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Il y a un âge où on ne rencontre plus la vie mais le temps. On cesse de voir la vie vivre. On voit le temps qui est en train de dévorer la vie toute crue. Alors le coeur se serre, on se tient à des morceaux de bois pour voir encore un peu le spectacle qui saigne d’un bout à l’autre du monde et pour ne pas y tomber.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome[1]

Dans La pensée du roman en 2003, Thomas Pavel suggérait que « l’objet séculaire » de l’intérêt du roman est « l’homme individuel saisi dans sa difficulté d’habiter le monde[2] ». Walter Benjamin de son côté faisait du roman « la forme que les hommes se procurèrent, lorsqu’ils ne furent plus capables de considérer que du seul point de vue des affaires privées les questions majeures de leur existence[3] ». L’intérêt de la philosophie contemporaine pour la littérature est à rapporter à de telles propositions. Dans son introduction à l’ouvrage collectif Éthique, littérature, vie humaine, en 2006, Sandra Laugier remarque que « la littérature nous donne […] à voir et à vivre la difficulté d’accès au monde, au réel », en sa qualité d’« expérience indissolublement intellectuelle et sensible[4] ». Daniel Schwarz écrit pour sa part dans un article intitulé « A Humanistic Ethics of Reading » : « Literature provides surrogate experiences for the reader, experiences that, because they are embodied within artistically shaped ontologies, heighten our awareness of moral discriminations[5]. » L’aspect moral dans ces approches n’est donc pas nécessairement contenu dans le texte, sous la forme d’un message ou d’une conduite à suivre, mais plutôt, parce qu’il met en jeu des représentations de l’agir et du penser humains, dans le dialogue qui se noue entre le lecteur et le texte, espace où peut s’exercer librement son discernement. Ce qu’on entend par éthique dans le présent dossier se rapproche alors de la définition qu’en donne Charles Taylor à la suite de Bernard Williams dans son étude de l’identité moderne : « l’ensemble des moyens que nous mettons en oeuvre pour répondre à la question “comment devrions-nous vivre ?”[6] »

Ce lien de la littérature à l’éthique est pérenne. Comme le rappelle Michael Eskin dans son article « On Literature and Ethics » : « Since its appearance as a philosophical discipline on the scene of the Western intellectual and cultural tradition in ancient Greece, ethics has been, not surprisingly, enmeshed with literature[7]. » Mais si les travaux de la philosophie morale s’intéressent particulièrement à la littérature actuellement, c’est qu’ils relèvent « une transformation profonde de l’objet de l’éthique[8] », dont l’attention se porte sur la notion de vie humaine[9]. La littérature fournit alors à la fois un réservoir d’exemples et un terrain exploratoire privilégié, puisque à travers elle le lecteur éprouve des possibles qu’il ne pourrait tous expérimenter dans sa vie. De nouveau, la valeur modélisante du littéraire n’est pas issue ici d’un projet d’édification morale, mais de la formation au sens fort qu’elle dispense, qui rejoint le postulat de Suzanne Jacob selon lequel dans le roman « tout est encore à vivre[10] ».

Or la littérature occidentale contemporaine, significativement biographique et autobiographique dans les dernières années, avec une tendance à l’exemplaire[11] et un intérêt marqué pour les romans familiaux et les récits de filiation[12], semble promouvoir, elle aussi, un intérêt pour les formes de vie et raviver ainsi la notion d’expérience, soixante-dix ans après que Walter Benjamin en a enregistré la chute[13]. Parler d’« éthique » et de « responsabilité » à propos de la littérature aujourd’hui, ce n’est donc pas rejouer la question de l’engagement telle qu’elle a pu être débattue par les écrivains au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ; mais plutôt, après « l’ère du soupçon » qui a conditionné la relation de la littérature au réel jusqu’aux années 1970, tenter de fédérer le type de questionnement qui apparaît lorsque la littérature se donne pour enjeu ce qu’on pourrait appeler, en référence aux remarques précédentes, le problème de vivre.

La définition de l’éthique, pourtant, pose problème. Lucie Lequin et Irène Oore en faisaient déjà l’observation dans leur présentation d’un récent dossier, Littérature et éthique[14]. Notion ambiguë servant tantôt d’horizon, tantôt de repoussoir, elle se voit tout aussi fortement polarisée dans les études qui suivent. De sa recherche délibérée (Philippe Forest, lecteur de Saint-Exupéry) à son déni au nom de la liberté de la littérature (Isabelle Daunais, lectrice de Gabrielle Roy), elle fait l’objet d’acceptions variées. Dans ce dernier cas, par exemple, c’est sa dimension prescriptive en tant qu’instigatrice, extérieure à la littérature, d’un devoir de la littérature qui est opposée avec vigueur. Dans d’autres cas, elle est le lieu d’une interrogation reliée tantôt à la pratique auctoriale (Robert Dion et Frances Fortier, lecteurs de biographes), tantôt à la posture du romancier (Michel Biron, lecteur de Marie-Claire Blais). Mais lorsqu’elle est présentée comme mise en acte par les univers littéraires eux-mêmes, elle est investie positivement comme la force et la capacité qu’a le roman de penser notre condition d’êtres humains (Anne Caumartin, lectrice d’Hélène Lenoir et de Suzanne Jacob ; Yvon Rivard, lecteur de Virginia Woolf). Une différence profonde semble se dessiner entre une conception substantive de l’éthique, qui ferait d’elle l’équivalent de ce que Virginia Woolf appelait la « probité » de l’écriture, « bien que cela n’ait aucun rapport avec le fait de payer ses notes ou de se conduire honorablement dans une situation critique[15] », et une conception attributive de l’éthique, qui en fait un jugement de valeur opéré en fonction de critères préalables : la littérature éthique, celle qui ne l’est pas. Entre les deux apparaît l’idée que le roman serait investi d’une forme de responsabilité humaniste et, sans être idéologique dans son contenu, devrait pourtant prendre en charge les défis de la pensée et de la morale auxquels font face les hommes.

Si la littérature et le roman en particulier sont ainsi le point d’attention actuel de la question morale, c’est peut-être que l’enjeu du « problème de vivre » s’est individualisé. La fin réputée des idéologies a amené un resserrement sur l’individu, non au profit d’un « individualisme » dont on a trop vite fait un jugement moral, mais en faveur d’une focalisation sur l’échelle individuelle, qui apparaît plus accessible et peut-être plus fiable dans la constitution de valeurs. Une communauté d’expérience semble ainsi recherchée dans des textes qui méditent autant qu’ils racontent lorsqu’ils se penchent sur telle « histoire » ou telle « vie », avérée ou fictive, dont la teneur de modèle peut être reprise par chacun. Le primat d’une matière historique ou biographique est alors au fondement d’une revalorisation de la relation de la littérature à ce que plusieurs auteurs appellent « le réel » — entendu tantôt comme le caractère authentique de la réalité, perçu comme inaccessible sans la médiation de l’art, tantôt comme la racine même de l’expérience.

Car pour s’être déplacée, et notamment laïcisée, la question des valeurs ou de la valeur n’a pas disparu, tant s’en faut. Elle serait au contraire, en se laïcisant, devenue l’objet d’une tâche exclusivement humaine de définition, donc à la fois plus délicate et reconnue comme historique. Elle connaît actuellement une fortune critique dont l’acuité est singulièrement présente dans le champ de la littérature, à la fois comme si celle-ci était le foyer pertinent depuis lequel penser les problèmes[16], mais aussi comme si son existence même en tant qu’institution était un indicateur de valeur — de ce que persiste une pensée de la valeur. De là, les articles et ouvrages qui questionnent la valeur de la littérature se multiplient : « La valeur dans les lettres[17] », L’adieu à la littérature[18], en France ; Que vaut la littérature ?[19] ou Que faire de la littérature ?[20] au Québec. Plus généralement, quoique toujours à partir de l’art et de la littérature, on fait le point sur La valeur dans la Revue des Sciences humaines[21] en 2006, ou sur la « Valeur des valeurs[22] » dans une recension de trois livres récents. D’une part, la littérature est reconnue continuer l’oeuvre de pensée et de construction du savoir qui a longtemps été la sienne à travers les genres du roman puis de l’essai[23], d’autre part, elle se voit questionnée dans sa pertinence et sa légitimité. Dans les deux cas, c’est son intrusion dans le monde, son potentiel d’influence sur le « réel » qui sont en jeu.

Or l’intérêt du littéraire pour les formes de vie se double d’une conscience aiguë du rapport à l’histoire. Et cette conscience n’est sans doute pas indifférente dans le choix de terme que s’est donné la critique pour penser une littérature qu’elle dit contemporaine. Le « contemporain », par le travail de sélection qu’il opère sur des oeuvres du présent que leur étude projette en quelque sorte dans la mémoire[24], anticipant leur avenir et leur pérennité, est inséparablement un questionnement — et une institution, fût-elle provisoire — de la valeur. Le terme désigne donc non seulement une tranche historique, mais une époque littéraire au sens fort, un champ critique. Dans cette opération d’institution, le « retour du sujet » semble se faire au moins autant dans l’exercice critique que dans le travail des oeuvres. La critique use d’un terme par lequel elle se rend coprésente à ce qu’elle étudie, procédant à un mouvement d’autodésignation qui affiche délibérément sa subjectivité, sa part de choix, d’affect et d’intérêt dans l’entreprise d’institution critique. Voire, elle se fonde en part de son objet d’étude : énoncer « le contemporain », c’est nécessairement s’énoncer soi-même comme partie prenante de ce que l’on étudie. Or cette opération survient au moment où sont rassemblés en corpus d’étude des textes dans lesquels l’interrogation sur le legs, la transmission, l’héritage, est particulièrement forte. Il s’y joue alors un commentaire qui, à travers une densification du présent et une inscription délibérée dans l’histoire (qui semble par là réouverte), est peut-être une réponse aux nombreuses « fins » annoncées depuis l’approche de celles du xxe siècle et du second millénaire[25]. Car assurément, étudier la littérature en tant que mouvement du contemporain, c’est, au contraire de la voir disparaître, en faire une des actualités de notre présent, voire le moyen de l’actualiser.

La littérature « contemporaine » est alors non seulement celle qui s’écrit aujourd’hui (c’est le sens le plus faible), mais encore celle qui questionne son statut dans l’histoire, son lien avec ses prédécesseurs et ce qu’elle espère être retenu d’elle par les mémoires futures. Surtout, elle est celle qui est coextensive au discours de celui qui l’énonce : et cela est visible dans les oeuvres mêmes chez les nombreux narrateurs qui commentent leur statut de légateurs ou de dépositaires[26]. « Moderne, contemporain, sont des notions du discours, écrit Henri Meschonnic, non de l’histoire. Des notions points de vue. Les effets d’une énonciation[27]. » C’est pour cette raison que ce qui est d’aujourd’hui ne nous est pas nécessairement contemporain, tandis que peuvent nous être éminemment contemporaines des oeuvres du passé[28]. Par ce geste critique de baptême, le « contemporain » semble pointer vers la prise en charge d’une époque par elle-même, dont les oeuvres configurent le difficile et nécessaire rapport à l’histoire, et dont les commentateurs se donnent à la fois pour témoins et coénonciateurs, porteurs d’une expérience commune.

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« Comment vivre ? », ainsi qu’on va le voir dans les études qui suivent, est souvent corollaire d’une autre question majeure : « Comment être humain ? » C’est qu’elle consiste à se demander, en déclinant Pavel, comment humaniser le monde pour le rendre habitable. Chez les écrivains, elle devient aussi bien : comment représenter le vivre, comment historiciser ce lien entre le vivre et l’écrire, entre les histoires entendues et leur devenir-littérature, pour qu’elles ne se dissolvent pas dans le temps mais qu’elles demeurent vivantes, et en quelque sorte, pour nous lecteurs, vivables. Si la littérature répond à ces questions, ou pour reprendre Philippe Forest, en répond, c’est chaque fois singulièrement : à travers la singularité des oeuvres et par l’échelle de cas particuliers, de « processus singuliers » au sens qu’Alain Badiou donne à ce terme dans son essai sur L’éthique[29].

Philippe Forest ouvre le dossier par une relecture de Saint-Exupéry, déconsidéré proportionnellement à la morale héroïque qui, du roman de pilotage au conte, traverse ses textes et suggère une conception agrandie de la responsabilité, synthétisable dans l’idée que « chacun est seul responsable de tous ». Cette exigence éthique en fait pourtant le vrai contemporain de moralistes comme Sartre, Camus, Malraux. Isabelle Daunais s’interroge ensuite, à partir d’une comparaison entre Pierre Michon et Gabrielle Roy, sur ce qu’il peut y avoir d’éthique dans la dimension muséifiée des personnages du premier, qui vivent exclusivement dans la recréation du romancier, quand au contraire le libre arbitre laissé au personnage par la seconde lui confère la liberté de ne pas répondre entièrement à l’exigence de perfection de son créateur. Michel Biron, partant du rejet de la « littérature de bons sentiments » qui a caractérisé une certaine modernité romanesque, étudie le devenir-compassionnel de la littérature de Marie-Claire Blais. L’ironie de la romancière d’il y a trente ans a cédé le pas à une empathie de premier degré envers les oubliés du monde, qui à la fois fait peu de place à l’humour, mais vient aussi fonder le dispositif polyphonique de ses derniers romans et par là réitérer au présent son statut d’oeuvre de premier plan.

Robert Dion et Frances Fortier se livrent ensuite à l’étude comparée de deux entreprises biographiques consacrées à la figure légendaire et néanmoins réelle de Zelda Fitzgerald, compagne de Francis Scott. Malgré leurs dispositifs contraires, l’un omniscient et surplombant et l’autre, subjectif et romancé, les deux livres aboutissent à entériner de nouveau la dimension mythique d’une icône insaisissable. En se fondant sur un corpus français et québécois actuel, Anne Caumartin construit un questionnement sur le léguer, le transmettre et la responsabilité assumée sur laquelle ils ouvrent, et suggère que les moyens d’y parvenir, chez les auteures qu’elle étudie, sont liés à une éthique paradoxale de la fuite et de la fugue. Yvon Rivard enfin, s’appuyant sur l’éthique d’Hermann Broch, propose, à partir d’une relecture de Virginia Woolf et de son admiration pour les romanciers russes, une vaste méditation sur l’âme, qui nous donne à relire Mrs Dalloway comme le grand roman de l’expérience humaine de l’infini. Son analyse nous rend l’oeuvre entière dans sa compréhension : l’intelligence qu’elle a du monde et la façon qu’elle a de nous englober dans cette intelligence.

Dans ces différents textes et dans les textes qu’ils réinterprètent, une pensée de l’autre, alter ego humain, est ainsi au coeur de la posture de l’écrivain comme de son dispositif d’observation ou de mise en action des personnages. Pourtant, ultimement, tous montrent que tel agencement romanesque ou telle constitution de figures répondent moins à une éthique préalable qu’ils ne déterminent eux-mêmes un ensemble de valeurs directement issu du système de l’oeuvre. On aboutit alors à une « dimension éthique du roman […] qui fait du roman lui-même une valeur[30] », au sens où l’oeuvre d’art, en tant que travail de transformation, devient une composition contre la barbarie, une résistance à ce qui aliène la liberté humaine, sans pour autant avoir un contenu idéologique (sinon elle n’est qu’une oeuvre de propagande). C’est à ce titre qu’on peut avoir, selon la belle formule de Jean-Yves Laurichesse dans son commentaire de Claude Simon, « rien à dire et tout à écrire[31] » — l’intention de l’oeuvre (intentio operis) étant tout autre chose que l’intention de son auteur (intentio auctoris), l’oeuvre possédant sa propre intégrité, son agir spécifique. De là peuvent être pensées, avec le critique simonien, une « poétique de l’éthique », qui consiste dans « [l’invention de] formes narratives de critique des valeurs », et une « éthique de la poétique », qui intervient lorsqu’on fait « émerger […] cette valeur éminente qu’est une littérature libre de jouer avec l’infini de ses formes possibles[32] ». On ne cherche donc pas dans ce dossier à créer une nouvelle catégorie — la littérature éthique —, mais à se demander comment les oeuvres présentes — celles qui s’écrivent aujourd’hui, celles que nous relisons — configurent une éthique de la littérature, voire une éthique comme littérature : l’invention continue d’un langage qui ne renonce jamais à la tâche d’interprétation infinie qui est la sienne, et dont l’enjeu est rien moins que le « problème de vivre ».