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Recenser l’intégralité des sources et des influences, conscientes ou non, qui entrent de plain-pied dans la genèse des Aventures de Tintin serait sans doute à la fois ambitieux et oiseux, et reviendrait presque à pratiquer l’autopsie du cerveau d’Hergé. On peut néanmoins en déceler les plus « évidentes » (au sens étymologique du terme) — à commencer par celles qui bourgeonnent déjà dans l’oeuvre naissante du dessinateur. Totor, C.P. des Hannetons (1926-1929), au même titre que Tintin au pays des Soviets (1930), regorgent de gags sous-exploités, d’amorces narratives, de séquences avortées, et constituent, nous le devinons à leur seule lecture, un véritable réservoir pour Hergé, à la fois matrice hypotextuelle et vivier graphique, qui va d’ailleurs nourrir nombre d’albums. C’est le propre de la dynamique narrative hergéenne que d’enfanter une oeuvre multiple qui ne cesse de se citer elle-même, sans jamais se plagier platement ni lasser le public, apparentant la lecture de ses pages, comme le formule si joliment Pierre Fresnault-Deruelle, à un « feuilleté de réminiscences[1] ».

En ce qui concerne L’Île Noire, parue en 1938 [2], il semble difficile de ne pas y percevoir en outre la résonance du conte merveilleux — Barbe-bleue de Perrault (1697) et La belle et la bête de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (1757) au premier chef —, ou encore la marque du roman gothique anglais qui, de Walpole à Lewis, foisonne de châteaux en ruine, de climats fantastiques et de monstres pervers. Permettant à Tintin de fouler pour la première fois un sol insulaire (à la fois l’Angleterre, l’Écosse et la fictive Île Noire, qui forme le condensé métaphorique des deux îles authentiques), Hergé s’inscrit de surcroît dans une tradition littéraire développée depuis l’Antiquité, qui court de l’Odyssée à L’Île au trésor, en passant par l’Utopie ou L’Île mystérieuse [3].

Mais s’il nous faut évoquer ici l’« Hergé reporter », c’est-à-dire celui qui se déclare à l’envi perméable à l’actualité, celui qui prétend se comporter comme une « éponge[4] » face aux événements du monde et dont le héros « est toujours de son époque[5] », concentrons-nous plutôt sur les influences contemporaines de la gestation de L’Île Noire, inscrites dans le contexte socioculturel et politique des années 1930. Ces sources se répartissent en trois domaines, que nous nommerons : les influences livresques[6] ; l’empreinte de la presse ; les lumières cinématographiques.

I. Les influences livresques

Zig et Puce

Zig et Puce naissent en 1925, quatre ans avant Tintin, dans les pages du Dimanche-Illustré, supplément hebdomadaire du quotidien Excelsior. Saint-Ogan y conte avec enthousiasme et humour les aventures de deux garçons et d’un pingouin nommé Alfred. Si l’on mentionne encore aujourd’hui cette bande, c’est, entre autres raisons, qu’elle serait la première dans la francophonie, et sans doute en Europe, à utiliser les bulles, déjà courantes aux États-Unis, pour faire parler les personnages. Après quelques tentatives épisodiques que l’on doit à des dessinateurs français comme Caran d’Ache en 1886 ou, plus tard, à Louis Forton[7], il est en effet commun d’attribuer à Saint-Ogan l’usage systématique du phylactère comme seul support textuel.

Hergé découvre Zig et Puce dès 1928 ; il en subit d’emblée l’ascendant et s’empresse de publier des illustrations du dessinateur parisien dans le Petit Vingtième.

Saint-Ogan a eu beaucoup d’influence sur moi, […] car je l’admirais, et je l’admire encore : ses dessins étaient clairs, précis, « lisibles » ; et l’histoire était narrée de façon parfaite. C’est dans ces domaines-là qu’il m’a profondément influencé[8].

L’admiration d’Hergé motive même une visite chez le créateur de Zig et Puce, à Paris, en avril 1931 [9] . De fait, à bien des égards, le plus jeune va imiter l’aîné ; la présence des phylactères, mais aussi déjà la « ligne claire », certaines trouvailles graphiques, certains gags, certains éléments dramatiques des exploits de Zig et Puce se répercutent ainsi dans les premières aventures de Tintin. Thierry Groensteen évalue l’influence de Saint-Ogan dans les sept premiers albums du reporter : « On en trouve encore des réminiscences directes jusqu’au Sceptre d’Ottokar. Ensuite seulement le souvenir du “modèle Saint-Ogan” s’estompe presque complètement[10]. »

Les seuls éléments décelés par Thierry Groensteen dans l’oeuvre du dessinateur français comme influence probable de L’Île Noire résident dans une séquence de Zig et Puce millionnaires (1928), au cours de laquelle les héros « découvrent, sous un château réputé hanté, une crypte occupée par des faux-monnayeurs[11] ». Loin d’être un simple détail, l’argument narratif se retrouve tel quel chez Hergé ; et tandis qu’il ne remplit qu’une péripétie séquentielle creuse et superfétatoire pour Zig et Puce[12], il sous-tend l’ensemble de la fiction hergéenne et en constitue le véritable sujet. Il suffit en outre de nous plonger dans ce passage de l’album de Saint-Ogan pour constater, d’une part, que l’emprunt d’Hergé déborde ce simple abrégé, et que, d’autre part, le travail du récit, la création littéraire, autrement dit la poétique hergéenne, se définissent par la seule comparaison des deux séquences.

Un résumé plus précis de ces quatre planches de Zig et Puce millionnaires, sciemment ponctué de certains extraits textuels de la bande, s’impose ici. Après avoir voulu se rendre en Amérique au moyen d’un « obus-aérobus » défectueux, Zig et Puce se retrouvent « au fond de la mer » (ZPM, 30). Dénichant deux « costumes de scaphandrier » (ZPM, 31), ils sortent de l’obus en nageant pour « s’échouer sur une plage bordée par des falaises à pic… ». Ils découvrent alors l’entrée d’un souterrain qui débouche sur les oubliettes d’un château médiéval, et mettent en fuite un gardien et des visiteurs terrifiés (ZPM, 32, intitulée « Zig et Puce dans les oubliettes[13] »).

Zig et Puce, leur casque de scaphandrier sur la tête, errent dans un château maintenant solitaire… On les a pris pour des fantômes… Depuis quelques semaines en effet, des bruits singuliers se faisaient entendre dans la vieille demeure qui passe pour être hantée…

ZPM, 33

Une horloge sonne alors les douze coups de minuit. Apparaissent deux personnages, un chauve moustachu qui inspecte un billet de banque à côté d’une presse à imprimer, et un autre en armure, grand et maigre, tenant une grosse chaîne censée éloigner les importuns :

— Il faut avouer que notre idée est bonne… Tout le monde croit que les caves du château sont hantées… Personne ne veut plus y descendre… Nous sommes bien tranquilles pour faire nos billets de banque.
— Ce n’est même plus la peine de faire le revenant… Les gardiens sont partis cet après-midi… C’est par acquit de conscience que je fais ma tournée…

ZPM, 33, intitulée « Terreur générale »

C’est alors que, dans l’obscurité, le faux fantôme rencontre Zig et Puce, toujours revêtus de leur scaphandre, et que tous les trois s’effraient mutuellement. À cet instant du récit, le pingouin Alfred découvre, derrière une tapisserie, un nouveau passage secret qui ouvre sur le repaire des faussaires :

— Des billets de banque !… C’est un trésor que nous venons de découvrir ! … Il y en a pour des millions… Avec ça, nous allons pouvoir aller en Amérique.
— Hum !… Ça ne t’étonne pas que ce trésor contienne des billets de banque modernes ?

Surpris par l’un des bandits, les héros se font naïvement enfermer dans un cachot noir, ce qui ne les empêche pas de fabriquer de la « poudre » pour faire exploser la paroi et se libérer. L’épisode des faux-monnayeurs se clôt au bas de la page 35 ; la planche suivante nous présente, sans connexion logique ni transition, les trois héros attablés dans un restaurant, prêts à rejoindre l’Amérique via la France (ZPM, 36).

Dans ce bref passage de Zig et Puce millionnaires, les analogies avec L’Île Noire d’Hergé s’avèrent donc plus abondantes que ne le laissait envisager Thierry Groensteen : Tintin et Milou atteignent également le château de Ben More par voie maritime et débarquent au pied de rochers menaçants (IN, 88) ; ils découvrent le repaire des faux-monnayeurs en pénétrant dans un boyau souterrain ascendant (IN, 99) ; un couple de bandits vérifie la qualité d’un billet à côté d’une presse à imprimer (IN, 100) ; Tintin lui-même se croit pris pour un « fantôme » par Wronzoff (IN, 106) et les Dupondt interprètent les pleurs du gorille comme des hurlements spectraux (IN, 124).

Quelques pages plus tôt dans le même album, Zig et Puce sont annoncés « vainqueurs d’un gorille » qui leur barre la route (ZPM, 21). Alors que Zig s’arme d’un bâton, le primate déracine un arbre. Puce décide alors d’exploiter cette faculté d’imitation du singe : il pose un couteau devant celui-ci et fait mine de se percer la poitrine avec « la longue-vue à coulisse ». C’est là que l’on constate combien Saint-Ogan fait peu de cas de la visée pédagogique de ses bandes, puisque le gorille se saisit du couteau et se poignarde en une giclée de sang très expressive. Si Hergé ne se permet jamais pareille fantaisie sanguinaire (Ranko termine sagement sa carrière au zoo de Londres et la bienséance est sauve), il reprend cette aptitude simiesque à l’imitation dans L’Île Noire : Tintin lance une pierre sur Ranko, qui en soulève à son tour une énorme pour la projeter sans succès sur le héros (IN, 92-94).

Autre constat inévitable consécutif à ce relevé qui reflète les méandres touffus de l’intrigue de Zig et Puce millionnaires [14] : la supériorité indéniable du narrateur Hergé sur son modèle (surtout à partir du Lotus bleu). Là où Saint-Ogan est fantaisiste et parfois incohérent, Hergé est solide et souvent réaliste ; là où Saint-Ogan est tentaculaire et explicatif, Hergé est lisible et elliptique. C’est que le dessinateur français ne croit pas à l’assiduité et à l’attention de ses lecteurs hebdomadaires, si bien que, d’une semaine à l’autre (et donc d’une planche à l’autre), il s’autorise (parfois) à changer radicalement le cours du récit sans aucune explication, ou alors il ressent (plus souvent) la nécessité de résumer artificiellement l’intrigue, de resituer les personnages, de rafraîchir les mémoires sans aucune conscience de la linéarité narrative ni de la fluidité de l’album à venir. De fait, l’histoire une fois reliée et publiée, sans modification aucune, se répète, bégaie, ou, à l’inverse, subit des « hiatus » incompréhensibles. Thierry Groensteen a bien souligné cette divergence de « poétique » :

Bien avant qu’il ne bâtisse des intrigues véritablement romanesques, Hergé s’est toujours soucié de souder les péripéties de ses récits, de les vectoriser vers une fin, de doter l’ensemble d’une certaine continuité apparente. Aussi les traditionnelles chutes en fin de page, sur lesquelles l’aventure s’interrompait pour huit jours, prenaient-elles généralement chez lui la forme d’une rupture douloureuse (pour les nerfs du lecteur), d’un petit climax dramatique assurant la relance de la curiosité. Chez Saint-Ogan au contraire, la page hebdomadaire fonctionne fréquemment comme une unité narrative à peu près close, qui n’appelle pas de rebondissement particulier. La dernière vignette accueille le gag final ou la résolution de l’anecdote, et ne détermine aucunement l’épisode à venir la semaine suivante. Ce régime narratif particulier […] explique pourquoi les éditions Hachette purent se croire autorisées à supprimer d’assez nombreuses planches lors de la publication des aventures de Zig et Puce en albums. Il est aussi la cause principale du vieillissement de la série, et de la relative difficulté que nous éprouvons aujourd’hui à la lire, habitués que nous sommes désormais à des intrigues plus élaborées et mieux chevillées[15].

Ainsi, les apports de Saint-Ogan qu’on décèle dans L’Île Noire s’inscrivent dans une trame narrative plus mature et plus réfléchie que celles des Exploits de Zig et Puce : Tintin débarque en canot sur l’île (et non en obus) ; l’apparition fantastique censée repousser les curieux est un gorille impressionnant (et non un personnage malingre en armure) ; la découverte du souterrain menant au repaire n’est pas le fruit d’un hasard invraisemblable et opportuniste, mais une nécessité vitale pour Tintin qui fuit le gorille, les balles et la marée montante ; enfin, Hergé mène l’histoire des faux-monnayeurs à son terme en nous montrant leur arrestation.

Hors Zig et Puce millionnaires, d’autres albums de Saint-Ogan contiennent en germe certains éléments cultivés dans L’Île Noire. De fait, chronologiquement, dans Zig et Puce à New York (1930)[16], une bande de voleurs poursuivis dans un train par les héros passent d’un wagon à un autre et décident de les détacher pour semer leurs poursuivants[17], comme Ivan et Müller pourchassés par Tintin (IN, 67-68) — sauf que les héros de Saint-Ogan parviennent à sauter dans le wagon détaché, alors que, d’une façon plus vraisemblable, Tintin et Milou restent à la porte pour constater l’échappée des bandits. On rencontre, dans la même aventure de Zig et Puce, le gag du râteau qui assomme celui qui marche par inadvertance sur ses dents, gag exploité deux fois dans L’Île Noire (IN, 55-56). Dans Zig, Puce et la petite princesse (1934)[18], les héros « deviennent écossais », comme le stipule le titre de la planche : ils prennent un taxi anglais et se rendent à Édimbourg dans la boutique d’un « tailor » pour se vêtir de kilts (p. 10). Dans L’Île Noire, Tintin monte à peu près dans le même taxi (IN, 16) et, à peine sur le sol écossais, porte à son tour le kilt traditionnel (IN, 81).

La force d’Hergé sera de réinterpréter ce fonds d’idées devenues siennes. Le gag du râteau trouve soudain un prolongement inhabituel lorsque le héros, à moitié inanimé après avoir marché malencontreusement sur les dents de l’outil, fait subir, d’un coup de talon, le même sort au bandit Ivan. Le port du kilt, traité avec banalité dans Zig, Puce et la petite princesse, devient une nécessité chez Hergé. Alors que Saint-Ogan fait simplement entrer ses personnages dans une boutique (dont l’enseigne indique tailor), pour légitimer le kilt, accessoire essentiel à l’époque à toute aventure située en Écosse, Hergé, écartant toute facilité narrative de ce type, dépasse la platitude du procédé et profite d’un accident d’avion qui a déchiré les vêtements du héros (et qui coïncide avec son entrée dans les Highlands) pour l’affubler de l’accoutrement typique. C’est comme si le passage en Écosse relevait d’une épreuve initiatique, comme si la civilisation anglaise n’avait pas prise sur la rudesse médiévale et sauvage de ces contrées isolées, et qu’il eût fallu, à Tintin, s’adapter coûte que coûte et enfiler la tenue de guerrier de William Wallace pour affronter les forces les plus violentes de son périple britannique. Il est d’ailleurs le seul à porter le kilt, non seulement dans la maison du vieil homme, mais encore dans toute l’histoire. Cette particularité du héros lui est cependant constitutive ; depuis sa création, Tintin est en effet toujours le seul à porter la houppe et les culottes de golf[19] ; il peut ainsi sembler moins étrange qu’il monopolise également le kilt.

Quant à la scène du train de L’Île Noire, elle est intégralement revisitée par le dessinateur. Alors que, chez Saint-Ogan, les wagons sont représentés de profil, et vus au niveau du sol, en deux dimensions, sans relief, ni perspective, ni point de fuite, Hergé s’approprie l’idée en modifiant le cadrage, sans pour autant être confus. Dans la vignette où les bandits détachent le wagon (IN, 68, A2), il choisit de dessiner le train en volume, légèrement de biais, selon plusieurs obliques parallèles (arêtes des deux wagons, rails et lignes cinétiques adventices), qui confèrent à la scène un effet de célérité et d’urgence, et la pourvoient de profondeur et de tension dramatique. La vignette suivante adopte sans heurt un nouveau point de vue, celui de Tintin à la porte du wagon, impuissant face aux bandits qui s’éloignent. Il est de dos, le poing fermé, les jambes un peu pliées et le buste en avant, dans cette position significative qui souligne chez lui l’interruption brutale de la course, la rupture nette de l’action. Le point de vue interne soudain choisi par le narrateur met en valeur les lignes de fuite marquées par les rails et l’éloignement des malfaiteurs. Ceux-ci, rendus plus petits et donc plus inaccessibles par la mise en perspective, symbolisent une nouvelle fois la coupure d’une piste qui ne cesse de se rompre et de se renouer dans le récit à suspens de L’Île Noire. Cette focalisation habile permet surtout au lecteur de s’investir virtuellement dans l’action, de s’identifier davantage au héros, en restant avec lui dans le wagon détaché.

II. L’empreinte de la presse

Le Crapouillot et Le Vingtième Siècle

Le sujet même de L’Île Noire, ou plutôt la motivation des malfaiteurs, trouve une part de son origine dans la presse. La fausse monnaie est effectivement à l’ordre du jour dans les années 1930 ; dès avril 1929, une convention s’était tenue à Genève pour tenter d’en conjurer l’expansion grandissante. « Des agents soviétiques et nazis tentaient, chacun pour leur compte, explique Pierre Ajame, de déséquilibrer le monde libre en introduisant des devises fallacieuses sur tous les marchés[20]. » Ces trafics étaient en outre facilités par les « progrès des moyens de communication et particulièrement de l’aviation », comme le précise Benoît Peeters[21]. Mais c’est Frédéric Soumois qui fera les rapprochements les plus pertinents, citant l’une des sources avérées d’Hergé pour ses faux-monnayeurs : un article d’Antoine Zischka du Crapouillot de février 1934 [22]. Dans cet article intitulé « Une goutte de pétrole vaut bien une goutte de sang. Quelques faits sur le combustible de la guerre », qui avait déjà servi Hergé pour le scénario de L’oreille cassée [23], on peut lire :

Un avocat, le Dr Georg Bell, Écossais naturalisé Allemand, fut très gravement compromis dans cette affaire de fausse monnaie, mais il s’en tira très bien. Bien qu’il en fût la tête… ou plutôt justement pour cette raison, il demeura en Allemagne… Et devint l’agent le plus important de Deterding, dans une nouvelle entreprise contre les Soviets. Le Dr Georg Bell devint l’homme de confiance de Deterding auprès de la Maison Brune de Munich. C’est des mains de Bell que coulaient des sommes énormes dont Deterding et d’autres faisaient cadeau au parti national-socialiste lorsque le mouvement d’Hitler n’était qu’à sa naissance… 

L’« entreprise contre les Soviets » consistait donc, pour Georg Bell, lié au parti nazi, à fabriquer de faux roubles visant à déstabiliser l’économie de l’Union soviétique. Le personnage du docteur Müller doit assurément une partie de sa personnalité à ce docteur Bell. Comme ce dernier, « Écossais naturalisé Allemand », Müller est sans doute d’origine allemande, tandis que le trafic auquel il collabore est localisé en Écosse. Son acolyte se nomme Ivan (prénom d’origine slave et allure d’Erich von Stroheim[24]), et c’est grâce à des techniques aussi développées que celles des Allemands que la bande produit de la fausse monnaie, qu’elle écoule ensuite habilement. L’imminence du conflit mondial — L’Île Noire commence à paraître en 1937 et s’achève en 1938 — se perçoit d’ailleurs à travers différents signes annonciateurs : le trafic de fausse monnaie ; la menace allemande (incarnée par Müller et Ivan) ; l’atmosphère de suspicion (même de la part de la police officielle en la personne des Dupondt), de désolation et de destruction (incendie, villa calcinée, ruines, séjours à l’hôpital) ; les opérations clandestines nocturnes ; la présence de la « Bête », mystérieuse, effrayante et dangereuse (Hitler, le nazisme, la guerre elle-même…).

Mais le docteur Bell ne semble pas l’unique modèle onomastique du docteur Müller. L’île de Mull, deuxième île écossaise la plus vaste de l’archipel des Hébrides intérieures, apparaît effectivement en transparence dans le patronyme. Le docteur Müller porterait ainsi, dans son nom même, à la fois ses racines allemandes et la terre de l’exil insulaire où s’exerce son trafic ; d’autant qu’il existe sur l’île de Mull une ville de Kinloch (aux sonorités très proches du village fictif de Kiltoch que traverse Tintin), donnant sur le pic de Ben More (nom du château investi par Müller). Notons également, pour en terminer avec les jeux onomastiques dont Hergé était friand, que le substantif allemand « Müller » signifie « meunier » en français, ce qui peut constituer, outre la germanité du mot, une véritable métaphore poétique du travail de transmutation du faux-monnayeur, qui fabrique artisanalement et à l’abri des regards de faux billets, qu’il écoule pendant la nuit dans des sacs de toile (IN, 52-58). Le mot allemand « Müll » signifie, quant à lui, « ordures », ce qui traduirait l’aspect plus vil du personnage.

Enfin, il est facile de concevoir qu’en tant qu’employé du Vingtième Siècle, Hergé, malgré la masse de travail qui lui incombe, en parcourt les pages ponctuellement à la recherche d’idées. Boileau et Narcejac ont bien cerné le phénomène :

C’est la grande presse qui a créé le « fait divers » […]. Et ce genre de récit provoque un plaisir intense : attrait du mystère, émotion produite par le spectacle du malheur, désir de justice, etc. C’est le moment où naît le feuilleton […]. Dès lors, le roman policier est dans l’air. Ses personnages sont en place. Il n’y a plus qu’à rendre évident le lien qui les réunit, c’est-à-dire l’enquête[25] .

Philippe Goddin rapporte en effet qu’« Hergé s’était intéressé au cas d’un médecin de Louvain qui avait monté chez lui un atelier de fausse monnaie et dont l’arrestation, selon Le Vingtième Siècle, avait été rendue problématique par son molosse[26] ». Ainsi, tout en écartant l’activité terroriste de ses malfaiteurs (qui devaient être à l’origine des anarchistes), le créateur réoriente son histoire et pressent une séquence à suspens qui pourra s’intégrer au récit, et même déboucher sur un gag. C’est la séquence des pages 30-31, qui voit Tintin et son chien pénétrer dans le jardin de la villa du docteur Müller pour être immédiatement pourchassés par un dogue allemand qui n’en veut, finalement, qu’à l’os que ronge Milou. Après les six ou sept planches précédentes, sans autre véritable action que celle du fox à la recherche d’un os, ou celle, toute cérébrale, du puzzle cryptogrammatique soumis au héros, cette poursuite rapide et effrénée fait rebondir le rythme et semble la bienvenue. Le chien du docteur Müller, précaution redondante (puisque le parc est jonché de pièges à loup, que le dogue évite étonnamment) et simple alibi rythmique et comique, s’insinue néanmoins à merveille dans le récit puisque personne ne s’aperçoit ni de son incohérence ni de sa « gratuité » narrative.

III. Lumières cinématographiques

Schoedsack et Cooper

Bien qu’Hergé se défende d’avoir vu King Kong d’Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper, à sa sortie en 1933, il ne peut le méconnaître en raison du succès mondial rencontré par le film, ni en nier l’influence, même inconsciente. D’abord, l’action se situe sur une île mystérieuse au nom effrayant, l’île de Skull (l’île du Crâne), site inconnu des cartes de navigation. Hergé cultive, avec L’Île Noire, à la fois la signifiance évocatoire des toponymes et le ressort narratif du lieu insulaire, clos et fatal. Et puis surtout, le film met en scène un singe monumental, d’abord terrifiant, puis affectueux et délicat envers ceux qui ne lui veulent pas de mal — véritable personnage romantique, comme le Frankenstein de Mary Shelley, rappelant, une fois de plus, que les êtres les plus monstrueux sont finalement les Hommes.

Cette référence se double d’une autre, celle au monstre du Loch Ness (auquel Tintin fait allusion, IN, 86, A1) qui défraye la chronique dès 1933, lorsque les propriétaires d’un hôtel, M. et Mme Mac Kay, aperçoivent le phénomène marin pour la première fois. En quelques années, les photographies, les films et les témoignages oculaires vont très vite proliférer, à tel point qu’un Loch Ness Investigation Bureau finira par être créé. Le premier grand article sur le sujet paraît dans l’Inverness Courier du 14 avril 1933, et fait l’effet d’une traînée de poudre dans le monde journalistique. Subjugué par l’événement médiatique, en partie relaté dans Le Vingtième Siècle, Hergé crée dès janvier 1934 deux gags sur le sujet pour Quick et Flupke, ainsi que des publicités pour les magasins « À L’Innovation », consacrant avec humour le « Monstre de l’Escaut ».

Toujours dans l’actualité cinématographique, et du même duo Schoedsack et Cooper, citons The Most Dangerous Game (1932), sorti en 1934 sous le titre Les chasses du comte Zaroff. Malgré une intrigue dépourvue de véritables monstres, il s’agit d’une poursuite dont L’Île Noire partage quelques éléments : l’action se déroule sur l’île de Baranka, en apparence inhabitée et réputée maudite, plus précisément dans la vieille forteresse du comte, mystérieuse bâtisse gothique. Le majordome cosaque et muet s’appelle Ivan et porte une barbe noire imposante semblable à celle de Wronzoff. Le comte Zaroff (paronymie des patronymes) ressemble physiquement plutôt au docteur Müller (petite moustache brune et bouc, air sadique), et possède plusieurs dogues prêts à chasser les intrus. Le héros, Robert Rainsford, incarne comme Tintin l’archétype du héros de récits d’aventures (certes sexué ici)[27], qui finit par se battre dans la pièce principale de la forteresse avec son ennemi.

Le docteur Müller ressemble donc beaucoup à l’acteur Leslie Banks, mais aussi à l’acteur Charles Laughton, qui tient le rôle de l’infâme docteur Moreau dans le film Island of Lost Souls (L’Île du docteur Moreau) de Erle C. Kenton (1933), d’après H. G. Wells. On y décèle la même insularité du cadre et la parenté phonique Moreau /Ben More. Comme le docteur Müller, le docteur Moreau porte la moustache et la barbiche méphistophéliques, ainsi qu’un costume clair, un gilet et une cravate plus foncée. Outre la profession, l’apparence physique et le détail vestimentaire, les deux personnages font preuve du même sadisme : Moreau tente de transformer des animaux en êtres humains par des greffes et des interventions chirurgicales ; Müller interne des patients contre leur gré, qui « ne sont pas toujours fous, mais [qui,] après huit jours d’un traitement spécial, […] le sont devenus réellement » (IN, 33). Même silhouette, même goût vestimentaire, même profession, même sadisme : dans les années 1930, une physionomie particulière du criminel (homme brun, cheveux gominés, portant moustache et bouc, affichant une situation bourgeoise sans reproche ainsi qu’un goût pour la domination) semble donc s’imposer dans certaines productions cinématographiques américaines.

The Thirty-Nine Steps

Les trente-neuf marches (1935) d’Alfred Hitchcock offre davantage de similitudes avec le récit d’Hergé. Ce film en noir et blanc est d’abord l’adaptation du roman du même nom de John Buchan, paru en 1915. L’Île Noire partage plus d’une similitude avec ce « roman de détectives[28] » dans la tradition britannique : l’action se déroule dans « un espace relativement restreint, voire clos (un manoir abandonné au milieu de la campagne anglaise, par exemple)[29] » ; le suspens et le mystère règnent en maîtres ; l’enquête est menée par un détective (Richard Hannay) hors pair jusqu’à l’élucidation finale ; l’énigme est réduite à un puzzle (littéralement pour Tintin) que le lecteur doit reconstituer. Ne manque à la bande dessinée d’Hergé que le meurtre, si toutefois nous choisissons d’oublier les nombreux curieux, portés disparus aux abords de l’Île Noire, ainsi que les diverses tentatives d’homicide sur le héros.

Cette intrigue trouve de nombreux échos dans L’Île Noire (échos parfois non repris dans le film d’Hitchcock, comme la découverte d’un aérodrome clandestin par le héros et la présence d’un fil caché au ras du sol relié au système d’alarme du manoir), cependant moins que l’adaptation cinématographique. Aussi, et pour éviter les redites, penchons-nous sur le long métrage d’Hitchcock, qui respecte les grandes lignes du récit élaboré par Buchan tout en y adjoignant des détails, des gags et des péripéties présents chez Hergé.

Mais le dessinateur a-t-il seulement vu le film ? Les biographes et exégètes en parlent très peu. Benoît Peeters l’invoque comme une source évidente de l’album, mais une source réduite à son « atmosphère[30] », sans entrer plus loin dans le détail. En 1982, le critique avait pourtant posé la question au dessinateur, qui lui avait répondu : « Pourtant, je l’ai très peu fréquenté. Il y a de nombreux films de Hitchcock que je découvre seulement maintenant grâce à la télévision[31]. » Si la question de l’emprunt fait au réalisateur paraît futile, elle est fondamentale ici, et nous pencherions volontiers pour l’affirmative tant les interférences sont nombreuses.

L’argument du film, d’abord : Richard Hannay (interprété par Robert Donat) tente d’échapper à des espions (voleurs d’un secret d’État) et à des policiers qui le prennent pour l’assassin de Miss Smith, alias Annabella, l’agente qui s’était confiée à lui avant d’être poignardée. Hannay doit alors trouver le responsable de la société secrète d’espions, les « Trente-Neuf Marches », pour se disculper et pour éviter que le secret ne passe à l’étranger. Les méchants seront finalement punis et les bons innocentés. Le film ne conte donc qu’une périlleuse poursuite en Angleterre et en Écosse, comme L’Île Noire, et le héros, injustement accusé[32], comme Tintin, d’un crime au début de l’histoire (vol et agression pour Tintin), court à travers la Grande-Bretagne pour se soustraire aux policiers et démasquer les vrais criminels. Dans le détail, les analogies sont encore plus frappantes :

  • le héros prend le célèbre train Flying Scotsman (Hannay pour l’Écosse ; Tintin pour Londres) et s’y endort (p. 8) ;

  • les scènes dans les couloirs des wagons se multiplient et sont l’occasion d’acrobaties (Hannay comme Tintin passent d’une voiture à l’autre par l’extérieur, IN, 65) ainsi que d’une poursuite tumultueuse dans le wagon-restaurant, à travers les tables des convives et autour d’un serveur portant un plateau, plus adroit chez Hitchcock que chez Hergé (IN, 67) ;

  • le passage sous un tunnel plonge les personnages dans le noir complet et conduit à un incident (IN, 64) ;

  • le signal d’alarme est tiré pendant le voyage (deux fois chez Hergé, IN, 8 et 11 ; réminiscence de Tintin en Amérique, p. 41) ;

  • Hannay se retrouve sur le fameux pont suspendu de Forth, prêt à sauter, dans la situation de Tintin sur la passerelle métallique de la gare (IN, 63) ;

  • les deux héros menottés luttent pour convaincre verbalement de leur innocence Pamela (pour Hannay) ou les Dupondt (pour Tintin) ;

  • les deux héros marchent longuement à travers la nature sauvage des Highlands, où se côtoient collines, chaînes de montagnes, rivière et pont de pierre (IN, 29 et 83) ;

  • tous deux, traqués par la police, sont confrontés au brouillard (IN, 79) ;

  • ils sont tous deux hébergés pour la nuit par un vieux paysan dont la chaumine de pierre est perdue au milieu des landes (IN, 80) ;

  • il est fait mention d’un « château » et de « milles » à parcourir (14 milles pour Hannay ; 20 pour Tintin, IN, 82) ;

  • les héros semblent tomber par hasard sur la villa du criminel, dotée d’une grille dans les deux cas (IN, 29) ;

  • il est dit textuellement dans les deux oeuvres que le repaire des malfaiteurs offre une « vue magnifique » (de la fenêtre de la villa du professeur chez Hitchcock ; de la tour du château de Ben More chez Hergé, IN, 89) ;

  • les deux héros échappent miraculeusement à la mort, sortant tous deux indemnes d’une balle tirée froidement à bout portant ; elle se loge dans un livre de prières placé dans la poche intérieure du manteau de Hannay ; elle « a glissé sur une côte » de Tintin (IN, 3) ;

  • les deux criminels prononcent, avant d’appuyer sur la gâchette, une phrase laconique au contenu similaire : « Vous ne me laissez pas le choix ! », chez Hitchcock ; « Tant pis pour lui !… Tu connais la consigne… », chez Hergé (IN, 5) ;

  • deux personnages du film (Hannay et Pamela) sont liés par des menottes, comme les deux Dupondt, ce qui provoque des gags, notamment autour d’une barrière pour le couple, autour d’un réverbère pour les deux policiers (IN, 14) ; les personnages tentent vainement, dans les deux récits, d’en rompre la chaîne ;

  • deux coupures de presse ponctuent le film et l’album (IN, 4 et 126) ;

  • il est fait mention dans les deux oeuvres des indispensables toponymes écossais Glasgow et Édimbourg, ainsi que des services de police de Scotland Yard.

Comme nous pouvons le constater à la suite de ces nombreux parallèles, les preuves abondent, si bien que nous tenons le film d’Hitchcock pour l’influence cinématographique majeure dans l’écriture de L’Île Noire.

Nous aurions pu également avancer comme autre source potentielle le chef-d’oeuvre du documentariste anglais Robert J. Flaherty, Man of Aran (L’Homme d’Aran, 1934), qui fait la part belle à la rudesse du climat écossais et aux décors naturels de l’île d’Inishmore, la plus importante des trois îles d’Aran[33]. Le célèbre docteur Mabuse de Fritz Lang, génie du crime récurrent et faux-monnayeur à ses heures, a pu contribuer, lui aussi, au façonnement des faussaires d’Hergé (et plus particulièrement à la création des personnages de Wronzoff et de Müller), d’autant que Mabuse occupe deux fois les écrans en 1922 (Dr Mabuse, der Spieler, traduit par Mabuse le joueur, et Inferno, Menschen der Zeit, traduit par Mabuse, le démon du crime) et qu’il revient en 1933 (Das Testament des Dr Mabuse ou Le Testament du docteur Mabuse). Dans la toute première réplique de ce dernier volet, le personnage du commissaire Lohmann s’adresse à son secrétaire, « Müller », premier patronyme mentionné du film. Leur téléphone alors un dénommé Hofmeister, corrompu par des faux-monnayeurs, pour leur annoncer, en guise de rachat, que le docteur Mabuse est à la tête du réseau. S’ensuit une présentation de ce « médecin de renom » qui « menait une double vie » et avait pour « repaire » un « atelier de fausse monnaie », par un aliéniste (directeur d’asile), le docteur Baum. Ce dernier compte désormais Mabuse, « incurablement fou », parmi ses patients. Si nous ajoutons à cette liste de correspondances édifiantes l’image du confrère du docteur Baum à quatre pattes (comme Tintin en plein décryptage), pressé de remettre en ordre les pages de notes décousues du docteur Mabuse, tombées par terre, la présence d’un cryptogramme sur une vitre, la feuille livrant les coordonnées des complices, ou encore l’incendie impliquant l’intervention des pompiers, pourquoi ne pas voir dans ce film une autre source cinématographique de L’Île Noire [34] ?

Qu’Hergé ait vu ces oeuvres-là, ou encore d’autres, ou qu’il en ait simplement entendu parler, et qu’il se soit servi de certains de leurs ingrédients, sciemment ou non, reste tout à fait plausible, mais relève en même temps, concédons-le, de la plus pure conjecture. L’intérêt ne réside finalement pas dans la validation de ces hypothèses insolubles, mais bien dans la capacité de l’auteur à inscrire son oeuvre dans le contexte socioculturel et même politique de son époque, à se montrer sans cesse perméable à l’histoire en marche, à en nourrir ses planches, quitte à en délivrer parfois plus une critique qu’un simple reflet.

Cet ancrage qui donne de l’épaisseur à l’album de 1938, comme à sa refonte en couleur de 1943, disparaîtra forcément en 1966, dans la troisième version de L’Île Noire. Fruit des Studios Hergé à une période de véritable « panne » d’inspiration et de chômage technique de l’équipe, ce faux nouvel album des Aventures de Tintin, non assumé par le dessinateur mais plutôt annoncé comme une commande de l’éditeur anglais Methuen — prétexte flatteur répété à l’envi lors des différents entretiens[35] —, marque en effet des décalages et des anachronismes qui participent pleinement à la regrettable dédramatisation d’un récit soumis au souci accru et superficiel de la modernisation.