Corps de l’article

Introduction

Devenir parent dans le Québec d’aujourd’hui implique de nombreux choix, plusieurs étant balisés par des recommandations officielles et informelles sur des sujets variés comme le sommeil du bébé, la réponse aux pleurs, le calendrier vaccinal, l’accès aux écrans et la nutrition. Dans le contexte contemporain, la parentalité - ou l’« être parent » - pourrait se comprendre comme « l’ensemble des droits et devoirs, des réaménagements psychiques et des affects, des pratiques de soin et d’éducation mis en oeuvre pour un enfant par un parent (de droit ou électif), indifféremment de la configuration familiale choisie » (Sellenet 2007 : 27). Au sein de l’idée de parentalité se trouve l’idée d’un souci du soin pour l’enfant, associé à une relation de care se définissant comme un élan de prise de responsabilité d’une personne face à la zone de vulnérabilité de l’autre (De Broca 2011).

Malgré l’intensité de cette période de vie, les enfants de 0 à 2 ans occuperaient peu de place dans la littérature anthropologique en partie à cause de la forte dépendance de ces derniers aux adultes, aux femmes en particulier, et de leurs lacunes présupposées en matière de prise de décision et de rationalité (Delalande 2009 : 104 ; Gottlieb 2000 : 124-125 ; Rudzik et al. 2021 : 566). En effet, ce qui touche notamment au soin des bébés, à l’attachement et à l’éducation fait, encore aujourd’hui, largement partie de la réalité sociale des femmes (Bourgault et Perreault 2015). L’alimentation des enfants, au coeur de la présente étude, peut être conçue comme un sujet largement féminin et une lecture écoféministe des enjeux du travail alimentaire féminin s’avère pertinente (Helman 2007 : 52-53). Accorder de la valeur aux gestes de nourrir et de consoler est central à la perspective écoféministe, tout comme écouter des voix de femmes et donner du crédit aux savoirs expérientiels (Casselot et Lefebvre-Faucher 2017 : 18).

La période de 0 à 2 ans est particulièrement intensive pour les parents ; beaucoup de choix se présentent, l’enfant est encore vulnérable et fait l’objet de davantage de prescriptions, avis et conseils pour son bon développement. Effectivement, la grossesse et les deux premières années de vie se révèlent des périodes particulièrement fécondes pour le développement du jeune enfant (Simeoni 2019 : 42). Pour beaucoup de nouveaux parents, de mères en particulier, les questionnements liés à la sphère de l’alimentation infantile présentent une dimension critique dans le soin à leur nourrisson. Le choix d’allaiter à temps plein ou partiel ou pas du tout, ainsi que les variantes menant à la diversification alimentaire du bambin (par exemple purées, diversification alimentaire menée par l’enfant, prémastication) se démarquent. Étant donnée la multiplication des sources d’information, de prescriptions et d’interventions (e.g. Doré et Le Hénaff 2020 ; Gouvernement du Québec 2008, 2015 ; Groupe de travail conjoint sur l’alimentation du nourrisson 2015a, 2015b ; OMS 2003), on peut se demander si tous les parents adhèrent aux recommandations de santé publique en matière alimentaire. Pour des raisons diverses (telles que l’appartenance à une idéologie alimentaire spécifique ou le souci environnemental), certains parents choisiront de dessiner une voie non conventionnelle pour l’alimentation du tout-petit en accordant leur confiance à d’autres types de sources que celles qui sont officielles (comme les proches, blogues, coachs parentaux). Pour savoir comment se négocie l’expérience des parents face aux recommandations de santé publique véhiculées qui participent au façonnement d’une certaine norme de « bonne parentalité » - c’est-à-dire minimalement risquée et optimisant le potentiel pour l’enfant - , il est incontournable de poser ce que sont les fondements de ces recommandations, ici en usant du cas de l’alimentation du tout-petit, pour saisir la marge de manoeuvre dont bénéficient les parents face à l’adhésion, au rejet ou à l’adaptation des recommandations québécoises contemporaines.

Ainsi, l’alimentation d’un tout-petit est jugée optimale par la science si l’enfant a la possibilité d’être exclusivement nourri au sein pour les six premiers mois de sa vie, puis d’être toujours allaité jusqu’à son deuxième anniversaire et au-delà (OMS 2003 : 7-8). À partir de six mois, il devrait se voir offrir une alimentation complémentaire au lait maternel de façon appropriée (c’est-à-dire apportée au bon moment, adéquate, sûre et correctement administrée) (OMS 2003 : 7-9). L’allaitement prend donc la forme d’une pratique normée, promue, mais aussi encadrée. En somme, il y a des recommandations de santé publique, mais les parents mettent en place une diversité de patrons alimentaires pour leur tout-petit qui tantôt sont concordants avec les pratiques normatives promues et d’autres fois sont en porte-à-faux ou représentent des adaptations de celles-ci, ce que cette étude qualitative menée dans la région de la Capitale-Nationale (Québec, Canada) permet de détailler.

1. Regard sur la littérature

1.1 L’anthropologie socioculturelle de la reproduction

Les soins périnataux et les bouleversements physiques chez la mère qui vient d’accoucher forment la trame de fond du démarrage de l’alimentation lactée du nourrisson, que ce soit par le biais de l’allaitement, du biberon ou d’autres méthodes alternatives (cuillère, gobelet, etc.). Alors que la femme transite vers le statut de personne « non enceinte » et que le bébé découvre la vie extra-utérine, les premières heures suivant la naissance sont la quatrième phase de la mise au monde qui devraient tenir compte des mécanismes physiologiques et hormonaux entre le nouveau-né et sa mère (Lemay 2017 : 53-54).

Allier la notion de soins (care) au tout-petit, dont son alimentation fait partie, aux fondements de la perspective de l’anthropologie socioculturelle de la reproduction qui comprend typiquement le cycle de la fertilité, la grossesse et l’accouchement, permet de porter un regard nuancé sur l’expérience reproductive (Han et Tomori 2021). Les expériences reproductives sont façonnées, influencées et régies par les priorités des individus, mais aussi des institutions, ce qui active diverses mobilisations sociales et politiques majoritairement menées par des femmes, articulées autour des idées de droits reproductifs (Han et Tomori 2021 : 5-7). C’est dans cette perspective que se place cette étude critique jetant un regard sur les pratiques alimentaires de jeunes enfants de 0 à 2 ans en contexte québécois (province canadienne francophone).

Le champ des gestes de soins, incluant l’alimentation du bébé, est colonisé par la santé (Klein 2008 : 214). Le sujet de l’alimentation des enfants peut être associé à l’anthropologie médicale qui s’intéresse à la maladie certes, mais aussi à la façon qu’ont les individus de conserver ou de retrouver un état de bien-être physique et émotionnel associé à la santé (Helman 2007 : 1). Une importante part de la littérature dans ce champ de la discipline porte sur une compréhension d’ordre culturel du sens implicite des événements de la vie reproductive des femmes (menstruations, grossesse, accouchement, allaitement) et met en lumière leur résistance face à l’autorité biomédicale dans une perspective critique (Browner et Sargent 2005 : 362 ; Martin 1988). Margaret Lock a souligné dans ses travaux la médicalisation de la santé reproductive au féminin, identifiant des inégalités de pouvoir entre patientes et médecins en milieu obstétrical (Lock et Nguyen 2010). Pour sa part, Robbie Davis-Floyd a identifié la nécessité de réduction du nombre d’interventions biomédicales périnatales non incontournables dans un axe de reprise de pouvoir des femmes sur leur corps (Cheyney et Davis-Floyd 2021).

Au Québec, la recherche en santé reproductive autour de la période périnatale mobilisant la littérature en anthropologie comprend, parmi d’autres, les travaux d’Hélène Vadeboncoeur (2004) qui a porté son regard sur l’humanisation de l’accouchement en centre hospitalier, en réfléchissant à la question de la césarienne et sa normalisation, sujet aussi réfléchi par Maria De Konink (1988). Céline Lemay (2017) s’est penchée sur les spécificités de la pratique sage-femme québécoise dans les années 1970-1980, évoquant l’idée de sage-femmes qui « tiennent l’espace », c’est-à-dire qui protègent le sens autour de ce moment qu’est l’enfantement, par la présence consciente (Lemay 2017 : 175). Francine Saillant a étudié les familles faisant le choix du suivi avec une sage-femme avant la légalisation de la pratique en 1999 (Saillant et al. 1985). Aussi, Stéphanie St-Amant (2013) s’est affairée à déconstruire l’accouchement, démontrant comment l’obstétrique et la gynécologie se sont bâties en Occident depuis le 17e siècle. Elle a analysé le traitement du corps féminin par la médecine à travers les époques, soulignant une certaine volonté de surveillance de la sexualité et de la procréation ; dans cette perspective, la médicalisation de l’accouchement constitue une modalité de ce contrôle social (St-Amant 2013). De plus, les travaux de Raymonde Gagnon (2020), abordant l’élaboration du projet de maternité dans le Québec contemporain, évoquent, notamment, le rapport à l’usage des technologies biomédicales par les femmes pendant la grossesse et l’accouchement.

Ces recherches mènent à relever que ce serait par un processus de choix éclairé, qui consiste en quelque sorte à se bâtir une connaissance juste de divers enjeux, que les femmes peuvent développer la confiance nécessaire en leur jugement et en leur corps pour accepter ou rejeter, sur la base d’informations avisées, certaines interventions ou pratiques, notamment en matière d’alimentation de leur nourrisson.

1.2 Nourrir la famille

L’étude de l’alimentation repose sur une prémisse importante ; la nourriture est plus qu’une source de nutrition. Elle est imbriquée dans les aspects sociaux, religieux et économiques de la vie quotidienne (Helman 2007 : 52). Pour en apprécier les contours, les questions liées à l’alimentation doivent être placées dans leur contexte social, historique, politique, économique et environnemental, ce à quoi le travail ethnographique participe. De nombreuses publications sociologiques et anthropologiques sur l’alimentation démontrent bien que l’alimentation et la nourriture sont à considérer sous plusieurs angles, notamment celui du genre (Crowther 2013 ; Tierney et Ohnuki-Tierney 2012). Les enjeux se rattachant à l’alimentation en tant que facette du bien-être peuvent être éclairés par une lecture féministe (Counihan 2012 ; Helman 2007 : 52-53 ; Lupton 1996). Une analyse sur les rapports de pouvoirs genrés qui traversent l’alimentation permet de constater que les femmes sont largement responsables de nourrir les jeunes enfants dépendant de leurs soins. Dans une perspective multidisciplinaire vis-à-vis de la maternité et de l’alimentation en tant que sujets enchevêtrés, les ouvrages de Pasche Guignard et Cassidy (2015 ; 2016) se penchent sur la capacité des mères d’agir et de faire des choix (agency) face aux habitudes alimentaires de leur famille et sur la manière dont cela façonnera leur identité maternelle.

Selon Penny Van Esterik, la lactation et la nutrition infantile n’ont pas toujours été considérées comme des processus complexes créés par des forces sociales et culturelles interagissant avec les conditions environnementales et politiques locales, demeurant cantonnées davantage à des études visant les changements comportementaux dans une société donnée (Van Esterik 2002: 257-258). Les recherches déjà réalisées présentent l’anthropologie comme ayant le potentiel d’exposer les liens existants entre les processus d’ordres biologique et culturel (Van Esterik 2002 : 273 ; Dettwyler 1987, 1995). D’une part, selon l’anthropologie biologique étudiant les groupes humains du point de vue physique, la nutrition est un sujet abondamment traité compte tenu des effets sur la santé et les données produites, jumelées à celles des nutritionnistes et des démographes, permettant de quantifier la corrélation entre l’alimentation des tout-petits et les taux de morbidité et de mortalité infantile (Hadley et al. 2010 : 551). Les travaux d’anthropologues biologiques ont observé que la proportion de bébés toujours allaités exclusivement à 6 mois, qui recevront des aliments complémentaires appropriés par la suite et continueront à être allaités au cours de leur troisième année de vie est très faible, bien que selon des données empiriques, il s’agisse du patron d’alimentation optimal pour la santé infantile (OMS 2003). Aussi, certains anthropologues biologiques affirment que l’humain sèvre son bébé de façon précoce par rapport aux autres primates malgré sa grande dépendance (Sellen 2007 ; Dettwyler 1995 : 39).

Plusieurs études portent sur les apports nutritionnels et les impacts de l’alimentation sur la santé des tout-petits (Dettwyler et Fishman 1992 ; Gupta 2006 ; Sellen 2007) ou visent à établir, grâce à des ethnographies, les divers schémas nutritionnels existants (Bird-David 2008 ; Miller 2011 ; Perez 2014). Le type d’aliments offerts aux enfants, la façon dont ils sont préparés et présentés, les pratiques d’allaitement ou de non-allaitement, les liens de « parenté » générés par le partage de lait (Helman 2007 : 71-72 ; Palmquist et Doehler 2014 ; Parkes 2005), entre autres, ont été étudiés dans diverses communautés à travers le monde. D’autres autrices et auteurs en sciences sociales se sont penchés sur les relations entre l’État et l’individu à travers les pratiques normatives promues (Koerber 2006 ; Murphy 2000 ; Stolzer 2006), la construction du savoir chez les mères (Monterrosa et al. 2012), la faisabilité des pratiques aux frontières de la norme ou marginales (Cairns 2013 ; Chautems 2021 ; Faircloth 2008-2009 ; Groleau et Sibeko 2012 ; Pelto et al. 2010), les effets des politiques publiques sur les pratiques des mères (Dubois et Ostry 2006 ; Heymann et Kramer 2009), le plaidoyer en matière d’allaitement (Van Esterik 2013) et le processus décisionnel quant à l’alimentation (Marquis et al. 1998 ; Murphy 1999).

En contexte québécois, les pratiques alimentaires des tout-petits sont davantage étudiées selon des approches liées aux impacts sur la santé (Bell et al. 2008 ; Demers et al. 2018) ou à la promotion d’une pratique (Pernice et Marquis 2014). En sciences sociales, la thématique est davantage traitée sous l’angle de la sécurité alimentaire (Coulibaly et al. 2006 ; Dubois et Girard 2003 ; Groleau et Rodriguez 2009) ainsi que dans les contextes spécifiques aux communautés autochtones (Willows et al. 2005). De plus, l’analyse du discours public véhiculé sur l’alimentation comme composante de la santé ne peut pas être mise de côté (Bayard et Chouinard 2014 ; Charton et Bayard 2021 ; de Montigny et al. 2015 ; Desrochers 2012 ; Durocher 2019 ; Groleau et al. 2017 ; Vallée-Ouimet 2020 ; Vallières 2020, 2021). Les processus discursifs peuvent avoir une incidence, entre autres, sur la façon dont est conçu le corps des femmes gestantes ou allaitantes, l’allaitement, le biberon, le poids du bébé, etc.

Ce regard sur la littérature scientifique permet d’observer un espace laissé vacant quant au regard socioanthropologique vis-à-vis de l’alimentation des tout-petits à part entière. Les parents possèdent une agency, la capacité d’agir et de faire des choix, et cette capacité mérite d’être étudiée afin de mieux saisir la marge de manoeuvre dont les mères et les pères bénéficient grâce au cas de l’alimentation des tout-petits. Comment les mères et pères adhèrent, rejettent ou adaptent les recommandations permet de mieux comprendre les dynamiques spécifiques à la parentalité dans le Québec contemporain et les relations aux instances de santé publique.

2. Considérations méthodologiques

C’est sur le territoire québécois, qui comptait en 2018 plus de 530 000 enfants âgés de 0 à 5 ans, que la collecte de données fut réalisée de façon qualitative et inductive (Observatoire des tout-petits 2019 : 5). L’une des 18 régions sociosanitaires de la province, la Capitale-Nationale, a été ciblée. Cette dernière, totalisant plus de 7000 naissances par an et dont 6% de la population est âgée de 0 à 5 ans, présente une mixité sociale et une diversité territoriale d’intérêt (Observatoire des tout-petits 2019 : 11). Bien que la région administrative de la Capitale-Nationale soit un territoire géographiquement circonscrit, la question de l’alimentation des tout-petits ne se joue pas dans un espace unique mais en plusieurs « lieux », dans lesquels s’est déroulé ce travail ethnographique. La collecte de données, échelonnée sur l’année 2017, est basée sur la démarche de l’ethnographie multisite telle que pensée par Marcus (1995). En ciblant les lieux selon les acteurs et les processus qui paraissent pertinents à approfondir, l’approche multisite aura permis de répondre aux questionnements en favorisant l’aller-retour entre l’univers académique et les espaces de collecte de données (Marcus 1995 : 96).

40 parents ont été rencontrés en entretien individuel ou en petits groupes pour discuter de leur vécu de la période périnatale et leurs choix en matière d’alimentation de leur jeune enfant qui devait, au moment de l’entrevue, être âgé de moins de 3 ans. L’enfant ne devait pas être né prématurément, ni présenter des particularités de santé entraînant des contraintes médicales spécifiques à son alimentation. Parmi les participant·es, 30 sont de milieu urbain et 10 de milieu rural ; il y a 35 femmes et 5 hommes. Ces personnes ont entre un et quatre enfants. Notons que parmi les parents, trois sont végétariens, une mère est végétalienne et une autre a un régime sans gluten strict. L’âge des parents varie entre 26 et 47 ans. Les participantes rencontrées étaient toutes en couple au moment de l’entrevue. Une famille s’identifiait au modèle homoparental et dans les autres cas, il s’agissait de couples hétérosexuels, recomposés ou nucléaires. Parmi la totalité des familles participantes, six sont issues de couples dont les partenaires n’ont pas le même pays de naissance. Aussi, trois parents originaires de la France, une mère née en Belgique et une autre de descendance mexicaine ont témoigné. L’échantillon est globalement composé de personnes caucasiennes (deux mères racisées rencontrées, aucune personne autochtone), ce qui constitue en soi une limite empêchant de visibiliser les récits des personnes noires, de couleur ou autochtones (ou à la croisée d’autres systèmes d’oppression).

Pour rejoindre ces personnes, une annonce expliquant la recherche a été diffusée auprès de ressources communautaires pour les jeunes parents (organismes communautaires dédiés à la famille, groupes d’aide en allaitement dont le soutien est offert par une consultante en lactation et par des bénévoles, organismes communautaires de relevailles et/ou d’accompagnement à la naissance). D’autres parents ont été recrutés via les médias sociaux.

En complément, 13 personnes-ressources en santé infantile et en nutrition ont été rencontrées, afin de mieux comprendre les mécanismes de relais des recommandations de santé publique auprès de la population cible. Les personnes sélectionnées l’ont été sur la base de la diversité des profils. Celles-ci m’ont permis d’élargir ma compréhension du vécu des jeunes familles et des ressources qui les entourent. Ce groupe était composé de personnes d’horizons divers : deux professeures universitaires en nutrition, deux coordonnatrices d’organismes de soutien en allaitement (intervention auprès des mères, formation de bénévoles, etc.), deux professionnelles de la santé publique travaillant en périnatalité (promotion, prévention), trois chercheuses en nutrition, une nutritionniste du réseau public de santé, une infirmière clinicienne, une nutrithérapeute[1] et une « coach parentale ».

Les entretiens semi-dirigés portaient sur la période spécifique de 0 à 2 ans, âge approximatif auquel le jeune enfant a habituellement intégré le régime alimentaire usuel de la famille. Ces entretiens ont eu lieu au domicile des personnes participantes ou dans un lieu intime qu’elles ont choisi (café ou parc). 18 parents ont ainsi été rencontrés, incluant trois entretiens en couple parental. Ils m’ont accordé en moyenne deux heures. De plus, quatre entrevues en petits groupes ont été menées.

Une analyse de contenu a été réalisée, soit une recherche de sens à partir de données écrites (transcriptions verbatim des entretiens) pour accéder au contenu latent des témoignages, c’est-à-dire le « pourquoi », au-delà de la seule description (Bardin 1977 ; Paillé et Mucchielli 2010). Dans la foulée de l’approche ethnographique, les données ont été examinées en tenant compte du contexte dans lesquelles elles se produisaient. Des pseudonymes ont été utilisés pour les participant·es et leurs enfants afin de conserver l’anonymat des données.

3. Résultats : six types de réactions aux recommandations

À la lumière des témoignages des parents participants, de l’observation dans des milieux fréquentés par de jeunes familles et des échanges avec les personnes-ressources, six styles de réactions des parents vis-à-vis des recommandations de santé publique en matière d’alimentation du tout-petit de 0-2 ans se sont distingués : 1) la conformité face aux avis experts ; 2) l’acceptation de la guidance basée sur les avis experts ; 3) la mise en action de recherches personnelles menant à l’adhésion aux recommandations officielles ou à la confiance en des sources alternatives ; 4) l’appartenance à un courant d’inspiration alimentaire précis ; 5) la dissidence et 6) le désintérêt. La figure suivante les présente de façon synthétique :

-> Voir la liste des figures

3. 1 La conformité face aux avis experts

Il appert que certains parents font preuve de conformité vis-à-vis des avis experts et suivront les balises suggérées par les instances de santé publique pour l’alimentation de leur tout-petit. Ils semblent ne pas entrevoir d’autres possibilités. Virginie, une participante, a nommé l’une de ses amies, aussi mère, qui avait « étudié » le guide de l’Institut national de santé publique du Québec remis lors du suivi de grossesse aux jeunes parents québécois, le Mieux vivre avec notre enfant de la grossesse à deux ans : guide pratique pour les parents (Doré et Le Hénaff 2017), y mettant des signets pour s’y référer ultérieurement et en suivre les « étapes » rigoureusement.

Se conformer aux recommandations peut générer un sentiment d’accomplissement chez le parent et de reconnaissance face aux intervenant·es, mais peut aussi mener à une forme de rigidité difficile à surpasser, comme cela a été raconté par une mère rencontrée en groupe qui dit vouloir « trop suivre à la lettre ce qui est prescrit », au point où l’improvisation n’a aucune place dans sa vie familiale.

3.2 L’acceptation de la guidance basée sur les avis

Contrairement aux parents du groupe précédent, le second groupe présente des mères et pères qui se laissent guider par les recommandations, mais osent le scepticisme face à certaines d’entre elles. Ainsi, il peut y avoir une remise en question, mais il n’y aura pas de prise d’action du parent hors du cadre établi. Ces parents disaient objectivement : « je l’ai fait même si je n’y croyais pas », « je ne voulais pas m’obstiner, même si je trouvais la recommandation inutile ». Ils n’arrivent pas à articuler pourquoi, même dans l’intimité de leur maison, ils ont suivi les conseils qu’ils jugeaient pourtant inutiles, et en sont perplexes. À titre d’exemple, Camélia, nutritionniste chercheuse, évoquait le cas de parents qui offrent des céréales très tôt au jeune bébé, dès trois mois, ce qui est basé sur d’anciennes recommandations encore prônées par certaines personnes-ressources dans le domaine de la santé. L’argumentaire pour adopter une telle pratique était absent chez le parent, la raison étant simplement : « Mon médecin m’a dit de commencer ça. » D’autres parents ont été encouragés par un·e professionnel·le de la santé à procéder à un sevrage de nuit, bien que la mère ne manifestait pas d’inconfort face aux tétées nocturnes. Les parents, dans ces cas, semblent se ranger du côté de l’intervenant·e et ne « défendent » pas leur point de vue ; ils suivent la recommandation « au cas où » une conséquence négative (même minimalement plausible) leur arriverait. Certains avaient peur de froisser la personne qui leur donnait les recommandations ou manquaient de confiance en eux-mêmes. D’autres parents, comme Marika, parlent de pratiques considérées « illégales » aux yeux des infirmières (comme le cododo pour favoriser l’allaitement nocturne), et aussi de la peur de « se faire chicaner », de « tricher », etc. Le vocabulaire explicite laisse entendre la crainte d’être perçu comme un « mauvais parent », voire comme un parent qui mettrait en danger son enfant si les recommandations n’étaient pas entièrement suivies.

3.3 Parents chercheurs

Un autre type de réaction est celle des parents qui « font leurs recherches », comme Geneviève : « Pour l’alimentation, c’est beaucoup moi qui ai lu […], c’était comme une recherche scientifique […]. Je passais beaucoup de temps à lire, puis à essayer d’avoir des informations, des données sur les différentes façons de faire. » Dans ce cadre, le parent chercheur qui adoptera au bout de sa démarche des choix normés s’est informé – par des écrits (ce qui demande une certaine littératie) ou des témoignages de gens qu’il considère comme crédibles – et juge qu’il est dans l’intérêt de l’enfant de suivre telle recommandation.

Par exemple, une mère ambivalente par rapport à l’allaitement adoptera cette pratique, non pas parce que c’est ce qui est véhiculé publiquement comme la « chose à faire », mais bien parce qu’elle a lu et a été convaincue que cela avait un impact positif sur le développement du cerveau de l’enfant. Son choix est basé sur sa propre capacité à trouver les réponses et sur des raisons qui lui correspondent. Marie-Philippe, prenant ici la parole d’un point de vue de mère, offre un aperçu de son type de réaction de « parent chercheur » :

Dépendamment des recommandations, des fois, j’ai un doute puis là, je vais faire une recherche […]. Par exemple, [mon bébé] était prématuré un petit peu puis on m’avait dit que d’allaiter un prématuré [directement au sein], ça ne se faisait pas, que c’était trop difficile pour lui puis que ce n’était pas ce qu’il y avait de mieux pour lui. […] j’ai pris des livres, [j’ai] fait des recherches, et j’ai monté un argumentaire puis je me suis présentée devant la pédiatre et je lui ai dit : « Je veux allaiter mon enfant pour telle, telle, telle raison. » […] j’ai la chance d’avoir cette curiosité intellectuelle là.

Marie-Philippe, coach parentale, 2017

Un parent chercheur, qui opte pour l’hétérodoxie ou l’orthodoxie des suites de ses recherches personnelles, fait preuve d’initiative et l’on peut vraisemblablement parler d’agency, une capacité d’agir et de faire des choix, pour qualifier ses prises d’action. S’il s’avère qu’il adoptera au bout de sa démarche des choix divergents des recommandations, il s’est aussi informé et juge qu’il est dans l’intérêt de l’enfant d’adopter les pratiques basées sur des sources alternatives.

Assurer la cohérence entre le soin offert et le besoin de l’enfant est généralement important pour les parents chercheurs, certains considérant même cela comme l’assise première des choix alimentaires qu’ils feront pour leur tout-petit. Claire, consultante en lactation, résume ce qui, selon elle, est généralement présent pour en arriver à adopter des pratiques alimentaires moins courantes (comme la diversification alimentaire menée par l’enfant ou le sevrage dit « naturel »). Cela nécessiterait un certain niveau de connaissances, la capacité de « faire ses recherches », un certain niveau de réflexion et une confiance en ses compétences parentales.

Lesdites « recherches » pourraient être menées auprès d’une source humaine, d’un individu inspirant la confiance, un naturopathe ou une coach parentale par exemple, ou encore de « célébrités » du monde de la petite enfance comme le Dr Sears (tel qu’évoqué par une mère du groupe 2). Il peut aussi s’agir de références écrites ou personnalisées (famille ou amie). Ces sources peuvent aussi s’amalgamer. Dans tous les cas, ces parents sont en quête consciente d’informations jugées crédibles pour prendre une décision.

Anouk représente un exemple de mère chercheuse à tendance alternative. Pour elle, le jugement critique est important ; elle souligne des exemples de pratiques qu’elle remet en question dans son quotidien : « Notre culture nous demande […] de prêter notre bébé [à d’autres adultes], de l[e] déposer [plutôt que de le porter], etc. » Anouk considère nécessaire de relativiser les normes québécoises avec ce qui se fait ailleurs dans le monde, citant l’exemple du portage au dos qui est très encadré par diverses recommandations au Québec, alors qu’il s’agit d’une pratique essentielle et courante ailleurs. Afin de faire ses choix, elle indique avec appui lire beaucoup et s’informer par elle-même. Elle partage qu’elle se sent « hybride » dans sa manière de vivre sa maternité, notamment du point de vue de l’alimentation, qu’elle veut variée, à tendance végétarienne, remplie de nutriments, la moins sucrée possible, etc.

Pour d’autres, comme Sabrina, ce sont les recommandations familiales qui ont primé. Elle a considéré qu’il était profitable que son enfant reçoive des céréales dès ses premières semaines de vie, en se basant sur le savoir des femmes de sa famille plutôt qu’en suivant les recommandations de son pédiatre qu’elle évoquait comme étant rigide. Pour cette mère, c’est le savoir familial qui est important et crédible au vu de l’expérience vécue, bien qu’il aille à l’encontre des pratiques promues et soutenues par la santé publique.

3.4 L’appartenance à un courant d’inspiration alimentaire précis

Un autre type de réactions aux recommandations est celui du parent qui présente des tendances alimentaires spécifiques. Il désire appartenir à un courant lui servant d’inspiration dans le choix des pratiques alimentaires pour son tout-petit et qui correspond à son idée d’un bon parent. Il peut être en recherche de reconnaissance d’un groupe d’appartenance qui a tendance à adopter des pratiques déterminées qui sont normales en son sein, mais qui sont considérées comme étant plus atypiques pour la population générale. À titre d’exemple, certains parents pourraient être motivés par les valeurs de la communauté végétalienne et étendre ces principes à l’alimentation de leur bébé.

Plusieurs mères s’identifient aux « crunchy moms », expression utilisée sur les réseaux sociaux désignant celles qui optent pour certaines pratiques telles que l’accouchement naturel, l’allaitement, l’usage de couches lavables, la pharmacopée naturelle, le portage en écharpe ou en porte-bébé, le cododo, etc. Le parent offrira à son bébé des aliments en gros morceaux avec des épices plutôt qu’en purée simple, par exemple, car dans sa communauté de parents, c’est ainsi que l’on procède pour stimuler les sens et la curiosité culinaire des bébés.

3.5 La dissidence

Le profil du parent dissident est celui qui rejette le savoir biomédical. Ce parent clame son pouvoir de prendre soin de son bébé selon d’autres référents, en se réclamant « femme médecine » ou « sorcière », par exemple. Il peut s’agir de parcours de vie globalement alternatifs. On pourrait citer cette mère allaitante qui offrira des tisanes en biberon au très jeune bébé pour ses vertus médicinales ou cette autre mère dont les enfants allaités jusqu’au sevrage naturel et non scolarisés participaient aux travaux de la ferme pour se nourrir.

Notons que ces mères « dissidentes » semblent au fait des recommandations de santé publique, mais une autre quête de sens guiderait leurs choix, tout en ayant un réel souci pour la santé globale de l’enfant, particulièrement en lien avec ses apports alimentaires. Elles cherchent à se renseigner et à trouver un modèle qui leur convient et défendent leurs choix.

3.6 Le désintérêt

Cette sixième sphère concerne les parents « désintéressés ». Les questionnements autour d’une thématique X (ici l’alimentation) ne les inspirent pas, ils ne font que répondre au besoin de l’enfant de manger pour qu’il ne pleure pas, pour qu’il soit satisfait. L’échantillon présente peu de ces cas de figure, car ces mères et pères, bien qu’ils existent, ne se sentent pas nécessairement interpellés par une recherche qui les amène à partager leur vécu subjectif sur un sujet qui les intéresse peu. Il s’agit d’une limite de mon étude, certes, car seuls des gens intéressés par la question alimentaire et la parentalité ont souhaité offrir leur temps et partager leur expérience subjective.

Cela dit, Ève, une mère participante, a évoqué que lors de la grossesse de son premier bébé, elle a lu le Mieux vivre d’une couverture à l’autre. À sa grossesse suivante, ce désir de « faire ce qu’il faut, comme il le faut » n’était plus aussi fort ; elle n’a même pas ouvert le guide en question, relate-t-elle. Elle s’est davantage déchargée, déresponsabilisée face au processus décisionnel.

Conclusion

Aborder les six types de réactions des parents rencontrés face aux recommandations de santé publique en matière d’alimentation de leur tout-petit permet de porter un regard synthétique sur le sujet. C’est en référence au risque pour les tout-petits que certaines pratiques sont proposées ou non recommandées. Les parents – et plus généralement les mères – qui ne semblent pas assumer leur « devoir » de maximiser les potentialités physiques et psychologiques de leur enfant par de « bonnes » pratiques, qui sont aussi des pratiques jugées moins risquées, deviennent rapidement vulnérables à la critique, présumés responsables des problèmes auxquels feront éventuellement face leurs enfants (Murphy 2000 : 295).

Les styles de réactions mettent en exergue des pratiques conformes aux normes véhiculées (c’est-à-dire la conformité face aux avis experts ; l’acceptation de la guidance basée sur les avis experts ; la mise en action de recherches personnelles menant à l’adhésion aux recommandations officielles) ainsi que des profils menant à des pratiques hétérodoxes (c’est-à-dire la mise en action de recherches personnelles menant à la confiance en des sources alternatives ; l’appartenance à un courant d’inspiration alimentaire précis ; la dissidence et le désintérêt). Ces parents qui prendront la voie de l’hétérodoxie expriment faire preuve d’initiative et de sens critique. Clémence a d’ailleurs énoncé cette boutade sur l’importance du sens critique dans sa démarche parentale :

Est-ce qu’on veut des enfants qui obéissent ou on veut des enfants qui se posent des questions ? Et qui s’écoutent, eux ? » […] Pourquoi nous, on doit être des citoyens qui se posent des questions dans nos valeurs, mais qu’on ne veut pas que nos enfants se posent des questions par rapport à ce qu’ils sont comme êtres humains ? On veut qu’ils obéissent aveuglément ? Et bien ils vont devenir des adultes qui vont obéir aveuglément si on veut qu’ils soient des enfants qui obéissent aveuglément !.

Clémence, mère, 2017

Ceci étant dit, il semble y avoir, dans certains cas, une valorisation plus ou moins consciente de l’originalité plutôt que du conformisme. Pourrait-il donc s’agir d’un désir de se distinguer par rapport à ce qui est perçu comme « la masse » ? Parmi tous les parents, ceux qui agissent différemment de la majorité suivent un idéal dont l’origine et les fondements varient. Pour ces derniers, prendre soin de leurs proches ne semble pas se résumer à un mode d’emploi.

Le même parent, face à différentes pratiques, différents risques, peut avoir différentes réponses aux recommandations de santé publique (par exemple le choix de l’alimentation lactée et le moment où le bébé mangera le même repas que la famille ne revêt pas nécessairement la même importance dans une famille). De plus, il y a parfois mise en relation de différentes quêtes de sens du parent, celui-ci pouvant conjuguer des pratiques ou en changer au fil du parcours alimentaire de l’enfant (tel que conjuguer un suivi biomédical de l’état du bébé à des suppléments naturopathiques).

De plus, à travers les témoignages sensibles qui convergeaient en ce sens, l’allaitement (ou la tentative d’allaiter) s’est avéré être une pratique révélatrice des tensions autour de ce que devrait être le « bon parent », la « bonne mère ». C’est le cas notamment autour de cette période poreuse qu’est la période postnatale immédiate (premières heures et premiers jours de vie du bébé), alors que la pression pour allaiter peut se révéler importante et que certaines mères traverseront des démarrages d’allaitement houleux, parfois en raison de dynamiques négatives vécues auprès d’intervenantes ou intervenants ou en raison de causes plus structurelles. D’ailleurs, Méthot (2016 : 6-7) attire l’attention sur un paradoxe d’intérêt : « Le défi à relever est de parvenir à prodiguer ce soutien inclusif dans le contexte contraignant de promotion de l’allaitement de l’IAB [Initiative Amis des Bébés]. Comment faire une promotion de l’allaitement tout en ayant pour préoccupation de ne pas culpabiliser celles qui n’ont pas atteint leur objectif d’allaitement ou celles qui ne veulent pas allaiter ? »

L’accès privilégié à leur famille que les parents ont offert ouvre la porte à une anthropologie de l’intime. Chaque demeure s’est révélée être un petit observatoire des rapports sociaux à une échelle plus vaste ; notamment, le fait que seules des mères se sont manifestées pour parler de l’alimentation de leur enfant lors de cette étude (les cinq pères ont participé sur recommandation de leur conjointe) en dit long sur les rapports sociaux de genre au sein des familles ; les femmes semblant encore considérées comme responsables des tout-petits.