Résumés
Résumé
« L’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme » : l’aphorisme de Mademoiselle de l’Espinasse dans Le rêve de d’Alembert exprime de façon lapidaire la différence sexuelle au moyen du monstre et du chiasme. Pour Diderot, la monstruosité est avec ses écarts le principe créateur d’une matière active toujours en transformation. Elle apporte de ce fait une perspective transformiste à la différence sexuelle, et en indique la nature instable et précaire. L’utilisation rhétorique du chiasme, avec sa structure en croix, établit d’autre part un rapport d’égalité entre les deux membres de la phrase, suggérant que les places occupées par l’homme et la femme sont réversibles et interchangeables. L’explication scientifique que Bordeu donne du chiasme par la suite est basée sur l’aspect physiologique de la différence sexuelle. Il la réduit d’abord à une question topologique, à savoir l’inversion anatomique des organes féminins et masculins, qui reprend et renforce l’idée d’interchangeabilité introduite avec la forme du chiasme. Bordeu introduit ensuite la notion quelque peu énigmatique d’un hermaphrodisme initial, qui serait visible dans les rudiments d’organes laissés par chaque sexe dans l’autre sexe. L’hermaphrodisme chez Diderot a la particularité d’être réactivable : la « vulve faufilée » chez l’homme, comme « l’orifice d’un canal qui s’est fermé » chez la femme, pourraient bien se rouvrir. Pour Diderot, la sexualité n’est à aucun moment chose fixe, et les conformations sexuelles ne sont que des instances topographiques transformables et interchangeables.
Abstract
Mademoiselle de l’Espinasse defines sexual difference in one of the most enigmatic aphorisms of D’Alembert’s Dream: “Man may only be the monster of the woman, or woman the monster of the man.” We will first consider Diderot’s conception of the monster as the creative principle of an active matter still in transformation. Applied to the question of sexual difference, monstrosity would then imply a transformationalist view of sexual difference, underlining its precarious nature. The rhetorical use of chiasmus, a structural criss-crossing, establishes an egalitarian relationship between the two parts of the sentence, suggesting that the places occupied by man and woman are reversible and interchangeable. Bordeu, a celebrated doctor and philosopher of the Enlightment, later volonteers to give a scientific explanation of this chiasmus, based on the physiological aspect of sexual difference. He first reduces it to a topological question, that is the anatomical inversion of male and female organs, reinforcing the idea of interchangeability introduced by the rhetorical criss-crossing. Bordeu presents the somewhat enigmatic notion of an initial fetal hermaphrodism, evidenced by the fact that the rudimentary organs of each sex contain a sugestion of the other. As we will see, hermaphrodism in Diderot has the possibility of being reactivated, and thus defines sexual difference through its physical attributes as transformable and interchangeable topological states, rather than as a fixed assignment of gender.
Corps de l’article
MADlle DE L’ESPINASSE. Il me vient une idée bien folle.
BORDEU. Quelle ?
MADlle DE L’ESPINASSE. L’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme[1].
L’« idée bien folle » de Mademoiselle de l’Espinasse formule la différence sexuelle au moyen d’un des aphorismes les plus énigmatiques du Rêve [2]. Il implique tout d’abord la notion de monstruosité chez Diderot qui, avec ses écarts, est le principe créateur d’une matière active toujours en transformation. La monstruosité apporte une perspective transformiste à la différence sexuelle et en indique la nature précaire. L’utilisation rhétorique du chiasme[3], avec sa structure en croix, établit enfin un rapport d’égalité entre les deux membres de la phrase, suggérant que les places occupées par l’homme et la femme sont réversibles et interchangeables.
L’explication scientifique que Bordeu donne du chiasme par la suite est basée sur l’aspect physiologique de la différence sexuelle. Il la réduit d’abord à une question topologique, à savoir l’inversion anatomique des organes féminins et masculins, qui reprend et renforce l’idée d’interchangeabilité proposée avec la forme du chiasme. Bordeu introduit ensuite la notion quelque peu énigmatique d’un hermaphrodisme initial[4], qui serait visible dans les rudiments d’organes laissés par chaque sexe dans l’autre sexe. Comme nous le verrons, l’hermaphrodisme chez Diderot a la particularité d’être réactivable ; il définit ainsi la différence sexuelle en terme d’attributs physiques qui ne sont que des instances topographiques transformables et interchangeables.
Aristote exprime aussi la différence sexuelle en fonction de la monstruosité dans De la génération des animaux :
D’ailleurs celui qui ne ressemble pas aux parents est déjà, à certains égards, un monstre : car dans ce cas, la nature s’est, dans une certaine mesure, écartée du type générique. Le tout premier écart est dans la naissance d’une femelle au lieu d’un mâle [5].
La monstruosité est ici définie comme étant un écart par rapport à une norme, et la femme, en tant qu’écart par rapport au « type générique », est un monstre par rapport à l’homme qui est la norme. Cet écart de plus est un manque : « La femelle est comme un mâle mutilé, et les règles sont une semence, mais qui n’est pas pure : une seule chose lui manque, le principe de l’âme[6] ». L’homme est l’être complet dont la femme, mutilée, n’est qu’une version amoindrie : l’écart est pour Aristote une forme de dégénérescence par rapport à une norme[7]. L’homme est aussi celui qui détient le principe actif, et est de ce fait le seul générateur de la forme humaine. Pour Diderot, au contraire, l’homme n’est pas le seul perpétuateur de la race humaine : la remarque de Bordeu « Pour faire un enfant on est deux, comme vous savez » (R, 152) n’est pas qu’une évidence puisqu’elle sous-entend la doctrine de l’épigénèse, selon laquelle la formation de l’embryon se fait par l’assemblage des parties de la semence provenant du père et de la mère.
La monstruosité, en tant qu’écart, n’est pas non plus chez Diderot un simple manque. Il écrit, dans les Éléments de physiologie, en 1778 :
Pourquoi l’homme, pourquoi tous les animaux ne seraient-ils pas des espèces de monstres un peu plus durables ? Pourquoi la nature qui extermine l’individu en peu d’années, n’exterminerait-elle pas l’espèce en une longue succession de temps ? L’univers ne semble quelquefois qu’un assemblage d’êtres monstrueux.
Qu’est-ce qu’un monstre ? Un être, dont la durée est incompatible avec l’ordre subsistant[8].
Diderot présente une nature aux forces destructives qui avec le temps finit par tout exterminer. Toute combinaison est momentanée, et même celles qui nous semblent normales finissent par disparaître au même titre que les monstrueuses. Lorsqu’il écrit : « L’univers ne semble quelquefois qu’un assemblage d’êtres monstrueux », il suppose le monstrueux être la norme. C’est notre vision incomplète du monde qui nous empêche de voir les monstres dans tout ce qui constitue l’univers.
Reprenant et développant l’idée de Maupertuis que « les écarts répétés » font les espèces, Diderot considère la monstruosité comme l’opération qui permet l’assemblage de molécules selon toutes les combinaisons possibles[9]. L’état normal de la nature n’est pas dans sa stabilité, mais dans son instabilité qui la pousse en dehors de la norme[10]. L’action normale de la nature est la monstruosité, et le monstrueux pour Diderot n’est pas un simple écart de la nature, mais le pouvoir évolutif et le principe créatif d’une matière toujours en action. Articuler la différence sexuelle en terme de monstruosité, c’est soumettre l’apparente normalité de l’homme et de la femme à la vicissitude des lois du transformisme. La monstruosité souligne le caractère instable et précaire de la différence sexuelle : être un homme ou une femme est une position plus ou moins durable, sujette comme tout autre assemblage à des transformations.
Cette notion de monstruosité est de plus exprimée au moyen d’une formule chiasmatique : « L’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme. » Si dans le premier membre, et en accord avec la tradition, l’homme est le premier à être défini, la femme, par contre, est le terme à partir duquel il est défini : elle est la norme, lui n’est qu’un monstre[11]. On remarquera la restriction du « ne que » : la réduction de la différence sexuelle est présentée comme une démystification : la vérité est plus simple qu’on ne l’avait imaginée. Nous avons dans le premier membre un retournement des positions occupées traditionnellement par l’homme et par la femme, comme nous l’avons vu être le cas chez Aristote. Le chiasme indique aussi dans son deuxième membre que ces places sont réversibles, lorsque la femme est à son tour définie en fonction de l’homme. Les propositions enfin sont elles-mêmes réversibles, « L’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme » : le chiasme est articulé par « ou » qui contribue à effacer une hiérarchie qu’un « et » aurait pu laisser. Tous ces retournements contribuent à déstabiliser une notion fixe du genre. On peut considérer de plus que la structure en croix du chiasme donne à la phrase une propriété de « tourniquet », qui tend à faire circuler ses membres — ici l’homme et la femme — d’une position à l’autre.
Examinons maintenant l’explication scientifique que Bordeu donne du chiasme : « […] la femme a toutes les parties de l’homme, et […] la seule différence qu’il y ait est celle d’une bourse pendante en dehors, ou d’une bourse retournée en dedans. » Bordeu reprend l’idée d’inversion présentée par le chiasme de Mademoiselle de l’Espinasse, en réduisant la différence sexuelle à une différence topologique. Comme la monstruosité de Jean-Baptiste Macé dont il était question juste auparavant ne tenait que dans l’inversion de la disposition des viscères[12], la différence sexuelle tient dans l’inversion de la disposition des organes sexuels. Diderot s’inscrit ici dans la tradition du « One-sex body », qui selon Thomas Laqueur a dominé de l’Antiquité classique à la fin du xvii e siècle, et dans laquelle la femme ne diffère physiologiquement de l’homme que par l’inversion de leurs organes[13]. La similitude des sexes, dans ce modèle, n’empêche cependant pas que la femme soit considérée comme une version moins parfaite de l’homme. Laqueur explique à propos de Galien de Pergame, « The mole is a more perfect animal than animals with no eyes at all, and women are more perfect than other creatures, but the unexpressed organs of both are signs of the absence of heat and consequently of perfection[14] ». Si pour Galien il ne manque rien physiologiquement à la femme, il lui manque cependant « la chaleur » qui est un critère de perfection. On ne trouve pas ce manque chez Diderot : « La femme a toutes les parties de l’homme, et la seule différence qu’il y ait est celle d’une bourse pendante en dehors, ou d’une bourse retournée en dedans » (R, 153). La femme est un être aussi complet que l’homme (elle a « toutes les parties de l’homme »), et même si elle est d’abord définie à partir de l’homme (« la femme a toutes les parties de l’homme » : l’homme est la norme), le « ou » efface la hiérarchie entre la « bourse pendante » et la « bourse retournée ». On trouve ce même genre d’équivalence entre les sexes dans le chapitre dix-huit des Bijoux indiscrets :
Je désirerais que, dans une contrée où tout se règle par des lois géométriques, on eût eu quelque égard au rapport de chaleur entre les conjoints. Quoi ! vous voulez qu’une brune de dix-huit ans, vive comme un petit démon, s’en tienne strictement à un vieillard sexagénaire et glacé ! […] Ces rapports connus, on gradua des thermomètres applicables aux hommes et aux femmes. Leur figure n’est pas la même ; la base des thermomètres féminins ressemblent à un bijou masculin d’environ huit pouces de long sur un pouce et demi de diamètre ; et celle des thermomètres masculins, à la partie supérieure d’un flacon qui aurait précisément en concavité les mêmes dimensions [15].
Contrairement à Galien, la thermodynamique permet ici d’évaluer une « chaleur » des sexes qui ne favorise pas l’homme : la plus grande chaleur (190 degrés) revient à une femme élevée de ce fait au rang de courtisane, « état très respectable et très honoré dans notre île » (BI, 56), explique Cyclophile. Même si les exemples sont de la plus haute fantaisie (les bijoux féminins circulaires, carrés ou polygonaux correspondent aux bijoux masculins cylindriques, parallélépipédiques, prismatiques ou pyramidaux), la géométrie permet aussi d’évaluer très exactement la ressemblance des deux sexes en indiquant de façon univoque leur correspondance volumétrique, qui fait qu’ils sont la même figure, mais inversée, chez la femme et l’homme.
L’explication scientifique, par la géométrie dans les Bijoux indiscrets et la biologie dans le Rêve, supporte le chiasme : la réversibilité formelle du chiasme correspond à la réversibilité physiologique des organes. Il s’agit de la même opération, le retournement, l’une effectuée dans le domaine du poétique, avec le retournement de la phrase par le chiasme, l’autre dans le domaine du biologique, avec le retournement des organes. La différence sexuelle réduite à une inversion topologique (textuelle ou physiologique) insiste sur le peu de différence entre l’homme et la femme. Ces derniers sont faits de la même matière, ils ont les mêmes organes, et leur seule différence est de nature topologique[16]. Cette similarité est renforcée par la ressemblance des foetus mâle et femelle :
Cette idée vous serait venue bien plus vite encore, si vous eussiez su que qu’un foetus femelle ressemble à s’y tromper à un foetus mâle ; que la partie qui occasionne l’erreur s’affaisse dans le foetus femelle à mesure que la bourse intérieure s’étend ; qu’elle ne s’oblitère jamais au point de perdre sa première forme ; qu’elle garde cette forme en petit ; qu’elle est susceptible des mêmes mouvements, qu’elle est aussi le mobile de la volupté ; qu’elle a son gland, son prépuce, et qu’on remarque à son extrémité un point qui paraîtrait avoir été l’orifice d’un canal urinaire qui s’est fermé ; qu’il y a dans l’homme, depuis l’anus jusqu’au scrotum, intervalle qu’on appelle le périnée, et du scrotum jusqu’à l’extrémité de la verge, une couture qui semble être la reprise d’une vulve faufilée.
R, 152-53. Nous soulignons
Les sexes dérivent tous deux d’un modèle commun, le foetus indifférencié. La femme ne perd pas complètement le pénis, qui est ici « la partie qui occasionne l’erreur », et forme le clitoris. Le clitoris a de plus un « point » à son extrémité qui selon Bordeu serait « l’orifice d’un canal urinaire qui s’est fermé. » Ce « point » est essentiel, parce qu’il est inutile chez la femme. Il n’existe qu’en tant que trace de l’autre sexe, et donne au clitoris le statut de rudiment d’organe masculin. La « couture », de même, montre un état précédent féminin dans l’organe masculin. Ce « point » et cette « couture » sont les traces d’un sexe dans l’autre sexe qui indiquent l’existence d’un hermaphrodisme initial[17].
Le problème de l’hermaphrodisme, cependant, est qu’il n’existe pas dans la nature. C’est du moins ce qu’affirme l’esprit scientifique des Lumières, résolu à discerner le monstre résultant d’observations scientifiques, du monstre dû à la crédulité, à l’ignorance et à la superstition. Jaucourt, dans l’article « Hermaphrodisme » de l’Encyclopédie, affirme qu’un être ne peut tenir les fonctions reproductives de l’homme et de la femme à la fois[18], opinion soutenue par le médecin Lafosse dans l’article qui renvoie aux planches de l’« Hermaphrodisme » du supplément à l’Encyclopédie [19]. Officiellement, l’hermaphrodisme n’existe pas[20]. Il est relégué au mythe, que ce soit Adam dans la Genèse avant la « section » de sa côte/côté/utérus (qu’Arlette Boulimié appelle aussi une « sexion ») au moment de la fabrication d’Ève[21], les androgynes du Banquet de Platon[22], ou l’Hermaphrodite des Métamorphoses d’Ovide. Ce dernier est particulièrement intéressant pour notre propos, en ce qu’il peut éclairer certains aspects de l’hermaphrodisme chez Diderot.
Rappelons l’histoire d’Hermaprodite[23]. La naïade Salmacis, tombée amoureuse d’Hermaphrodite qui lui refuse même des baisers, cherche à s’accoupler avec lui de force alors qu’il se baigne dans sa fontaine. Face à sa résistance, Salmacis fait une prière « que jamais ne vienne le jour qui nous éloignerait, lui de moi ou moi de lui ! ». Ses souhaits sont exaucés :
Cette prière eut les dieux pour elle [Salmacis] ; leurs deux corps mêlés se confondent et revêtent l’aspect d’un être unique ; quand on rapproche deux rameaux sous la même écorce, on les voit se souder en se développant et grandir ensemble ; ainsi, depuis qu’un embrassement tenace les a unis l’un à l’autre, ils ne sont plus deux et pourtant ils conservent une double forme : on ne peut dire que ce soit là une femme ou un jeune homme ; ils semblent n’avoir aucun sexe et les avoir tous les deux. Donc, voyant que par l’effet de ces eaux limpides où il était descendu homme il n’est plus mâle qu’à moitié et que ses membres ont perdu leur vigueur, alors, tendant les mains, mais avec une voix qui n’avait plus rien de viril[24].
L’union d’Hermaphrodite et de Salmacis n’est pas un simple collage de deux identités comme dans Le banquet. Hermaphrodite et Salmacis sont deux êtres distincts avant la fusion, et après la fusion ils sont soudés en un être unique qui passe d’un pronom pluriel (« ils semblent ») à un pronom singulier (« il » à la phrase suivante est Hermaphrodite, seul, sortant de l’eau). Salmacis a disparu pour ne plus rester que comme marque du féminin sur le corps d’Hermaphrodite. L’altération n’est pas une addition du féminin à un masculin qui resterait entier. Elle porte sur ses muscles, sa voix, et de façon encore dramatique sur son sexe : « ils semblent n’avoir aucun sexe et les avoir tous les deux », ou en latin : « neutrumque et utrumque videtur », avec neuter : aucun des deux ; uterque : chacun des deux, l’un et l’autre. L’addition des sexes n’est pas résolue en un troisième terme qui contiendrait les deux termes opposés (l’utrumque). La présence simultanée des deux sexes n’amène pas non plus leur simple neutralisation, comme s’ils s’effaçaient mutuellement (ce qui serait le neutrum, le troisième genre, le genre neutre). Hermaphrodite est neutrum et utrumque. Les sexes agissent l’un sur l’autre sans pouvoir cohabiter ou se neutraliser. Hermaphodite, n’appartenant ni à un sexe ni à l’autre, ni même à un troisième sexe neutre ou double, est un monstre condamné à une errance entre les sexes.
Fasciné par les hermaphrodites dont il devait faire un chapitre de ses Éléments de physiologie (ÉP, 446)[25], Diderot se limite cependant au discours scientifique. La différence sexuelle est examinée à partir d’observations physiologiques précises auxquelles Bordeu, célèbre médecin-philosophe des Lumières, apporte son sceau de vérité. Le mythe d’Hermaphrodite, et en particulier sa description des organes sexuels comme « neutrumque et utrumque », résonne cependant dans la formulation du foetus de Diderot. Le foetus de Diderot, comme l’Hermaphrodite d’Ovide, n’a jamais les deux sexes à la fois. Il est plutôt à l’origine des deux sexes, l’un prenant le pouvoir sur l’autre et l’effaçant[26].
Diderot ajoute cependant un élément tout à fait original dans la façon dont il exprime les « restes » d’un état hermaphrodite : « […] qu’il y a dans l’homme, depuis l’anus jusqu’au scrotum, intervalle qu’on appelle le périnée, et du scrotum jusqu’à l’extrémité de la verge, une couture qui semble être la reprise d’une vulve faufilée » (nous soulignons). La couture chez l’homme, comme le point fermé chez la femme, sont comme nous l’avons déjà expliqué, la marque du blocage d’un sexe qui a permis l’épanouissement de l’autre. Mais ces traces sont bien particulières : « Faufiler », explique Le Petit Robert, est « coudre à grands points pour maintenir provisoirement les parties d’un ouvrage avant de les fixer définitivement » (nous soulignons). Il semble que la vulve faufilée, ou grossièrement recousue, pourrait se rouvrir. La « couture » chez l’homme indique un aspect provisoire de sa conformation sexuelle, comme il n’est pas inconcevable que chez la femme, l’orifice du canal urinaire fermé, le « point », ne se rouvre. L’hermaphrodisme initial, « mainten[u] provisoirement », serait réactivable. La transformation des sexes est encore possible, la sexualité n’est à aucun moment chose fixe. On trouve, en ce sens à la fin du commentaire de Bordeu,
[…] que les femmes qui ont le clitoris excessif ont de la barbe ; que les eunuques n’en ont point ; que leurs cuisses se fortifient, que leurs hanches s’évasent, que leurs genoux s’arrondissent, et qu’en perdant l’organisation caractéristique d’un sexe, ils semblent s’en retourner à la conformation caractéristique de l’autre. Ceux d’entre les Arabes que l’équitation habituelle a châtrés perdent la barbe, prennent une voix grêle, s’habillent en femmes, se rangent parmi elles sur les chariots, s’accroupissent pour pisser, et en affectent les moeurs et les usages […].
nous soulignons
L’altération des eunuques et des Arabes châtrés, comme celle d’Hermaphrodite sortant de l’eau, porte sur leur sexe, ainsi que sur leurs muscles et leur voix. Mais pour Diderot, cette altération est un retour : « S’en retourner » indique une fois de plus l’idée d’un tourniquet entre les deux sexes, où s’éloigner de l’un veut dire se rapprocher de l’autre[27]. L’inversion topologique des sexes n’est pas chose stable chez Diderot, il y a des femmes à barbe et inversement des hommes sans barbe[28]. Il suffit d’un pénis de plus (un « clitoris excessif ») ou de moins (cas plus fréquent qu’on ne le penserait, après lecture de l’article « Eunuques » de l’Encyclopédie), pour passer d’un sexe à l’autre[29]. L’originalité de l’hermaphrodisme initial chez Diderot tient au fait qu’il peut être réactivé. La différenciation des organes sexuels qui suit l’état hermaphrodite du foetus ne veut pas dire qu’il y ait une fixation des genres. La vulve pourrait bien se rouvrir.
Le chiasme de Mademoiselle de l’Espinasse est une « idée bien folle », mais aussi une formulation géniale de la différence sexuelle. Il exprime de façon lapidaire l’inversion topologique des sexes, et en souligne le caractère instable et précaire au moyen de la notion de monstruosité. Le chiasme de par sa forme en croix figure un tourniquet avons-nous dit, une espèce de porte tournante qui invite à passer d’une position à une autre — et dans le cas de la différence sexuelle, de passer alternativement d’un sexe à l’autre. Au centre de la croix, le point de rencontre des sexes, comme le « neutrumque et utrumque » d’Ovide, est un point d’évanescence. Il n’y a pas de sexe double, l’hermaphrodisme n’existe qu’en filigrane. Le foetus hermaphrodite de Diderot est un nouveau mythe de l’origine transcrit dans une fable scientifique, Le rêve de d’Alembert. Le foetus au fond du ventre de sa mère reste aussi mystérieux que l’être de l’origine des temps ; comme Adam ou les androgynes de Platon avant leur « section/sexion », il appartient à un monde indifférencié de celui de sa mère, dont il n’a pas encore été sectionné.
Le chiasme de Mademoiselle de l’Espinasse est aussi une idée bien féminine, qui appelle et provoque l’explication scientifique et rationnelle de Bordeu : le dialogue du Rêve de d’Alembert, en ce qu’il met en commerce les deux discours, permet de créer au niveau de l’ensemble du texte une interaction du masculin et du féminin comparable à celle effectuée par le chiasme[30]. Lorsque Caplan parle d’une « lutte » entre un discours féminin (anarchique) et un discours masculin (rationnel), comme étant un principe sous-jacent et peut-être même fondateur de la poétique de Diderot[31], il montre bien l’état impossible du « neutrumque et utrumque » d’une écriture hermaphrodite. L’hermaphrodisme n’existe pas dans la nature, mais il peut s’exprimer sous forme poétique.
Parties annexes
Note biographique
May Spangler
Architecte DPLG de l’École des Beaux-Arts à Paris, l’auteure est maintenant professeure de lettres à l’Université d’Emory. Elle a publié des articles portant sur les monstres chez Diderot, ainsi que des essais sur Paris combinant ses intérêts en littérature, architecture et peinture. Elle travaille parallèlement à un roman dont certaines parties ont paru sous forme de nouvelles.
Notes
-
[1]
Denis Diderot, Le rêve de d’Alembert, in Oeuvres complètes, vol. 17 (éd. Jean Varloot), Paris, Hermann, 1980, p. 152. Désormais désigné par le sigle R, suivi du numéro de la page.
-
[2]
Voir, par exemple, Jay Caplan : « This literally inconceivable possibility slips through the grasp of Bordeu’s philosophy, goes beyond the limits of rational interpretation », Framed Narratives, Diderot’s Genealogy of the Beholder, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1985, p. 68, et Jean Mayer : « Cette formule qui mériterait la célébrité appartient en propre à Diderot », Diderot, homme de science, Rennes, Imprimerie bretonne, 1959, p. 265.
-
[3]
Jean Starobinski souligne l’importance du chiasme dans Le neveu de Rameau où il examine « une véritable orgie de structures chiasmiques », « Sur l’emploi du chiasme dans Le neveu de Rameau », Revue de métaphysique et de morale, avril-juin 1984, p. 182-196. Diderot fait lui-même du retournement dans les phrases un idéal poétique : « [il faut] que le musicien puisse disposer de tout et de chacune de ses parties [de la phrase], en omettre un mot ou le répéter, y en ajouter un qui lui manque, la tourner et retourner comme un polype sans la détruire », Le neveu de Rameau, in Oeuvres romanesques (éd. Henri Bénac), Paris, Garnier, 1962, p. 470-471. Le polype permet ici de souligner le manque de malléabilité de la phrase française qu’on ne peut inverser sans en changer le sens.
-
[4]
Une certaine critique a lié ce chiasme à l’hermaphrodisme. Elizabeth de Fontenay écrit ainsi : « Envahi en quelque sorte par ce que les Anciens appelaient la terreur panique, Diderot va dériver vers l’idée limite selon laquelle l’accouplement de l’homme et de la femme doit se penser comme mélange des sexes, que ce mélange exige que l’homme et la femme soient plus ou moins hermaphrodites et que tout enfant soit un hybride ! » dans « Diderot gynéconome », Diagraphe, 1976, p. 40. La notion d’hermaphrodisme de Fontenay, bien que fascinante, reste cependant sous la forme d’un flou intuitif. Marie-Hélène Huet, à sa suite, cherche à préciser cette notion dans Monstrous Imagination, Cambridge, Harvard UP, 1993, p. 87-88. J’explique en note 29 les raisons qui me poussent à rejeter la lecture de Huet, basée selon moi sur une traduction erronée des Éléments de physiologie. Ma position va donc à l’encontre de celle de la critique actuelle. Ainsi Andrew Curran, dans Sublime Disorder : Physical Monstrosity in Diderot’s Universe, Oxford, Voltaire Foundation, 2001, p. 99-101, offre une excellente explication de la position de Huet, sans cependant la remettre en question. Voir aussi, à propos de l’hermaphrodisme, l’article de James McGuire, « La représentation du corps hermaphrodite dans les planches de l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie 11, 1991, Paris, Aux amateurs de livres, p. 109-129.
-
[5]
Aristote, De la génération des animaux (éd. Pierre Louis), Paris, Les Belles Lettres, 1961, IV-3, p. 146 (nous soulignons).
-
[6]
Aristote, De la génération des animaux II-3, op. cit., p. 62 (nous soulignons).
-
[7]
Sylviane Agacinski remarque à propos de ce « tout premier écart » chez Aristote : « […] la femme n’a pas d’essence propre et se définit négativement par une privation de puissance. Engendrée par l’homme, elle n’en réalise pas complètement la Forme : elle n’est véritablement humaine ni en puissance ni en acte et pourtant elle n’est pas non plus d’une autre espèce. La Forme humaine s’accomplit et se perpétue dans et par le mâle seulement, et pourtant l’écart est aussi menaçant que nécessaire » (nous soulignons), « Le tout premier écart », Les fins de l’homme à partir du travail de Jacques Derrida, Colloque de Cérisy 23 juillet-2 août 1980, Paris, éditions Galilée, 1981, p. 129. Même si l’écart est nécessaire (Aristote écrit en effet : « Le tout premier écart est dans la naissance d’une femelle au lieu d’un mâle. Mais elle est nécessitée par la nature, car il faut sauvegarder le genre des animaux où mâles et femelles sont distincts », De la génération des animaux, IV-3, op. cit., p. 146), l’homme est cependant le seul générateur de la forme humaine.
-
[8]
Denis Diderot, Éléments de physiologie, in Oeuvres complètes, vol. 17 (éd. Jean Varloot), Paris, Hermann, 1987, p. 444. Désormais désigné par le sigle ÉP, suivi du numéro de la page.
-
[9]
Pour une discussion sur les monstres et le transformisme chez Diderot, voir mon article « Les monstres textuels dans le transformisme de Diderot », Diderot Studies XXIX (à paraître en 2003).
-
[10]
La conception de Diderot s’approche de la conception moderne du monstrueux telle que la décrit Georges Canguilhem : « L’irrégularité, l’anomalie ne sont pas conçues comme des accidents affectant l’individu mais comme son existence même […]. On sait assez que les espèces approchent de leur fin quand elles sont engagées irréversiblement dans des directions inflexibles et se sont manifestées sous des formes rigides », La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p. 159. Comme pour Diderot, la monstruosité est une propriété de la matière, puisque la capacité d’opérer des changements, c’est-à-dire de créer des anomalies, est ce qui assure une flexibilité d’adaptation aux espèces. Remarquons cependant que pour les modernes, ces espèces conservent une certaine stabilité des formes, alors que pour Diderot, sa conception d’une matière toujours en mouvement fait que les espèces sont en constant changement.
-
[11]
Voir, à ce sujet, de Fontenay, « Diderot Gynéconome », op. cit., p. 37-38.
-
[12]
Voici le passage : « tout nouvellement il vient de mourir à la Charité de Paris, à l’âge de vingt-cinq ans, des suites d’une fluxion de poitrine, un charpentier né à Troyes, appelé Jean-Baptiste Macé, qui avait les viscères intérieurs de la poitrine et de l’abdomen dans une situation renversée » (R, 151).
-
[13]
Thomas Laqueur, Making Sex, Body and Gender from the Greeks to Freud, Cambridge, Harvard UP, 1990. Voir en particulier le chapitre 2 : « Destiny is Anatomy ».
-
[14]
Ibid., p. 28.
-
[15]
Denis Diderot, Les bijoux indiscrets, in Oeuvres romanesques (éd. Henri Bénac), Paris, Garnier, 1962, p. 53-54 (nous soulignons). Désormais désigné par le sigle BI, suivi du numéro de la page.
-
[16]
Il est intéressant de remarquer que la monstruosité qui dans le cas du transformisme est ce qui produit l’écart (et constitue les différentes espèces) a donc aussi pour fonction de réduire l’écart entre les individus lorsqu’à cheval entre deux règnes ou deux espèces le monstre en remplit les intervalles (comme la statue de Falconet, le polype ou le chèvre-pied). En ce sens, la monstruosité est régulatrice de l’écart et elle institue et maintient le « plus ou moins » du ruban du Père Castel (R, 138). En ce qui concerne la différence sexuelle, la monstruosité est le lieu de négociation où s’institue la différence (réduction de l’écart, mais aussi création de cet écart, avec la possibilité d’une transformation de la configuration physiologique). L’homme et la femme ne peuvent se comprendre que dans un rapport chiasmique de monstruosité qui fait d’eux de potentiels Tirésias.
-
[17]
Proust parle aussi de « rudiments d’organes » à propos de l’hermaphrodisme : « cet hermaphrodisme initial dont quelques rudiments d’organes mâles dans l’anatomie de la femme et d’organes femelles dans l’anatomie de l’homme semblent conserver la trace », Sodome et Gomorrhe, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 95. Voir aussi Freud à ce sujet : « Un certain degré d’hermaphrodisme anatomique appartient en effet à la norme ; chez tout individu mâle ou femelle normalement constitué, subsistent en tant qu’organes rudimentaires ou qui ont même été transformés pour assumer d’autres fonctions », Trois essais sur la théorie sexuelle, trad. Philippe Koeppel, Paris, Gallimard, 1987, p. 46.
-
[18]
« Concluons donc, que l’hermaphrodisme n’est qu’une chimère, et que les exemples qu’on rapporte d’hermaphrodites mariés, qui ont eu des enfants l’un de l’autre, chacun comme homme et comme femme, sont des fables puériles, puisées dans le sein de l’ignorance et dans l’amour du merveilleux, dont on a tant de peine à se défaire. » C’est aussi le point de vue d’Aristote : « Chez les êtres ainsi faits qu’ils présentent deux organes sexuels, l’un mâle, l’autre femelle, toujours l’un des organes en surnombre est fécond, tandis que l’autre est privé de la nourriture convenable, attendu qu’il est contre nature : c’est une excroissance, comme les tumeurs », Aristote, De la génération des animaux, IV-4, op. cit., p. 161.
-
[19]
« Telle est l’espèce d’égarement que produisent les demi-connaissances ou la folle prévention des systèmes ; tout cet édifice de lois et de précautions, tout cet amas énorme de volumes s’anéantit devant une bonne démonstration anatomique qui prouve l’impossibilité de coexistence des deux sexes dans le même sujet. »
-
[20]
Le soldat de Moravie des Éléments de physiologie (p. 430-431) peut-il être considéré comme un vrai hermaphrodite ? « [P]arfaitement homme intérieurement, et extérieurement », son autopsie montre qu’il a aussi « une matrice, à laquelle rien ne manquait. » Ceci ne suffit pas cependant à en faire un hermaphrodite selon Marie-Hélène Huet : « The Moravian soldier does not represent a hypothetical middle ground between the sexes, or a somewhat unusual combination of sexual characteristics. Rather, his is a “perfectly male” body, that is, a complete and completely recognizable human body, that of a man fatally burdened with the double inconvenience of a womb and a child », Marie-Hélène Huet, Monstrous Imagination, op.cit., p. 87.
-
[21]
Boulimié explique : « Ce n’est pas […] la côte mais le côté d’Adam primordial bisexué qui lui aurait été retiré pour créer Ève. Cette section qui est aussi une sexion prend valeur […] de rupture d’une idéale unité perdue, à retrouver », « Le mythe de l’androgyne dans l’oeuvre de Michel Tournier », L’androgyne dans la littérature, Paris, Albin Michel, 1990, p. 66. Ève provient du « côté » d’Adam, et non de sa « côte », un côté qu’on peut supposer être la matrice. Selon Boulimié, la création de la femme à partir de la coupure d’Adam est le moment de la différenciation des sexes, et Adam et Ève mangeant le fruit défendu est le moment de la prise de conscience de leur différence sexuelle. On peut aussi considérer que les feuilles de vigne dont ils se couvrent sont un moyen de cacher leur différence, une tentative d’effacement qui leur permettrait de retrouver la plénitude présexuelle. Précisons enfin que l’androgyne diffère de l’hermaphrodite en ce qu’il est une simple addition des sexes.
-
[22]
Les androgynes du Banquet subissent eux aussi une section qui est une sexion : « Ayant ainsi parlé, [Zeus] coupa les hommes en deux […]. Tous les hommes qui sont une moitié de ce composé des deux sexes que l’on appelait alors androgyne aiment les femmes, et c’est de là que viennent la plupart des hommes adultères ; de même toutes les femmes qui aiment les hommes et pratiquent l’adultère appartiennent aussi à cette espèce », Platon, Le banquet, Paris, Flammarion, 1992, p. 55-56. Aristophane explique dans ce même passage l’origine de l’homosexualité à partir de la division des êtres doubles ayant le même sexe.
-
[23]
À propos de l’Hermaphrodite d’Ovide, voir Louis Marin, Lectures traversières, Paris, Albin Michel, 1992, et Carla Freccero, « The Other and the Same : The Image of the Hermaphrodite in Rabelais », Rewriting the Renaissance. The Discourses of Sexual Difference in Early Modern Europe (éd. Margaret W. Ferguson), Chicago, The University of Chicago, 1986.
-
[24]
Ovide, Les métamorphoses, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 108 (nous soulignons).
-
[25]
Diderot mentionne aussi l’hermaphrodisme dans Le rêve de d’Alembert : « Mais si je vous ai bien compris, ceux qui nie la possibilité d’un sixième sens, [un] véritable hermaphrodite, sont des étourdis » (R, 146). Il écrit aussi dans « Sur les femmes » : « Mais il [Thomas] a voulu que son livre ne soit d’aucun sexe : et il n’y a malheureusement que trop bien réussi. C’est un hermaphrodite, qui n’a ni le nerf de l’homme ni la mollesse de la femme », Oeuvres (éd. André Billy), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 941.
-
[26]
La science moderne ne vient pas contredire Diderot. Elisabeth Badinter, par exemple, parle de la « bipotentialité sexuelle » des embryons : « Pendant les premières semaines, les embryons XX et XY sont anatomiquement identiques, dotés à la fois des canaux femelles et mâles. Ils sont sexuellement bipotentiels. Chez le foetus mâle, la différenciation commence vers le quarantième jour, alors qu’elle ne débute chez le foetus femelle qu’après le deuxième mois, comme si la programmation féminine de base devait être contrecarrée à un stade précoce chez les hommes », XY, De l’identité masculine, Paris, Édition Odile Jacob, 1992, p. 65.
-
[27]
On trouve chez Aristote : « il suffit de l’ablation de l’organe générateur pour que la forme presque totale de l’animal se modifie au point qu’il ressemble à une femelle ou peu s’en faut », De la génération des animaux, I-2, op. cit. L’idée est similaire à celle que développe Diderot, sauf qu’en la faisant fonctionner dans l’autre sens, celui-ci donne un caractère réversible à la différence sexuelle.
-
[28]
On trouve aussi dans les Éléments de physiologie : « Il paraît que la barbe doit sa naissance à la matière séminale. Les eunuques de jeunesse n’ont point de barbe ; les femmes mal réglées ont le menton et le corps velu. La matière, qui ne se perd pas par l’écoulement périodique, leur donne cette apparence de virilité. Les femmes qui passent pour hermaphrodites sont barbues » (ÉP, 391).
-
[29]
Mon opinion sur ce point diffère de celle de Marie-Hélène Huet pour qui la matrice est l’élément (chez Diderot) qui démolit la symétrie entre les sexes établie par le chiasme : « I propose an interpretation of the Dream that takes into account precisely what is so carefully negated by Bordeu, yet generates its own discursive and philosophical practice : the terrifying monstrosity of a difference that systematically exeeds Diderot’s concept of natural variations », Marie-Hélène Huet, Monstruous Imagination, op. cit., p. 86. Cette interprétation de Huet est basée en grande partie sur le fait que pour Diderot l’absence de plaisir chez la femme serait un pré-requis à la procréation : « “Conception takes place without pleasure for women, they even experience aversion”, wrote Diderot in his Éléments de physiologie. Should both sexes experience pleasure simultaneously, he added, they will produce no offspring ; “point de conception, quoique avec le plus grand plaisir simultané des deux sexes.” Diderot’s idea that procreation excludes female sexual pleasure and even generates a feeling of aversion in women is renforced by his belief that the womb is cumbersome throughout a woman’s life. », ibid., p. 82). Je vois un problème de traduction chez Huet. Les citations sont prises dans les Éléments de physiologie (ÉP, 428-429), dernier texte de Diderot resté sous forme de notes, avec en particulier des omissions d’article que la traduction anglaise ne peut pas montrer. Étant donné le contexte (Diderot examine le rapport entre la volupté et l’émission de matière séminale, pour établir le rôle joué par les semences mâles et femelles dans la procréation), je pense qu’il faut suppléer à l’insuffisance des notes de la façon suivante : « [la] conception [peut avoir] lieu sans plaisir de la part de la femme, même avec aversion. [Et il y a des cas où il n’y a] point de conception quoiqu’avec le plus grand plaisir simultané des sexes. » Diderot sait bien, comme tout le monde en son temps, que la conception peut avoir lieu avec le plaisir. En fait, comme l’explique Laqueur, l’orgasme de la femme était même pensé comme nécessaire à la conception jusqu’à la fin du xviii e siècle (Thomas Laqueur, Making Sex, op. cit., p. 3). Diderot écrit lui-même, à l’article « Jouissance », que « la même chaleur » et « les mêmes transports » de deux êtres sont suivis « de l’existence d’un nouvel être » : la jouissance n’exclut donc pas, selon Diderot, la procréation. Ce qui intéresse Diderot, c’est donc le cas où la conception peut aussi avoir lieu sans plaisir, idée en germe à la fin de son siècle, et non une « aversion » de la femme qui déstabiliserait « l’inversion » du chiasme.
-
[30]
Wilda Anderson montre comment s’opère la fusion, intellectuelle et physique, de Bordeu et de Mademoiselle de l’Espinasse : « The more their ideas converge, the closer Bordeu moves to Mlle de l’Espinasse ; he begins to align his argument with hers, to intersperse her words with his. Finally he goes as far as to mix his ideas with hers, to take her hands, then to embrace her and kiss her », Diderot’s Dream, Baltimore, The Johns Hopkins UP, 1990, p. 71.
-
[31]
« On a more general level, Diderot’s writings exhibit a continuing struggle between the anarchic or “feminine” demands of individual experience … and the centralizing authority of rational abstraction, between “nature” and “civilization”. This shuttling movement, this “montrosity” may in fact be the figure of textuality in Diderot at whatever level one considers. This figure of misfits or monsters describes the shuttling movement in Diderot between the unrepresentable regions of individual experience and the typical discourse or body » (nous soulignons), Jay Caplan, Framed Narratives, op. cit., p. 74.