Résumés
Résumé
Dans Double Oubli de l’Orang-Outang (Galilée, 2010), Hélène Cixous raconte ses « retrouvailles » avec le manuscrit de son premier livre, Prénom de Dieu, paru en 1967. Dans une sorte de Bildungsroman en abyme où l’archive de l’oeuvre se trouve en quelque sorte réincorporée dans la fiction littéraire, la narratrice de ce récit réfléchit sur la figure de l’auteur qu’elle « fut » : « Quand ai-je commencé à être moi-même mon auteur ? Ai-je écrit les nouvelles du Prénom de Dieu en tant que pleinement responsable de mes actes ? Étais-je plongée dans un état d’hypnose ? […] Suis-je une fiction ? », se demande-t-elle en se confrontant non sans inquiétude à cette question qui lui « cause des dommages irréparables ». Reprenant la question de Foucault au sujet de la fonction auteur, ce texte interroge à son tour ce qu’il en est de la question du « soi disant sujet » lorsque, en déconstruction et en psychanalyse, celui-ci, oscillant entre qui et quoi, est non seulement dédoublé mais irréductiblement divisé entre ses semblants, vrais et faux, pseudonymes et autres spectres, dissociation qui ébranle toutes les assises (forme, substance, ipséité, causalité, chronologie) donnant consistance à l’identité. Plusieurs aspects – notamment ceux de la mémoire, du nom, du faux, de la « réalité », fictive et pourtant vraie – sont également au foyer des questions pensées par ce récit d’Hélène Cixous.
Abstract
In Double Oubli de l’Orang-Outang [Double Oblivion of the Orang-Outang], Hélène Cixous tells the story of how she “reunited” with the manuscript of her first book, Prénom de Dieu [God’s First Name] (1967). Calling to mind a “mise en abyme” of the Bildungsroman in which the work’s archive winds up being reincorporated into literary fiction, the narrator reflects upon the figure of the author she once “was”: “When did I start turning into my own author? Was I wholly responsible for my actions when I wrote the short stories that make up Prénom de Dieu? Was I under hypnosis? […] Am I a fiction?” she asks, not without uneasiness, as she faces this question that “causes [her] irreparable damage.” This paper takes up Foucault’s question regarding the “author function” in order to examine in its turn what happens to the “so-called subject” [soi disant sujet] when—in deconstruction as in psychoanalysis—it oscillates between who and what, being not only divided in two, but irreducibly split between its semblances, true and false, pseudonyms and other specters. Such dissociation undermines the bedrock (form, substance, selfhood, causality, chronology) that ensures identity’s seeming self-sameness. Several aspects—including memory, names, falsehood and “reality” (fictitious yet true)—are also at the heart of the questions raised by Hélène Cixous’s narrative.
Corps de l’article
Si je l’avais perdu [mon nom caché], je le retrouverais : j’étais la mémoire percée, le trou dans ma mémoire, le coup qui l’avait percée, le nom perdu, le lieu de son égarement, par où il était tombé, j’étais mon voleur et mon receleur, je désirais me dénoncer ; pour être le seul il fallait d’abord retrouver mon vrai nom.
– Hélène Cixous, « La baleine de Jonas », dans Le Prénom de Dieu[1].
Tout a une fin ; c’est le commencement qui est rare.
– Hélène Cixous, « Anagramme », dans Le Prénom de Dieu[2].
On nous propose de réfléchir sur le Sujet (Sujet portant ici la majuscule)[3]. « Le Sujet a une puissance propre, écrit Hélène Cixous dans Double Oubli de l’Orang-Outang. Cette puissance est plus forte que toutes les puissances des siens réunies. […] Il a l’air d’un somnambule. Rien, nul, n’est plus, incontestablement, souverain. Personne. Pure personne. Il en impose[4]. » Le sujet en personne, donc, rien de moins. Mais voilà : s’agit-il du Sujet, chose capitale, en majesté, dans toute sa gloire souveraine, ou du sujet nul, anonyme voire acéphale, rien ou presque, trace d’origine sous rature, toujours sous la menace de l’effacement, de la disparition, de ce que nomme ici le « double oubli » ? Question difficile, jamais réglée, du sujet et de ses semblants, vrais et faux, de ses pseudonymes et subterfuges, de ses moi-je divisés en présences fantomatiques, délégations, représentations, diffèrements et retraits.
Car qu’est-ce qu’un Sujet : la ou une personne (présence, consistance, identité) ou… personne (retrait, désistance, écart par rapport à tout renvoi ou retour à soi) ? Double Oubli, entre autres questions, tourne autour de ce soi disant sujet, et il faut déjà bien entendre la portée de l’homonymie discrète qui ébranle cette expression jusqu’en son fond et l’empêche de se stabiliser : d’une part, soi-disant sujet, au sens de supposé sujet, tout à l’absolu de son narcissisme, le mot « supposé » venant de fait souligner ou redoubler ce que dit déjà « sujet », qui n’est jamais lui-même, on l’oublie trop souvent, qualité d’être, mais ce « jet » ou « projet » à peine posé, surgissant ou faisant irruption dessous ou derrière, toujours d’ailleurs, que lui (dès Le Prénom de Dieu, Cixous parle de « l’arrière-être de moi qui traîne encore dehors[5] ») ; d’autre part, soi disant sujet (l’expression est sans trait d’union cette fois), c’est-à-dire sujet qui s’échappe et se surpasse, toujours insaisissable autrement que dans la différence d’avec lui-même, d’une performativité inouïe : « D’un côté le sujet surpasse le disant. De l’autre le disant éteint le sujet sur lequel il souffle. Et cependant comment ne pas désirer être surpassé ? » (D, 57). (On pensera ici à la définition de Lacan dans « La méprise du sujet supposé savoir » : « quelque chose se dit, sans que le sujet s’y représente, ni qu’il s’y dise, — ni qu’il sache ce qu’il dit[6] » : elle décrirait avec exactitude l’affect maintes fois ressenti ici par le personnage de l’auteur à l’endroit de sa création, de son premier livre, ou de son livre Premier, Le Prénom de Dieu. J’y reviendrai.)
Qu’est-ce alors qu’un auteur, pour reprendre la question de Foucault ? Qu’est-ce qui s’appelle encore de ce nom si, comme le dit Gilles Deleuze dans Critique et Clinique, le nom propre d’un auteur, d’un créateur de concepts, ne désigne plus qu’un « sévère exercice de dépersonnalisation », une ouverture « aux multiplicités qui le traversent de part en part, aux intensités qui le parcourent[7] » ? Créer, ce n’est pas raconter (des histoires, des souvenirs, des phantasmes, etc.), mais découvrir, dit Deleuze dans une proposition qui convient parfaitement aux fictions de Cixous, « sous les apparentes personnes la puissance d’un impersonnel qui n’est nullement une généralité, mais une singularité au plus haut point[8] ». Interrogeant lui aussi ce concept d’auteur usé mais toujours résistant ou en cours de restauration, Jean-Luc Nancy souligne pour sa part que
[…] l’affirmation de l’« auteur » n’a rien à voir avec toutes les critiques qui ont pu être faites des représentations du génie créateur, de l’auteur souverain, etc. L’auteur […] n’est pas la personne qui porte le nom propre, et cette personne n’est pas la source exceptionnelle et privilégiée (sinon surhumaine…) de la « création ». Ce mot, « création », signifie « sortie hors de rien » : et en effet l’« auteur » est un rien, c’est un point ou une nébuleuse de points, insituables, qui ne sont ni l’individu, ni la société, ni la technique, ni la culture. Mais dont la singularité est irremplaçable et insuppressible […].
Oui, il y a un ton, un style, un sens singulier qui fait un « auteur » (une signature si on veut, ou une voix, ou un regard ou une allure) et pourtant il n’y a pas de démiurge ni de créateur. Ou bien : il y a création sans « créateur », il y a génialité sans « génie ». Ces affirmations sont simples, mais elles ne sont aussi simples que parce qu’elles touchent à une matière infiniment délicate, absolument mystérieuse : la manière dont une pensée (car on peut nommer pensée toute mise en jeu de formes, tout déclenchement de sens) vient passer par un corps singulier[9].
Le soi disant sujet qui nous intéresse ici oscille donc entre l’un et l’autre sens de l’expression, entre le Rien de « personne » et la Toute-puissance de la « pure personne », l’échange entre le littéral et le métaphorique, le réel et l’imaginaire, la figure et le sans-figure restant proprement indéfini. Dans « Le Sujet du semblant », un texte consacré à Philippe Lacoue-Labarthe, dont ils commentent « La réponse d’Ulysse » (paru en 1989 dans un numéro des Cahiers Confrontation justement intitulé « Après le sujet qui vient », on ne peut plus actuel et pertinent pour notre réflexion), les psychanalystes René Major et Chantal Talagrand rappellent qu’« il n’y a de sujet comme tel que sur fond de non-sujet, comme il n’y a de rapport entre les narcisses que sur fond de non-rapport » et, qu’à ce « sujet », « on n’accorde plus, depuis Freud, ni la conscience ni la réflexivité » : « L’inconscient est peuplé de pensées sans penseur. Quoi donc de ce Je qui pense du Cogito et qui dans la conclusion ergo sum se pense identique à lui-même[10] ? », demandent-ils. Ils citent alors un passage du texte de Lacoue-Labarthe, qui souligne comment ce mot « personne » — un mot ou un nom, ou un nom niant le Nom, là est toute la question — déclenche dès sa profération une onde de choc aux effets (philosophiques, existentiels, affectifs, performatifs) insondables :
[A]-t-on remarqué […] que lorsqu’Ulysse répond « Personne » (en grec : outis ou bien oudeis), c’est son propre nom (Odysseys) qu’il déforme à peine ? La ruse (qu’on croit volontiers grossière ou « enfantine ») comporte le risque, au défaut (ou au plus juste) de la prononciation, de l’aveu du vrai nom — ou tout au moins de l’énoncé d’un nom. Et d’un nom lui-même ni plus ni moins signifiant que ne le sont en général les noms mythiques. À la question de Polyphème : « Qui ? », Ulysse semble répondre par un « quoi », négativement (personne : non pas rien, mais nul étant humain). Mais en répondant « Personne », il entend bien répondre à la question « Qui ? », ou l’assumer — un peu comme, nettement plus près de nous, l’a fait le poète portugais, qui signait certains de ses livres du nom de Pessoa. Autrement dit, la ruse n’est ruse, et à ce point enjouée (et vertigineuse), que parce que se confondent dans la réponse, par la pure ressource d’un Witz (serait-il matriciel de L’Odyssée tout entière ?), les deux instances du quoi et du qui : du was et du wer. Mais tremble du même coup, dans ce battement de l’une à l’autre instance, la question de l’existence — ou une certaine question de l’existence, jamais sans doute thématiquement formulée par la philosophie elle-même, mais peut-être toujours sourdement présente dans la philosophie, tout au moins depuis que la philosophie est « philosophie du sujet » : pourquoi y a-t-il quelqu’un plutôt que personne[11] ?
Ces questions du qui et du quoi, on le voit bien, nous plongent au vif du sujet et il est intéressant que les psychanalystes, en faisant écho à ce passage, le relancent aussitôt d’une question qui pourrait également valoir pour la fiction de Cixous : oui, « pourquoi y a-t-il quelqu’un plutôt que personne ? » « Ou quelqu’un et personne à la fois[12] ? »
Selon cette conception du sujet — qui n’est plus, bien sûr, celle du sujet absolu, se phantasmant comme subjectivité totalement présente à soi, mais celle de la psychanalyse (Lacan : « Le sujet, c’est le surgissement qui, juste avant, comme sujet, n’était rien, mais qui, à peine apparu, se fige en signifiant[13] ») et de la déconstruction (le sujet comme trace et différance, ébranlant toutes les assises : forme, substance, ipséité, autonomie, souveraineté, qui lui sont attachées), le sujet, divisé ou dédoublé dès le départ — ce fameux « Point de Départ » que Cixous entend justement comme le nom substitut, « Coïncidence et synonymie » (D, 186) dit-elle, du Prénom de Dieu —, « ne saurait être identique à lui-même ». Chez Freud comme chez Derrida et Cixous, cette question de l’identité sera de fait toujours affirmée « comme l’identité d’une dissociation et, à sa pointe extrême, l’identité d’une dispersion[14] », une formule qui correspond parfaitement à l’expérimentation de la fiction mise en oeuvre dans Double Oubli de l’Orang-Outang, où la narratrice se décrit elle-même en proie à cette dissociation du moi[15], « tout le portrait d’une flèche qui d’un trait peindrait juste l’unique aigu du déchirement. J’étais bien déchirée. Dissociée, divisée et déchiquetée » (D, 18), déclare-t-elle dès les premières pages quand elle sait qu’elle doit désormais affronter le Carton, qui « n’a jamais cessé d’être là sans être ici » (D, 15), et qu’elle revient sur ses propres traces, pour les enfouir autant que les creuser[16], en réfléchissant vertigineusement sur la genèse, en 1964, de son tout premier livre, Le Prénom de Dieu, et de celui qu’elle nomme « le-Livre-que-je-ne-connais-pas » (D, 101) ou « le-Livre-qui-ne-saurait-jamais-être-lu » (D, 103) qu’elle est en train d’écrire alors « tel jour de juin 2009 » (D, 51), quelque quarante-cinq ans plus tard[17].
Non seulement tout avait déjà commencé, avec la soudaineté géante et majestueuse d’un commencement du monde, avec une profusion de passés encore tout présents et de riches apparats ; mais encore, me semblait-il, sous le coup j’étais prévenue du dernier des événements futurs. Mon état d’âme : excitation et désolation mêlées. Le Carton était encore au milieu de la pièce, brûlant. Il ne pourrait pas m’échapper. Je ne pourrais pas lui échapper.
D, 11
Et plus loin, revenant sur « ce moment qui [la] provoque et [la] met en question », elle demande : « L’avais-je oublié ? Non. Ni oublié, ni non oublié » (D, 15). On reviendra à cet inoubli, ce double oubli dédoublé, cet oubli qui « ne se laisse pas oublier » et nous entraîne dans cette autre pensée autre, si retorse et imprévisible, celle qui fait entendre son hyperbologique disant à la fois : « On n’y pense plus. On niepense de plus en en plus » (D, 185).
Aux antipodes et en opposition radicale à une conception du sujet comme maîtrise et conscience de soi, donc, le sujet tel qu’il apparaît dans toutes ses instances (auteur, Livre, personnage, simulacre ou sosie) dans Double Oubli… correspond bien à ce que décrivent René Major et Chantal Talagrand dans leur dialogue :
— Si le sentiment d’exister, que j’éprouve dans le « moi-je » comme sujet de désir, tient d’une altération d’origine, de l’aliénation dans cette altération, et dont je perçois l’écart dans la désistance de ce « moi-je », comme quoi existons-nous si nous n’existons pas comme « sujets » à part entière ? Autrement dit, quoi de qui répond à quoi lorsque la question paraît s’adresser à quelqu’un[18] ?
Ces quelques considérations philosophiques et psychanalytiques, pour générales qu’elles soient, pourraient sembler nous éloigner de notre propos, mais il n’en est rien tant Double Oubli de l’Orang-Outang n’a de cesse de s’interroger sur cette distinction fondamentale du quoi et du qui mobilisée par cette question du Sujet, du sujet comme ou en personne, car le plus souvent dans cette fiction qui explore l’oubli (« Le Carton va m’obliger à repenser le subtil si subtil concept d’oubli, pensais-je. Je voyais déjà une très fiévreuse méditation sur l’Oubli des Cartons (ou l’inoubli, c’est-à-dire les différents oublis et oubliances) m’attendre […] », D, 15), la question « [p]osée sur le mode du qui (“qui es-tu ?”, “qui va là ?”), […] porte comme possible la réponse sous la forme du quoi, réponse qui peut être entendue sur le mode du qui[19] ». De fait, plusieurs questions qui hantent la narratrice de Double Oubli… visent ce lieu liminaire, cette lisière de l’être au bord de l’inexistence où la constitution de quelque identité subjective tente de ne pas oublier, d’inoublier de manière active, cette zone d’où émane le plus pulsionnel de la pulsion, comme en témoignent ces passages qui donnent libre cours à ses « humeurs tourbillonnaires[20] » :
Qu’est-ce qu’un livre dont le, la, père, auteur, créateur, frabri-cant, -cateur, -moteur, inventeuse, ignore tout ? Qu’est-ce qu’un livre, alors ? Et toi ? Et moi ? Qui l’a écrit ? Voilà la question ! Quelqu’un ? Quelqu’un a commis, quelqu’un a crié, quelqu’un a signé, qui ? Nous n’en viendrons jamais à cet interrogatoire, me disais-je, j’ai trop peur.
D, 126
[…] puisque ce n’est pas moi qui ai écrit ces textes, je ne suis pas la personne qui les a écrits. Je ne peux même pas assurer l’avoir été. L’effacement total de l’origine autorise toutes les hypothèses.
D, 129
Quand ai-je commencé à être moi-même mon auteur ? Ai-je écrit les nouvelles du Prénom de Dieu en tant que pleinement responsable de mes actes ? Étais-je plongée dans un état d’hypnose ? ou plus exactement alors était-elle plongée, qui était-elle qui disait je quand je n’étais pas au courant de moi[21] ?
D, 201
Suis-je une fiction ? Cette question, qui nous cause des dommages irréparables, c’est elle le fantôme que mon fantôme tournait en tremblant vers J. D.
D, 195
Ces quelques phrases prélevées en différents points du récit montrent que ce qui est en jeu ici ne tient pas seulement à cette difficulté éprouvée par la narratrice à se reconnaître, à reconnaître sa ressemblance avec celle qu’elle « fut » et qui signa, alors qu’elle n’était pas encore « elle », son premier livre (« Aujourd’hui [mais quel Aujourd’hui ?], j’ai bien du mal à rassembler une telle personne qui principalement n’était absolument pas de ce monde et qui, à la même date 1964, avait d’autres existences dont je peux retrouver les traces en m’y reportant. Existences menées comme à l’étranger par quelques étrangères », D, 58), mais bien un véritable drame éthique — d’autant plus vrai qu’il met en scène des faussaires et des doubles de doubles — qui est celui de la fabulation même et qui tient à cette question succinctement condensée par Deleuze : « Comment nous défaire de nous-mêmes, et nous défaire nous-mêmes[22] ? » Cette question chez Cixous mène très loin alors qu’on ne sait plus ce qui est objectif ou subjectif dans cette fiction de fictions qu’est Double Oubli… et qu’il n’y a même plus lieu de le demander, ce déplacement perpétuel d’une distinction entre le réel et l’imaginaire formant ainsi, comme le dit bien Deleuze, « son double, un point ou une zone d’indiscernabilité » : « Le regard imaginaire fait du réel quelque chose d’imaginaire, en même temps qu’il devient réel à son tour et nous redonne de la réalité[23]. »
Ainsi, si la question de l’oubli se fait ici si profonde, si entêtante, ce n’est pas seulement parce qu’elle est celle d’un refoulement (je pourrais, pense-t-elle un instant, « Jeter ce Carton sans le regarder. Renfourner le Sujet dans la gorge du placard si profondément qu’on n’en entendra plus parler », D, 57), mais parce que, de manière infiniment plus troublante que toutes ces histoires de doubles qui en forment la surface miroitante, elle touche au coeur du sujet, si l’on peut dire, au bord extrême de son impensé, puisque, avec la question de l’oubli, c’est aussi celle de l’origine, de la source, de l’ombilic du rêve de littérature qui est soulevée. Comme la narratrice le dit bien, comme d’un secret de fabrication où the proof is in the puzzling, il y va du « Secret des Secrets » révélé, c’est-à-dire « écrit caché en toutes-lettres à l’encre invisible » avec Le Scarabée d’or de Poe, l’une de ses figures énigmatiques : « On aura appris depuis longtemps que le Secret de tous les Secrets est une affaire de lecture de signes » (D, 138).
Car la grande affaire de l’Oubli, surtout quand il est question comme ici de l’oubli premier (« Je l’ai remarqué, il n’y a qu’un Oubli, on n’oublie vraiment qu’une seule fois. […] et c’en est fait pour toujours », D, 202), c’est bien la chose radicale, c’est-à-dire cette racine coupée. Et peut-être tous les autres oublis qui s’ensuivront — l’« oubli [du] nom exact » (D, 104) du manuscrit matriciel et tous les cas apparemment bénins de « semioubli des noms » (où j’entends pour ma part « semis d’oublis » : ce qui sème et essaime en forget-me-not bleus dans l’herbe verte de la mémoire) — ne font-ils que répéter, dans « [u]ne nuée d’interrogations errantes », cet égarement de l’être abandonné qui « ne s’atténue jamais ». Car il est clair qu’il y a là origine sous roche et que « La souche est dans le Carton » (D, 124). Je ne sais pas si, au moment où l’Auteur écrivait cette phrase en juin 2009, elle pensait déjà à son grand texte sur Alechinsky, « Le Voyage de la Racine[24] », où elle décrit longuement cette chose (« on n’a jamais vu un être comme ça[25] »), cette « racine-coupée-mais-sauvée » (V, 24), et comment l’artiste la fait advenir « avant sa signature » alors qu’« [i]l n’a encore rien “créé” » et qu’il « est en apprentissage » (Bildungsroman qui se tisse à son insu), « mais, ajoute-t-elle, comme personne » (l’artiste, lui ou elle, ne copie ni imite des modèles, il va « droit aux braises » (V, 24), il « trouve naturellement le secret de l’art vivant », V, 25). C’est cette racine coupée — mais couper veut dire ici « se bien garder de la rejeter, ne pas l’oublier, couper (pour mieux garder) toutes les origines » (V, 22) —, cette souche-source, cette chose apparemment inanimée ou inerte qui se trouve dans le Carton et qui « reste. Parfaitement oublié. Reste. Re. Est. La différence entre la chose inerte qu’il était et ce qu’il “est” : il est maintenant » (D, 185). Ce « vieux bout de racine conservé dans une boîte pleine de temps », comme elle le dit de la Racine d’Alechinsky (mais elle décrit ici par transfigure son propre Carton), c’est « le cordon ombilical de l’artiste-né », « l’humble et très puissant anneau qui le lie ou l’allie au corps passionnel de toute son oeuvre » (V, 26). Le Carton est (cette) personne : la souche du sujet, comme on le dit de cellule-souche. Même si « [o]n ne peut être plus éradiqué, plus détaché. Corps détaché de tout corps constitué » (V, 23), voilà que « Le Carton émet maintenant pendant la journée des grésillements d’insectes » (D, 217).
Mais je reviens à l’Oubli, sujet s’il en est dont on ne peut pas faire le tour, et qui toujours ressurgit vertigineusement pour nous rappeler qu’on n’y est pas, pas encore, et que « ce que l’on ne peut analyser c’est justement ce qui est digne d’être analysé » (D, 202). L’oubli n’est justement pas un motif ou un thème parmi d’autres, il surpasse et enveloppe toute la pensée, car il échappe à la conscience et y fait retour d’événement seulement par « inattention involontaire » (D, 186). Dans Double Oubli…, il a non seulement partie liée avec l’ombilic de l’oeuvre mais aussi avec une image natale, l’une des plus belles et fortes qui revient faire signe dans plusieurs textes de Cixous ces derniers temps, celle de cet enfant qui joue dans les ruines (qui vient de Proust, mais pas seulement de lui). C’est lui qui réapparaît ici sous les traits de Heathcliff, l’enfant trouvé, c’est-à-dire perdu et qui restera introuvable.
[…] voilà quelqu’un, sens-je, ou quelque chose, d’étranger dont l’étrangeté ne m’est pas étrangère, que j’ai dû oublier, qui me requiert, un barbare qui semble m’être-destiné-adressé —, qui me revient, et dont l’aspect en tout suscite une peurpitié, un sentiment impropre à l’aveu, un repoussement criminel, la pâle amertume d’une ingratitude. On le reconnaît : c’est l’enfant à reproche. Il s’agit toujours presque d’un « enfant trouvé » c’est-à-dire perdu, donc ce que l’on appelle pour conjurer la vérité « un enfantrouvé » alors qu’on ne finira jamais de le perdre.
D, 32
Et à l’autre bout du livre, elle y revient au trou, qui est l’enfant, le Livre sans nom ou le Carton d’origine :
D, 154Je le vois noir. Je le vois comme un enfant-trouvé : c’est le cas pour tous
les enfants-trouvés, un trou reste, irréparable lacune dans l’âme, si bien que
si « trouvé » soit-il, l’accès à tout chez soi lui demeure à jamais introuvable
Il devient urgent que je voie ce Livre.
L’oubli, l’oubli radical, c’est celui-là, donc, celui de « personne », et il est bien entendu de toujours lié au parricide/infanticide (comment ne pas entendre dans ce « personne » son homonyme, « père sonne », ce qui n’est que pur appel du nom du père ? « Personne » reste, comme chez Kafka, sur le seuil de cette porte qui ne s’ouvre pas…). Oublier — oublier le nom de quelqu’un, on ne le sait que trop depuis Freud, on meurt de honte chaque fois que cela arrive en présence de la personne — est un meurtre, une mise à mort, un anéantissement. Dans l’enfant trouvé, mais trouvé comme perdu, Cixous entend toujours « Un rappelle-toi-que-tu-vas-tuer. Et comme on ne sait pas son vrai nom on lui donne pour pseudonyme le nom de Pseudonyme » (D, 32). « Heathcliff, personne n’aura jamais su à la fin ce qu’il aura été. Un cas d’engendrement par Hallucination. Tout ceci est une fiction, dis-je. Comme si c’était mon père mort qui m’avait écrit » (D, 158).
La narratrice écrit aussi cette phrase percutante, ébranlante, terrible, quant au nom qu’on donne, mais aussi quant à celui qu’on ne donne pas, ou qu’on donne trop tard (une phrase que je trouve terrifiante pour des raisons personnelles, comme on dit, si ce mot « personnelle » a encore quelque pertinence ici) : « Pour un nouveau-né il suffit de l’omission de nom de deux jours, d’un jour même et les soixante-dix ans suivants n’effaceront pas la trace du non, à la place du nom la fureur insatiable de l’abandonné » (D, 105). Quoi qu’il en soit, parmi tous les doubles qui la hantent dans Double Oubli…, elle dit bien à propos du nom de Heathcliff, avec lequel elle échange ses propres initiales, que « ce n’est pas un nom c’est un bout de Dieu » :
On trouve tracées sur les dossiers des chaises, sur les colonnes des lits sur les linteaux des cheminées, sur le bois des prie-dieu sur le revêtement sinistré de la chambre les initiales HC répétées en lamentation, elles ont l’air de hurler et l’on ne sait pas qui hurle, si c’est lui Heathcliff ou si c’est Elle, car les lettres changent de figure à chaque signature. Il s’agit là d’un être très errant, j’imagine un fantôme agité, non pas un hanteur attitré à un lieu, ancré à un rempart, mais une sorte de fou en feu, une orphée affolée, quelqu’un qui cherche partout sachant bien qu’il n’y a nulle part et pas de monde.
D, 122
Quand « La fiction suit son cours » (D, 209), on ne sait pas qui envoie ni qui reçoit la lettre, ça n’arrête pas de changer de sujet, de traverser : « Comme si c’était mon père mort qui m’avait écrit. Comme si c’était mon fils mort qui m’avait écrit. Cela arrive. Ni un homme, ni une femme. Ni un préhomme ni un préfils. Un auteur ? Un ôteur ? Un noteur. Personne ne pourra jamais identifier Dieu, dit J. » (D, 158)
*
J’ai dit plus haut que « Personne » était un non-nom, le nom négatif par excellence. Mais il est aussi le nom le plus propre, l’équivalent ou le pseudonyme, la persona de Dieu lui-même. D’ailleurs, je dois l’avouer — c’est toute cette histoire de Double Oubli… qui m’y pousse —, j’ai toujours hésité entre ces deux noms de livres d’Hélène Cixous, jusqu’à les confondre parfois en un seul, Prénom (singulier) de Dieu (recueil de nouvelles, Grasset, 1967) et Prénoms (pluriel) de personne (recueil d’essais, Seuil, 1974). Comme si « Dieu » et « personne », c’était la même chose pour moi, que la différence entre le nom et le sans-nom était toujours prête à glisser et à se retourner, dans cette « gé-mellifiction » qu’elle analyse entre les doubles, les William de Poe ou ces étranges « attelages » dans le dictionnaire entre Khadafi et Kafka (incidemment, comment donc a-t-elle perçu, senti venir sans rien voir, deux ans avant les événements au Moyen-Orient, que ce nom allait venir nous hanter[26] ?). Je n’insiste pas sur ces effets de « coïncidences » ou de sensibilité clairvoyante, mais quel n’a pas été mon trouble quand j’ai lu mon lapsus exposé par l’Auteur elle-même dans Double Oubli… (notons d’ailleurs au passage que c’est là un très curieux effet de ce titre redoutable, car, vous l’aurez remarqué, on a irrésistiblement la tentation d’appeler ce livre Double Oubli…, en omettant donc la seconde partie, … de l’Orang-Outang, en la passant sous silence ou en l’oubliant — ce qui n’est pas innocent du tout en matière d’oubli performatif). Elle aussi, l’Auteur, elle avoue donc une hésitation au moment de prononcer ce titre, le nom de l’oeuvre :
Je l’ai toujours désigné avec incertitude, approximativement c’est le mot. Comme on hésite avec pudeur et gêne en prononçant le nom d’une personne étrangère que l’on connaît d’instinct, dans la crainte de commettre un déplacement, une confusion. Ainsi quand je dirai « Je cherche le Prénom de Dieu » je serai toute prête au repentir. Le Livre s’appelle quelque chose comme ça. Pour moi, c’est bien « Quelque chose comme ça ». Le Livre a du prénom pour nom, ou bien des prénoms. Je n’ai pas honte d’avouer qu’il m’est arrivé de consulter l’index « du même auteur » qui accompagne mes autres livres, mais en vain : tantôt le Livre est dénommé Le Prénom de Dieu, tantôt, Prénom de Dieu, tantôt Prénoms de Dieu. Cela change tout, tout est rien, tout est Dieu, seul Dieu reste, invariable Reste de tout. On voit à cela ce qu’il en est de l’archive, de la science de l’histoire, de la fiabilité de la mémoire. C’est une singularité et un privilège de ce Livre entre tous les miens que d’avoir le nom flottant. Il m’arrivera plutôt que de bégayer au moment de l’évoquer, de recourir à quelque antonomase. Je dirai : le Livre flottant. Ou le Livre d’avant mes livres. Ou le moins-Livre. Ou le Livre qui me restera inconnu. Quoi que j’en sache ou pas.
D, 105-106
Hélène Cixous le déclare dans Double Oubli… en toute clarté : elle n’a jamais voulu écrire des romans, ce qu’on entend généralement par là : des personnages, une histoire, une intrigue. (Il faudrait d’ailleurs à cet égard ouvrir une longue parenthèse sur le traitement très singulier qu’elle donne dans toutes ses fictions et notamment dans Double Oubli… à ses « héros », qui sont ici beaucoup plus que de simples personnages romanesques : des figures ou des personnages esthétiques, plutôt, ou conceptuels, où tout comme L’Idiot de Dostoïevsky commenté par Deleuze, Cixous « nous montre des personnages qui ne cessent de chercher quelles sont les données d’un “problème” encore plus profond que la situation où ils se trouvent pris : il dépasse ainsi les limites du savoir, mais aussi bien les conditions de l’action[27] ». Le type de personnages créés par Cixous — doubles, faussaires, revenants, spectres, enfants prodigues — opère ce passage du personnage de fiction à une instance qui le dépasse — le surpasse (c’est ce qui est désigné dans Double Oubli… par « le disant »). Ce personnage esthétique n’est pas limité par l’action et encore moins la psychologie, mais cristallisation de la sensibilité, de la mémoire, de la pensée : il invente des affects inconnus et méconnus pour l’imaginable, le non encore imaginé, le mémorable immémorial, l’impossible de la pensée. En ce sens, les personnages de Cixous ne sont ni des déterminations empiriques, ni des symboles, ni des figures mythiques ou des abstractions, mais comme le dit Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie ?, « des intercesseurs, des cristaux ou des germes de pensée » de l’auteur qui, à travers ces figures hétéronymes, devient « le simple pseudonyme de ses personnages[28] ». Je ferme cette parenthèse, même s’il y aurait à l’évidence encore beaucoup à dire des faussaires[29] qui, avec leurs contrefaçons, sont tout près — tout contre, pourrait-on dire — de la figure esthétique de l’artiste.)
Car Cixous ne se contente pas, comme la plupart des écrivains artificiers, de « copier la réalité afin de la faire passer pour la vérité de la fiction » : elle souligne d’ailleurs ces seuls mots : copier la réalité afin de la faire passer, négligeant « la vérité de la fiction », et réitérant la phrase, elle en modifie et retourne — revire[30] — aussitôt un peu le sens : « Afin de faire passer la vérité de la réalité à la fiction » (D, 192). Il y a déjà comme un tour de passe-passe qui se produit ici entre ces deux phrases qui cernent des mots si fondamentaux, « réalité », « vérité », « fiction ». Chez Cixous, ils changent de place, passent d’un côté l’autre, et d’autant que ce à quoi elle se fait attentive dans ses fictions, c’est justement à ce qui vient « grâce à une inadvertance » (D, 186). Dans Double Oubli…, devant le Reste du Prénom de Dieu dans le Carton, elle semble (je dis bien : semble) dénoncer l’« imitation naïve, dangereuse » où elle se trouvait alors :
C’est comme si j’avais en moi quelqu’un qui se craignait soi-même, à demeure dans un grenier mental, une défroque, un personnage d’une pièce que j’avais commencé à créer avant d’avoir mûri un art, un inédit dont on a honte tant il est factice. Une tentative de roman, moi qui n’ai jamais désiré écrire un « roman », avec des personnages archiromanesques, des exaltés, des souvenirs descendants d’un délire qui pousse râpeux, musqué, dans les moors, et on aurait tenté une greffe de ces landes à rage dans un quartier du Lower East side. Quelle imitation naïve, dangereuse. Et l’on ne sait même pas que l’on est dans l’imitation, jusqu’au jour où la larve est retrouvée morte au réveil.
D, 198-199
Mais maintenant, aujourd’hui à l’heure où elle est « spectralisée vive » (D, 200) par les nouvelles télétechnologies et la réalité virtuelle de l’ordinateur offerte « de nouveau [comme] l’apparence de la vraie réalité » (D, 209), elle dit de ce « en réalité » de la fiction qu’on sait moins que jamais ce qu’il peut vouloir dire :
Nous « vivons », si cela s’appelle encore « vie », en ligne, des vies qui ne sont pas les nôtres et qui nous font circuler impuissants dans des histoires dont nous n’avons pas la moindre idée en réalité. Et nous ne pourrons plus jamais utiliser l’expression « en réalité » en réalité.
D, 200
Cette scène du « en réalité » est également rejouée de manière amusante, sur un mode apparemment plus ludique par Ève, dont on note qu’elle est promue depuis les récits récents figure privilégiée de l’hyperlectrice, celle qui lit par exemple Lumière d’août dans Ève s’évade pour éviter de « finir de lire un livre » et « se fabrique un livre inédit qui ne connaît pas la mort[31] », ou qui comme ici se pose les questions les plus profondes, où l’on voit toute la portée de la lecture transformant l’être même du sujet :
Cependant ma mère « lit » avec un trouble persistant les Histoires des siècles Futurs. Comme elle se demande « si c’est uniquement de l’invention ou si c’est du reportage », cela l’empêche d’avancer dans la lecture. Elle tient à savoir ce qu’elle fait, car cela conditionne aussi ce qu’elle est.
D, 211
En lisant ce passage délicieux — « avertissement » singulièrement cixousien, panneau rouge alerte comme dans Rêve je te dis — où la narratrice se moque tendrement de notre désir toujours trop limité quant à la fiction — comme Ève, « À 99 ans on veut savoir “si c’est historique tout ça ou si c’est une histoire-seulement” » (D, 211) —, je ne peux m’empêcher de penser à cette scène qui arrive si souvent en réalité quand certains des lecteurs de HC — ce sont les plus fins, les plus avertis, des analystes même parfois — me prennent à part (pourquoi moi, me dis-je toujours à ce moment, pourquoi pensent-ils que j’en sais plus qu’eux sur ces limites, ces lisières de la fiction ?) et me demandent : mais qui est Henry ? Et l’amant poète, c’est vrai ? Qui, qui, qui, ils veulent savoir. Est-ce que cela a seulement une importance ? Oui et non : je peux toujours répondre, sur cette question des faits et du « en réalité », en leur redisant ce que HC elle-même, dans la « vie », m’a toujours dit quand, imprudemment, il m’est arrivé de croire à une date ou à un événement « réel » en oubliant à quel point ils pouvaient toujours être transis, traversés de fiction : à savoir qu’on ne comprend pas assez, pas encore assez profondément la toute-puissance de la fiction et sa réalité[32] si on pose la question de cette manière. On peut la poser mais pas de cette manière. Maintenant, je pourrai aussi renvoyer mes interlocuteurs directement à Ève qui prend le problème de manière bien plus ingénieuse dans Double Oubli… :
« Je ne sais pas si c’est un reportage des événements. » « Ce Jack il est témoin de tout ce qui se passait là-bas ? Aux siècles futurs ? Il avait peut-être déjà raison au futur ? » Elle me consulte. « Il a écrit et c’était prophétique », s’inquiète-t-elle. « On écrit, dis-je, et c’est prophétique. Mais il n’y a pas de prophète, dis-je en réalité, tous les prophètes sont de faux prophètes, ce qui ne change absolument rien, dis-je, car toutes les réalités sont des fictions. » Dis-je.
D, 211
Qui dit « dis-je en réalité » ? Et quelle inflexion ce « en réalité » souligné a-t-il ? Qui dans chacun de ces « dis-je » ? Qui va là ? Et Ève d’enchaîner, de redoubler mine de rien ce que lui dit sa fille, en disant qu’elle croit que c’est Martin Eden, le personnage, « qui est l’auteur de ce Jack London » (remarquons au passage que, de Eden à Ève, c’est pour ainsi dire « a match made in heaven »). Elle a alors cette phrase extraordinaire, Ève, qui renverse tout encore : « C’était quelqu’un ce Martin Eden. […] Vraiment. Comment veux-tu que je lise des gens qui veulent changer le monde ? » (D, 212). Changer le monde, ou la vie (Rimbaud), ou « Let us change the subject », comme le dit l’Ulysse de Joyce : au fait, c’était bien ça, le sujet ?
Parties annexes
Note biographique
Ginette Michaud est professeur au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Membre du comité international responsable de l’édition des séminaires de Jacques Derrida, elle a coédité les deux volumes du Séminaire La bête et le souverain (Paris, Galilée, 2008 et 2010). Parmi ses récents ouvrages, mentionnons : Veilleuses. Autour de trois images de Jacques Derrida (Québec, Nota bene, 2009 ; tr. italienne, Mimesis, 2012) ; Juste le poème, peut-être (Derrida, Celan) (Montréal, Le Temps volé éditeur, 2009, prix de l’essai Spirale Eva-le-Grand 2009-2010) ; et aux éditions Hermann, en 2010, deux livres consacrés à Jacques Derrida et Hélène Cixous : Battements – du secret littéraire et « Comme en rêve… ». Ginette Michaud a été élue membre de la Société royale du Canada en 2011.
Notes
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[1]
Hélène Cixous, Le Prénom de Dieu, recueil de nouvelles, Paris, Bernard Grasset, 1967, p. 177.
-
[2]
Ibid., p. 188.
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[3]
Ce texte fut d’abord présenté lors de la rencontre intitulée « Autour de Double Oubli de l’Orang-Outang d’Hélène Cixous », organisée par Ashley Thompson et Marie Odile Germain, en collaboration avec le Collège international de philosophie, la Bibliothèque nationale de France et la School of Fine Art, History of Art and Cultural Studies de l’Université de Leeds, Paris, Bibliothèque de France, site Richelieu, salle des Commissions, le 28 mai 2011. Participaient également à cette rencontre, en présence d’Hélène Cixous, Daniel Ferrer et Bertrand Leclair, de même que Daniel Mesguich qui lut des extraits de l’oeuvre de l’écrivain. L’argument de la rencontre était ainsi formulé : « Le sujet de la rencontre est un livre, mais un livre sur un autre livre — à la fois le plus ancien et le plus jeune d’Hélène Cixous… Car le dernier texte de l’écrivain, Double oubli de l’Orang-Outang (2010), nous raconte ses retrouvailles inattendues avec le manuscrit de son premier ouvrage publié, Prénom de Dieu (1967). […] Le retour du manuscrit oublié, qui aura inauguré une oeuvre-vie […], contraint ainsi l’auteur à se confronter avec l’étrangère qui signa de son nom, et qu’elle “fut”. Comme une sorte de Bildungsroman en abyme, qui revient à, et sur, sa propre dé/construction, en faisant fi de la causalité tout autant que de la chronologie. » Les manuscrits des deux oeuvres firent alors également l’objet d’une exposition.
-
[4]
Hélène Cixous, Double Oubli de l’Orang-Outang, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2010, p. 62. Dorénavant abrégé en D, suivi du numéro de la page. (Sauf indications contraires, c’est toujours Hélène Cixous qui souligne.)
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[5]
Hélène Cixous, « La baleine de Jonas », dans Le Prénom de Dieu, p. 175 : « Mon Remplaçant. — Mon ignorance fait exploser, à l’arrière-être de moi qui traîne encore dehors, un rire ironique. Il y a là-haut quelqu’un qui croit que je ne suis plus là, que j’ai coulé à pic au passé, il y a quelqu’un au seuil du Vide, qui voudrait croire que j’ai perdu pied dans le noir, et qui récite la prière des morts et qui se réjouit de mon absence […]. […] Je le laisse m’usurper là-haut, même je l’y encourage, je lui souffle que le spectre c’est moi. Je ne parle jamais que tout bas, si bas qu’il croit entendre sa propre voix. Je me fais oublier. […] il n’aurait aucune peine à être mon faux, il n’aurait qu’à répondre au signalement des autres » (ibid., p. 175-176). On notera ici la présence déjà insistante du « remplaçant », du « spectre » et du « faux » comme figures autres du sujet.
-
[6]
Jacques Lacan, « La méprise du sujet supposé savoir », dans Autres Écrits, Paris, Le Seuil, coll. « Le champ freudien », 2001, p. 334 ; cité par René Major et Chantal Talagrand dans « Le Sujet du semblant », Europe (Paris), cahier « Philippe Lacoue-Labarthe », no 973, mai 2010, p. 148.
-
[7]
Gilles Deleuze, Critique et Clinique, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 1993, p. 11, 13 ; cité par Serge Cardinal dans Deleuze au cinéma. Une introduction à l’empirisme supérieur de l’image-temps, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2010, p. 59.
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[8]
Ibid.
-
[9]
Jean-Luc Nancy, « En tournage avec R.A.-Z. », Trafic (Paris, P.O.L), no 78, juin 2011, p. 80. (C’est Jean-Luc Nancy qui souligne.)
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[10]
René Major et Chantal Talagrand, art. cité, p. 148.
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[11]
Philippe Lacoue-Labarthe, « La réponse d’Ulysse », Cahiers Confrontation (Paris, Aubier), « Après le sujet qui vient », no 20, 1989, p. 154 ; cité par René Major et Chantal Talagrand dans art. cité, p. 147-148.
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[12]
Ibid., p. 148. (Je souligne.)
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[13]
Jacques Lacan, Le Séminaire. Tome II. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (éd. Jacques-Alain Miller), Paris, Le Seuil, 1973 ; cité par René Major et Chantal Talagrand dans art. cité, p. 148.
-
[14]
René Major et Chantal Talagrand, art. cité, p. 149. (Ce sont les auteurs qui soulignent.)
-
[15]
À quel moi s’identifier, semble à plusieurs reprises se demander la narratrice de Double Oubli…, qui ne sait dans quel pli du temps (1964 ou 2009) elle se trouve et qui peine à ressembler à celle qu’elle « fut » en écrivant Le Prénom de Dieu. Voici quelques exemples mettant ici à mal toute théorie du sujet comme unité : « Je pourrais croire que je me réapparais, j’étais moi-même dans le Carton et j’en ai surgi à l’ouverture des pans selon le processus magique rapporté dans les Mille et Une Nuits. C’est tout à fait moi, ça. Avoir vingt-sept ans aujourd’hui, rien ne s’y oppose […] » (D, 52) ; « Il se peut qu’une des phrases qui précèdent ne soit pas toute de moi mais d’un de mes doubles. Le doute est permis » (D, 36) ; « […] cela pèse comme un arbre mort, cela signifie qu’une partie de moi gît, une partie de moi hisse » (D, 161).
-
[16]
La fin du récit est à cet égard exemplaire alors que, pesant la décision à prendre à l’endroit du Carton et à son « élimination », la narratrice évoque plusieurs possibilités (rejouant le choix entre incinération et inhumation qui marque le dernier Séminaire La bête et le souverain de Jacques Derrida [éd. Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud], Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2010). Renonçant à le brûler, le noyer ou l’enterrer, elle opte en dernière instance pour une forme de survie des restes en laissant le carton aux mains des éboueurs, qui peuvent encore le « récupérer » et le transformer, lui laissant une chance et du temps : « Je dépose vite le Carton devant la porte. Comme il est terne et propre. Il n’y en a pas qui lui ressemble. Cela lui donne des chances. Ainsi je n’aurai pas établi la disparition, du moins je le crois. Bon voyage, dis-je. J’ai dit bon voyage à voix très basse, tout près du silence, je ne voulais pas que m’entende un passant, mais je voulais être bien entendue par les dieux./ — Et ce bruit, c’est quoi ? dit ma mère. — Ce sont les voitures qui emportent les restes, dis-je. Ainsi, me dis-je, ma pensée suivant le lourd roulement du char, le Destin décidera de ce Reste, arrive que pourra, et Dieu sait où est son prénom en ce moment » (D, 219).
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[17]
Le Prénom de Dieu, recueil de nouvelles, paraît en 1967 ; on doit souligner que ce titre ne correspond à aucune des dix nouvelles : c’est là un premier effet performatif remarquable puisque ce titre, le nom du livre, ici lié au nom même de Dieu dont il sera question dans chaque récit,… ne nomme pas. Plutôt que la date de parution du livre, Double Oubli de l’Orang-Outang inscrit à plusieurs reprises celle de sa genèse, soit 1964, année où l’auteur est aussi en train de consulter « des cartons de feuillets de toutes les tailles, “appartenant” au fonds des manuscrits de James Joyce “conservés” à la bibliothèque de Buffalo University » (D, 51) : « Cohérence apparente : ce qui est annoncé appartient à la même période de mon existence. 1964. Année où tout aura commencé, sans que je l’aie su, ou bien à finir ou bien à commencer. “Jeffers le Prénom de Dieu” : lu par un archiviste innocent, ça promet, nébuleusement. Lu par moi, cela compose une hypothèse fabuleuse au-delà de tout savoir objectif. Qui sait ? ? » (D, 42-43). Dans cette scène d’initiation à la Littérature où la figure de l’auteur « se réapparaît » en archiviste toute au « souvenir de ces avant-traces », la narratrice ne manque pas de préciser : « À Buffalo, je me nourris de feuilles manuscrites de Joyce » (D, 52), réinscrivant aussi dans cette image-éclair le « Ver à soie » de Jacques Derrida et les feuilles du mûrier de ses bombyx (voir Jacques Derrida, Voiles, avec Hélène Cixous, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1998, p. 82 et suiv.).
-
[18]
René Major et Chantal Talagrand, art. cité, p. 147.
-
[19]
Ibid., p. 147.
-
[20]
J’emprunte cette expression à Hélène Cixous (courriel à G. M., le 13 avril 2011).
-
[21]
Cette interrogation inquiète sur la personne en jeu dans la fiction traverse bien sûr toute l’oeuvre de Cixous et est déjà inscrite en toutes lettres dans Le Prénom de Dieu : « J’avais eu ce que ma première personne avait voulu avoir, j’avais demandé et reçu tout mon patrimoine, j’avais connu le goût des fruits et les flancs de ma mère, et ma possible toute-puissance, et mon secret prénom, j’avais vécu. Il ne me restait plus qu’à passer à ma troisième personne » (Hélène Cixous, « Le successeur », dans Le Prénom de Dieu, p. 57).
-
[22]
Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1983, p. 97 ; cité par Serge Cardinal dans Deleuze au cinéma, p. 140.
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[23]
Selon l’expression de Gilles Deleuze dans Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 17 ; cité par Serge Cardinal dans Deleuze au cinéma, p. 154-155.
-
[24]
Hélène Cixous, « Le Voyage de la Racine », dans le catalogue Alechinsky. Les Ateliers du Midi, textes de Hélène Cixous, Daniel Abadie et Pierre Alechinsky, Paris, Gallimard/Musée Granet, 2010, p. 21-32. Dorénavant abrégé en V, suivi du numéro de la page. Le texte est daté du 13 mars 2010 ; il est tout entier consacré à cette « figure » de la « Racine » (un livre entier en sortira un an plus tard, portant ce même titre, Le Voyage de la racine alechinsky [Paris, Galilée, coll. « Écritures/Figures », 2012]) : « Je reprends le fil de la Racine. Ne dirait-on pas une pelote en instance de métamorphoses ? Comme l’inconscient, elle sécrète des transformations du Sujet dont cependant elle fait sans cesse Le Tour sans le renier ni l’abandonner. » Plus loin : « […] ne dirait-on pas que ce paquebot, ce Volturno, cet insecte aux yeux des ténèbres et des tempêtes, ce n’est personne d’autre que la Racine ? » (V, 27, 29)
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[25]
« La racine est tout, Nature, sculpture, peinture, dessin, fossile et embryon, babouin et dieu./La racine roule sur le ventre, déplace ses stries et ses anneaux en pagayant de toutes ses pattes ocellées, les unes bourgeonnantes et cylindriques, les autres vermiformes minces et flottantes. On n’a jamais vu un être comme ça. » (V, 22)
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[26]
Au sujet de cette « gé-mellifiction de Kafka et de Khadafi » (D, 176), Cixous note : « Imaginez maintenant qu’il y ait substitution entre un tyran et un poète. C’est arrivé. Tous les deux, K. et K., sont spécialistes du despotisme. La persécution n’a pas de secret pour eux. On ne peut pas imaginer, mais on le doit cependant, la force d’attraction qu’exerce l’étranger sur l’étranger, le contraire sur le contraire, K. sur K., William sur William, et qui ne peut provenir que d’une source secrète : l’intuition d’un goût partagé pour un livre unique — introuvable et recherché. » (D, 177)
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[27]
Gilles Deleuze, L’image-temps, p. 229-230 ; cité par Serge Cardinal dans Deleuze au cinéma, p. 106.
-
[28]
Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, avec Félix Guattari, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1991, p. 65-68, 62 ; cité par Serge Cardinal dans Deleuze au cinéma, p. 231.
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[29]
« “Le personnage du faussaire pouvait exister naguère, note Gilles Deleuze, sous une forme déterminée, menteur ou traître, mais il prend maintenant une figure illimitée […]” […] qui d’autre que lui, le faussaire, pour remplacer l’objet par sa description, avant de multiplier les descriptions, de les déplacer ou de les modifier, fabriquant ainsi l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire ? » (Gilles Deleuze, L’image-temps, p. 173 ; cité par Serge Cardinal dans Deleuze au cinéma, p. 210.) On passe de l’imitation à la forme, note Cardinal, remarque fort éclairante pour ces récits de Cixous : « De tous les faussaires, qu’ils soient réellement ou fictivement faux, se dégage une puissance du faux : la figure esthétique de l’artiste. À vouloir le faux au point d’en vouloir l’éternel retour, seul l’artiste débarrasse le faux de tout ce qui est négatif, de tout ce qui peut être nié : tromperie, apparence, modèle, pour en affirmer l’élan vital : bonté et générosité propres à la création de vie » (ibid., p. 220). C’est en cela que l’artiste et le faussaire ne s’opposent pas, mais mettent en oeuvre une même puissance de métamorphose. On soulignera également ce trait au sujet du faussaire : « L’identité du faussaire, par exemple, ne tient pas à un trait fondamental caché derrière les apparences, ni à l’une des apparences qui se retournerait contre elle-même pour faire apparaître un individu plus haut […], mais à la répétition elle-même des apparences, à l’implication des masques. “Le faussaire sera donc inséparable d’une chaîne de faussaires dans lesquels il se métamorphose” » ; il n’est pas « un sujet formé, qualifié et composé, mais un sujet “larvaire”, patient plutôt qu’agent », « conclu des états par lesquels il passe […] » (Gilles Deleuze, L’image-temps, p. 180-181, p. 175 ; cité par Serge Cardinal dans Deleuze au cinéma, p. 82, p. 86). Nul hasard si plusieurs écrivains de la métamorphose sont justement cités dans Double Oubli…, d’Ovide à Poe, en passant par Shakespeare, Kafka, Baudelaire et Stendhal, à qui est attribuée la création du « disant », « ce genre de Sosie », capable de se surpasser : « Je vois que je ne me souviens pas du sujet surpassant alors que je me souviens de l’état de surpassé. Je me souviens aussi précisément que l’aveu du disant surpassé se reconnaissant plus petit que le surpassant se situe, par chance ou par comble de raffinement, à peu près à la sortie du livre. […] Le disant est un personnage dans une pièce imaginaire de Molière inventée par Stendhal » (D, 53-54).
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[30]
Selon le titre de sa récente fiction : Revirements — dans l’antarctique du coeur (Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2011).
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[31]
Hélène Cixous, Ève s’évade. La Ruine et la Vie, Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2009, p. 126.
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[32]
Et ce n’est pas sans conséquences, comme nous l’apprend ici l’Orang-Outang : « Ce récit est un Orang-outang. On ne peut pas lui en vouloir de nous massacrer. Nous lui avons montré l’usage du rasoir et il s’en sert pour nous raser le coeur » (D, 188). « Dans chaque âme sensible (matelot, poète, malade) il y a toujours un grand singe et un tombeau. Tant qu’on ne cherche pas à lui enlever son rasoir, avec lequel il signe, l’Orang-Outang ne tue pas. Cet homme-là est doux comme un agneau aussi longtemps qu’on croit à sa réalité. Mais si l’on soupçonne qu’il y a en lui un Orang-Outang il tranche » (D, 196). Ces passages sont repris dans le Prière d’insérer.