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Le portrait est fait pour garder l’image en l’absence de la personne, que cette absence soit un éloignement ou la mort. Il est la présence in absentia qui n’est donc pas chargée de la reproduction des traits, mais de présenter la présence en tant qu’absente : de l’évoquer (voire de l’invoquer), et aussi d’exposer, de manifester le retrait où se tient cette présence.

Jean-Luc Nancy, Le regard du portrait

Lorsqu’à l’approche de la Renaissance la peinture effectue le passage de l’icône au portrait, ajoute un peu plus loin Nancy, le visage peint ne réfère plus à la « présence divine », mais plutôt à une « figure désacralisée, c’est-à-dire ouverte sur le silence de la propre présence-absence[1] ». Si toute peinture est une « poésie muette[2] », selon un topos dont on retrouve les premières traces chez Simonide, le portrait, peut-être davantage que le paysage ou la nature morte, semble entretenir avec le silence une relation particulièrement forte. Face à un portrait, le spectateur entreprend un dialogue de sourds ; le visage peint l’observe, lui sourit parfois comme la Joconde, mais cet échange demeure nécessairement dans l’ordre du non-verbal. A fortiori — et c’était l’objet d’un texte d’Yves Bonnefoy publié dans Nuage rouge —, le « portrait réfère à la mort » ; s’il appelle le silence, c’est parce que « l’être ainsi défini […] est destiné à périr »[3]. Le portrait est « présence inabsentia » ; il « met la mort à l’oeuvre en pleine vie, en pleine figure et en plein regard[4] ».

À plusieurs égards, ces remarques concernent aussi la littérature : depuis Montaigne, déclarant au seuil des Essais vouloir peindre son autoportrait pour ses parents et amis qui survivront à sa mort[5], jusqu’aux « portraits » de Charles Baudelaire[6] ou de Jules Supervielle[7], cette catégorie d’écriture empruntée au domaine pictural suscite presque systématiquement des allusions au deuil, au silence, au temps qui passe (ce « noir assassin de la Vie et de l’Art[8] », écrit l’auteur des Fleurs du mal dans son poème). « Le portrait tente […] de retenir la part la plus spirituelle de l’être », remarque Daniel Bergez dans une étude consacrée à ce sujet ; « c’est pourquoi il entretient une dialectique insistante avec la pensée de la mort[9] ». Au Québec, un tel recoupement thématique est observable chez Saint-Denys Garneau, dont le journal et les poèmes contiennent de nombreuses « esquisses » représentant des visages muets ou fuyants [10]. C’est cependant à la fin du xixe siècle, particulièrement à l’époque des Soirées du Château de Ramezay de l’École littéraire de Montréal, qu’une véritable poétique du portrait se dessine : Charles Gill et Émile Nelligan, pour nommer les auteurs dont il sera question au cours des prochaines pages, ont tous deux écrit des poèmes sur des tableaux représentant des portraits ou tenté de « peintre en mots » des visages ; ils ont tous deux tenté d’extraire de l’oubli, pour reprendre les mots de Bonnefoy, « ce qui est destiné à périr ». Que signifie la présence d’un tel motif dans la poésie canadienne-française du xixe siècle, la même qui selon Gilles Marcotte entretient avec la mort — et plus largement avec le spectre de la disparition individuelle et collective — une relation particulièrement insistante[11] ? Qu’est-ce que le poème-portrait, plus précisément, révèle du dialogue entre la poésie québécoise et la peinture ? On connaît l’importance du paysage, de la description picturale et de la mise en tableau chez des écrivains du xixe siècle comme Joseph Mermet (« Tableau de la cataracte de Niagara »), Alfred Garneau (« Croquis », « Tableautin ») ou encore Eudore Évanturel (« Plumes et crayons », « Le tableau »). Aucune étude ne s’est penchée cependant sur le thème du portrait, qui constitue pourtant un avatar fréquent de l’ut pictura poesis. Le présent article souhaite combler en partie cette lacune en portant une attention particulière à la poésie de Charles Gill, écrivain que Réginald Hamel envisageait récemment comme « un peintre portraitiste[12] », et au parcours d’Émile Nelligan, chez qui le rapport à la peinture constitue peut-être un des éléments les moins explorés de sa poésie.

Charles Gill, portraitiste de l’École littéraire de Montréal

Dans l’édition des Soirées du Château de Ramezay publiée en 1900, un « Mot au lecteur » signé par Charles Gill décrit le lieu de rencontre des membres de l’École littéraire de Montréal : après avoir pénétré dans « un sombre couloir garni de portraits, de flèches et de tomahawks[13] », le visiteur atteint « une pièce étroite » où il peut apercevoir « quatre avocats, un graveur, deux journalistes, un médecin, un libraire, cinq étudiants, un notaire et un peintre réunis autour d’un tapis vert jonché de manuscrits » (PC, 29). C’est dans cette ancienne résidence des gouverneurs convertie en musée que les poètes

discutent les grandes lignes de l’art sous la frimousse de la marquise de Pompadour, que le conservateur du Musée a trouvée trop généreusement dévêtue pour être exposée dans la Galerie comme à Versailles ; à la lecture de quelque madrigal, l’oeil de la belle est souriant. Ironie ! Cet oeil ne pleure pas ! Il sourit à ses victimes, à celles qui ont le plus à déplorer l’arrachement : les amoureux de la langue.

PC, 29

On aurait tort de considérer les faits rapportés dans ce texte comme de simples anecdotes. Car le sourire de la Pompadour, qu’on pourrait rapprocher du « fauteuil à la Pompadour » d’Eudore Évanturel[14], fait référence à un motif présent chez plusieurs membres de l’École littéraire : celui du tableau muet. Aux « amoureux de la langue », les portraits évoqués par Gill et Nelligan répondent en effet par un sourire ironique ; leur visage énigmatique suscite le silence. Or, ce silence du tableau — et nous entrons ici au coeur de la théologie négative du « poème-portrait », de sa présence in absentia — devient aussi porteur de modernité : face à l’impossibilité de communiquer avec l’autre — l’oeuvre d’art instaurant une relation intersubjective, un face-à-face —, l’écrivain remet en question les pouvoirs de la parole ; il s’initie au monde muet des choses. D’un autre point de vue, le « Mot au lecteur » de Gill, qui insiste sur la présence des tableaux dans les salles du Château Ramezay, témoigne du fait que l’École littéraire, comme plusieurs lecteurs l’ont par ailleurs souligné[15], était favorable au dialogue entre les arts. Parmi les avocats, le notaire et le journaliste, se trouvent à cet égard un graveur (Albert Ferland, fondateur de l’éphémère Revue de l’art en 1895 [16]) et un peintre : Charles Gill. Parce que la plupart des écrivains associés à cette période féconde de la poésie québécoise ont subi l’influence du symbolisme, du credo verlainien selon lequel le poète doit considérer « la musique avant toute chose », la critique s’est surtout intéressée à la musique en ce qui concerne les convergences entre les arts. Pourtant, si Nelligan fut davantage musicien que peintre — c’était la thèse de Paul Wyczynski, à laquelle il sera possible de revenir plus loin —, la peinture occupe une place significative dans la poésie canadienne-française des dernières années du xixe siècle. Or, avec Nelligan et Gill, c’est le portrait qui s’avère le fil conducteur entre les deux arts ; c’est en évoquant des tableaux ou des vitraux représentant des visages que les membres de l’École littéraire de Montréal développent la figue artistique du « poète-peintre ».

Chez Charles Gill, tout d’abord, la présence du poème-portrait s’explique aisément : élève de William Brymner à « l’Art Association » de Montréal en 1888, l’auteur de Cap Éternité fut peut-être autant peintre que poète. Comme le remarque Réginald Hamel dans sa préface aux Poésies complètes, ce n’est qu’en assistant aux soirées du Château Ramezay qu’il s’initie à la littérature ; « par les sujets qu’il voulait traiter », « Gill était, à son insu, un poète en peinture, pour employer une expression baudelairienne. De là à devenir un peintre en poésie, il n’y a qu’un pas » (PC, 16). Plus récemment, Hamel a consacré un article à ce sujet dans lequel il étudie de manière convaincante l’aspect littéraire des toiles de Gill[17]. S’il concède que l’auteur de Cap Éternité est « avant tout un peintre portraitiste », Hamel ne s’intéresse cependant pas aux poèmes-portraits que l’on retrouve dans les Poésies complètes. Une longue pièce intitulée « Du blanc de l’azur et du rose » incite pourtant à envisager l’ut pictura poesis sous cet angle :

Pour orner l’or de son médaillon,

Grand’mère demande un portrait de Rose,

Mais la belle enfant, moins qu’un papillon

Nous ferait l’honneur d’un semblant de pose.

Puisque j’ai garni ma palette en vain,

Je voudrais, aux sons berceurs de la lyre

Le front inspiré par l’art souverain,

En des strophes d’or chanter son sourire.

Et ma plume hélas ! ne saurait fixer

Ces traits dont l’image en mon âme reste,

Car mon style obscur ne peut enchâsser

Dans le verbe humain la beauté céleste.

Non ! pour réussir en vers ce portrait,

Pour prêter la vie à ce frais mélange

De pureté rose et blanche, il faudrait

Une plume prise à l’aile d’un ange.

[…]

PC, 112

Dans la perspective du présent article, l’intérêt d’un tel poème réside dans la manière d’envisager l’expression artistique : le poème-portrait, parce qu’il met en scène l’acte de création, est prétexte à une méditation sur la beauté ; il définit en creux les visées du poète. Pour comprendre la manière dont Gill associe le geste du peintre à celui du poète, il faut porter attention tout d’abord au deuxième vers : « Grand’mère demande un portrait de Rose ». Le locuteur semble être celui à qui « Grand’mère » demande le portrait en question puisqu’il a « garni [sa] palette en vain » ; c’est par la suite qu’il prend sa plume pour écrire le portrait au lieu de le peindre (c’est ce à quoi renvoie la métaphore filée reliée à la musique : « Je voudrais, aux sons berceurs de la lyre / Le front inspiré par l’art souverain, / En des strophes d’or chanter son sourire »). L’idéalisation de l’art et le lexique hérité du Parnasse inscrivent pleinement ce poème dans son époque marquée par la quête des essences. Il a ceci de particulier cependant qu’il met en scène l’acte d’écrire : poème sur le poème — et par là « poème-critique » comme on en retrouve peu dans la poésie canadienne-française du xixe siècle —, « Du blanc de l’azur et du rose » développe le topos des failles du langage, la plume de l’écrivain étant incapable de « fixer » les « traits dont l’image en [son] âme reste » : « Car mon style obscur ne peut enchâsser / Dans le verbe humain la beauté céleste ». Comme en témoigne la suite du poème, l’artiste souhaite exprimer l’âme du visage, or, pour y parvenir, il doit quitter la réalité sensible ; afin de voir la « Rose peinte », la jeune femme doit s’endormir : « Dans le tiède nid de son doux sommeil / Si Rose demain retrouve, au réveil, / La plume arrachée à l’aile divine / […] Toutes ces clartés pour vous décriront / Les neiges du coeur, le marbre du front » (PC, 113). S’ensuit un portrait qu’on pourrait qualifier de « blason symboliste » : « pour énumérer tous les incarnats / Nuançant l’oreille aux plus délicats / Où la mèche d’or librement se joue, / [pour] Décrire la lèvre et le fin velours / De la rose joue », l’artiste doit posséder « le miroir de ce souvenir » (PC, 114), en l’occurrence le souvenir de l’ange, des visions oniriques. Ici, l’art poétique mis de l’avant laisse entendre que la création relève d’un processus d’anamnèse ; pour recevoir la grâce de l’inspiration, il faut se « souvenir » des songes, des clartés célestes.

Plusieurs autres poèmes de Gill entreprennent de peindre en mots des visages féminins (« Portraits en vers », « À Julia », « Ce qui demeure »). Qu’il s’agisse d’un texte consacré à un portrait peint ou d’un texte décrivant un visage, ces poèmes ont en commun de recourir à un lexique pictural et peuvent en ce sens être regroupés dans une même catégorie (celle du « poème-portrait »). Outre le rapport à la peinture, ces poèmes évoquent pour la plupart une lutte contre le temps et la mort : si la beauté des corps est chose éphémère, l’art peut néanmoins « fixer les traits » (« Du blanc de l’azur et du rose ») ; il peut immortaliser l’image d’un visage, d’une rencontre. On reconnaît ici quelques principes baudelairiens (l’art consistant à extraire l’intemporel du fugitif, du circonstanciel), ce qui s’explique aisément si l’on consulte le numéro de 1900 des Soirées du Château de Ramezay : outre le « Rêve de Watteau », « Fra Angelico » et « Amour immaculé » de Nelligan (on verra plus loin dans quelle mesure ces poèmes reprennent une conception baudelairienne de l’art), la livraison contient « Ce qui demeure » de Gill, poème qui cite en exergue « Le portrait » de Baudelaire. Réécriture de cette pièce où l’auteur des Fleurs du mal associe le « Temps » à un « assassin » de l’Art, « Ce qui demeure » propose une conception de la création légèrement différente de celle mise de l’avant dans « Du blanc de l’azur et du rose » :

Voilà votre portrait. C’est votre grâce altière,

C’est votre beauté grecque, en la pâle lumière

Filtrée à travers l’or d’un vieux vitrail flamand ;

De longs et chauds rayons caressent doucement

Votre lèvre entr’ouverte où flotte la parole,

Et font de vos cheveux une blonde auréole ;

L’étincelle amoureuse illumine vos yeux,

Vos yeux doux et troublants, vos yeux mystérieux

Dont le regard se perd dans l’inconnu du rêve.

Hélas ! pourquoi faut-il qu’un vent cruel enlève

Sur les fronts adorés la splendeur des vingt ans,

Et qu’un simple reflet résiste plus longtemps

Que la forme vivante, à l’affront des années ?

PC, 90

Le « simple reflet » dont il est question, dans une perspective platonicienne, c’est bien entendu l’art, qui « résiste plus longtemps que la forme vivante ». La suite du poème laisse cependant entendre que même l’art est périssable. « Ce qui demeure », disent les dernières strophes — et en cela encore une fois Gill reprend presque mot à mot les vers de Baudelaire[18] —, c’est le souvenir de l’image : « Alors, malgré l’envol des siècles révolus, / Vous resterez encore aussi belle, Madame, / Car vos traits sont gravés pour toujours dans mon âme ! » (PC, 91)

Si Charles Gill ne peut être envisagé comme le premier écrivain canadien-français à exploiter les ressources du poème-portrait — la poésie d’Eudore Évanturel, dès les années 1870, convoque à quelques reprises « les portraits de famille[19] » des salons bourgeois —, il inaugure néanmoins avec Nelligan une métaphysique du tableau dont on ne trouve aucun équivalent chez ses prédécesseurs : le poème-portrait, loin d’être limité à la description réaliste, à l’ekphrasis, devient prétexte à la méditation esthétique ; il questionne le temps, la mort, la présence et l’absence de l’être. On peut expliquer ce phénomène par l’influence de Baudelaire, mais aussi par le fait que Gill, artiste de son métier, fut particulièrement sensible aux enjeux de la peinture. Comme la majorité des poètes canadiens-français appartenant aux premières années du xxe siècle, l’auteur de Cap Éternité se tournera par la suite vers une poésie beaucoup moins propice à ce genre pictural (la seconde génération de l’École littéraire de Montréal, celle du Terroir, s’intéresse davantage au paysage). Force est de constater cependant la présence du portrait dans ses poèmes écrits à l’époque des Soirées du Château de Ramezay, présence qui semble indissociable de son absence, et plus précisément de son silence.

Idolâtrie du portrait chez Nelligan

On a peu étudié le rôle de la peinture chez Nelligan, qu’on associe généralement, lorsqu’il s’agit de correspondance entre les arts, aux « musiques éplorées[20] » du « Clavier d’antan » ou « au piano [qui] vibre et pleure » (EN, 162) de Chopin. « S’il existe dans la littérature québécoise une poésie où la musique réclame une vie à part entière », écrivait en ce sens Paul Wyczynski dans une étude qui a fait date, « c’est bien celle de Nelligan[21] ». Dans sa fameuse préface écrite en 1902, Louis Dantin soulignait déjà cet aspect de l’oeuvre : « Cet art [la musique] est frère de son rythme et de sa mélancolie » (EN, 78). Il peut sembler moins pertinent dans cette perspective d’étudier le rapport à la peinture chez l’auteur du « Vaisseau d’or » ; pourtant, Dantin, après ses commentaires sur la musique, ajoutait :

De même pour la peinture. Rubens, le peintre des lourdeurs flamandes, le joyeux compère à la verve rabelaisienne et sanguine, est sous sa plume une espèce d’Angelico idéaliste. S’il veut sonnetiser Gretchen la pâle, il dira : « Elle est de la beauté des profils de Rubens / Dont la majesté calme à la sienne s’incline. » Les profils de Rubens sont d’une majesté de matrones repues, et, en fait de pâleur, ont celle des lendemains d’orgie. Mais passons. Nelligan avait dix-neuf ans, et n’avait jamais vu le Louvre.

EN, 79

Le peu d’importance que l’on accorde à la peinture chez Nelligan tient peut-être de l’ambiguïté de cette remarque : si sa poésie s’avère en partie picturale, le jeune poète n’avait des grands maîtres de l’art qu’une connaissance livresque. Il serait faux dans cette perspective d’affirmer que Nelligan fut un poète-peintre au même titre que Gill ou plus tard Saint-Denys Garneau ; par contre, force est de constater dans sa poésie les nombreuses références aux peintres (« Gretchen la pâle », « Rêve de Watteau », « L’ultimo Angelo del Correggio ») et aux genres picturaux (« Deux portraits de ma mère », « Sur un portrait de Dante », « Diptyque », « Eaux-fortes funéraires », « Pastels et porcelaine », « Paysage fauve »). À plus forte raison, la poésie de Nelligan, si elle appelle l’écoute de la musique, conserve un aspect visuel important : « Ma pensée est couleur de lumière lointaine » (EN, 113), dit le premier vers du « Clair de lune intellectuel ». La correspondance d’inspiration baudelairienne entre la « pensée » et les « couleurs lointaines », de même que cette tendance mallarméenne à « peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit[22] », témoignent sans aucun doute de l’héritage symboliste. Chez Nelligan, lit-on dans un autre poème bien connu, l’hiver est un « pinceau [qui] barbouille aux vitres / Des pastels de jardins de roses en glaçons » (EN, 139) ; il ne s’agit plus de décrire la chose, pour employer les mots de Mallarmé, mais bien de la suggérer comme le ferait un pastel aux contours flous.

Pour envisager les différents points d’articulation entre la peinture et la poésie chez Nelligan, il convient ainsi de se rapporter aux sources littéraires plutôt qu’aux sources picturales. Comme chez la plupart des membres de l’École littéraire de Montréal, l’influence de Baudelaire semble ici déterminante. Dans « Les phares », on s’en rappelle, l’auteur des Fleurs du mal évoque quelques figures majeures de l’art occidental (Rubens, de Vinci, Rembrandt, etc.) pour ensuite faire de la peinture « le meilleur témoignage / Que nous puissions donner de notre dignité[23] ». La peinture est un appel à Dieu au même titre que la poésie ; elle est un « écho redit par mille labyrinthes », un « cri répété par mille sentinelles[24] » — bref, elle est un guide dans tous les sens du terme : esthétique, métaphysique, spirituel, etc. S’il est vrai que les véritables « phares » de Nelligan sont des musiciens (le poème « Five O’clock », dans lequel on retrouve les noms de Liszt, Cellini, Haydn et Mozart, peut être lu comme une version musicale du poème de Baudelaire), les peintres n’en sont pas moins des modèles en ce qu’ils partagent avec le poète une quête d’idéal. À l’instar de l’écrivain sombrant dans l’« abîme du Rêve » (EN, 115), le peintre — ici Le Corrège, imaginé peu avant sa mort — est en proie à des visions : « Les yeux hagards, la joue pâlie, / Mais le coeur ferme et sans regret, / Dans sa mansarde d’Italie / Le divin Corrège expirait […] / Mais la vision cérébrale / Fomente la fièvre du corps, / Et son âme qu’agite un râle, / Sonne de bizarres accords » (EN, 248). Dans un autre poème qui fait écho à ce sonnet sur Le Corrège, Nelligan imagine Fra Angelico « voulant peindre la Vierge et la peindre telle […] / Qu’elle ne fut pas aux toiles florentines[25] ». Si l’on s’en tient à ces deux exemples, la figure tourmentée du peintre, miroir du poète, est en quête d’une beauté inaccessible, inédite et absolue. Sous cet angle, en plus d’exploiter les motifs du portrait et du paysage, en plus d’évoquer des techniques picturales, Nelligan développe quelques-uns de ses thèmes de prédilection (la quête de l’idéal, le destin tragique de l’artiste) lorsqu’il s’intéresse à la peinture. C’est la dimension sacrée, voire mystique, de l’art qui intéresse Nelligan : les tableaux, vitraux ou diptyques dont il parle deviennent prétexte au recueillement, à la prière ou aux visions surnaturelles. Le sonnet intitulé « Amour immaculé », dont l’objet est le portrait en vitrail d’une « Sainte », est exemplaire de ce point de vue :

Je sais en une église un vitrail merveilleux

Où quelque artiste illustre, inspiré des archanges,

A peint d’une façon mystique, en robe à franges,

Le front nimbé d’un astre, une Sainte aux yeux bleus.

Le soir, l’esprit hanté de rêves nébuleux

Et du céleste écho de récitals étranges,

Je m’en viens la prier sous les lueurs orange

De la lune qui luit entre ses blonds cheveux.

Telle sur le vitrail de mon coeur je t’ai peinte,

Ma romanesque aimée, ô pâle et blonde sainte,

Toi, la seule que j’aime et toujours aimerai ;

Mais tu restes muette, impassible, et, trop fière,

Tu te plais à me voir, sombre et désespéré,

Errer dans mon amour comme en un cimetière !

EN, 146

Ce poème est intéressant parce qu’il pose de manière explicite — et la chose n’est pas fréquente chez Nelligan — les jalons d’une réflexion sur la relation entre l’image et la parole. L’illustration, dans un premier temps, se voit entourée d’une aura surnaturelle ; le vitrail « merveilleux » peint d’une « façon mystique », en plus d’incarner une « Sainte aux yeux bleus », prend peu à peu la forme, aux deux derniers tercets, d’un visage familier (celui d’une femme aimée, « peinte » « sur le vitrail de [son] coeur », qui se plairait à voir le poète « sombre et désespéré » « dans son amour »). Or, qu’il s’agisse de la « Vierge aux yeux bleus » ou de la « romanesque aimée », la femme représentée sur le portrait magique « reste muette [et] impassible ». Plutôt que de susciter un dialogue ou un récit onirique (c’est le cas des autres poèmes sur Fra Angelico, Le Corrège et Watteau), l’image revoie le poète à son silence ; parce qu’il est investi d’un pouvoir divin, le portrait devient ce que Jacques Rancière appelle une « peinture muette », laquelle, à l’instar de la « parole muette », s’avère « orpheline, dénuée de ce qui fait la parole vivante, de la parole du maître : la possibilité de se porter secours à soi-même, de répondre lorsqu’on l’interroge sur ce qu’elle dit[26] ».

« Il est des peintures que l’on écoute plus que l’on regarde[27] », disait Paul Claudel à propos d’un tableau de Van de Velde dans son Introduction à la peinture hollandaise. Le silence se manifeste dans les faits de plusieurs manières en peinture : selon Jean-Louis Chrétien, qui a consacré un livre entier à la question, il y a tout d’abord « la dimension du silence pictural […] qui appartient à ce qui dans la peinture fait image, un silence iconographique[28] » (une nature morte de Chardin, par exemple, est plus silencieuse qu’une bataille militaire de Charles Le Brun). Puis il y aurait un autre silence, celui du « projet pictural comme tel, car une nature morte de Chardin est silencieuse aussi au regard d’une autre nature morte, antérieure, comme le furent les “vanités” ». Cette dernière catégorie de silence, ajoute Chrétien, « nous enseigne sans paroles ce qui pourrait se dire aussi par des paroles[29] ». En face du portrait de la sainte, Nelligan se heurte précisément à ce silence : muette, l’image enseigne au poète la nature tragique de son destin, son incapacité à atteindre l’Absolu. Comparable à la fable du « Vaisseau d’or », qui apprend à l’écrivain l’aspect chimérique de son idéal, ce vitrail « peint d’une façon mystique » professe l’humilité. Dans cette église décorée par un « artiste illustre », Nelligan marche à la rencontre de son propre silence.

La poétique du portrait acquiert ainsi une portée plus spirituelle chez Nelligan. Elle conserve néanmoins les caractéristiques qu’on retrouve chez Baudelaire et Gill lorsqu’elle ouvre à l’élégie, à la conscience du temps. « Devant deux portraits de ma mère » s’inscrit dans cette lignée :

Ma mère, que je l’aime en ce portrait ancien,

Peint aux jours glorieux qu’elle était jeune fille,

Le front couleur de lys et le regard qui brille

Comme un éblouissant miroir vénitien !

Ma mère que voici n’est plus du tout la même ;

Les rides ont creusé le beau marbre frontal ;

Elle a perdu l’éclat du printemps sentimental

Où son hymen chanta comme un rose poème.

Aujourd’hui je compare, et j’en suis triste aussi,

Ce front nimbé de joie et ce front de souci,

Soleil d’or, brouillard dense au couchant des années.

Mais, mystère de coeur qui ne peut s’éclairer !

Comment puis-je sourire à ces lèvres fanées ?

Au portrait qui sourit, comment puis-je pleurer ?

EN, 125

Par des détours différents, Nelligan arrive aux mêmes conclusions que ses prédécesseurs : le portrait crée une illusion ; l’idolâtrie de l’image conduit au silence. Le portrait parle au poète, lui sourit, mais répondre à une image serait vain : « au portrait qui sourit, comment puis-je pleurer ? » Le deuxième sonnet de l’ensemble — puisque « Deux portraits de ma mère » constitue un diptyque — accentue ce caractère idolâtre : « Pour la lutte qui s’ouvre au seuil des mauvais jours / Ma mère m’a fait don d’un petit portrait d’elle, / Un gage auquel je suis resté depuis fidèle » (EN, 126). On le constate encore ici : le portrait de la figure maternelle, qualifié plus loin de « talisman sacré » (EN, 126), fait l’objet d’une vénération. Si le diptyque n’aborde la mort que de manière indirecte — quoique le dernier vers lance un appel explicite : « Mère ! dont je mourrais, plein d’éternel regret » (EN, 126) —, les portraits de Nelligan conservent un caractère élégiaque. « Ma mère que voici n’est plus du tout la même ; / Les rides ont creusé le beau marbre frontal », écrit-il dans la première partie.

La fin de l’intériorité (conclusion)

S’ils appuient l’idée selon laquelle la mort hante une part importante de la poésie canadienne-française, les poèmes-portraits de Gill et de Nelligan annoncent également une autre « tradition qui se fait » : celle du « poète-peintre ». On ne peut comparer de tels parcours à ceux de Saint-Denys Garneau ou de Roland Giguère, chez qui la peinture acquiert comme on le sait un statut encore plus significatif. Il reste néanmoins qu’ils ouvrent la voie à certains poètes du Nigog, dont René Chopin et Jean-Aubert Loranger. La peinture, ainsi qu’en témoignent plusieurs poèmes de Chopin, est à la base des poétiques qui, à rebours des lyrismes romantique et régionaliste, privilégient un regard plus impersonnel sur le monde : « Peintre léger, fugace », écrit le poète du Coeur en exil (1913), « Le Givre aux caprices d’argent, / Si tôt pour qu’il s’efface, / Grave un dessin toujours changeant[30]. »

Dans cette optique, les poèmes-portraits de l’École littéraire de Montréal annoncent en partie ce que Laurent Jenny, à propos de la poésie française écrite au tournant du xxe siècle, appelle la « fin de l’intériorité » : « se concevant à l’époque symboliste comme une “musique verbale”, écrit Jenny à ce propos, elle s’est soudain décrite, dans les années précédant la guerre, comme une forme de représentation picturale[31] ». Au Québec, le lyrisme impersonnel de Chopin et de Loranger — et plus tard de Saint-Denys Garneau, quoique l’extériorité du paysage soit chez ce dernier indissociable de l’intériorité du sujet — marque le passage du paradigme musical au paradigme pictural, du credo verlainien selon lequel la poésie doit s’intéresser à « la musique avant toute chose », à l’esprit de composition propre aux poétiques du paysage qui se développent de différentes manières chez les écrivains du Terroir et plus tard de La relève. Dans une certaine mesure, en s’intéressant à la peinture, Gill et Nelligan ouvrent la voie au « poème-paysage ».

Par ailleurs, les références aux portraits chez les poètes du xixe siècle indiquent que le dialogue entre la poésie québécoise et la peinture, s’il sera par la suite indissociable du paysage, commence en grande partie par la rencontre d’un visage. Ce dernier, on l’a vu chez les deux poètes, s’entoure généralement d’une aura sacrée qui contribue au culte de l’art. Qu’il s’agisse d’un portrait de nature iconique ou profane, le visage donne lieu à un dialogue de sourds : le tableau, s’il appelle la parole, répond par un silence implacable ; sa présence se manifeste in absentia. C’est là peut-être la modernité du poème-portrait ; « l’absence », comme le soulignait Yves Bonnefoy à propos de la poésie moderne depuis Baudelaire, « y apparaît créatrice[32] ». Le poème-portrait interroge la continuité entre le visible et le dicible ; il entreprend une réflexion poétique — sans vraiment l’approfondir, il faut le souligner, comme le fait plus tard Saint-Denys Garneau — sur les pouvoirs et les limites de la parole.