Corps de l’article

Dans L’interdit, le premier roman de Gérard Wajcman, seules les pages en conclusion du volume sont entièrement remplies d’un texte continu. Les autres ne contiennent pas plus qu’un titre courant, un espace blanc et des notes infrapaginales. D’après ce qu’affirme la quatrième de couverture, le corps du texte est en effet perdu, effacé ou absent[1]. Comme nous le verrons, cette « disparition » en symbolise une autre, à savoir celle du peuple juif sous le nazisme. De fait, étant lui-même issu d’une famille juive-française d’origine polonaise, Gérard Wajcman appartient à la « deuxième génération » des survivants du génocide. Il a consacré une partie majeure de son oeuvre littéraire et non littéraire (critique d’art, travaux de psychanalyse) à la réflexion sur la Shoah, assumant ainsi le rôle de « témoin des témoins ». Le présent article examinera de quelle façon L’interdit incorpore cette perspective testimoniale et comment le roman s’insère dans l’ensemble de l’oeuvre de Wajcman.

La première étape de notre étude consistera à interroger le statut générique de L’interdit, d’abord à travers un examen du pacte de lecture, ensuite en scrutant les rapports que les notes entretiennent avec le texte absent, de même que leurs relations internes. Nos conclusions définiront un protocole de lecture, que nous accomplirons en deux étapes, centrées respectivement sur les notes « autographes » et sur les citations « allographes ». Finalement, nous confronterons notre lecture de L’interdit aux prises de position sur la représentation et sur la signification de la Shoah que Wajcman a élaborées dans ses publications ultérieures.

I. La question générique

Les notes de L’interdit sont de longueur variable et elles comprennent des remarques éditoriales sur le « texte » (absent), des commentaires hétérodiégétiques sur le personnage présumé de celui-ci, ainsi que maintes citations, littéraires ou autres. En substance, elles révèlent que le protagoniste éprouve des problèmes de plus en plus graves à s’exprimer en français, au point de devenir aphasique. Dans la dernière « note » — la seule à ne pas être numérotée et à se développer en un texte suivi, passant du bas de la page à son centre —, le personnage s’interroge, à la première personne, sur l’origine de ses difficultés langagières, pour les attribuer finalement au fait que ses parents l’ont, dès son enfance, exclu du yiddish, c’est-à-dire de la communauté juive des disparus. L’alternance entre les instances homodiégétique, hétérodiégétique et éditoriale soulève la question de savoir quel est le contrat générique que L’interdit propose au lecteur. Nous interrogerons dès lors la portée du sous-titre « roman », pour examiner ensuite les rapports entre les différents types de notes.

I.1 Au-delà du roman

À première vue, le sous-titre « roman » semble fournir une indication précise sur le statut générique du texte et sur son pacte de lecture. Force est cependant de constater que le texte a également partie liée avec l’écriture autobiographique et testimoniale. Ainsi, Birgit Schlachter a mis en évidence que l’un des personnages mentionnés dans L’interdit figure aussi dans la dédicace du deuxième roman de Wajcman, intitulé Arrivée, départ[2]. L’auteur a donc fourni après coup un lien entre le protagoniste de L’interdit et son vécu personnel, de manière à intégrer le roman dans un « espace autobiographique » ou « autofictionnel[3] ». L’écriture de Wajcman se veut également testimoniale, même si le sujet de la Shoah brille la plupart du temps par son absence : il ne surgit en effet qu’à partir du moment où le personnage redécouvre son identité juive[4]. La dimension testimoniale se manifeste donc en fin de volume, notamment par une référence au projet mémoriel de Serge Klarsfeld (I, 225), par la présence de lexèmes comme catastrophe, hourban et ghetto, ainsi que par un renvoi aux camps d’Auschwitz et de Treblinka (I, 224).

I.2 Notes sur fond blanc

Du fait que les notes se situent entre le hors-texte et le texte, elles posent la question de l’ouverture et de la fermeture textuelle[5], sur le triple plan esthétique, phatique et contractuel. D’un point de vue esthétique, d’abord, les notes remplissent habituellement une fonction subordonnée, qui consiste à alléger le texte[6]. Cette hiérarchie s’avère cependant fragile[7] car les notes sont également susceptibles d’interrompre la linéarité du texte[8] et d’entraver son autonomie[9]. Or dans L’interdit, l’attention du lecteur se porte d’emblée sur les notes, étant donné l’absence du texte. De plus, celles-ci mettent en question l’homogénéité du « récit ». D’abord, une partie des notes reproduit des commentaires et des corrections apportés par l’auteur d’origine dans le manuscrit (disparu) : comme dans une édition savante, l’appareil des notes montre ainsi le processus de rédaction et de réécriture en ce qui a trait au texte même. Qui plus est, les remaniements auraient, d’après ce que signalent certaines notes de « l’éditeur », créé des incohérences au sein du « texte ». L’éditeur contredit d’ailleurs quelquefois les interprétations du narrateur, que celles-ci soient « fournies » dans le texte (absent) ou en note. Du reste, lors de l’apparition du narrateur homodiégétique à la fin du texte, celui-ci ajoute un deuxième niveau de notes pour commenter les interprétations données en bas de page par le narrateur hétérodiégétique. En somme, plutôt que d’occuper une position de « dépendance », les notes signalent les hésitations narratives — comme ces dernières ne manquent pas d’interpeller le lecteur, il en résulte une quête interprétative sur laquelle nous reviendrons plus loin.

Quant au plan de l’éthique[10] ou du phatique[11], ensuite, les notes contribuent à définir l’ethos scriptural de l’auteur : soit elles génèrent une prolifération — plus ou moins contrôlée — de significations, en ouvrant l’oeuvre sur « la bibliothèque[12] », soit elles délimitent au contraire la portée du texte et affirment le « contrôle de l’écriture[13] » par l’écrivain. Ici encore, les notes se prêtent donc à des interprétations contradictoires et il s’agira de caractériser, au cours de l’analyse, la démarche qui prévaut chez Wajcman et la façon dont cette dernière se rapporte aux incertitudes narratives signalées ci-dessus.

Troisièmement, la question du rapport entre texte et notes joue aussi sur le plan du pacte. En effet, comme l’a signalé Genette, le pacte romanesque intègre les notes à la fiction et donc « indirectement » au texte[14]. Appliqué à L’interdit, cela signifie notamment que les notes éditoriales font partie intégrante du « roman », à l’opposé de ce qui se passe dans de véritables éditions critiques.

Au-delà de ce triple rapport au texte, une tension supplémentaire à prendre en compte concerne les relations entre les notes, qui se définissent en termes soit de « cloisonnement », soit de « concaténation ». La « non-linéarité » est le cas de figure standard, mais la présence de certaines correspondances isotopiques peut mener à un « devenir texte » des notes, et dans des cas plus rares, à une véritable linéarité[15]. Chez Wajcman, le lecteur est particulièrement incité à repérer des concaténations, étant donné l’absence du texte. Cet effet est renforcé par l’action rétrospective de la note finale, qui fournit une explication des difficultés langagières décrites au cours des notes, invitant le lecteur à effectuer une relecture circulaire, et donc à poursuivre la quête de signification[16]. Le texte explicatif final confirme d’autant plus le « devenir texte » des notes, qu’il passe lui-même de la zone infrapaginale à l’espace de la page. En définitive, l’examen des rapports linéaires et circulaires entre les notes permet, comme nous le montrerons ci-dessous, de retracer les grands traits de la trajectoire que parcourt le protagoniste.

II. La trame narrative : vers une lecture linéaire et circulaire

La narration débute par une rupture amoureuse car, s’apercevant que ses amis parlent d’un départ, le protagoniste annonce sa décision de tout quitter. Si lui-même croit se conformer ainsi à la parole des autres, les amis présents ont du mal à interpréter son comportement. Ils émettent plusieurs hypothèses et jugements, continuant ainsi, au sens du personnage, à façonner son histoire. Cependant, le protagoniste ne se reconnaît pas dans leur vision des faits, bien qu’il n’ait pas de version alternative à proposer : il s’avoue incapable d’un véritable acte motivé et se compare à une surface plane, où seuls les récits qu’y projettent les autres créent un semblant de profondeur et d’ombre. L’unique élément de réponse qu’il soulève est la peur de s’avouer qu’il réprimait, dans sa relation amoureuse, ses véritables désirs.

Après un passage à Paris, le protagoniste se met en route pour l’Italie. Après de nombreux détours, il échoue à Venise, une ville qui, selon les notes, s’est modelée sur les images que les artistes lui ont données — c’est d’ailleurs grâce aux mêmes oeuvres que la ville lui est familière. D’après les notes, la ville n’est en somme que le reflet d’une Venise intérieure rêvée et désirée par tous. Du coup, la volonté observée chez certains de sauver cette ville de la menace imminente d’une inondation serait au fond une tentative collective de préserver ce « rêve » et de s’en rendre maîtres. Si Venise s’avère ainsi être une somme d’images et de fantasmes, la ville instruit, en retour, ses visiteurs sur leurs propres désirs et les amène à contempler leur passé. Le protagoniste, pour sa part, y renoue avec son ancien désir d’être écrivain. Il éprouve aussi une émotion forte à contempler un juif priant dans une synagogue. Or à la suite de cette rencontre, il témoigne d’une soudaine impossibilité physique de parler. Son aphasie est présentée comme une chute hors de la langue, d’autant plus que le personnage connaît également des problèmes grandissants à comprendre le français oral : il n’entend plus les mots derrière les voix. Il constate d’autre part que sa capacité à écrire et à lire le français demeure intacte. Dès lors, il se décide à rédiger sa propre histoire, afin de retracer toutes les occurrences de son rapport problématique à la langue (orale) et de découvrir ainsi la cause fondamentale de ses nouveaux « troubles » (I, 246), autrement importants.

La dernière partie du texte, qui commence sous forme de note mais se poursuit sur tout l’espace de la page, explique que la chute du personnage hors de la langue tient au fait qu’il est juif. Une caractéristique des juifs serait précisément l’usage temporaire des langues. En plus de cela, le rapport du protagoniste à la langue a été entravé par ses parents : ceux-ci s’entretenaient devant lui en yiddish, la langue des disparus, lorsqu’ils voulaient l’empêcher de comprendre la conversation. Cet « interdit » de la langue, destiné à préserver l’enfant de la mort, a au contraire planté le silence et l’absence en son sein. Le protagoniste se rend désormais compte que le yiddish est la seule langue qui parle de lui. Il choisit donc d’assumer son identité juive, cependant moins en guise d’appartenance à une communauté réelle qu’en tant que prise en « charge » de la mémoire des disparus. Il décide, en d’autres mots, de ne plus faire obstacle au « silence » et de s’engager dans un rapport de ressemblance avec les morts, les absents. Cela lui permet d’acquérir enfin une place dans le passé.

Comme l’indique ce résumé, L’interdit offre l’histoire d’un double voyage physique et psychologique. D’abord, le personnage « s’absente » de son cercle d’amis, dans l’espoir de leur cacher son « absence » intérieure ; après avoir tourné en rond pendant un certain temps, il aboutit à Venise. Parallèlement, le protagoniste est confronté à ses désirs opprimés et, du coup, ramené à son enfance. Les deux « voyages » se composent donc d’avancées aussi bien que de boucles, adoptant ainsi une structure à la fois linéaire et circulaire que nous avons également observée dans l’agencement des notes.

L’interprétation rétrospective des notes nous apprend en particulier que les concepts de langue, de parole et de discours sont problématisés dès le début du récit. Ainsi, le personnage se sent déterminé par les discours que les autres tiennent à son sujet et conforme sa propre parole à cette image extérieure. Au fond, la langue française lui sert d’« écran » ou de « voile » pour se protéger d’un manque d’identité et pour empêcher les autres d’apercevoir celui-ci. Cependant, ce mauvais usage de la langue mène finalement à une exclusion de la parole. Le personnage se trouve dès lors obligé d’abandonner l’abri « vital » de la langue française et de faire face à son identité juive, marquée par le silence et l’absence. Ce renouement implique le passage d’une disparition inauthentique dans l’illusion de la langue française à une disparition authentique dans la mort. Ou encore : d’une langue qui parle des autres à un silence qui parle de lui, d’une histoire tramée « à sa place » à une « place » à lui, située dans le passé. L’interdit comprend en somme la chronique d’une rupture annoncée, qui, malgré le gain identitaire qu’elle implique — comme l’illustre le retour du « je » et l’abandon des notes de bas de page —, est loin d’être salutaire.

Ceci dit, la façon de construire sa propre identité ne change pas fondamentalement au moment de la « césure », étant donné que le sujet continue à s’appuyer sur des « regards étrangers » (I, 37). À la place de son ancien cercle d’amis, le personnage identifie Venise et la langue des morts comme les interprètes de son identité cachée. Le seul aspect de rupture se situe, ici encore, dans le rapport authentique ou non avec les « regards » en question. Les changements sont donc partiels, quoique irréversibles (I, 11-12).

Le double voyage physique et psychologique montre finalement que le personnage est en quête d’un « lieu ». Il cherche en effet une place pour lui-même à l’intérieur de la mémoire juive, une place pour la mémoire juive dans le présent, ainsi qu’une place pour chaque victime, notamment dans l’espace blanc de la page : « fond blanc de la page que chaque nom qui s’inscrit montre en silence » (I225). La quatrième de couverture confirme ce projet d’écriture : « Ce livre est un événement ; car, à travers sa composition insolite, il met pour la première fois en forme quelque chose qui n’a jamais eu lieu[17]. »

III. Les citations allographes

III.1 « Qui parle ? »

Notre interrogation des notes porte aussi à examiner la fonction des nombreuses références intertextuelles. Cette question a généralement été dénigrée par la critique, comme l’illustre la remarque suivante de Bernhard Metz : « kein französicher Erinnerungstext ohne Proustremineszenz [sic], et voilà : ein Proust-Motto läutet den Texte ein, und später kommen Marcel und die mémoire noch einmal auf[18] ». Les références sont-elles alors une convention, un topos qui ne nécessite pas d’interprétation ? En l’occurrence, L’interdit correspondrait au cas de figure, esquissé plus haut, où la bibliographie sert à mettre en vedette l’ethos professionnel de l’auteur et son « contrôle » de l’écriture. Une deuxième hypothèse est que les références bibliographiques instaurent de nouvelles concaténations significatives entre les notes, de manière à créer une « quête » supplémentaire de la part du lecteur. Finalement, on le sait, les renvois intertextuels sont aussi susceptibles d’engendrer une véritable dissémination intertextuelle. Cette question se pose a fortiori à propos des notes de L’interdit, du fait que celles-ci thématisent explicitement la question de la « maîtrise ». Ainsi, on l’a dit, le narrateur-personnage interprète la volonté de certains de « sauver » Venise comme une tentative de « maîtriser » leurs rêves. En outre, sur le plan de la construction identitaire, le personnage évolue de « l’illusion d’une emprise » à un savoir qui le transforme en « maître du jeu », en même temps qu’il le réduit à n’être « personne » (I, 19, 44-45).

D’une part, les références intertextuelles dans L’interdit sont très incomplètes, voire sources de confusion. Si certaines notes contiennent un nom de personnage ou un titre, d’autres offrent des citations allographes sans aucun renvoi bibliographique. Il s’ensuit une confusion entre les commentaires recopiés du manuscrit original par l’éditeur et les citations allographes non référencées[19]. Qui plus est, nous verrons que les citations ne sont pas toujours reprises fidèlement mais, au contraire, tronquées ou modifiées. L’usage des guillemets est dès lors peu fiable et confronte le lecteur à la question de savoir « Qui parle ? » (I, 76). Finalement, certaines notes sont elliptiques au point de devenir énigmatiques. Dans la note 55, l’éditeur signale d’ailleurs qu’il faut se rapporter à l’ouvrage mentionné pour comprendre de quoi parle le narrateur (I, 78). Ce genre de remarque incite le lecteur à « se documenter sur la documentation[20] ». D’ailleurs, « l’éditeur » s’est déjà chargé de compléter certaines citations ou références manquantes — même s’il en omet à son tour[21] —, ce qui pousse encore le lecteur à faire de même.

D’autre part, le travail d’identification des sources est également susceptible de réduire le caractère présumé énigmatique des citations allographes. Ainsi, nous montrerons que les extraits non référencés relèvent parfois d’une même oeuvre littéraire, ce qui suggère que le processus de sélection est moins fortuit qu’il n’y paraît. L’exercice de « contrôle » auquel se livre le lecteur permet ainsi de mesurer la « maîtrise » que les instances narratives exercent sur lui-même et sur le texte. À supposer que la dissémination ne constitue qu’une impression de surface, ou encore, un « écran » trompeur, il convient d’ailleurs d’examiner le rôle des notes allographes par rapport à la « trame » narrative. La question est alors de savoir si les citations font, pour le personnage-narrateur, office de « regards étrangers » révélateurs de soi, auquel cas elles seront susceptibles de nous éclairer davantage sur son « autoanalyse ». La note suivante semble corroborer une telle hypothèse :

(105) Copié en marge : « En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. »

I, 124

La citation, non identifiée, est tirée de la fin de La recherche[22]. Elle présente la lecture comme un moyen de connaissance de soi, une affirmation qui peut s’appliquer non seulement au lecteur de L’interdit mais aussi au personnage-narrateur du roman, dans la mesure où ce dernier est lecteur des oeuvres citées en note. Cela implique que les renvois intertextuels dans L’interdit expriment la « vérité » du personnage. Étant donné que le protagoniste admet recopier des passages lors de ses lectures pour mieux « incorporer » les oeuvres (I, 138-139), les citations sont même proprement constitutives de sa subjectivité.

III.2 Citations tronquées, ou le blanc revisité

Notre analyse portera en particulier sur trois intertextes cités de manière répétée, à savoir les oeuvres de Marcel Proust, de Dante Alighieri et de Gustave Flaubert. Si la citation de Proust que nous avons analysée ci-dessus n’était pas référencée, l’épigraphe de L’interdit est clairement identifiée comme un passage de La recherche :

Alors du noir orage qu’il nous semble avoir traversé (mais nous ne disons même pas nous), nous sortons gisants, sans pensées, un « nous » qui serait sans contenu. Quel coup de marteau l’être ou la chose qui est là a-t-elle reçu pour tout ignorer ?

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe

Extrait de son contexte d’origine, ce passage sur le « noir orage » paraît assez énigmatique et dépourvu d’un rapport direct à la Shoah et aux problèmes de mémoire liés à celle-ci. Or dans La recherche, cette citation cadre dans une description de différentes façons de se réveiller. Proust y analyse notamment le balancement entre oubli et mémoire qui accompagne la sortie du sommeil, engendrant une expérience de dépersonnalisation :

Alors de ces sommeils profonds on s’éveille dans une aurore, ne sachant qui on est, n’étant personne, neuf, prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie jusque-là. Et peut-être est-ce plus beau encore quand l’atterrissage du réveil se fait brutalement et que nos pensées du sommeil, dérobées par une chape d’oubli, n’ont pas le temps de revenir progressivement avant que le sommeil ne cesse. Alors du noir orage qu’il nous semble avoir traversé (mais nous ne disons même pas nous) nous sortons gisants, sans pensées, un « nous » qui serait sans contenu. Quel coup de marteau l’être ou la chose qui est là a-t-elle reçu pour tout ignorer, stupéfaite jusqu’au moment où la mémoire accourue lui rend la conscience ou la personnalité ? [23]

La métaphore du réveil confirme l’inscription du personnage dans un mouvement à la fois linéaire et circulaire et signifie en outre que le personnage sort d’une phase d’illusions, pour renouer avec ses « désirs » véritables. Le réveil est donc assimilé à la révélation d’une vérité : l’expression « ouvrir les yeux », très fréquente dans les notes, prend de ce fait un double sens. Le concept de réveil explique en plus la présence d’autres isotopies dans les notes, comme l’opposition entre ténèbres et lumières et le motif corrélé de la fenêtre. Autour de ce dernier se développe d’ailleurs un deuxième réseau sémantique, basé sur la dichotomie entre « intérieur » et « extérieur », à laquelle s’attachent des concepts comme air, bruit, regard et écran. Nous reviendrons plus loin sur ces constellations sémantiques.

Le texte de Proust nous apprend également que Wajcman a coupé la dernière phrase de la citation. Le passage par l’oeuvre originale semble donc s’imposer pour une bonne compréhension des liens intertextuels avec L’interdit, puisque ce roman traite précisément, à l’instar de la phrase tronquée, d’une récupération de la mémoire et d’une prise de conscience identitaire. Proust exprime en outre l’expérience de « n’être personne », relevée aussi au sein de L’interdit.

Les autres renvois à Proust concernent le désir d’une personne ou d’un objet absent. Ainsi, l’une des notes établit, presque en passant, un parallèle entre les désirs refoulés du protagoniste de L’interdit et ceux de Marcel dans La recherche — en appliquant aux deux cas le terme de « procrastination », attribué au personnage proustien qu’est M. de Charlus (I, 200). Ensuite, la note 180 signale que, dans le manuscrit — manquant — de L’interdit, le mot « fugitive » avait été barré et remplacé par « disparue ». Or ce changement rappelle l’abandon du titre La fugitive pour celui d’Albertine disparue dans La recherche. Comme l’a montré Guillaume Perrier, le terme de « disparition » comprend chez Proust, outre l’idée du départ, celle de la mort et même celle de l’oubli de la bien-aimée[24]. Le terme rend donc bien l’absence de la première génération de victimes juives, ainsi que le refoulement initial de leur souvenir par le protagoniste. Dans un article sur L’interdit paru en 2004, Wajcman a d’ailleurs souligné l’importance de la notion de « disparition », en établissant, de manière rétroactive, un lien entre son propre texte et La disparition de Georges Perec[25].

La note 87 contient le dernier renvoi à Proust que nous avons pu identifier, également non référencé : « “Elle fait partie de l’abîme inaccessible qui donne le vertige des baisers sans espoirs” ; c’est de cette phrase qu’il s’agit, qu’il cite donc en substance mais non à la lettre » (I109). Si la présence du terme « baisers » pousse le lecteur à identifier le pronom personnel « elle » à une femme, le contexte source de la citation nous apprend que ce pronom se rapporte au concept de « voix ». Le recours à l’intertexte semble donc de nouveau indispensable à une bonne compréhension de la note. Il s’avère, en l’occurrence, que cette dernière référence à Proust cadre avec l’importance qu’accorde le narrateur-protagoniste à l’écoute et au souvenir de la voix maternelle. Cet intérêt cadre avec les problèmes de compréhension de l’enfant et du protagoniste aphasique. La référence souligne le désir de la mère. Ensuite, l’opposition établie par La recherche entre la surface du visage et l’abîme de la voix contribue à thématiser, de manière indirecte, la dichotomie entre intériorité et extériorité.

Un autre point de référence intertextuel récurrent est La divine comédie de Dante. Outre deux citations littérales tirées du Chant III de « L’Enfer », L’interdit évoque en particulier le personnage de Béatrice, la muse de Dante. Or « l’éditeur » du roman suggère l’existence d’un lien entre Béatrice et la petite fille en rouge dont le narrateur parle régulièrement. De fait, d’après ce que confirme La vie nouvelle, Béatrice portait, lors de sa première rencontre avec Dante, à l’âge de neuf ans, une robe rouge[26]. Béatrice et la petite fille entretiennent donc en principe un rapport d’identité, à ceci près que, du moins à première vue, les deux sont séparées par la mort. En tant qu’âme du paradis, Béatrice représente la « lumière », ce que « l’éditeur » explicite moyennant un renvoi à l’étude d’Étienne Gilson sur les rapports entre ombre et lumière dans La divine comédie (I, 116)[27]. Du coup, Béatrice se trouve incluse dans le réseau sémantique du réveil, de la fenêtre et de l’écran. La correspondance avec le concept d’écran s’illustre aussi par le fait que la petite fille en rouge est associée au double mouvement du « montrer » et du « voiler » (I, 86). Cette dernière mise en rapport est probablement une référence au Chant XXXI du « Purgatoire », où Béatrice enlève son voile, sous lequel le narrateur devinait déjà sa grâce, pour montrer sa seconde beauté[28]. Le voile en question pourrait d’ailleurs être celui par lequel elle est recouverte dans La vie nouvelle, après sa mort[29]. Le fait que le narrateur attribue le « geste qui voile et qui montre » en premier lieu à la petite fille, semble marquer sa volonté d’annuler ou de transcender les distances entre la phase de l’enfance et celle de la mort, et rappelle les fusions temporelles qui dénotent aussi l’existence du protagoniste.

La présence de Béatrice fonde un autre parallèle intertextuel entre La divine comédie et L’interdit. En effet, le même Chant XXXI contient la confession de Dante sur ses infidélités amoureuses depuis la mort de Béatrice. Cette démarche confessionnelle est rappelée dans L’interdit par le réseau sémantique de la « faute », de « l’aveu » et du « châtiment », qui renvoie à l’infidélité initiale du protagoniste de L’interdit vis-à-vis de la mémoire juive. De ce point de vue, le roman de Wajcman se place, comme La divine comédie, dans une perspective réconciliatrice. Le voyage accompli par Dante pour retrouver la jeune femme « disparue » se trouve dès lors doublé par le voyage du narrateur de L’interdit : celui-ci désire à son tour « rejoindre » ses morts et renouer avec ses désirs authentiques — supprimés dans les rapports avec sa maîtresse. Dans le meilleur des cas, le passage du protagoniste en « enfer » — souligné par les deux citations tirées du ChantIII de « L’Enfer » de Dante — est alors une étape transitoire, comme celui dans La divine comédie. Cela explique d’ailleurs la reprise en note de la devise de Juan de la Cuesta : « Après les ténèbres, j’attends la lumière » (I, 70). D’après L’interdit, cette devise serait inscrite autour d’une grue, alors que le logo comporte en réalité un faucon capuchonné. La référence à la grue est susceptible de mettre en vedette la longue attente du personnage.

Les dernières notes intertextuelles que nous analyserons consistent en trois citations non référencées, que nous avons pu identifier comme des extraits remaniés de la correspondance de Flaubert. Il s’agit des notes 48 (I, 72), 125 (I, 142) et 127 (I, 144), qui reprennent des passages de lettres écrites par Flaubert le 2 avril 1877 (à Madame Roger des Genettes)[30], le 22 août 1872 (à sa nièce Caroline)[31] et le 16 octobre 1878 (à Madame Roger des Genettes)[32]. Les citations elles-mêmes n’offrent pas de lien direct avec les thématiques de L’interdit — d’autant plus que rien ne signale leur origine commune dans la correspondance de Flaubert — mais la restitution de leur contexte d’origine — effacé par Wajcman — montre que les passages en question sont tous tirés de lettres ayant trait à l’écriture de Bouvard et Pécuchet. Wajcman a vraisemblablement privilégié cet intertexte du fait que les deux protagonistes de Flaubert sont des copistes professionnels. La pratique citationnelle très importante dans L’interdit a en effet partie liée avec cette activité, d’ailleurs thématisée explicitement dans certaines notes. Afin d’approfondir le rapport intertextuel en question, nous aurons recours aux lectures de Bouvard et Pécuchet effectuées par Jean-Paul Sartre et Roland Barthes. Celles-ci semblent un bon point de départ pour l’analyse du fait qu’elles privilégient toutes les deux la question de la langue et du discours chez Flaubert, primordiale également chez Wajcman. Signalons néanmoins que les analyses de Sartre et de Barthes diffèrent quant à leur appréciation de Bouvard et Pécuchet : Sartre déprécie le texte de Flaubert, tandis que Barthes le hausse au rang de modèle[33].

Dans L’idiot de la famille, Sartre s’en prend au « volume de notes » par lequel Flaubert souhaitait terminer son livre, à savoir le « Dictionnaire des idées reçues ». Le point de départ de l’analyse sartrienne est la crainte de Flaubert que la « bêtise bourgeoise » fasse intrusion dans son propre esprit et dans son langage. D’après Sartre, cette obsession empêche Flaubert de croire à la parole, y compris à la sienne propre : « On est parlé. » Or au sein de son écriture, Flaubert tente, toujours d’après Sartre, d’écarter les intrusions de la parole conventionnelle en prenant des « précautions oratoires », qui lui permettent d’attribuer la « bêtise » à autrui : « comme dirait… ». De même, le projet de rédiger un « Dictionnaire des idées reçues » constitue pour Sartre une tentative de combattre la bêtise en passant précisément par la réalisation de cette dernière. Qui plus est, même si Flaubert témoigne, dans les citations ci-dessus, de son aversion vis-à-vis de Bouvard et Pécuchet, Sartre le suspecte d’éprouver une jouissance indirecte à rédiger le « Dictionnaire », et de se « pénétrer » des idées reçues en les écrivant[34]. Barthes, pour sa part, propose les copistes professionnels que sont Bouvard et Pécuchet comme modèles du « scripteur moderne, ayant enterré l’Auteur[35] ». Cette analyse cadre avec sa vision du texte comme un tissu de voix anonymes[36]. Au-delà de leurs différences respectives, les lectures de Sartre et de Barthes insistent donc sur la « sociabilité[37] » du langage et du texte.

Si L’interdit ne contient pas de renvoi à Barthes ou à Sartre, il y a tout lieu de croire que la référence à Bouvard et Pécuchet y cadre avec une préoccupation pour cette même problématique. D’abord, nous savons que le personnage de Wajcman exprime un sentiment de méfiance vis-à-vis de la langue et se débat avec l’emprise exercée sur sa vie par la parole et le discours des autres. Ensuite, sur le plan de l’écriture, le jeu de brouillage à propos des guillemets et des citations remet à son tour en question les frontières de la parole. D’une part, il fait présumer que, dans L’interdit, les intrusions allographes dans la parole du narrateur sont assumées davantage que chez Flaubert. En même temps, Wajcman s’éloigne de Barthes du fait que, malgré l’anonymat de certaines citations, la pratique intertextuelle de L’interdit ne s’inscrit pas dans la pratique « inconsciente » ou « automatique » définie par le théoricien. Nos analyses permettent en effet de constater le caractère intentionnel des sélections et des coupures effectuées dans le roman. Nous examinerons cette démarche plus en détail à partir des oeuvres ultérieures de Wajcman. Celles-ci pourront en même temps clarifier l’effet de la « sociabilité » langagière sur l’identité du « je » et sur les rapports d’intériorité ou d’extériorité que ce dernier entretient avec « l’autre ».

IV. Chronique de l’extime

En esquissant sa vision de l’art et du sujet dans l’après-Auschwitz, les ouvrages non littéraires de Wajcman explicitent indirectement le projet esthétique et identitaire de L’interdit. Dans L’objet du siècle, pour commencer, Wajcman identifie le « manque » — et notamment le « manque » causé par la Shoah — comme l’« objet » par excellence de l’art contemporain. En d’autres mots, l’art du vingtième siècle « fait voir » une absence, qui risquerait sinon de rester invisible. L’art « crée » donc un « regard » et il constitue de ce fait un « événement ». Wajcman formule ces idées notamment à partir de Shoah de Claude Lanzmann (1985), mais, comme il a été signalé plus haut, la quatrième de couverture de L’interdit stipulait déjà : « Ce livre est un événement ; car, à travers sa composition insolite, il met pour la première fois en forme quelque chose qui n’a jamais eu lieu. » D’après Wajcman, L’interdit et les oeuvres décrites dans L’objet du siècle relèvent donc d’une inspiration artistique commune. Si Malévitch et Duchamp créent des supports qui n’exposent « rien », pour mieux étaler « l’absence », L’interdit opère selon le même principe : « […] ce avec quoi il est fait, ce ne sont pas tant les notes qu’un vide central, un manque, une absence, un trou dont les notes étaient le bord ou le support[38]. » Par ailleurs, l’on a pu constater qu’au « blanc » de la page s’ajoutent les coupures ou omissions au sein même des citations allographes.

Dans les dernières pages de L’objet du siècle, Wajcman signale, en note, que ses idées sur « l’objet du siècle » ont été formées à partir de l’oeuvre de Lacan, et plus précisément sur base de « l’objet moderne » que ce dernier a défini, à savoir l’objet (a) ou petit a :

J’y vois pour ma part l’invention qu’il fallait, pour la psychanalyse dans ce siècle, l’objet un peu plus que freudien, proprement bouleversant qui rendrait raison du bouleversement de ce siècle comme de chaque sujet. L’objet événement dans le siècle, et ce qui fait l’événement intime du sujet[39].

Fenêtre.Chroniques du regard et de l’intime expose davantage le rôle de l’objet (a) lacanien dans la constitution du sujet, notamment au sein d’une historiographie du dernier concept, laquelle débute avec le renouveau pictural d’Alberti. Selon Wajcman, le tableau tel qu’il est défini par Alberti fonctionne comme une fenêtre, parce qu’il crée un « ex qua », c’est-à-dire un extérieur[40]. La fenêtre et le tableau ont donc ceci en commun qu’ils divisent le monde en un dedans et un dehors tout en reliant les deux : cette double opération de séparation et de mise en relation est complétée par l’acte du regard, qui remplit un rôle d’intermédiaire comparable à celui du langage[41]. Wajcman situe ici la « naissance du monde comme représentation ». D’après lui, cette naissance « met la vieille mimesis cul par-dessus tête[42] » parce qu’elle signifie que le monde se met à ressembler aux images — ce qui nous rappelle le cas de Venise dans L’interdit.

Comme le tableau-fenêtre instaure non seulement un dehors mais aussi un dedans, Wajcman pose que la Renaissance a également inventé « l’intime ». Cette création est illustrée à partir d’un exemple architectural italien, à savoir la « fenêtre » du duc de Montefeltro. La position — à l’époque innovatrice — de cette fenêtre suscite, selon Wajcman, à la fois un regard au-dehors et un chez-soi intérieur : « son regard embrasse et embraye le paysage, il le maîtrise et en même temps l’éclaire. Ceci éclaire aussi, je crois, le surnom donné au duc de Montefeltro de Luce d’Italia — il ne s’agit certainement pas d’y voir une métaphore[43]. » Le terme d’« intime » — récurrent dans L’interdit — se trouve ici corrélé à celui de « maîtrise », dont nous avons déjà souligné l’importance pour le roman. Le duc de Montefeltro se trouve d’ailleurs cité dans les notes du roman. Grâce à son surnom, il y est mis en relation avec la « petite fille en rouge », laquelle figure, par le biais de Béatrice, à son tour comme un symbole de lumière. Les théories exposées dans Fenêtre semblent donc élaborer certaines isotopies (allusivement) présentes dans L’interdit.

Or Fenêtre ne se limite pas à une description de la naissance de l’intime et de la « maîtrise », mais esquisse aussi l’évolution de ces concepts sous le régime psychanalytique. D’après Wajcman, Lacan a apporté une blessure au concept de subjectivité issu de la Renaissance, en révélant que le concept d’intimité est une illusion. En d’autres mots, le sujet qui regarde le monde à partir de son chez-soi n’est, tout compte fait, pas en état de « maîtrise ». Wajcman explique notamment que le sujet lacanien est, contrairement à ce qu’il croit, asservi par l’objet regardé qui provoque son désir : du coup, « voir est une façon de ne pas voir qu’il est regardé, d’élider qu’il est d’abord regardé[44] ». Wajcman ajoute que, pour Lacan, le regard ne passe pas vraiment du sujet à l’objet, parce que « rien ne regarde le spectateur, sinon lui-même, son propre regard au champ de l’Autre. […] Son propre regard ex qua, mis au-dehors[45]. » C’est ici que l’auteur en revient à l’objet (a), qui désigne précisément l’objet extérieur ou « séparé » en tant que désir intérieur ou « objet le plus intime » du sujet. Étant donné que le sujet ne se rend pas compte de ce désir, qui est inconscient, la cure psychanalytique consiste à « aller se voir du lieu de l’Autre[46] » pour illuminer le « a » refoulé[47]. Wajcman souligne cependant que la solution « éthique » que Lacan propose est celle de « choisir » l’illusion : l’apparente « maîtrise » d’une certaine intimité est la condition nécessaire du sujet, la seule option vivable[48].

Le lien entre le sujet et l’objet (a) donne lieu à une « géographie bizarre » appelée l’« extime », « où c’est l’extérieur qui est le plus intérieur[49] ». Le terme d’« extime » résume donc les rapports inextricables qui relient le sujet au monde extérieur : « nous n’avons pas d’autre intériorité que le monde[50] ». Or, étant donné que Wajcman identifie l’objet (a) à « l’objet du siècle » — c’est-à-dire au manque engendré par la Shoah —, il propose plus exactement une constellation « extime » où le passé constitue le noyau central du présent, comme le montrent ses analyses de la subjectivité et de l’art contemporains.

Les concepts de l’objet (a) et de l’extime jettent une lumière supplémentaire sur l’imaginaire et les isotopies de L’interdit. La constellation de l’extime y est soulignée par la réversibilité de certaines dichotomies topologiques — notamment celles de l’intérieur et de l’extérieur, de la distance et de la proximité, du voiler et du montrer, de l’étranger et du familier — et par des motifs ayant trait à la médiation entre les pôles internes et externes : la langue, le souffle, la voix, le regard, la fenêtre, l’écran et le réveil. Ces isotopies mettent en évidence la lutte menée par le protagoniste pour assurer la maîtrise (illusoire) de sa subjectivité. En première instance, on le sait, le personnage a recours à des regards étrangers inauthentiques et à l’« écran » de la langue française, afin de donner, en guise de trompe-l’oeil, une impression de présence et de contrôle et pour empêcher la mise à nu de ses véritables désirs. Après ce refoulement initial, le protagoniste du roman découvre cependant son rapport intime à la Shoah et à la judéité, moyennant une autoanalyse — où l’analyste est partiellement extériorisé en la personne de l’éditeur, ce qui souligne encore le dispositif « extime[51] ». L’identification de ses désirs intimes mène le protagoniste à la reconnexion avec l’identité juive de son enfance et avec la mémoire des disparus. Il renoue notamment avec la langue et le silence yiddish : contrairement au français, ceux-ci parlent véritablement de lui, ce qui illustre l’idée lacanienne selon laquelle « le discours opère sur le sujet ». Il convient d’ailleurs de rappeler que le psychanalyste insiste sur la singularité avec laquelle chaque sujet intériorise les différents discours, entre autres en fonction des traumas personnels[52] ; en l’occurrence, cela permet d’expliquer que l’influence du yiddish sur le protagoniste diffère de celle exercée sur lui par la langue française. L’action du discours sur le sujet et la « résistance[53] » qu’y oppose ce dernier ne sont d’ailleurs pas sans rappeler le cas de Flaubert. Cela dit, le français et le yiddish entretiennent ou développent à leur tour une relation extime. De fait, l’on a montré que l’écran langagier du français est complémentaire de l’exclusion du yiddish. Ensuite, l’exil du français et la réduction de la parole à des « voix » sont également modelés sur l’expérience du yiddish. À ce sujet, Wajcman fait d’ailleurs état du « devenir yiddish » du français dans le roman, la deuxième langue étant à son tour sujette à « disparition »[54].

Conclusion

Comme on l’a dit, la constellation extime permet de situer la Shoah au coeur de la subjectivité et de l’art contemporains ou encore de créer un « lieu » pour le passé au sein du présent. Cela ne revient pas à dire que les tensions dichotomiques, qui constituent précisément la base de cette géographie extime, finissent par se dissoudre. La Shoah est au contraire vouée à être et à rester un objet simultanément « familier » et « étranger ». De ce fait, Wajcman stipule qu’elle ne peut être représentée au moyen de pratiques « historisantes » : soit celles-ci créent une distance entre le présent et le passé et, partant, une position « extérieure » trop facile, soit elles permettent une identification gratuite avec les victimes et donc un faux sens de familiarité ; dans les deux cas, elles engendrent une illusion de « maîtrise », source d’oubli[55]. Or Wajcman « ouvre » un regard à la fois interne et externe sur la Shoah en présentant l’événement comme une « hantise » : « l’art (…) comme ce lieu où l’irreprésentable viendrait se montrer[56] ». Sous cet aspect, l’art contemporain diffère d’ailleurs des tableaux d’Alberti. Ces derniers constituent certes à leur tour un « événement » et un moyen de connaissance, du fait qu’ils ouvrent le regard, mais ils donnent sur « l’histoire », alors que l’art du vingtième siècle expose « l’absence » de celle-ci.

Dans le cas de L’interdit, la tension entre familiarité et étrangeté s’illustre aussi bien en ce qui a trait au protagoniste et à sa subjectivité qu’au lecteur. Le personnage entre dans une relation « intime » avec le passé grâce au rapprochement entre sa propre identité juive et celle des victimes[57]. Le protagoniste intègre d’ailleurs la mémoire de la première génération au point d’aboutir à une confusion mémorielle : « il avait comme “emprunté” cette mémoire » (I, 345). D’autre part, la prise de conscience générée par l’autoanalyse dévoile le « manque » issu de la Shoah plutôt que de combler celui-ci. En ce sens, l’identité narrative construite dans ce « roman » n’est pas de type « essentialiste », comme l’a avancé Birgit Schlachter[58].

En ce qui concerne le lecteur, la « hantise » de l’irreprésentable est liée à la dichotomie entre « montrer » et « voiler », qui traverse le roman tant sur le plan sémantique que structurel. En effet, le lecteur est confronté à des indices (inter)textuels qui portent à croire que L’interdit correspond à ce que Barthes a appelé un « texte-voile[59] », c’est-à-dire un texte « fini », où le lecteur est sommé d’identifier une vérité ou un message caché dans le texte. Or la quête du lecteur sert précisément à « ouvrir » le regard de celui-ci sur ce qui reste « inter-dit[60] ». À l’instar du personnage, le lecteur aboutit donc, non à une « maîtrise » du passé, mais à une prise de conscience aiguë de l’état de manque subjectif et social engendré par la Shoah.