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Les travaux récents sur l’émergence de la figure de l’auteur à partir de la fin du Moyen Âge ont établi l’importance des procédés grâce auxquels, pour des motifs aussi bien matériels qu’intellectuels, les instances éditoriales et auctoriales ont cherché à tisser des liens étroits avec leur lectorat et, en particulier, leur dédicataire. L’histoire matérielle du livre imprimé fournit ainsi des indices sur le public visé par l’auteur et le libraire qui, relayant en quelque sorte le copiste médiéval, se substitue à l’auteur de diverses façons[1]. Mais lorsque les indices matériels et contextuels nous font défaut, comment préciser la nature du public des textes, sinon à travers leurs choix rhétoriques et génériques ? La question se pose notamment pour les nombreux ouvrages qui, au xviie siècle, font l’apologie du sexe féminin. En dépit de l’intérêt porté, depuis les années 1970, à l’histoire du discours protoféministe sous l’Ancien Régime, on s’est peu penché sur le public auquel s’adressaient ces textes, sauf pour certains ouvrages plus notoires, tels Égalité des hommes et des femmes (1622) de Marie de Gournay et De l’égalité des deux sexes (1673) de François Poulain de la Barre[2]. Quant à eux, les écrits dont la visée apologétique prend la forme d’éloges de figures féminines semblent les parents pauvres du groupe. Certes, les travaux de Catherine Pascal sur les recueils de femmes illustres ont permis d’éclairer les enjeux et la portée de ce corpus, notamment en regard de son succès commercial[3], en proposant que les ouvrages antérieurs à 1650 s’adressent à un public féminin aristocratique que les auteurs, principalement des religieux, incitent à adopter une conduite vertueuse à l’exemple de femmes « héroïques[4] ». Mais les études sur cette production et les publics qu’elle vise restent peu nombreuses, probablement en raison de l’ampleur des recherches à effectuer sur de tels ouvrages afin de « définir la demande qui les a fait naître et les inscrit dans une “tradition”, scruter leur mode de fabrication et leur réception », opérations qui, selon Nicole Pellegrin, « relèvent autant de l’histoire du livre et d’une sociologie de l’écrivain gagne-deniers que d’une analyse des formes pré-politiques du féminisme[5] ».

Pour contourner la difficulté que représente souvent l’absence d’informations contextuelles sur les recueils d’éloges de femmes au xviie siècle, il faut se pencher sur les indications que fournissent les textes eux-mêmes, notamment quant au choix des exemples et à leur disposition, pour nous faire cerner la finalité de tels écrits et, par conséquent, leur lectorat. C’est à une telle réflexion, fondée sur les choix génériques et rhétoriques du texte, que je me livrerai ici à propos des Dames illustres où par bonnes et fortes raisons, il se prouve, que le sexe feminin surpasse en toute sorte de genres le sexe masculin, ample ouvrage de 443 pages signé en 1665 par Jacquette Guillaume[6]. On sait peu de chose à propos de ce livre, sinon qu’il n’a connu qu’une seule édition et qu’il est l’un des rares ouvrages publiés sous le nom d’une femme par Thomas Jolly, libraire très actif entre 1660 et 1672[7]. Comme son titre l’indique, cet imprimé, qui fait partie du petit groupe de recueils de ce type attribués à une figure féminine[8], vise à démontrer la supériorité des femmes en proposant une liste de dames dignes d’être louées. Il mérite d’être mieux connu, en raison de la façon dont il s’attache à la question du savoir féminin auquel est consacrée toute la seconde partie, mais aussi parce qu’il fait figurer, dans la liste de femmes susceptibles d’illustrer la valeur intellectuelle de leur sexe, un petit groupe de figures contemporaines à qui il accorde un espace textuel plus important que ne le font les recueils antérieurs, même la très volumineuse compilation du minime Hilarion de Coste, Les éloges et les vies des reynes (1647), qui réserve pourtant une place significative aux femmes récentes[9]. Ce choix semble en avoir entraîné un autre, singulier lui aussi : celui de donner vie à quelques-unes de ces « sçavantes » — surtout françaises —, non seulement en décrivant leurs mérites, mais en faisant entendre leur docte voix, au moyen de discours rapportés qui forment de véritables exposés de théologie ou de géographie[10]. Le texte suggère ainsi, par ses « portraits parlants », l’existence d’un cercle contemporain de femmes savantes auxquelles s’associe l’auteure par des liens possiblement amicaux ou mondains, mais surtout par sa fonction même de truchement.

Au contraire d’autres recueils qui, dans leur « avertissement », établissent un lien entre la matière du livre et le lectorat masculin (les Éloges d’H. de Coste) ou féminin (Les femmes illustres de Georges et Madeleine de Scudéry), les Dames illustres ne fournissent guère d’indications à ce sujet. Mais si l’on se fie à l’attitude peu amène de Guillaume à l’égard des hommes, qui contraste avec les efforts qu’elle déploie pour mettre en valeur une communauté hypothétique de femmes comprenant la dédicataire (Élisabeth d’Orléans), les dames illustres convoquées et, bien sûr, elle-même, il y a lieu de croire que le recueil vise principalement un public féminin que l’on invite à suivre l’exemple donné, moins dans le champ moral (comme c’est généralement le cas des ouvrages dus à la plume de religieux) que dans le domaine plus novateur de la science. En tant qu’aperçu d’un savoir qui embrasse des disciplines généralement étrangères à l’expérience féminine, l’ouvrage serait tendu vers les lectrices tel un miroir qui réfléchit tout à la fois les qualités de l’auteure, de la dédicataire et des diverses savantes, que l’on doit considérer comme autant de preuves tangibles que le savoir féminin ne représente plus un (en)jeu paradoxal, mais un fait avéré.

« Des recherches si belles »

Afin de cerner les effets sur le lectorat de cette façon de mettre en scène la culture des femmes, citons un témoignage contemporain, celui de Marguerite Buffet qui, dans ses Éloges des illustres sçavantes, publiés trois ans après l’ouvrage de Guillaume, consacre une notice à cette « éloquente fille » à qui l’on doit « des recherches si belles […] que cet ouvrage a receu une grande approbation de ceux-là mesme qui sont les plus ennemis des femmes, qui avoüent qu’il n’y a rien à ajoûter à cette piece[11] ». Buffet évoque ainsi une partie du lectorat censément visé par les Dames illustres (c’est-à-dire les détracteurs des femmes), de même que l’habileté rhétorique de son auteure, qui a « ingenieusement trouvé le secret de si bien faire voir leur merite [les femmes], & de fermer la bouche à ceux qui ne veulent pas qu’elles égallent les hommes en tout ce qui les rend habiles[12] ». Bien qu’il doive se comprendre à la lumière de la visée épidictique de son propre livre, le jugement de Buffet rend ainsi compte d’une réception favorable attestée par les nombreuses allusions aux Dames illustres que l’on trouve, aux xviiie et xixe siècles, notamment dans les dictionnaires biographiques consacrés aux femmes[13].

Dans sa notice, Buffet rappelle également une évidence : la place qu’occupe l’éloge des femmes illustres dans la démonstration générale de la valeur du sexe féminin au sein de l’ouvrage. Les neuf chapitres du premier volet de 180 pages forment un exposé historique de la supériorité féminine, pour démontrer l’axiome selon lequel « les Dames Illustres surpassent les hommes en tout ce qui est loüable » (DI, 1), tandis que la seconde partie, qui occupe 261 pages, est exclusivement consacrée au savoir féminin. Les deux parties combinent discours argumentatif et épidictique dans des proportions différentes : si l’essentiel du second volet consiste en l’éloge de femmes savantes, le premier, quant à lui, s’attache davantage à des considérations générales et se contente d’évoquer des figures féminines anciennes, quitte à insister davantage, dans le chapitre IX, sur la « générosité » de quelques femmes héroïques, telles Judith, Mathilde de Ferrare et Jeanne d’Arc.

« Une plume plus forte, & plus sçavante que la mienne »

Dans le premier volet du livre, l’attention portée aux « dames illustres » n’apparaît donc pas aussi centrale que le titre le laisse présager. Après avoir établi la volonté divine de privilégier les femmes qui ont toujours exécuté les « ouvrages les plus merveilleux que Dieu a fait icy bas » (DI1), Guillaume s’attarde à souligner, dans cinq des neuf chapitres, les défauts des hommes (malice, sottise, défiance, cruauté). Cette façon de faire jette, par contraste, un éclairage avantageux sur le sexe féminin qui facilite la démonstration des mérites de celui-ci. Sur la toile de fond d’une érudition dénotant sa connaissance de la tradition apologétique[14] et en dépit des habituelles protestations de modestie quant à la nature de ce « travail » qui aurait mérité « une plume plus forte, & plus sçavante que la [s]ienne (DI, aiiiiro) », Guillaume cherche à se singulariser par certains détails. Ainsi, lorsqu’elle reprend les lieux communs sur le sens du genre grammatical en relation aux objets (« Si nous considerons la Campagne, nous la trouverons toute remplie de feminins extrémement necessaires à la vie » [DI, 5-6]) et aux concepts (« ne faut-il pas pratiquer les vertus morales, qui sont toutes feminines ? » [DI, 8]), elle se permet des digressions qui témoignent de ses connaissances géographiques et botaniques, au point de consacrer, par exemple, un paragraphe entier à une curiosité, la « plante nommée Baramet » (DI, 6-7). Une autre manière pour Guillaume de moduler l’apologie est l’insertion, dans le matériel anecdotique, de poèmes qui lui confèrent une couleur plus littéraire. Ces vers se rapportent le plus souvent à des figures féminines : trois quatrains chantent, au chapitre 4, l’amour et le sacrifice d’Alceste ; au chapitre 5, plusieurs cantiques versifiés sur Jésus et Marie font « reparation d’honneur » au « mauvais soupçon qu’eut S. Joseph de la grossesse de la sainte Vierge » (DI, 55). Bien qu’ils ne soient pas nécessairement de la main de Guillaume[15], ces vers participent d’une diversification de la matière textuelle qui souligne la variété des procédés d’écriture auxquels elle fait appel.

Un second type d’interpolations versifiées relève d’un registre diamétralement opposé. Trois d’entre elles consistent en des invectives adressées à certains hommes ; elles transposent dans un registre poétique les affirmations anti-masculines avoisinantes. Guillaume s’en prend aux hommes qui ont « entrepris de blasmer les femmes », tout particulièrement un de ces « méchants petits vipereaux », qui dit « qu’elles sont des endiablées, des sorcieres ; des Coquettes, & des Precieuses, qu’il interprete estre des prostituées publiques » (DI, 41-42). Sur un ton qui relève de la rhétorique éristique, elle s’adresse à son adversaire dans des termes qui, au moyen d’une comparaison à la fois qualitative et quantitative, rabaissent les hommes au profit des figures féminines, tout en montrant que l’auteure est indissociable de celles-ci : « Hypolite est par toy chanté,/Fuyant l’amour & ses caresses :/Nous avons de nostre costé/Pour luy un million de Lucresses » (DI, 42-43).

« La gloire de nostre sexe »

Dans l’ensemble de son ouvrage, Guillaume rappelle régulièrement son appartenance au sexe féminin par un « nous » qu’elle décline de diverses façons (« nostre sexe », « nos adversaires », « nos Dames ») et au nom duquel elle s’engage dans la polémique. Elle ponctue sa démonstration par des formules qui la peignent sous les traits d’une habile dialecticienne, en mesure de réduire au silence les adversaires de son sexe : « J’ay pour ce sujet un syllogisme convainquant, & capable d’enchaisner le reste de nos ennemis, ne leur laissant l’usage de la parole que pour confesser leur subjection » (DI, 13). Son objectif est de poursuivre et faire « mettre bas les armes, à un tas de petits Escrivains » qui disent du mal des femmes : « […] je les tiens au collet, & ils n’en échapperont qu’avec le titre de calomniateurs » (DI15). La fin de chaque chapitre, en soumettant les hommes interpellés à un jugement sans appel, donne à l’auteure le dernier mot : « Hé bien petits Calomniateurs, ne voila t’il pas des preuves trop suffisantes pour vous convaincre & pour vous faire croire que vous ne pouvez pas eviter la perte de vostre procez […] ? » (DI, 32). Un tel énoncé laisse entendre que cette première partie de l’ouvrage s’adresse à un lectorat masculin défavorable aux femmes, qu’il s’agit de convaincre de changer son fusil d’épaule. Mais on sait que ce type d’écrit met souvent en scène un lecteur fictif servant de cible rhétorique, tandis qu’un autre public est appelé à être témoin d’une confrontation dont l’issue est déterminée d’avance. Il est difficile d’imaginer les détracteurs des femmes comme les véritables lecteurs d’un texte tournant en dérision ceux qui ont eu l’imprudence « d’avoir si mal attaqué & de s’estre si mal défendu » (DI180). La conclusion de l’ouvrage cherche à atténuer la charge contre les hommes en admettant qu’il y en a parmi eux qui « sont tres-vertueux » (DI, 442), mais cette concession de dernière minute cache mal le désir de l’auteure d’exhausser les dames et de leur subordonner les hommes : « Ce n’est pas encore assez pour loüer nos Dames, je veux les faire voir sur des throsnes, & leurs maris à leurs pieds » (DI, 13). On peut supposer que l’ouvrage est plutôt destiné à des femmes, comme le suggère le front commun que le « je » auctorial forme avec le « nous » féminin face au « eux » représentant les hommes. En effet, non seulement les rares interpellations au « lecteur » ou au « cher lecteur » restent-elles neutres, en constituant de simples invitations à poursuivre la lecture, mais l’utilisation d’expressions relative à « nostre sexe » — par contraste avec la causticité des propos se rapportant aux hommes — semble postuler une certaine complicité entre femmes. Au contraire du recueil d’Hilarion de Coste ou de la Gallerie de Pierre Le Moyne, où la question des femmes est envisagée d’un point de vue forcément extérieur et normatif[16], Guillaume dit parler au nom des femmes, au point de créer l’illusion d’une communauté, notamment par l’attention particulière qu’elle porte à ses contemporaines dans la seconde partie, attention qui est préparée dès la dédicace, lieu d’établissement d’un dialogue entre la dédicataire et les dames illustres par l’entremise de l’auteure.

Dans ce texte liminaire de quatre pages qu’elle adresse à Élisabeth d’Orléans, duchesse d’Alençon (1646-1696), Guillaume s’emploie à flatter sa destinataire de façon à faire d’elle la figure de proue des dames illustres. En dépit de son jeune âge, la troisième fille de Gaston d’Orléans est ainsi appelée à être la « Souveraine » de ces femmes[17] ; elle se voit « elevée au dessus des plus illustres de son Sexe, par leur propre suffrage » en raison de « ses qualitez miraculeuses qui sont hors d’exemple » (DI, aiivo-aiiiro). Le caractère emphatique de la flatterie sert évidemment à s’attirer le soutien et les bonnes grâces d’une princesse de sang royal, à l’instar des recueils d’éloges des années 1640 et 1650, souvent dédiés à Anne d’Autriche, et ayant visé, au départ, un public principalement élitiste formé par les femmes aristocrates des salons[18]. Mais, dans ce cas, le fait que l’auteur soit désigné comme une femme inscrit l’économie de la flatterie dans un univers exclusivement féminin, formé par Guillaume, la dédicataire et les dames illustres, qui réunissent des qualités présentes même chez des femmes n’appartenant pas à la haute aristocratie. Si la dédicace insiste sur les dispositions extraordinaires de Mlle d’Alençon, c’est parce que l’exception confirme ici la « règle » de la supériorité du sexe féminin. En vérité, les qualités des dames illustres ne se distinguent de celles de la princesse que par une question de degré ; lorsque Guillaume affirme que les dames sont « des Astres qui regardent [Élisabeth d’Orléans] comme un Soleil brillant dont ils recevront tout leur éclat ; mais qui [se] confondront dans sa grande lumiere » (DI, aiiiro), le système solaire évoqué souligne à la fois l’idée de hiérarchie et celle de réseau. La dédicace, dans son ensemble, développe de tels rapprochements paradoxaux à travers la figure de l’auteure qui rend possible une mise en rapport spéculaire de toutes les femmes. Établissant un dialogue imaginaire avec les dames qui seront évoquées dans le livre, Guillaume leur fait assumer une réserve qui devrait être la sienne :

[…] ces Dames n’ont pas eu tort de resister, par une raisonnable modestie, à la proposition que je leur ay faite, de paroistre devant vous ; quoy que je me sois étudiée à leur donner la teinture du plus éclatant coloris, & que je les aye parées de leurs plus riches ornemens […].

DI, aiiiro

Avec un vocabulaire qui appartient au domaine de la peinture, cet énoncé permet à Guillaume de faire valoir ses aptitudes de portraitiste et de rhéteur, elle qui a finalement réussi à convaincre les « illustres » de se présenter devant la dédicataire :

[…] je les voy dans la resolution de ne pas reculer, leur ayant persuadé, que ce qui me donnoit de la crainte de les faire paroistre devant V. A. R. c’est cela mesme qui releve mon courage de les luy presenter : Car je ne sçaurois mieux faire voir la gloire de nostre Sexe, qu’en mettant sous vostre protection, des grandes Saintes, des Reynes, & des Princesses si recommandables […].

DI, aiiivo

L’expression « la gloire de nostre Sexe » représente à mon sens la clé de voûte du discours liminaire qui unit l’auteure, la dédicataire et l’ensemble des femmes dans une communauté superlative, dont la deuxième partie de l’ouvrage s’attachera à décrire les plus méritoires, afin de « rendre la posterité sçavante des belles actions de ces Heroïnes » (DI, aiiiiro), mais peut-être aussi pour inviter les lectrices à se reconnaître dans celles-ci et à participer à leur gloire.

« Admirez la force de son esprit »

Dans les deux premiers chapitres du volet de l’ouvrage consacré au savoir féminin, Guillaume, avant de céder la parole à ses « illustres », renoue avec la rhétorique éristique de la première partie en s’attaquant aux hommes « ennemis de la science », plus précisément ceux qui s’efforcent « de rabaisser le merite des Dames Sçavantes » (DI, 197). Elle dénigre ainsi des hommes célèbres qui « faisoient tres peu d’estime » du savoir. Ainsi, « Ciceron […] a laissé quantité de défauts dans ses ouvrages » et « Quintilien vendoit tout ce qu’il sçavoit » (DI, 186). À s’en prendre ainsi aux hommes afin de faire valoir les femmes, ne risque-t-elle pas d’indisposer la portion masculine du lectorat que postule Catherine Pascal[19] ? Il est vrai que la tradition apologétique cultive les paradoxes ludiques ; il n’est donc certainement pas interdit d’imaginer un public masculin friand de tels jeux et susceptible de prendre plaisir à ces attaques. Mais la tentation ludique d’assumer des positions paradoxales ou contraires (comme le fait successivement Poulain de la Barre dans son Égalité des deux sexes [1673] et dans son traité De l’excellence des hommes, contre l’égalité des sexes [1675]), ne se fait pas vraiment sentir dans les Dames illustres, où l’orientation agonistique de l’argumentation, sa juxtaposition aux éloges, de même que la place accordée à la monstration du savoir féminin creusent l’écart avec les recueils antérieurs.

Ainsi, les chapitres III et IV — qui, avec leurs 232 pages, font plus de la moitié de l’ouvrage — présentent un inventaire de 93 femmes (ou groupes de femmes) remarquables pour leurs aptitudes ou leurs réalisations[20]. Le chapitre III propose 44 femmes païennes renommées pour leur science et distingue en deux sections quelques femmes éloquentes (telles Hortensia et Amasia) et d’autres réputées pour leurs sages conseils auprès des hommes politiques (telles Livia et la femme de Justinien). Le chapitre IV se concentre pour sa part sur les femmes chrétiennes « recommandables pour leurs vertus, et pour leur science » : 27 appartenant à l’Antiquité et au Moyen Âge (sainte Catherine de Sienne, Clothilde, Blanche de Castille) ; 5 étrangères « modernes » (dont Christine de Suède et Anna Maria van Schurman), et, dans la section indépendante intitulée « Des Dames Francoises recommandables pour leur eminent sçavoir », 17 savantes récentes ou contemporaines à qui l’on consacre plus du quart de l’ouvrage[21].

Le parti pris de l’auteure est clair : il importe d’insister sur les exemples récents puisque « les modernes qui sont plus excellentes que les anciennes, nous doivent estre aussi plus recommandables » (DI, 291), ce qui va dans le sens contraire des listes de femmes antérieures (comme La cour sainte [1647] du jésuite Nicolas Caussin) qui valorisent les modèles anciens afin de dénoncer certains traits moraux des femmes modernes[22]. Guillaume, pour sa part, ne semble pas fonder son discours sur ce que Linda Timmermans qualifie d’interprétation paradoxale des exemples[23] ; ce n’est pas le caractère singulier ou exceptionnel de ces derniers qu’elle cherche à mettre en relief, mais plutôt le fait qu’ils témoignent d’un accès désormais plus étendu des femmes à la culture. D’où la présence, parmi les véritables lettrées (Marie de Gournay, Catherine Des Roches, Madeleine de Scudéry), de figures difficiles à identifier, comme les marquises d’Haraucourt et de Rosay, ou Mlles d’Orsagues et d’Armoises[24], dont on souligne moins les réalisations que certaines qualités prisées par la société mondaine : esprit, art de la conversation, éloquence. En incluant de telles femmes, Guillaume, comme d’autres auteurs d’éloges, cherche peut-être à s’attirer la faveur de ces dames et de leur cercle[25], mais elle suggère surtout l’existence d’un réseau — virtuel — de sociabilité intellectuelle qui réunit, sous le patronage d’une princesse dont on souligne les inclinations plus que les réalisations, une assemblée quelque peu hétérogène de figures célèbres et inconnues, appartenant à des milieux différents. Le caractère fortement hypothétique d’un tel réseau est confirmé par le choix que fait Guillaume de réserver les plus longues descriptions de cette partie non à des dames reconnaissables par le public, mais à quatre femmes dont l’identité ne nous est révélée que par des initiales (« Mademoiselle de V**** ») ou par leur lien avec l’auteure (« une parente »). D’une ampleur inhabituelle, ces quatre éloges représentent le point culminant de ce deuxième volet dont elles occupent 142 pages. Comment expliquer que l’on accorde autant d’attention à des femmes peu connues dans un genre où la référence allusive contrevient aux impératifs de notoriété requis par l’exemplarité ? L’auteure semble ici s’inspirer du portrait littéraire mondain, très à la mode depuis 1656, qui a recours aux initiales pour masquer — de façon souvent transparente — l’identité des modèles[26]. Mais au sein d’un recueil épidictique, par défaut d’ancrage référentiel, ce procédé tend plutôt à accentuer le caractère fictif de la personne qu’on décrit. Accorder la place centrale à de telles figures revient ainsi à affirmer que la valeur intellectuelle est si courante chez les Françaises qu’on en peut trouver les exemples les plus parlants parmi des dames modestes, qui ne se sont pas — encore — distinguées, souvent en raison de leur jeunesse, mais qui ne sont pas moins des puits de savoir en théologie, philosophie ou géographie. Ainsi, bien qu’elle « soit d’un âge si tendre, qu’elle pourroit bien passer pour enfant », Mademoiselle **** « a neantmoins tant de belles connoissances & tant de beaux secrets » que Guillaume croirait « luy faire tort, si [elle] ne luy donnoi[t] place entre les Dames Illustres » (DI, 309). Être illustre n’implique donc pas une notoriété préalable mais simplement des dispositions, que le texte de Guillaume a pour fonction de rendre publiques. Afin de bien faire sentir la prise en charge du savoir par ces femmes dont la condition sociale n’apparaît pas comme une donnée importante à signaler, Guillaume fait résonner leur voix dans des développements savants qui se présentent comme des citations directes ou indirectes. Parfois l’auteure résume ou mentionne le texte attribué à telle dame, mais le plus souvent, elle présente des fragments de texte très longs, annoncés par des formules comme « nostre Sçavante dit » ou « elle dit », qui sont reprises dans la citation elle-même. L’ampleur de ces développements (entre 15 et 76 pages) est inhabituelle au sein du recueil d’éloges qui, au xviie siècle, se contente généralement d’inclure des poèmes ou des lettres pour enrichir le portrait que les auteurs brossent de figures féminines. Ainsi, dans ses Éloges, Hilarion de Coste témoigne de la valeur de Marie de Gournay au moyen de poèmes signés par Guillaume Colletet et François de La Mothe Le Vayer. Il est cependant plus rare de voir insérés, dans ces recueils, des textes ou des propos attribués aux femmes elles-mêmes. Ici et là dans sa Gallerie des femmes fortes, Pierre Le Moyne attribue un sonnet à Porcie, Lucrèce ou Jeanne d’Arc ; de même, Hilarion de Coste cite certaines de ses reines et princesses afin de souligner leur éloquence (il reproduit par exemple une requête de 1589 adressée à Henri IV par Louise de Lorraine)[27]. Sur ce plan, ce sont Les femmes illustres (1642-1644) de Madeleine et Georges de Scudéry qui servent de précédent direct aux Dames illustres, puisqu’on y fait prononcer des « harangues héroïques » à des figures légendaires ou historiques[28]. Trente ans plus tard, en appliquant cette formule à des contemporaines, Guillaume l’emploie dans un contexte qui l’éloigne de l’éloquence pour privilégier un type de discours savant peu associé à la parole féminine.

« Des Livres si excellents »

Lorsqu’on se penche sur ces citations, on se rend compte qu’il s’agit, dans plusieurs cas, de fragments de textes provenant d’ouvrages ayant une vocation tout à fait différente et que Guillaume a inscrits dans un cadre épidictique. Au moins trois ouvrages de vulgarisation du savoir, tous rédigés par des religieux, sont ainsi pillés pour alimenter le discours des dames. Le long discours de 14 pages sur les anges attribués à deux soeurs « ornées d’esprit si prodigieux » (DI, 294) est tiré pour l’essentiel de La philosophie des Esprits de René du Pont, plus spécifiquement du deuxième livre « auquel est traité de l’essence, nature, & ministère des Anges[29] », que Guillaume reproduit de façon abrégée en altérant le style pour qu’il soit moins ampoulé. L’auteure adapte ses emprunts à leur nouveau contexte d’énonciation ; dans La philosophie des Esprits, on lit : « J’en dirois davantage, sinon qu’il vaut mieux penser […][30]. » Guillaume, pour sa part, remplace le « je » auctorial par un renvoi aux deux soeurs : « Nos Sçavantes nous en diront davantage s’il ne valoit mieux, disent-elles, penser […] » (DI, 302-303). La leçon de théologie angélique se termine par un cantique à saint Michel archange qui permet de prouver, selon Guillaume, que les deux dames « ne sont pas moins sçavantes en Vers qu’en Prose » (DI, 306), même si, dans les faits, l’auteure puise ces vers dans le cantique XXXIV des Oeuvres spirituelles (1620) de Lazare de Selve.

Les descriptions géographiques (sur les régions du monde et sur certaines villes comme Babylone et Jérusalem) qui figurent dans le discours de Mademoiselle **** et de Mademoiselle de V**** présentent une version abrégée, légèrement paraphrasée et sans les renvois aux sources (Pline, Mercator, Bodin) de certaines notices du Dictionnaire théologique, historique, poétique, cosmographique, et chronologique de D. de Juigné-Broissinière, qui a connu plusieurs éditions entre 1644 et 1679. De petits ajouts de la part de Guillaume montrent qu’elle n’oublie pas la finalité apologétique de son livre : ainsi, dans la rubrique sur Rome, elle insère un commentaire sur le fait que cette ville « est redevable aux femmes […] puisque sans les Sabines, Rome n’eust jamais esté Rome » (DI, 371).

Le discours de Mademoiselle de V**** démontre un savoir plus varié, mais de nature synthétique, entre autres par le resserrement des références aux peuples exotiques (tels les Caspiens et les Cimmériens), à partir d’emprunts au même Dictionnaire et, probablement, à des sources analogues. Dans la section consacrée à la « parente » de l’auteure, survol ambitieux des sciences, la description de la beauté « fardée » (DI, 424-428) provient d’un passage de l’Essay des merveilles d’Étienne Binet (publié à de nombreuses reprises entre 1621 et 1657) qui est reproduit avec des coupures[31].

Le discours citationnel des Dames illustres résulte donc de la compilation d’un savoir largement diffusé, dont l’auteure avoue le caractère composite lorsqu’elle s’excuse d’avoir fait « une rapsodie de[s] differents ouvrages » de sa parente (DI, 432). Le travail de marqueterie qui donne sa forme à cette partie du recueil relève de pratiques courantes à une époque où les compilations se fondent souvent sur des florilèges antérieurs[32]. Consciente des effets d’intertextualité qui en découlent, Guillaume invite le public, dans la conclusion du livre, à ne pas s’étonner de « voir en quelque endroit de cét ouvrage, les termes mesmes de quelques Autheurs » dont elle a voulu partager la « satisfaction qu’[elle a] receuë en les lisant » (DI, 442). Il n’en reste pas moins que, dans les faits, l’auteure met ces emprunts au service d’une fiction, celle d’un savoir féminin qui — il n’y a pas lieu de s’en étonner dans le contexte du xviie siècle — est constitué à partir de sources forcément masculines. De ce point de vue, les Dames illustres transposent dans le domaine de la science la simulation de parole féminine que les Scudéry ont développée au sein d’une tradition qui trouve ses lointaines origines dans les Héroïdes d’Ovide. En choisissant de montrer la culture des femmes plutôt que de simplement la louer — comme c’est le plus souvent le cas dans les recueils antérieurs —, l’auteure a privilégié une formule de compilation qui accorde une importance moins grande à l’originalité des connaissances qu’à l’habileté de leur mise en forme. Le seul fait de redéployer un tel savoir dans le cadre épidictique lui confère une couleur particulière qui vise à reproduire le « charmant Entretien » de ces dames (DI, 435), entretien fictif qui dessine les contours d’une communauté que Guillaume érige en allégorie d’un savoir féminin auquel elle-même contribue.

« Ouvrages de femmes »

En effet, tout au long du livre, au moyen de présentations, de comptes rendus et de commentaires, la figure auctoriale se fait entendre dans les interstices de la mosaïque de visages et de voix qu’elle construit. Elle prend même la relève de Mademoiselle **** lorsque celle-ci, ne voulant pas « faire paroistre toute la connoissance qu’elle a de la Geographie » se retire « apres avoir parlé d’une partie du monde » (DI, 337). Ce relais de parole permet à l’auteure d’intervenir directement (« Si le lecteur ne se lasse point de me suivre, retournant sur mes pas, je luy feray voir ce qu’il y a de plus merveilleux dans les Royaumes & dans les Villes les plus renommées de l’Univers » [DI, 349]) et, en rendant transparent le simulacre de la citation, de s’attribuer un savoir comparable à celui des dames illustres. L’écart entre son discours et le leur est minime : leurs voix, interchangeables, s’unissent dans un grand choeur dont l’auteure est le maître de musique[33]. Ainsi Guillaume parle-t-elle au nom du « million de Dames, ausquelles la Philosophie, & les autres sciences sont tres-parfaitement connuës » (DI, 434). En raison de leur modestie et de leurs dispositions propres, ces femmes restent effacées : « […] si leur sçavoir ne fait pas tant de bruit que celuy des hommes, c’est que leur sagesse s’applique plus à polir leur vie, qu’à speculer les causes secondes » (DI, 435). Voué à rompre le silence qui entoure l’érudition féminine, l’ouvrage se présente comme un « petit Abregé des merveilles du Monde » (DI, 15), au sens figuré (comme évocation des dames illustres) aussi bien qu’au sens littéral (en tant que recueil de connaissances). Le livre de Guillaume propose ainsi un savoir pour et par les femmes qui remplace celui, moral et prescriptif, que des ouvrages comme la Bibliothèque des Dames (1640) de Jean de Grenaille destinaient au public féminin. Par leur dimension anthologique et citationnelle, les Dames illustres annoncent, à une échelle modeste, la Collection des meilleurs ouvrages français composés par des femmes qu’assemblera Louise Keralio entre 1786 et 1789. Envisagé de cette façon, l’ouvrage de Guillaume s’inscrit dans l’histoire de la constitution d’anthologies qui font une part au féminin pour un public principalement féminin[34], tout en répondant de façon originale à l’intérêt suscité par l’éducation des femmes pendant les années 1660-1690[35].

Trois ans après les Dames illustres, Marguerite Buffet sentira, elle aussi, la nécessité de diversifier la finalité de son bref recueil d’éloges en le faisant précéder de Nouvelles observations sur la langue françoise qui représentent une autre façon de faire la preuve du savoir féminin. Guillaume a préféré une manière diffuse, mais plus dynamique, d’investir le discours apologétique, en associant étroitement sa culture à celle des dames illustres pour créer un livre auquel elle ne peut s’empêcher de témoigner « quelque sorte d’amour […] puisque c’est une production de [s]on esprit » (DI, aiiiivo). L’ouvrage résultant d’un tel investissement revêt un caractère encyclopédique qui déborde largement la visée encomiastique pour exhiber un savoir prétendument féminin qu’il s’agit désormais moins d’évoquer que de constituer, au profit d’une communauté en émergence.