelle il a ses réserves[9]. Ce qui rend, du reste, encore plus désinvolte sa remarque sur un éventuel envoi de poèmes à ladite Revue blanche, l’année suivante. Comme Mallarmé ne se prononcera pas non plus sur ces autres poèmes, on voit bien que l’un et l’autre ne semblent pas avoir considéré que ces poèmes en prose, ceux de Divagations comme ceux de Connaissance de l’Est, valaient le soin d’être commentés.

Écrire d’une même prose

En sus de ces différences, sinon de ces différends, un point de contact entre eux permettra de mieux comprendre leurs proses respectives. Dans une lettre datée du 24 décembre 1895, Claudel écrit :

Lointain, inexistant, j’abuse cependant de la circonstance d’une année qui finit pour vous féliciter de celle qui va commencer, vaste et vierge. […] Cela n’explique pas pourquoi je me permets de vous venir ennuyer, mais j’ai toujours eu une vive sympathie pour vous, et nous sommes tous deux tellement loin des gens, vous par les distances que crée votre présence même, et moi par la distance pure et simple, que cela constitue entre nous une espèce de rapprochement.

TO, 45

Mallarmé va récupérer au bond cette idée de la distance, qu’il nomme pour sa part « espace[10] », et on sent bien qu’il se reconnaît tout à fait dans cette idée :

Je vais proférer un blasphème, en disant que je ne sais si je prise davantage l’espace, apporté par votre lettre, ou l’amitié. Il faut que je sois bien las, n’est-ce pas ? d’ici […]. Mon cher ami, il n’y a pas moyen d’échapper à la foule et si on le tente, appelons-la du nom de Presse par quoi elle se manifeste à nous, elle nous tire de notre coin, pour nous rendre plus absurde que ses serviteurs immédiats ; et faire du retiré un bouffon.

TO, 48

En insufflant l’élément aérien à leurs proses, cette distance et cet espace leur révèlent paradoxalement un rapprochement insoupçonné. Car si Mallarmé termine ses lettres par la formule, devenue proverbiale, « Votre main », indiquant ainsi, comme le pense Bonnefoy, l’espoir d’un contact dans « la présence », par-delà les mots, l’écrit lui-même, la lettre, la correspondance, se présente malgré, et peut-être surtout, à cause de la distance qui sépare les interlocuteurs. Ces deux « poètes », l’un Prince et l’autre disciple, semblent au fond mieux se reconnaître dans ces proses qu’ils s’échangent, où ils débattent certes mais qui entretiennent, pour cette raison précisément, une distance que l’un et l’autre, séparément, et l’un face à l’autre, solidairement, apprécient. Or quoi de mieux que la voix pour entretenir un contact tout en maintenant une distance ?

À bien y regarder, on réalise que la question de la voix est omniprésente dans les poèmes en prose de Mallarmé. Dès les premiers de ceux-ci, qu’il compose à partir de 1863, il introduit des répliques de personnages, s’adresse directement à un être imaginaire, met en scène un dialogue, et montre du reste une fascination pour la musique, qu’elle provienne d’un « orgue de barbarie » ou d’un « pauvre enfant pâle [qui crie] à tue-tête dans la rue [sa] chanson aiguë et insolente ». Le meilleur exemple en est peut-être donné par « Réminiscence », qui fut publié en 1867 sous le titre « L’orphelin », premier état qui montre bien l’influence du Baudelaire de « L’étranger » :

Il était tout nu dans un maillot lavé, et pirouettait avec une turbulence surprenante ; ce fut lui qui m’adressa la parole : « – Où sont tes parents ? – Je n’en ai pas, lui dis-je. – Ah ! tu n’as pas de père ? moi, j’en ai un. Si tu savais comme c’est amusant, un père, ça rit toujours… même l’autre soir où l’on a mis en terre mon petit frère, il faisait des grimaces plus belles quand le maître lui lançait des claques et des coups de pied. Mon cher, dit-il, en élevant sa jambe disloquée avec une facilité glorieuse, il m’amuse bien, papa[11]. »

Il est certain que Mallarmé se rappelle les accents désespérés de l’étranger baudelairien, qui n’a « ni père, ni mère, ni frère, ni soeur », et qui pourrait même représenter la véritable « réminiscence » du poème. Mais on peut aussi songer que Mallarmé ait compris que Baudelaire entendait faire du dialogue, en soi, un objet prosaïque, car on sait que, contrairement au poème cité ici, le poème de Baudelaire ne présente aucune narration préalable ou subséquente.

La suite des poèmes confirme cette vision. Au total, sur les treize poèmes en prose des Divagations, on n’en compte que deux qui ne font pas intervenir la voix, soit « La pipe » et « L’ecclésiastique ». Et cette voix se transforme et acquiert une richesse qu’elle n’avait peut-être pas encore chez Baudelaire. C’est par exemple la scansion hypnotique de « La pénultième – est morte » dans « Le Démon de l’analogie », qui se détache « de la suspension fatidique plus inutilement en le vide de signification », « son nul » que Mallarmé compare à « la corde tendue [d’un] instrument de musique » qu’on retrouvera plus tard par la mention du « luthier » (OC1, 416-418). Toute la mise en scène de cette psalmodie intime montre à quel point la profération de la phrase agit autant sur le poète que l’abîme de son sens ; et que la voix reste ici suspendue, comme le doigt levé en l’air, comme une corde dont on aurait fixé la vibration, et comme le sens du vers qui ne peut avoir de conclusion. On remarque alors que les répliques, dans les poèmes en prose, sont généralement courtes et isolées, comme si Mallarmé tentait par là de reproduire le blanc du vers et suspendre la profération de ces quelques mots, ainsi mis en évidence. Le poème « La déclaration foraine » est sur ce point représentatif : non seulement il introduit des répliques brèves, et d’ailleurs tronquées, non seulement il présente l’appel forcément bref et claironnant invitant au spectacle, mais il présente également, comme on sait, la déclamation du poème « La chevelure vol d’une flamme… », qui propose alors un amusement forain d’un ordre bien particulier. La découpe oratoire sera l’occasion par la suite de prélever sur le discours social des extraits emblématiques comme « Bien sûr ! » ou « C’est cela ! », et le poème se clôt sur un dialogue entre le poète et sa dame, dialogue qui porte précisément sur le contexte de profération du poème, lequel ne saurait se détacher de son sens propre. Or ce dialogue se termine avec cette réplique hautement ambiguë, qui remet en question la réalité de la dame, sinon de la scène elle-même : « – Peut-être ! accepta notre pensée dans un enjouement de souffle nocturne la même » (OC1, 423-428). On sait qu’on a voulu voir dans cette finale la marque d’un dialogue intérieur et, du reste, la personnification de l’Idée derrière cette femme fictive, dont l’identité nous était cachée plus tôt. J’aimerais pour ma part la mettre en relation avec une déclaration du poème suivant, « Le Nénuphar blanc » : « Séparés, on est ensemble » (OC1, 430). Cette déclaration rappelle tout à fait l’échange évoqué plus tôt entre Claudel et Mallarmé, où les deux se reconnaissaient dans leurs distances propres et réciproques. Or dans « Le Nénuphar blanc » aussi nous avons un discours imaginaire, présenté comme une interrogation du « mystère », une « présentation » que Mallarmé dit pouvoir « tenter » (OC1, 430). Et de suite, on soulignera la réplique imaginaire d’« Un spectacle interrompu », qualifié de « discours interdit au rejeton des sites arctiques » et qui est suivi de « [l]’absence d’aucun souffle unie à l’espace » (OC1, 421-422), comme pour bien montrer l’isolement dans lequel cette réplique est proférée. Surtout, le dernier poème, « Conflit », qui est aussi le dernier dans la chronologie, et d’ailleurs le seul à être paru d’abord comme une des « Variations » qu’évoque Claudel, présente un dialogue imaginaire entre le poète et les cheminots travaillant sur le terrain de sa résidence d’été. Dans tous ces cas, en somme, prend forme une donnée qui était là dès le début mais qui s’affirme plus fermement au fil des années, à savoir que la voix s’environne de silence et d’espace, se détache du monde et se marque davantage qu’elle apparaît isolée. Tous les aspects linguistiques de la voix soulignés plus haut se retrouvent dans ces poèmes mallarméens : l’aspect perlocutoire est visible dans « Le phénomène futur » et « La déclaration foraine » ; l’aspect plus proprement dialogique se retrouve dans « Frisson d’hiver », « Pauvre enfant pâle », « Un spectacle interrompu », « Réminiscence », « La déclaration foraine », « Le nénuphar blanc » et « La Gloire » ; ce dialogue se fait plus proprement social dans « La déclaration foraine » encore, et surtout dans « Conflit » ; l’aspect religieux et poétique est visible dans « Le Démon de l’analogie » et « La déclaration foraine », toujours ; enfin, l’aspect musical est marqué dans « Plainte d’automne » et « Le Démon de l’analogie ». Mais ce qui se démarque au final est cette résonance que Mallarmé entend donner à la voix humaine, qui ne peut bénéficier de l’artifice du blanc, propre à l’écriture, et qui cherche donc à retrouver cet espace, cette distance dans l’énonciation qui la fera advenir.

Pour Claudel, je me pencherai sur dix poèmes qu’il écrit pendant sa correspondance avec Mallarmé, ce qui exclut : d’abord « Hong Kong », qui ouvre le recueil aujourd’hui mais qui a été écrit à la toute fin, en verset d’ailleurs ; « Le Cocotier », pour les raisons que j’ai données plus haut ; ainsi que « Pensée en mer », écrit après cette période mais placé plus tôt dans le recueil définitif. Il s’agit donc des poèmes publiés dans la Revue de Paris et La revue blanche en 1896 et 1897. Je rappellerai d’abord que Claudel admire la forme achevée et la mesure de la prose mallarméenne, des attributs qui sembleraient devoir plutôt s’appliquer au vers métrique. Je n’aborderai pas ici la question du vers chez Claudel mais rappellerai seulement que, dans ses « Réflexions et propositions sur le vers français », il fait du vers une unité rythmique qui peut tout aussi bien se retrouver dans la prose, de Pascal par exemple, qu’il cite souvent. Il reste que cette question de la mesure est importante parce qu’elle mène à l’espace et, comme on le verra, à la voix comme la conçoit Claudel. On ne doit pas à ce titre négliger son apport à cette question, là où l’avait laissée Mallarmé. Non seulement il littéralise le problème dans ses proses sèchement descriptives et si attachées au réel, mais il découvre aussi comment la distance produite par la voix est un puissant facteur de dynamisme social. Là où Mallarmé, dans sa « solitude », voit « le poète, avec un délice de chanter, précisément ou d’élever la voix, en pureté, au-dessus des conversations directes applicables à un sujet, écoute-t-il […] » (OC1, 334), Claudel, pour sa part, « [vient] ici pour écouter[12] », pour donner du volume à ces voix qu’il entend, des voix qui sont toujours multiples, puisqu’elles révèlent pour le croyant la voix superposée de Dieu.

On peut voir une nette évolution entre les deux groupes de poèmes que Claudel envoie en revue. La progression générale serait celle d’une prose descriptive d’abord tournée vers le monde matériel et soumise à l’exactitude du regard, mais qui laisse entrer de plus en plus l’élément spirituel, jamais éloigné pour Claudel de l’élément esthétique, poétique et langagier[13]. Il n’est pas inutile de rappeler que l’article « Catholicisme », de Mallarmé, auquel Claudel voudrait donner suite, portait sur En route, de Huysmans. Or comme on le sait, le sujet de ce roman de conversion est aussi bien la religion que le plain-chant, l’architecture ou la peinture religieuse. Ce titre est d’ailleurs paraphrasé dans « Ville la nuit », avec l’expression « En marche ! » (OP, 30-32), qui est reprise en leitmotiv et qui montre Claudel explorant l’espace environnant, ce qui n’est pas sans lien avec l’action de la voix. Un esprit malin dirait que Claudel se libère progressivement de sa « patauderie » en se laissant pénétrer de l’élément aérien de la voix, qui est souffle de l’Esprit et de la Parole. Et ce qu’il trouve en Chine est précisément cette intrication du littéral et du spirituel, qui fournissent par exemple cette gamme de sons à mi-chemin entre le sens décodable de la parole humaine, les bruits indistincts du monde vivant et les accords de la musique. Ces bruits sont produits par le tambour, le gong, l’airain, ou par l’orchestre du théâtre chinois, qui est soumis à l’action et qui en accompagne le développement, en lui donnant ce rythme « qui mesure les distances et règle les évolutions » (OP, 40), ce qui était précisément le but poursuivi par sa prose. Ces bruits, comme les bruits du monde, se situent pour Claudel dans un proto-langage, une unité indistincte qui n’a pas connu encore la différenciation analytique de la raison qui chercherait à les comprendre. Or la gamme complète de tous ces sons et bruits, distincts et indistincts, ne peut recevoir pour Claudel qu’un seul nom, et c’est la voix.

On en trouve un premier exemple dans « Pagode », lorsqu’il décrit une cérémonie religieuse à laquelle il assiste. Les bonzes chantent en choeur pendant que

le coryphée, debout devant une cloche à forme de tonne, mène le train scandé de batteries de tambour et de coups de sonnette ; il choque à chaque verset la jarre, tirant de sa panse d’airain une voix volumineuse.

OP, 29

Ce n’est donc pas la voix des chanteurs qui l’intéresse ici mais bien celle des instruments eux-mêmes, ou plutôt leur disposition, dans le temple du centre et dans ce qu’il appelle justement « la caisse sombre de la salle » (OP, 29). Si cette voix est dite « volumineuse », c’est précisément parce qu’elle a ce pouvoir de remplir l’espace, de résonner dans la distance illimitée, puisque cette pagode n’a pas de murs ; c’est donc ce battement, en quelque sorte, qui mesure l’espace. Mais sur l’axe vertical, par la superposition des toits, la pagode retrouve alors une mesure de l’espace : « Juxtaposée au ciel, elle lui confère une mesure » (OP, 30). Et Claudel, au final, de comparer cette mesure à la « syllabe » d’un proto-langage qui s’exprime par la voix : « Syllabe liée, elle est de chaque ciel la voix imperceptible, et le son inentendu y est suspendu comme une goutte./ Je n’ai pas autre chose à dire de la Pagode. Je ne sais comment on la nomme » (OP, 30).

Ce sens se complexifie par la suite, dans « Fête des morts le septième mois ». Après avoir décrit les alternances de tohu-bohu et de silences qui caractérisent ces fêtes, il en vient à décrire ce qu’il entend comme une « voix », dans ce passage marqué d’emblée par une confusion des sujets et des pronoms, où les sons se détachent de leurs émetteurs :

Qui est-ce qui tape ? Cela éclate et tombe, se tait, repart, et tantôt c’est un vacarme comme si des mains impatientes battaient la lame suspendue entre deux mondes, et tantôt avec solennité sous des coups espacés elle répercute à pleine voix le heurt.

OP, 37

Ce « heurt » qui possède une « voix » est à la fois un signe d’absence et de présence, un son perceptible précisément parce qu’il va disparaître, ce que corrobore l’ensemble de la cérémonie où se mêlent le vacarme et le silence. Et c’est à partir de ce point que le poème amorce sa descente, le poète quittant le lieu de la cérémonie pour montrer d’autant mieux que cette voix du heurt, présente et absente, perdure toujours ; alors que « tout s’est tu », il entend encore « le ton du sistre sépulcral, la clameur du tambour de fer dans l’ombre compacte heurtée d’un coup terrible » (OP, 37). Le poème « Tombes. – Rumeurs », de la même manière que « Ville la nuit », montre quant à lui très clairement une structure en deux temps, où s’opposent la mort, que symbolisent les tombes, et la vie, qui produit ses rumeurs. C’est ici que Claudel se poste pour écouter, sur ce lieu qu’il appelle un « grand tombeau triple, noir de mousse et de vieillesse, oxydé comme une armure, qui domine obliquement l’espace de son parapet suspicieux » (OP, 43). Et voici ce qu’il entend :

Les villes chinoises n’ont ni usines, ni voitures : le seul bruit qui y soit entendu quand vient le soir et que le fracas des métiers cesse, est celui de la voix humaine. C’est cela que je viens écouter, car quelqu’un, perdant son intérêt dans le sens des paroles que l’on profère devant lui, peut leur prêter une oreille plus subtile.

OP, 43

Et c’est dans cette dernière remarque que se trace le lien entre les rumeurs et les tombes du titre ; car les tombes, ce sont bien sûr la présence des morts dans cette vie, mais ce sont aussi, une fois retourné notre regard, l’absence des vivants. Tout comme les défunts, la parole humaine, qui a perdu son sens mais dont ne subsiste que la voix, acquiert une nouvelle vie : « la parole ne périt pas : elle porte, de l’innombrable addition de la voix collective où elle participe. Dépouillée de la chose qu’elle signifie, elle ne subsiste plus que par les éléments inintelligibles du son qui la convoie, l’émission, l’intonation, l’accent » (OP, 44).

* * *

Étrangement en somme, ce dépouillement « de la chose qu’elle signifie », c’est encore la fleur, « absente de tous bouquets ». Comme le son « frais » d’une cloche, comme le « langage inconnu et barbare » de Cassandre, elle se détache de son fondement et de son origine, se libère de son attache pour entrer dans un domaine de mystère, signe de présence et d’absence tout ensemble. Ce n’est bien sûr pas l’arbitraire du signe que Claudel défend ici, mais au contraire ce qui subsiste même quand les choses se sont tues, et qui est peut-être la voix. Car la voix, j’espère l’avoir montré ici, est la distance, l’espace vacant qui environne les êtres et qui leur donne la chance de disparaître mais d’être encore entendus. Et par-delà des divergences certaines, Claudel et Mallarmé, aux extrémités du globe, ont su trouver dans la prose l’espace de voix qui se confrontent, qui se répondent et qui s’appellent. La voix, en somme – et j’aimerais faire entendre ici une voix qui fut à la fois absente et présente dans ces lignes –, c’est ce qui peut dire : « Ici devient là-bas sans cesser d’être[14]. »