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Dans un tout récent ouvrage (2011) consacré à l’essor et à l’expansion du genre romanesque au Moyen Âge, Francis Gingras qualifie le roman de « bâtard conquérant ». En effet, si les origines du roman s’avèrent difficiles à déterminer[1], on ne peut que reconnaître sa « victoire » sur les autres genres littéraires, victoire qui s’amorce au Moyen Âge et se confirme aujourd’hui. Un tel constat a conduit Francis Gingras à affirmer, dans les dernières lignes de son étude, que le « bâtard a conquis l’Occident et, huit cents ans plus tard, il semble bien que son domaine soit vraiment sans limites[2] ». Quoiqu’indéniable — et particulièrement éclatante —, la conquête du roman ne signifie pas pour autant qu’il n’a pas eu à affronter de fortes résistances au cours de son histoire. La dimension fictive du genre romanesque, qui est très tôt devenue inhérente à sa poétique, figure parmi ce qui lui a attiré le plus d’opposants.

Le manuscrit Paris, BNF, fr. 375, un volumineux recueil arrageois composé de 346 feuillets, incarne de façon éloquente cette ambivalence à l’égard du roman et de son caractère fictif. On y observe à la fois la prédominance des romans en vers et une volonté de ne jamais complètement basculer du côté de la fabula, dont la présence semble sans cesse devoir être justifiée. Cette tension a peu retenu l’attention des chercheurs — pourtant nombreux à avoir décrit et commenté le manuscrit[3] —, qui ont le plus souvent apposé l’étiquette de « recueil de romans » au volume[4]. Or cette étiquette implique que l’on ignore certaines parties du codex, lequel présente en fait une variété générique alors que les romans en vers côtoient aussi bien des textes didactiques ou historiques qu’une série de textes religieux.

Formé de deux unités codicologiques qui auraient été réunies au xiv e ou au xv e siècle[5], le recueil est factice et il est le produit d’un travail accompli par plusieurs copistes[6], ce qui explique les irrégularités et les différences matérielles que l’on remarque tout au long du volume[7]. La première unité codicologique s’étend des feuillets 1 à 33 — qui forment cinq cahiers — et présente quatre textes en prose où le latin domine : al’Apocalypsis en latin (fol. 1ro-17vo), une Explication de l’Apocalypse en français (fol. 18ro-26vo), La Prophécie Sebile (fol. 27ro-28ro) et les Moralités des philosophes (fol. 28ro-33vo). Regroupant des textes en vers, la seconde unité codicologique occupe quant à elle les feuillets 34 à 346, répartis en quarante-cinq cahiers et offrant, dans l’ordre :

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On peut raisonnablement situer la confection de cette deuxième partie du manuscrit au début du xiv e siècle. Grâce à un colophon apparaissant dans l’épilogue du Roman de Troie (fol. 119vo), on sait à tout le moins que la réalisation n’est pas antérieure à la fin du xiii e siècle[11].

Aborder le recueil dans son ensemble, du premier au dernier feuillet, permet de l’envisager autrement que comme un simple manuscrit de romans et, surtout, incite le chercheur à interroger et à mesurer le statut de la fiction qui y prévaut. Une entreprise de cet ordre est encouragée par les différentes strates d’interventions accumulées au fil du temps, car celles-ci offrent de précieux témoignages de la réception du genre romanesque. En effet, à la réunion des deux unités codicologiques s’ajoute entre autres un sommaire rimé en octosyllabes qu’aurait rédigé un certain Perrot de Nesle[12] (fol. 34ro-35ro), qui se charge d’introduire le lecteur aux textes formant la deuxième unité. Pour cerner le statut de la fiction dans le manuscrit 375, il faudra d’abord mettre en place les bases de la réflexion et faire appel à un corpus plus vaste. Ainsi, une attention particulière sera accordée à des textes médiévaux qui se prononcent sur le roman et la question de la fiction qui lui est associée. Ces remarques préliminaires mèneront à l’analyse du manuscrit arrageois, laquelle s’organisera autour de deux pôles : l’examen des désignations génériques et la description des nombreux effets d’encadrement qui régissent la structure du codex. Un tel parcours permettra la mise au jour d’un rapport au genre romanesque et à la fiction pour le moins problématique et ambigu.

Roman et fiction au Moyen Âge

Deux fabliaux, De deus bordeors ribauz et La Response de l’un des deus ribauz, comptent parmi les textes dans lesquels la conscience générique au Moyen Âge se fait le plus sentir. Dans La Response de l’un des deus ribauz, l’auteur fait état d’une connaissance étendue et aiguisée du vocabulaire littéraire médiéval, à un point tel qu’en l’espace de seulement quelques vers, le dit, le conte, le fabliau, la rotruenge, le serventois et la pastourelle sont tour à tour convoqués :

Ge sai bien servir un preudome,

Et de beaus diz tote la some.

Ge sai contes, ge sai flabeaux,

Ge sai conter beaus diz nouveaus,

Rotruenges viez et noveles,

Et serventois et pastoreles.

La Response de l’un des deus ribauz, v. 107-112[13]

Comme son titre l’indique, ce fabliau se veut une réponse à un autre texte, soit les Deus bordeors ribauz [14]. Dans ce récit bref, l’auteur se montre lui aussi très habile à manipuler le vocabulaire littéraire alors que le narrateur dit connaître autant les chansons de geste (« Quar ge sai de chançon de geste [15] », v. 64) que les romans d’aventure (« Ge sai des romanz d’aventure,/De cels de la Reonde Table [16] », v. 82-83).

Pour étayer ses affirmations, le narrateur des Deus bordeors ribauz énumère des oeuvres et des personnages qui appartiennent aux genres qu’il nomme dans le texte. Or ces listes ont ceci de singulier qu’elles ne cessent de subvertir les véritables noms. Guillaume au Court Nez, par exemple, devient Guillaume au Tinel (v. 65), tandis que Rainouart au Tinel hérite du nom de Guillaume et est présenté comme Rainouart au Court Nez (v. 68). Le même jeu avec la tradition se poursuit lorsqu’il est question des romans de la « Reonde Table » (v. 83). Perceval le Gallois et Partonopeu de Blois apparaissent respectivement sous les noms de Perceval de Blois (v. 87) et Partonopeu le Gallois (v. 88). On se permet également de décrire sur le mode de l’inversion de célèbres personnages de la Table Ronde. Dès lors, la malveillance rattachée à Keu dans la tradition échoit à Gauvain (v. 85), qui cède son titre de bon chevalier au sénéchal médisant (v. 86). De tels renversements ne pourraient pas s’opérer si la tradition et les conventions n’étaient pas aussi bien établies. Pour que prenne place le jeu avec les attentes du public, un certain nombre de repères sont en effet nécessaires. En nommant explicitement des genres et en les définissant à l’aide d’exemples tirés du corpus — exemples qui feront parfois même l’objet d’un travestissement —, tant les Deus bordeors ribauz que La Response de l’un des deus ribauz confirment qu’il existe une réelle typologie des genres au Moyen Âge. Le choix d’apposer l’étiquette de « roman » à un texte peut donc difficilement être qualifié d’innocent.

Comme le montre bien les Deus bordeors ribauz, le roman est indissociable d’un important bassin de références. La branche II du Roman de Renart donne à lire une portion de ce réservoir qui s’est constitué à travers le temps :

Seigneurs, oï avez maint conte,

Que maint conterre vous raconte

Conment Paris ravi Elaine,

Le mal qu’il en ot et la paine,

De Tristan que la Chievre fist,

Qui assez bellement en dist

Et fabliaux et chançons de geste.

Romanz d’Yvain et de la beste

Maint autre conte par la terre.

Le Roman de Renart, branche II, v. 1-9[17]

En convoquant successivement le Roman de Troie (v. 3), Tristant et Iseut (v. 5) et le Chevalier au Lion (v. 8), l’auteur offre une sorte de condensé du genre romanesque. Le passage est cependant encore plus riche en ce qu’il permet de mesurer l’importance du roman par rapport à d’autres genres littéraires, soit le fabliau et la chanson de geste, explicitement nommés dans le texte (v. 7). Si ces deux derniers termes figurent dans l’extrait, leur présence est en revanche limitée à leur seule mention. Car les personnages de roman — Pâris, Hélène, Tristan et Yvain — se font envahissants et occupent tout l’espace, signe de la domination du genre, qui tend ici à supplanter ses voisins.

Là où un passage comme celui du Roman de Renart illustre la puissance du roman, d’autres textes tentent plutôt de freiner sa conquête, souvent en raison d’une méfiance à l’endroit de leur statut de récit fictif. Les critiques ont abondamment étudié l’équation qui existe entre roman et fiction[18], une caractéristique fondamentale de la poétique du genre. Bien qu’elle soit consubstantielle au roman, la fiction est toutefois loin de remporter l’adhésion générale. Dans Le bâtard conquérant, Francis Gingras cite un extrait de L’Évangile de l’enfance, fort révélateur d’une résistance au roman et aux mensonges dont il est le véhicule :

S’avés oï aséz souvent

Les romans de divers gent

Et des mençongez de ce monde,

Et de la grant Table Roonde

Que li rois Artus maintenoit,

Ou point de verité n’avoit,

Qui vous venoient a talent.

Évangile de l’enfance, v. 13-19[19]

C’est la matière arthurienne, à partir de laquelle se sont écrits plusieurs romans, qui est ici victime d’une attaque virulente. Les cibles ne se limitent cependant pas aux récits d’Arthur et de sa Table Ronde, de sorte que l’absence de vérité du roman revient fréquemment dans les plaintes formulées par les détracteurs du genre[20].

Il semble également que l’écriture en vers ne soit pas susceptible d’encourager les opposants au roman à reconsidérer leur position sur celui-ci, au contraire. Est-il nécessaire de rappeler que dans la Chronique du Pseudo-Turpin, on peut lire que « nus contes rimés n’est verai [21] » ? La composition de rimes témoigne d’une grande dextérité dans le maniement de la langue, certes, mais elle signifie aussi que l’auteur fait appel à une forme « artificielle », puisque celle-ci doit obéir aux contraintes de la métrique et de la rime. La prose, en revanche, se rapproche davantage du « langage ordinaire[22] ». Dans Guillaume d’Angleterre (fol. 240vo-247vo) — préservé dans deux manuscrits, dont le Paris, BNF, fr. 375[23] —, l’auteur ressent le besoin de préciser que malgré le choix de la rime, il n’entend pas se livrer à une entreprise frauduleuse :

Crestïens se viaut antremestre,

Sans riens oster et sans riens mestre,

De conter un conte par rime

Ou consonant ou lionime

Aussin com par ci lou me taillie.

Guillaume d’Angleterre, v. 1-4[24]

Ce commentaire du prologue de Guillaume d’Angleterre attire l’attention sur une particularité du recueil 375, lequel n’accueille curieusement que des romans en vers, alors qu’il a été constitué au moment où les romanciers avaient déjà délaissé le vers pour la prose. Le contexte littéraire a pu influencer le traitement réservé à ces oeuvres, dont la présence en aussi grand nombre dans un manuscrit de la fin du xiii e siècle ou du début du xiv e siècle ne va pas tout à fait de soi. Il est donc nécessaire d’observer avec minutie les traces de la réception de ces fictions en vers, traces qui apparaissent notamment dans les désignations génériques qui, on l’a vu, possèdent des sens précis dans la littérature médiévale.

La rareté du roman : examen des désignations génériques

Dans son sommaire[25] (fol. 34ro-35ro) — qui fait figure de prologue général pour la seconde unité codicologique du recueil —, Perrot de Nesle emploie le mot « branche » pour qualifier les textes qu’il présente. Ce terme n’est pas sans évoquer des entreprises comme le Roman de Renart et le Lancelot en prose, deux ensembles organisés autour de ces unités narratives que sont les branches. Au début de la quatrième branche du Roman de Renart, par exemple, l’auteur annonce qu’il entend raconter « une branche et un sol gabet [26] » (v. 19). Dans les premiers vers de la dixième branche, il précise qu’il s’appliquera « a fere une novele branche » (v. 5). L’auteur du Lancelot en prose fait lui aussi usage de cette « unité de composition[27] », de sorte qu’il indiquera au lecteur que quelques-uns des récits « sont branques de mon seignor Gauvain [28] ». En recourant au terme « branche », Perrot de Nesle puise donc dans un vocabulaire qui n’est pas étranger au roman.

Or s’il peut suggérer l’empreinte du roman dans le manuscrit 375, l’usage du mot « branche » est surtout responsable de son effacement. Car cette omniprésence de la branche, qui sert autant à désigner un roman de Chrétien de Troyes que les Loenge Nostre Dame, entraîne une disparition presque complète du substantif « roman », ce dernier se faisant fort rare dans le recueil. En ajoutant des rubriques et des explicit et en précisant le numéro de la branche, une main contemporaine mais différente de celle des copistes a reconduit le programme élaboré par Perrot de Nesle[29] et a continué d’ignorer le mot « roman ». Ce choix paraît d’autant plus curieux lorsqu’on s’attarde aux autres manuscrits qui ont préservé les textes qui figurent dans le recueil. Dans le volume arrageois, le Cligès de Chrétien de Troyes (fol. 267vo-281vo) débute comme suit : « Chi comence de Cliget », et se termine presque de la même manière : « Chi fine de Clyget li dousimes. » Dans plusieurs autres manuscrits qui renferment l’oeuvre du clerc champenois, le terme « roman » occupe pourtant une place de choix dans les rubriques et les explicite :

Explycit li romans de Cligés.

Cligès, ms A [30]

Chi coumenche li remans de Cligés.

Cligès, ms B [31]

Ici comence li romanz de Cligés.

Cligès, ms C [32]

Le roman d’Alixandre, fils d’Alixandre empereur de Constantinople p. 172 et de la belle Sordamours p. 182 et de Clygés leur fils p. 230 et de la belle Phenice p. 238 composé par Chrestiens de Troyes.

Cligès, ms R [33]

Érec et Énide (fol. 281vo-295vo) subit le même sort que celui qui le précède dans le recueil alors qu’on évite d’inclure toute indication générique pour le présenter. Ainsi, on peut lire des formules comme « Chi comence d’Erec et d’Enide » et « Chi fine d’Erec et d’Enide » plutôt qu’un explicite qui accorde une place de choix au roman, comme c’est le cas dans le manuscrit P [34] : « Explycyt li romans derec et denyde. »

Bien qu’elle s’étende à l’ensemble du manuscrit, cette discrétion du roman est particulièrement significative au tout début de la seconde unité codicologique, qui renferme des textes — les romans de Thèbes et de Troie, surtout — dont le statut est problématique dans la tradition manuscrite[35]. En effet, l’étude des différents manuscrits qui ont préservé ces oeuvres fait apparaître une hésitation entre la dimension historique et la dimension romanesque des textes, une hésitation qui se laisse notamment saisir dans les rubriques, les incipit, les prologues, les épilogues et les explicite, riches en indications génériques. Dans le recueil 375, nombreux sont les indices qui révèlent que l’histoire tend à l’emporter sur le roman.

Le texte qui succède au sommaire de Perrot de Nesle et qui ouvre la seconde unité codicologique, le Roman de Thèbes [36] (fol. 36ro-67vo), se présente comme « Li siege de Tebes et de Thioclet et de Pollinices li tierce branke ». L’explicit reprend la formule mot à mot : « Explicit li sieges de Tebes et de Thioclet et de Pollinices li tierce branke. » Force est de constater l’absence flagrante du mot « roman ». Or c’est loin d’être toujours ce qui se produit ailleurs dans la tradition manuscrite, où un bon nombre d’explicit renferme cette étiquette générique :

Ci fenist le romanz de thebes

Et apres uient le ronmans de troye la grant

Et apres Troye uient le ronmans de Eneas.

Le Roman de Thèbes, ms B [37]

Explicit le Roumanz de thebes.

Le Roman de Thèbes, ms C [38]

Ichi faut de theb’ listoire

[…] ait ki le mist en memoire

Explicit li romans de thebes.

Le Roman de Thèbes, ms P [39]

Explicit historia de thebes.

Le Roman de Thèbes, ms S [40]

Le rejet du roman perceptible dans l’incipit et l’explicite du recueil 375 (A) s’accompagne d’une insistance sur l’histoire, comme le montre cette quinzaine de vers ajoutés dans le prologue[41] du manuscrit[42] :

Conter vous voel d’antive estore

Que li clerc tienent en memore,

[…]

Et conter d’une fiere geste :

Leu on le lit estuet grant feste.

De batailles et de grans plais, —

Onques plus grans n’oïstes mais, —

De mervilleus confusions,

De grans dolours, d’ocisions,

Conte li livres ke on fist :

Or escoutés ke il en dist.

Il le fist tout selonc la letre

Dont lai ne sévent entremetre ;

Et por chou fu li romans fais

Que nel savoit hon ki fust lais.

Le Roman de Thèbes, mss A et P, v. 17-30[43]

L’auteur donne ici une véritable leçon de poétique et se montre apte à manipuler le vocabulaire générique, preuve s’il en fallait de la conscience d’une typologie des genres au Moyen Âge. En outre, ces vers projettent l’oeuvre sur le terrain de l’histoire, alors qu’il est précisé qu’il s’agit de conter « d’antive estore » (v. 18). Le vers 18 fait écho à un vers de l’épilogue — lui aussi propre aux manuscrits A et P — où l’on indique que « ceste estore avons definee [44] » (v. 14611).

Les textes suivants illustrent également une double tendance à l’effacement du roman et au glissement vers l’histoire. Ainsi, le Roman de Troie (fol. 68ro-119vo), qui succède au Roman de Thèbes dans le manuscrit, n’est pas encadré de marqueurs génériques visant à le situer du côté du roman. Reproduit tout juste après, le texte que nous connaissons sous le titre de Roman d’Athis et Prophilias [45] (fol. 119vo-162ro) tend à son tour à s’éloigner du roman, dès lors supplanté par l’histoire. Si le substantif « roman » apparaît dans le titre que lui donne le manuscrit L [46] (« Le Roman d’Athis et Porfilias ou Le Siege d’Athenes ») et dans l’explicit du manuscrit 940 de la Bibliothèque municipale de Tours (« Explicit li Rommans d’Athis et Procelias [47] »), il est évacué du recueil 375, qui ne désigne le texte que comme « li siege d’Athenes ». L’insistance sur Athènes permet, avec Thèbes et Troie, la constitution d’un cycle d’histoire antique[48]. Cette part historique est à nouveau mise en valeur dans les tout derniers vers du Siège d’Athènes, qui donnent à lire : « D’Ataines faut ichi l’estoire/Que li escrit tesmoigne a voire [49]. »

La présence des Congés de Jean Bodel (fol. 162ro-163ro) à la suite du Siège d’Athènes brise cette séquence historique. L’ancrage arrageois de ce manuscrit peut cependant contribuer à expliquer une telle rupture[50] qui, somme toute, n’en est pas tout à fait une, puisque ce texte de Jean Bodel pourrait avoir été ajouté pour combler les derniers feuillets d’un cahier demeurés blancs (fol. 162ro-163vo). Avec le Roman d’Alexandre [51] (fol. 164ro-208vo), qui occupe les feuillets suivants, l’histoire est bel et bien de retour, comme en témoignent les premiers vers : « Qui vers de rice estore veut entendre et oïr,/Por prendre bon exemple de proece acoillir [52] » (V. 1-2). Rédigée par Wace, la troisième partie du Roman de Rou (fol. 219ro-240vo), un texte reconnu pour ses prétentions historiographiques[53], vient clore cette partie à forte dimension historique. Par ailleurs, l’insertion d’une généalogie des comtes de Boulogne en prose[54] (fol. 216ro-216vo) entre le Vengement Alixandre [55] (fol. 211ro-216ro) et le Roman de Rou, séparés par quelques feuillets vierges, laisse entendre que les copistes avaient bien perçu la particularité de cette section.

On pourrait alléguer qu’en usant du substantif « branche », tant le sommaire de Perrot de Nesle que les rubriques et les explicite du manuscrit 375 font état d’une certaine résistance du romanesque en rappelant les cycles en prose, par exemple. Mais l’examen des désignations génériques ne conduit pas seulement à ces conclusions. Car il faut admettre que le mot « branche » occupe vraisemblablement une fonction technique en facilitant l’organisation du recueil. En effet, de la même manière que la synthèse que propose Perrot de Nesle, la division en branches — au sens de parties d’un tout — fournit des repères à celui qui consulte l’imposant volume. L’enquête qui a été menée a aussi révélé que la présence importante du terme « branche » se fait au prix de l’évacuation du mot « roman », absent du sommaire, des rubriques et des explicit. La « branche » apparaît dès lors comme une sorte de terme « fourre-tout », un substantif neutre servant à qualifier des textes appartenant à des genres variés. Un tel choix lexical produit donc un double effet : tout en évoquant le roman, il tend à estomper le statut de récit fictif des textes qui, on l’a vu, sont pourtant franchement présentés comme des romans dans bon nombre de manuscrits qui les ont préservés. Ce que l’on pourrait qualifier de « sortie » de la fiction est particulièrement sensible au début de la seconde unité codicologique, où l’on remarque une décroissance du roman au profit d’une croissance de l’histoire.

Encadrer la fiction

Si les traces du mot « roman » sont extrêmement rares dans le recueil, elles ne sont pas pour autant inexistantes. Dans les vers — qui ne figurent que dans deux manuscrits (A et P) — ajoutés au prologue du Roman de Thèbes, on retrouve en effet ce terme : « Et por chou fu li romans fais/Que nel savoit hon ki fust lais » (V. 29-30). Substantivé, le mot « romans » est doté d’une indéniable connotation générique, fournissant ainsi une preuve supplémentaire de l’existence du genre romanesque, une existence que ne pouvaient ignorer les copistes. L’organisation du recueil laisse cependant croire qu’on a plutôt cherché à donner le sens de « “translation”, “traduction”, “récit en langue vulgaire” » au roman. « Le romancier, explique Aimé Petit, a conscience de transmettre à son public un ouvrage qui, sans lui, serait demeuré inaccessible aux laïcs[56]. » Ici, le roman se pose moins comme un genre littéraire que comme une écriture en roman, soit un processus de translation de l’histoire antique du latin à la langue vernaculaire. Cette idée de la translation, plusieurs critiques l’ont vu[57], est récurrente dans le recueil, où une grande partie des romans qui s’y trouvent entretient des rapports privilégiés avec l’Antiquité.

D’abord, dans Floire et Blanchefleur (fol. 247vo-254vo), une coupe sur laquelle est représentée l’histoire de Troie est longuement décrite :

A grant merveille fu bien faite

Et molt fu soutiument portraite

Par menue neeleüre ;

Vulcans le fist, s’I mist sa cure.

El hanap ot paint environ

Troies et le rice doignon,

Et com li Griu dehors l’assaillent,

Com au mur par grant aïr maillent,

Et com cil dedens se deffendent,

Quariaus et peus agus lor rendent.

En l’eur aprés fu painte Helaine,

Comment Paris ses drus l’en maine.

Floire et Blanchefleur, v. 439-450[58]

Dans Blancandin [59] (fol. 254vo-267ro), qui succède à Floire et Blanchefleur, l’Antiquité est aussi présente et plusieurs éléments prouvent que l’auteur connaissait certainement le Roman d’Énéas [60]. Le Cligès de Chrétien de Troyes (fol. 267vo-281vo) évoque autant le Roman de Thèbes, en donnant à lire un renvoi à Polynice et à Étéocle, les deux frères à l’origine du conflit fratricide, que le Roman de Troie, en mentionnant les noms de Pâris et Hélène :

Einz li dient qu’il li sovieigne

De la gerre qu’Etyoclés

Prist encontre Polinicés,

Qui estoit ses freres germains,

S’ocist li uns l’autre a ses mains.

Cligès, v. 2494-2498[61]

C’onques ne fu a si grant joie

Helene receüe a Troie,

Quant Paris l’i ot amenee,

Qu’encor ne soit graind[r]e menee

Par tote la terre le roi,

Mon uncle, de vos et de moi.

Cligès, v. 5233-5238[62]

Enfin, le roman d’Érec et Énide (fol. 281vo-295vo) reconnaît lui aussi ses dettes à l’endroit de la matière antique, un processus qu’a bien décrit Francine Mora-Lebrun :

On voit que les ekphraseis, brèves ou longues, sont investies dans Érec d’un rôle structurant sur le plan narratif, tout comme dans les romans d’antiquité, et que l’une d’entre elles est mise explicitement en relation avec l’un de ces romans. Chrétien a donc souligné très clairement la filiation[63].

L’ekphrasis dont parle Francine Mora-Lebrun convoque l’Énéas, alors que l’histoire d’Énée est ciselée sur les arçons d’ivoire d’Énide :

Li arçon estoient d’ivoire,

S’i fu antailliee l’estoire

Comant Eneas vint de Troye,

Comant a Cartaige a grant joie

Dido an son lit le reçut,

Comant Eneas la deçut,

Comant ele por lui s’ocist,

Comant Eneas puis conquist

Laurente et tote Lonbardie,

Dom il fu rois tote sa vie.

Érec et Énide, v. 5335-5344[64]

Cette prolifération de références intertextuelles aux romans d’Antiquité revêt un sens tout à fait particulier dans le contexte du recueil 375. Un des éléments qui assurent la cohérence des textes situés au début de la seconde unité codicologique est, faut-il le rappeler, le caractère historique qu’ils mettent en évidence. En faisant écho aux romans de Thèbes ou de Troie, Floire et Blanchefleur, Blancandin, Cligès et Érec renvoient donc à des textes qui, dans le manuscrit dans lequel ils sont conservés, se situent non pas du côté de la fiction, mais bien du côté de l’histoire. L’ordonnancement des récits provoque dès lors une certaine dynamique de lecture. La description de la coupe dans Floire et Blanchefleur, par exemple, ne peut que faire surgir le souvenir du Roman de Troie, une pièce qui lui est antérieure dans le manuscrit. Or ces jeux d’associations ont ceci de particulier qu’ils ne relient pas une fable à une autre, dans ce recueil, mais rattachent plutôt la fable à l’histoire, comme si la place ménagée aux romans en vers était justifiée par cet ancrage « historique ».

L’analyse des rapports qu’entretiennent les romans placés au centre du volume avec la série de textes « historiques » qui les précède dévoile un des cadres qui tendent à se mettre en place dans le manuscrit. On peut certes avancer que le sommaire de Perrot de Nesle et la numérotation des textes encouragent une lecture tabulaire du recueil. La lecture linéaire n’en est cependant pas moins possible et pertinente, comme en témoigne le système de délimitations que l’on peut observer dans le volume arrageois. Dans un article sur les manuscrits littéraires français intitulé « Pour une sémiotique du recueil médiéval », Wagih Azzam, Olivier Collet et Yasmina Foehr-Janssens réfléchissent aux principes organisateurs des recueils médiévaux. Parmi les éléments susceptibles de révéler comment ont pu se penser et se construire ces entreprises de compilation, on note l’« effet d’encadrement[65] », un principe fondamental dans la pratique de la mise en recueil. En supposant une tension entre les extrémités et le coeur du volume, l’« effet d’encadrement » décrit par les trois chercheurs semble apte à rendre compte de ce qui se produit dans le manuscrit 375, où les textes de fiction — des romans en vers pour la plupart — font l’objet de quelques mises en cadre qui ne peuvent qu’orienter la lecture qu’on en fait.

Un effet d’encadrement est d’abord perceptible dans la seconde unité codicologique. La première extrémité est formée par les textes occupant les feuillets 36ro à 240ro, soit du Roman de Thèbes à la troisième partie du Roman de Rou. La seconde extrémité du cadre se compose quant à elle des textes religieux qui closent le recueil, de l’Épître farcie de saint Étienne aux neuf Miracles de Notre Dame (fol. 333vo-346vo). La présence de textes tels les Miracles de Notre Dame peut se lire comme une mise en garde contre la littérature profane[66]. Cette série de pièces, qui sert à refermer le cadre, rappelle également le souci de vérité donné à lire dans les textes à caractère historique placés au début de l’unité.

Comme si cela ne suffisait pas, une couche supplémentaire a été ajoutée au cadre. La première unité codicologique du recueil (fol. 1ro-33vo) — reliée à la seconde au cours du xiv e ou du xv e siècle — vient, à l’instar des textes « historiques », surplomber la fiction et intensifier l’effet d’encadrement. Plus encore, cette greffe fait en sorte que le latin vient encadrer le romanesque. Certes, la réunion de ces cahiers n’était pas prévue lors de la confection des manuscrits, lesquels ont tous deux circulé indépendamment avant d’être reliés. Il n’en demeure pas moins que la jonction des deux unités produit des effets de lecture auxquels on ne peut demeurer insensible. Depuis l’ajout des cahiers, en effet, c’est désormais la tradition biblique qui se charge d’ouvrir le recueil. La présence de l’Apocalypsis au tout début du codex indique le sens du volume en faisant écho au passage eschatologique créé par les tout derniers textes du recueil[67]. Ces couches ajoutées successivement travaillent donc à cloisonner l’espace de la fiction qui s’en trouve ainsi retenue de part et d’autre, comme s’il s’agissait de ne pas la laisser à elle-même.

Les effets d’encadrement génèrent une véritable tension entre le coeur et les extrémités du manuscrit 375, si bien que deux forces, centripète et centrifuge, rivalisent. Quoique les premiers et les derniers textes du recueil fassent figure de cloisons visant à emprisonner les romans en vers, il faut néanmoins reconnaître que ces derniers sont également animés d’une force, ne serait-ce que grâce à leur nombre important. En formant un noyau aussi dense, les romans en vers reproduits dans le volume prouvent que le genre romanesque est d’une voracité sans pareil. En effet, la mise en série de plusieurs romans qui se nourrissent autant de la matière antique, tristanienne ou arthurienne, que de l’histoire contemporaine suffit à le montrer. En reconnaissant l’étendue du domaine du roman tout en le cantonnant à l’intérieur de certaines limites, le manuscrit témoigne d’une attitude duelle par rapport à la fiction.

Au cours du Moyen Âge, le roman devient progressivement le modèle littéraire dominant et se caractérise par une tendance à assimiler les formes et les genres avoisinants. Il ne fait pas de doute que cette vigueur du roman est trop importante pour qu’on y demeure imperméable. En effet, bien qu’on puisse certainement l’attribuer à un souci d’organisation, la récurrence du mot « branche » laisse aussi planer l’ombre du romanesque dans cet imposant recueil qui se pose comme une sorte de synthèse du roman en vers. Or les exemples qui suggèrent une volonté de contrôler cette conquête du roman et, du même coup, celle de la fiction, sont multiples. La conscience générique est si aiguisée au Moyen Âge que l’absence du mot « roman » paraît fort significative et tend à signaler une entreprise de camouflage de la fiction au profit de l’histoire. L’examen des termes génériques a révélé la force de la dimension historique des romans d’Antiquité copiés dans ce manuscrit. L’ajout d’une généalogie des comtes de Boulogne tout juste après une partie du Roman d’Alexandre montre d’ailleurs comment on a cherché à tirer le roman du côté de l’histoire. Dès lors, en donnant à lire des renvois intertextuels à ces romans d’Antiquité, les fables en vers qui occupent le coeur du recueil sont constamment rattachées à un corpus que l’on associe à l’histoire. Cet ancrage « historique » semble justifier la présence des romans en vers dans ce manuscrit qui, faut-il le rappeler, s’ouvre et se clôt avec des textes qui ne relèvent pas de la fiction, comme s’il s’agissait de limiter l’espace de la fabula. On peut ainsi mesurer la fécondité de la lecture en contexte. Car ce sont surtout l’ordonnancement des textes et les éléments paratextuels qui permettent la mise au jour d’un rapport aussi ambivalent à la fiction. S’il accueille un impressionnant bassin d’oeuvres de fiction, le manuscrit Paris, BNF, fr. 375 tente néanmoins de réorienter leur lecture, comme si la fabula était à la fois un objet d’attraction et une source de méfiance.