Résumés
Résumé
Depuis l’entrée relativement récente des Waorani dans la modernité occidentale, le milieu amazonien dans lequel ils vivent est quadrillé par de nombreux blocs pétroliers. Ces derniers se trouvent aujourd’hui dans une posture paradoxale entre l’attrait pour la technologie, le pouvoir magnétique de la ville et la défense de leur territoire contre l’abattage massif des arbres, l’exploitation et la pollution pétrolières. A partir d’un terrain ethnographique mené en 2021 dans quatre communautés waorani en Equateur, Obepare, Toñampare, Tihueno et Bameno, cet article vise à montrer, voire à faire ressentir, la relation intime que les Waorani entretiennent avec leur milieu.
Abstract
Since the relatively recent arrival of the Waorani in modern Western culture, the Amazonian environment in which they live has been marked by the presence of numerous oil fields. Today, they find themselves in a challenging position between the lure of technology, the drawing power of the city and the protection of their territory against large-scale tree-cutting, oil extraction and pollution. Based on ethnographic fieldwork carried out in 2021 in four Waorani communities in Ecuador - Obepare, Toñampare, Tihueno and Bameno - this article aims to show, and even help us feel, the close relationship that the Waorani maintain with their environment.
Corps de l’article
Introduction et contextualisation
Cet article a pour vocation de questionner la façon dont les Waorani comprennent et considèrent leur milieu. La réflexion de ce texte est issue d’un terrain ethnographique qui s’est déroulé de juillet à septembre 2021 dans quatre communautés waorani, au coeur de l’Amazonie équatorienne, à savoir Obepare, Toñampare, Tihueno et Bameno.
Depuis le début de l’ère industrielle – et plus particulièrement depuis le XIXe siècle, période dite de « la fièvre du caoutchouc » – jusqu’à ce jour, le territoire des Waorani fait l’objet de convoitises diverses. Dès les années 1920, l’Amazonie équatorienne est soumise à la prospection pétrolière (Cabodevilla 2016) et, aujourd’hui, le territoire waorani est quadrillé par des blocs pétroliers. En 1999, le gouvernement équatorien déclarait considérer le parc national Yasuní comme une zone intangible de conservation interdite à perpétuité à tout type d’activité extractive sur les terres des Waorani, qui sont également l’espace dont jouissent deux groupes en isolement volontaire, les Tagaeri et les Taromenani (Almeida 2017). Pourtant, en mai 2020, le Monitoring of Andean Amazon Project (MAAP)[1], une association qui surveille l’exploitation de l’Amazonie par satellite, a observé l’extension d’une route de plus de quatre kilomètres dans la zone de protection des populations en isolement volontaire – c’est-à-dire une violation des droits territoriaux des Waorani – en plus de la construction de nouvelles plateformes pétrolières (De Marchi et al. 2021). À l’heure actuelle, bien que légalement protégée, la frontière de la zone intangible est entourée d’une dizaine de concessions pétrolières. Aussi, la circonscription de la zone intangible est le fait unilatéral d’agents gouvernementaux. Les groupes en isolement volontaire ignorent ces frontières virtuelles tracées sur des cartes et déambulent librement sur leur territoire ancestral au-delà de ces limites. Cela occasionne la rencontre, souvent sanglante, avec des petroleros ou même avec des Waorani et aboutit à des conflits comme ceux de 2003 (quinze personnes en isolement volontaire tuées par des Waorani), de 2008 (un exploitant de bois massacré à la lance par des Taromenani), de 2009 (trois membres d’une famille de colons tués et un enfant tagaeri enlevé mais retrouvé deux jours plus tard), ou encore ceux de 2013 (deux Waorani tués, puis vingt Taromenani abattus en guise de représailles) ou de 2016 (un Waorani tué et une femme blessée) (Alpert 2015 ; Proaño et Colleoni 2019).
Le territoire waorani, le plus grand détenu par un groupe d’indigenas en équateur, intéresse toujours des acteurs extérieurs tels que les groupes pétroliers, les industriels du bois, mais aussi d’autres groupes autochtones (les Kichwa et Shuar) à la recherche de nouvelles terres à exploiter ou à occuper (Rival 2016). Bien que le territoire ait été circonscrit et reconnu légalement et que l’équateur ait été le premier pays à ratifier les droits de la Nature dans sa Constitution en 2008, le président actuel, Guillermo Lasso, annonce en novembre 2021 son intention de doubler la production de pétrole, dont l’essentiel proviendra du parc national Yasuní (Mazabanda 2021). Dans cette région protégée en raison de sa mégadiversité (Marx 2010) vivent deux groupes en isolement volontaire : les Tagaeri, une famille waorani (« le groupe de Tagae ») qui n’a accepté ni l’évangélisation, ni l’hispanisation, ni la sédentarisation proposées par la mission évangélique ; et un autre groupe, dénommé « Taromenani » par les Waorani sédentarisés. Ces derniers les qualifient de warani. Ce terme s’oppose à celui de waomoni, qui signifie « nous » (Rival 2002 : 97), et il désigne « les autres sans lien » (Rival 2002 :115) mais « potentiellement hostiles » (Proaño et Colleoni 2019 : 68). Dès lors, il règne une tension belliqueuse entre les Waorani et ces groupes. On comprend, à l’aide des exemples susmentionnés, que les rencontres des Waorani avec les Tagaeri ou les Taromenani peuvent se révéler synonyme de massacre pour les parties impliquées.
A priori, ce préambule découpe ainsi l’univers des Waorani en deux ensembles distincts : l’intérieur de la forêt (adentro) et ce qui est à l’extérieur de l’espace amazonien (afuera). Toutefois, la séparation n’est pas aussi hermétique et il se trouve que des Waorani travaillent pour certaines compagnies pétrolières (Viteri 2008), ont des accords avec elles (Ziegler-Otero 2007), abattent des arbres pour les vendre, participent à la chasse commerciale du pécari (Tayassu pecari et Pecari tajacu), du singe laineux (Lagothrix poeppigii), du singe-araignée à ventre blanc (Ateles belzebuth) ou encore à la vente illégale du jaguar (Panthera onca) pour répondre à une demande de praticiens de la médecine traditionnelle asiatique (Espinosa 2021). Par ailleurs, les Waorani pratiquent aujourd’hui l’exogamie et entretiennent des rapports semi-permanents avec l’extérieur de la forêt. Parmi les acteurs de terrain avec qui je me suis entretenu, Menkay, par exemple, travaille dans un hôpital de la ville de Shell et retourne quelques fois par an dans sa communauté à Tihueno. Le père de ses enfants est un métis équatorien. Moï, depuis sa communauté à Obepare, organise des séjours dans la forêt, et la communauté de Bameno, parmi d’autres, est ouverte au tourisme et certains de ses natifs vivent durablement dans la ville de Coca. Des agences de tourisme à Puyo et à Coca sont en communication directe avec les Waorani de la selva amazónica. à proximité de la région amazonienne, ces deux villes fonctionnent comme des passerelles vers le territoire waorani et un réseau sophistiqué de 4x4 et de pirogues motorisées organise les allers-retours entre ces villes et la forêt.
Ces transformations dans le paysage waorani, qui sont les effets à long terme du contact établi en 1956 par l’intermédiaire des missionnaires chrétiens, ont mis fin à l’isolationnisme volontaire des Waorani. Dans son étude sur l’ONHAE, une organisation qui représente les Waorani lors des échanges avec le gouvernement équatorien, les industries ou les ONGE, Ziegler-Otero relève que, en plus des évangiles, les missionnaires du Summer Institute of Linguistics ont également transmis – dans le contexte de guerre froide – les valeurs de la démocratie, de l’individualisme et du capitalisme. Rachel Saint, la veuve d’un missionnaire tué lors du premier contact, manifestait ainsi une aversion particulière pour le mode de vie communautaire des Waorani et a encouragé la construction de maisons séparées pour chaque couple marié. Des écoles hispanophones, des églises, l’électricité, Internet ont progressivement bourgeonné dans les différentes communautés. Avant le contact et la graduelle modernisation des Waorani et de leur espace, ceux-ci jouaient un rôle dans la préservation de la forêt, voire dans la prolifération de certaines plantes (Jessenia bataua) (Rival 2002). Jadis nomades, ils abandonnaient un lieu pour le laisser en friche et lui permettre de se repeupler des animaux qu’ils avaient chassés.
Cependant, à l’heure de l’extension croissante de la frontière extractiviste (Bednik 2019 ; Ioris 2018) et des écocides qui l’accompagnent (Cabanes 2021), les Waorani – dont certains participent à des activités d’exploitation comme nous l’avons exposé précédemment – s’attachent, dans leur ensemble, à renvoyer dans les médias et sur la scène internationale l’image de protecteurs du territoire amazonien et celle d’opposants radicaux à l’exploitation pétrolière. Durant mon ethnographie, il est apparu que le territoire est essentiel dans le mode de vie des Waorani et qu’il constitue une préoccupation majeure pour cette communauté. Il n’est effectivement pas possible aux Waorani de vivre traditionnellement (chasse, pêche, cueillette, entretien de leur parcelles) en dehors du territoire ou dans leur territoire appauvri. Autrement dit, pour maintenir leur mode de vie, ils se doivent de préserver leur milieu sylvestre de dégradations irréversibles. Cependant, par comparaison avec le positionnement des Tagaeri, qui refusent tout contact pour maintenir leur mode vie traditionnel, les Waorani, magnétisés par la modernité, se retrouvent dans une posture paradoxale avec le territoire. Comme d’autres communautés équatoriennes en relation avec la modernité occidentale, ils se trouvent au centre d’une ère de contradictions entre le développement économique et la préservation de la biodiversité ; le mouvement uniformisateur de la globalisation et la diversité culturelle ; la reconnaissance légale de leurs droits et la violation de ces mêmes droits ; les crimes environnementaux, le réchauffement climatique, l’extractivisme, la pollution pétrolière, le déboisement et les droits de la Nature.
La contribution de ce texte consiste à montrer, à partir de données ethnographiques extraites du quotidien partagé avec certains Waorani des communautés susmentionnées, la manière dont ils conçoivent la relation avec leur milieu. Pour l’écriture de cet article, j’ai opté pour un style narratif dans lequel les données de terrain sont fondues dans un récit afin d’offrir un regard de l’intérieur sur certains aspects de la cosmovision des Waorani. La première section, Expéditions et errances, vise à exposer le lien intime qu’ont les Waorani avec leur milieu ; la deuxième section, Transfert de substance, projette de montrer l’organicité de ce lien ; et la troisième section, L’histoire de Nenki, relate un récit cosmogonique qui met en scène le milieu waorani et, partant, l’inscription de ce groupe dans le milieu sylvestre.
Expéditions et errances
La forêt est fréquentée au quotidien par les Waorani. Par forêt, j’entends l’espace au-delà du village. Il suffit de marcher quelques minutes pour se retrouver enveloppé dans l’épaisseur de la jungle. Durant mon séjour à Tihueno, j’accompagnais tous les jours Eweguimë dans la forêt – mon interlocuteur principal dans cette communauté. À plusieurs reprises, il m’y a emmené sans but précis ou, du moins, sans objectif prémédité. « Si l’on reste trop longtemps au même endroit, des pathogènes se développent » ; c’est pourquoi les « gens de la forêt » (durani bai) se déplacent beaucoup, peut-on lire chez Laura Rival (2016 : 205). Quelquefois, les enfants en âge de supporter de longues distances à pied (vers huit ans) nous accompagnaient. Pendant ces expéditions, l’ethnographe participe aux activités du quotidien et devient ainsi bûcheron, chasseur-cueilleur, pêcheur ou agriculteur. À Tihueno, certaines activités intentionnelles comme la pêche requièrent de la préparation et des heures de marche, et relèvent ainsi de l’expédition. Si nous partions avec le projet de travailler dans une plantation de maïs, de manioc, de bananes plantain, de barbasco ou de balsa, la chasse nous détournait de ces activités lorsque les quatre chiens qui nous suivaient se mettaient à poursuivre une proie. Dit autrement, la chasse peut être une activité qui s’impose tandis que l’errance est une activité à part entière. L’errance, c’est-à-dire une excursion sans but prédéfini, permet le repérage ou la collecte de ressources nouvelles et utiles telles que :
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Les essences destinées à la fabrication d’outils, comme les lances (tapa), les sarbacanes (omena), ou celles employées pour la confection de paniers (önenta) ;
Les matières premières pour l’artisanat comme la chambira (en espagnol ; önewë en wao-terero), les graines pour la parure (pantomo) ou les colorants végétaux ;
Les arbres utilisés pour la construction des habitations (awë öko menöngïnwë) ou les feuilles pour la toiture (ömakawë) ;
Les remèdes, comme les écorces (biimowë), les plantes médicinales (bagamo) ou la sève cicatrisante (koyiwë) ;
Le nécessaire pour la pêche, tel que le barbasco (kompago), ou pour la chasse, tel que le curare (öönta) ;
De la nourriture comme des baies, des noix ou encore le creux d’un tronc qui abrite une ruche ;
Le repérage des traces d’animaux comme les empreintes d’un tatou (okeme), des nids de perdrix (abamo), un terrier de paca (panone) ou d’agouti (penë).
Puisqu’un plus jeune accompagne souvent un adulte, toute randonnée dans la jungle est prétexte à l’enseignement quant à l’utilité de tel bois, de telle écorce, sève, plante, liane, fleur, feuille, baie, coquille, racine, qualité de terre. Aussi, les excursions quotidiennes sont l’occasion de l’observation minutieuse de la progression des végétaux et des animaux. Elles permettent de suivre la croissance des plantes, des arbres et des palmiers, leur dispersion, leur floraison, le bourgeonnement, la maturation des fruits et la présence animale. Les Waorani connaissent les remèdes qu’utilisent les animaux, leur nourriture et ce qu’engendrent, dans la nature, les étapes de la croissance d’un fruit. À partir du fruit du nontowë, Eweguimë m’explique quels sont les animaux qui le mangent puis le jettent, les rongeurs qui viennent pour grignoter les restes de la chair, ceux qui enterrent le noyau et ceux qui le répandent dans la forêt. À plusieurs reprises, j’ai pu constater le contentement et la satisfaction des Waorani lorsqu’ils repèrent un oiseau dans la frondaison, un animal dans le fourré ou simplement des traces de son passage. En se promenant dans la forêt, lorsqu’ils sont en compagnie, les Waorani « lisent » le milieu à voix haute. C’est durant ces exposés répétés qu’a lieu la transmission du savoir à destination des plus jeunes ou des visiteurs profanes comme l’auteur de ce texte. Tiri, un jeune garçon âgé de dix ans, connaissait le chant des divers oiseaux et savait les nommer. Les Waorani ont une connaissance approfondie du registre sonore des éléments de leur milieu, que l’on peut comparer à la connaissance que possède le citadin de l’anthropophonie en milieu urbain (Moscoso 2021). Bien que les Waorani (hommes et femmes) errent par moments dans l’infinité verte de la forêt – lorsque l’activité du jour n’est pas proprement définie –, ils ne reviennent jamais au village les mains vides ou, au moins, sans une information utile comme « j’ai repéré une ruche », « là se trouve le terrier d’un paca avec des traces de sa fréquentation », « le palmier est en fleur », ou ne serait-ce qu’avec des écorces ou du bois sec pour le feu quotidien. Ces informations sont partagées après l’expédition, de retour au sein de la communauté, quelquefois autour du repas, d’un bol de tëpë (boisson légèrement fermentée au goût acidulé), de pënëmë (repas constitué de bananes plantain bouillies grossièrement écrasées avec de l’eau de cuisson et consommé à n’importe quel moment de la journée) ou encore lors de la visite d’une autre famille de la communauté. On comprend dès lors que les explorations sans but prédéfini ont néanmoins celui de découvrir toujours plus le milieu et de suivre son évolution. J’ai pu constater que les errances sont stimulantes pour les Waorani. Elles s’imposent comme une nécessité quotidienne, comme le lieu de toutes les éventualités. C’est en parcourant l’étendue de la forêt qu’un membre de la famille d’Eweguimë a découvert, à trois heures de marche de Tihueno, une immense lagune avec une grande variété d’oiseaux rares. Dans la forêt, les chemins sont multiples et entretenus à la machette. Ils constituent de longs réseaux qui mènent aussi vers d’autres communautés. Certains de ces sentiers sont ceux frayés par les ancêtres (piquënani) et sont actualisés. Une branche pliée manuellement ou une entaille faite à la machette dans l’écorce d’un arbre indique le chemin emprunté afin de ne pas se perdre ; cependant, durant la chasse, qui implique de courir derrière la proie, les chemins n’existent plus. Je comprends qu’explorer le milieu est primordial pour Eweguimë afin de repousser la frontière de la connaissance du milieu. En particulier, c’est la curiosité et la surprise qui motivent ses errances. Explorer quotidiennement la forêt est la vie des Waorani. Tout s’y trouve, même la distraction par la promenade a priori anodine.
Transfert de substance
C’est pendant ces expéditions et errances quotidiennes qu’Eweguimë attire mon attention sur un arbre (owëkawë) qu’il qualifie d’important pour l’iroï (chamane). Il m’indique que cet arbre incarne le pouvoir de l’iroï. Ses branches s’élèvent vers les cimes et de la mousse s’enroule autour de ses bras tortueux qui se perdent dans la canopée émeraude. Dans la jungle pourtant touffue, aucune feuille ne demeure sous l’owëkawë. Contrairement aux autres arbres au pied desquels on trouve des feuilles tombées et entassées, le dessous de la frondaison de cette essence est « propre ». Autre caractéristique notable de l’owëkawë : sa dureté inouïe. Dépourvu d’écorce et de mousse, il n’est que tissus ligneux. Le bois apparent est d’une couleur qui rappelle le cuir, mais tire vers le rouge. Les graines de cet arbre sont utilisées en décoction pour préparer un bain dans lequel l’iroï se plonge régulièrement pour augmenter son pouvoir. Il est significatif que l’un des attributs de cet arbre soit la dureté et donc la force. Par l’intermédiaire de l’eau du bain, la décoction de la graine d’owëkawë permet le transfert de l’essence de l’arbre à l’iroï. Ce bain est aussi donné aux enfants destinés à devenir chamanes, c’est-à-dire à recevoir le pouvoir du chamane, qu’il a lui-même reçu de cette façon et qu’il a entretenu par le bain dans l’essence ligneuse. Le bain possède la particularité de transmettre le pouvoir de l’iroï aux enfants qui seront amenés à lui succéder, comme me l’explique Eweguimë. Je conclus provisoirement que cette pratique du transfert d’attributs illustre le lien entre l’humain et le végétal ou, plus précisément, celui des Waorani avec les arbres (Rival 1993) ou encore, plus largement, celui des Waorani avec leur milieu.
Au retour d’une expédition de chasse d’un coati, à l’entrée du village, Juan m’explique que le chasseur qui revient d’une chasse fructueuse comme celle-ci prend son fils dans les bras, le frotte contre son corps pour lui transmettre sa transpiration et lui donner ainsi de la force et de l’endurance. Il s’agit, comme pour le bain du chamane dans la décoction de graines de l’owëkawë, d’une autre expression de la transmission d’attributs par une essence, ici la transpiration.
Outre le bain de l’iroï et la transpiration du chasseur sur son fils, j’ajoute au fil de mes découvertes la salive des femmes dans la tëpë – bue par tous – au nombre des phénomènes qui mettent en évidence un transfert d’attributs par le partage de substance. La tëpë est une boisson à base de manioc, fermentée à l’aide de la salive des femmes qui sont les seules à la préparer. Elles peuvent se retrouver à trois ou à quatre, y compris les plus jeunes filles de la famille, à mâcher communalement la chair bouillie du manioc et la rejeter dans une marmite unique dans laquelle elle sera pilonnée puis laissée à fermenter pendant quelques jours. Le bain transmet le pouvoir et la force de l’arbre (owëkawë) ; la transpiration partage la détermination et l’habilité du chasseur ; et la tëpë, puisqu’elle est souvent consommée dans des situations plutôt agréables (accueil d’un visiteur, retour de la chasse, regroupement entre familles du village), entretient le lien social via le partage de substance. Le mode de préparation de la tëpë démontre littéralement l’organicité du lien social. Cette interprétation n’est pas sans rapport avec le processus exposé par Laura Rival lorsqu’elle écrit que, pour les Waorani, les habitants d’une même maison convergent graduellement vers la même substance (Rival 2002 : 109). Les pères alimentant le foetus lors des rapports sexuels, les mères allaitant leurs enfants et les résidents d’une même habitation partageant la même nourriture, illustrent ce principe. Manger la même nourriture et dormir ensemble développe une substance physique commune, quels que soient les liens du sang. Autrement dit, vivre ensemble en partageant la même substance prévaut sur les liens généalogiques.
Le fait de faire famille et la famille elle-même sont désignés localement par le terme nanicabo, dont l’acception s’étend au partage de la nourriture, du travail, de la vie, des parasites, des maladies et du territoire. Le même terme est employé en référence à un groupe de perroquets ou à une bande de singes, aux bancs de poissons ou aux essaims d’abeilles (Rival 2002 : 98). Dans le monde waorani, chacun participe au bien-être de l’autre ; et plus on passe de temps ensemble, plus on se ressemble (Rival 2002 : 109). Consommer ensemble et éviter ensemble une même nourriture sont deux façons de converger vers une même substance (Rival 2002 : 110). Ce n’est pas le type de nourriture consommée ou évitée qui importe, mais l’application conjointe de l’action et donc la relation de consommation qu’elle crée. Si l’un des membres du foyer est souffrant et que s’ensuit une restriction alimentaire, tous les membres du foyer respecteront l’interdiction alimentaire afin d’assister le malade dans sa guérison. En d’autres termes, tous les résidents du foyer participent à la guérison du malade par cet effort collectif. Chaque nanicabo, en tant qu’entité familiale, est connue par les autres sous une identité collective qui provient de sa corporéité et de son existence communautaire. Aussi, si le vivre ensemble entraîne l’unité substantielle, ce processus n’est pas irréversible (Rival 2002 : 111). Des personnes qui passent plus de temps chez d’autres groupes, lors de longues et fréquentes visites, peuvent devenir – du point de vue de la substance – étrangères à leur propre nanicabo (Rival 2002 : 112). En se soustrayant à l’économie de partage, et donc au lien organique maintenu par la proximité, on perd progressivement de la substance commune au point de devenir autre. Cela revient à dire que la mêmeté peut être interrompue et supplantée par l’altérité, et que la substance ne s’entretient que par les pratiques partagées au sein du groupe. Quitter le groupe, par la fréquentation longue et répétée d’un autre ou tout simplement par la séparation, c’est prendre le risque de devenir warani, un autre relatif et potentiellement un ennemi comme je l’exposais supra à propos des Tagaeri.
L’inscription des Waorani dans leur milieu s’exprime entre autres dans les prénoms que les parents choisissent pour leurs enfants. Ces prénoms informent sur la syntonie des Waorani dans le milieu de vie, sur « l’adéquation réciproque de l’être et de son milieu » (Berque 2018a : 14). Si l’enfant est un garçon, ses parents lui donneront le prénom de son grand-père, d’un animal, d’un poisson, d’un végétal, d’un événement naturel, d’un guerrier voire d’un objet du quotidien. Si c’est une fille, elle portera le nom de sa grand-mère, d’un animal, d’un poisson, d’un végétal ou d’un événement naturel. Les grands-parents transmettent ainsi leur force et leur sagesse à leurs petits-enfants. Le nom est choisi à la naissance et non pendant la grossesse, et c’est seulement à ce moment-là que l’on considère l’enfant comme véritablement né (une fois que les restrictions inhérentes à la couvade, si elle est respectée, sont passées) (Rival 2016). Voici quelques exemples de prénoms de personnes que j’ai rencontrées pendant mes séjours ethnographiques :
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Oboko désigne une sorte de chenille ou de mille-pattes (gusano en espagnol). C’est un petit insecte poilu. Lorsqu’Oboko est né, il était couvert de duvet (le lanugo). Ses parents lui ont alors choisi ce prénom.
Otto est un nom commun qui désigne à la fois un panier tressé et un crabe ;
Wentoka provient de wento qui signifie « ortie » ;
Omma désigne la plume colorée d’un oiseau ;
Moï signifie « rêve » ;
Minta est un ara bleu et jaune également appelé ara ararauna ;
Eweguimë désigne un poisson ;
Koba signifie « coati » ;
Nemo veut dire « étoile » ;
Menkay est le nom d’une fleur ;
Mincaye désigne une guêpe ;
Dayuma est le nom d’une fleur ;
Wiñari désigne un oiseau rouge et bleu ;
Daïmi signifie « arc-en-ciel » ;
Mingo désigne un colibri ;
Nenki veut dire « soleil ».
L’histoire de Nenki
Nenki, le soleil, est à l’origine de la vie sur Terre. Lorsque la Terre était inhabitable, sans la moindre ressource pour susciter l’apparition du vivant, Nenki jeta des graines sur la surface de la planète. De ces graines fertiles naquirent les plantes, les arbres, de petits et de grands animaux. Nenki repartit et laissa se développer la vie en pleine émergence. Cependant, lorsqu’il vint une seconde fois visiter la Terre, il y trouva un conflit entre les petits et les grands animaux. Cette fois-là, Nenki sema des graines de maïs, desquelles naquirent les Waorani. Puisque la cohabitation était difficile au vu de la situation entre les petits et les grands animaux, Nenki exigea des Waorani qu’ils soient robustes et combatifs. Pour s’engaillardir, il leur recommanda de se percer les oreilles afin de ressentir la douleur du monde et ce que vivre signifie. Nenki revint une troisième fois sur Terre pour semer de grosses graines dont celle d’un arbre du nom de gemenewë (ceiba en espagnol). D’un côté de la frondaison de cet arbre, sur une branche, se repose un jaguar (meñë). Seigneur de la jungle, le jaguar dort tout le temps. De l’autre côté de l’arbre sommeille un anaconda (obe). Dans le tronc large et colossal du gemenewë transitent les âmes des Waorani défunts, dont on peut entendre les murmures si l’on y plaque l’oreille.
Après une vie exemplaire – c’est-à-dire lorsqu’un mari a honoré ses épouses et que celles-ci se sont réalisées avec leur mari et ont engendré une vaillante progéniture –, l’âme du Waorani décédé, homme ou femme, se dirige du côté du jaguar. En s’approchant du grand félin, l’âme tire le jaguar de son sommeil et l’animal tombe de sa branche pour se retrouver au sol avec l’âme du défunt que le jaguar entraîne aussitôt dans une course. Remporter la course contre le jaguar est hautement improbable. Cependant, si l’âme vertueuse gagne la course contre le prédateur, en guise de récompense pour sa bravoure, elle se transformera en jaguar ; et si elle perd le défi, l’âme du Waorani deviendra néanmoins un grand animal dangereux. En revanche, au moment de la mort d’un mauvais parent, d’un individu qui néglige sa famille élargie (nanicabo), son couple et ses enfants, et qui a été toute sa vie durant une source de discorde au sein de la communauté, son âme empruntera, dans l’arbre fabuleux, le chemin vers l’anaconda enroulé autour d’une branche. Le grand serpent, dérangé dans son sommeil, se réveille en sursaut, tombe par terre, et change ainsi le sol en un grand lac. Dans le lac, l’âme du Waorani devra se livrer à une course à la nage contre l’anaconda – un nageur véloce. Les chances de vaincre l’anaconda dans cette course, qui consiste en un aller-retour du gemenewë à la limite du lac, sont minces. Si l’âme sort victorieuse, elle se transformera en l’un des petits animaux de la faune, mais si elle perd, elle deviendra un termite (caye) voué à errer sur le tronc du gemenewë. Ainsi, le termite incarne la déchéance humaine, et le jaguar, la puissance et la majesté. Sur l’échelle axiologique waorani, ces deux êtres vivants se situent aux extrémités. Le termite se situe dans une « destinée » à l’opposé de celle du jaguar.
Les termites ont plusieurs utilités au sein des communautés waorani. Tout d’abord, leur nid est décollé du tronc de l’arbre et il est donné aux poules, lesquelles mangent les insectes qui s’en échappent. Ensuite, le nid évidé de ses résidents est déposé sur le feu. Mingo m’explique que la fumée assainit l’air en propageant une atmosphère sereine, mais aussi éloigne des habitations les moustiques et le jaguar, attiré par les poules, les oies et les chiens. Dans la communauté de Tihueno, j’ai observé qu’un éclat du nid contenant encore des termites pouvait être frictionné sur les chats et les chiens pour provoquer chez eux un comportement alerte et stimuler leur envie de chasser. Après avoir subi ce traitement, un jeune chien fraîchement arrivé dans la famille Yeti et le chat léthargique de la maison familiale centrale étaient tous les deux effectivement devenus plus nerveux et agressifs. Moï m’informe encore qu’un éclat de nid de termites, frotté sur la peau, fonctionne comme un antimoustique.
Dans la vie quotidienne des Waorani, le jaguar et les termites occupent un rôle et un statut différents de ceux qui sont décrits dans le mythe. Alors que le mythe suscite le désir de se rapprocher de la stature du jaguar afin de ne pas devenir un termite, les Waorani s’aident au jour le jour des termites honnis afin de tenir le jaguar à l’écart. Aussi, l’histoire de Nenki expose un conditionnement cosmique dans lequel la relation de prédation précède l’être humain et structure l’existence collective (Rival 2002 : 65).
L’histoire de Nenki est incarnée dans un motif symbolique récurrent dans l’esthétique des Waorani. Ce motif m’a été présenté comme « l’histoire des Waorani ». Lorsqu’il est disposé verticalement, il dépeint le tronc du gemenewë, et les lignes qui y sont tracées dessinent la trajectoire des termites, eux-mêmes représentés par des points. Sur le corps, ce motif est peint en rouge avec du roucou, ou avec de l’encre bleue issue d’un fruit à coque, ou encore tatoué. Chez les voisins kichwa d’Obepare, le motif existe aussi, sans les points, et il est quelques fois gravé sur des ustensiles comme les bols en calebasse (pilchi en kichwa) qui servent à boire leur version de la tëpë (chicha en kichwa).
En plus d’illustrer la cosmologie waorani à travers l’histoire de Nenki, le motif symbolique, dont le nom est amo en langue waorani, représente le milieu waorani. Les traits et les points du motif revêtent diverses significations. Ils figurent la trajectoire de l’eau de la rivière, les poissons, les montagnes et la pluie de la forêt tropicale ou encore, vu du ciel, l’itinéraire du boa entre les arbres. Ainsi, le motif représente le monde animal terrestre et aquatique, le monde végétal et minéral, mais aussi la finalité la moins enviable pour un waorani. En d’autres termes, l’amo exprime la cosmologie waorani, c’est-à-dire le mythique, le symbolique et le milieu. En se peignant l’amo sur le corps, le lien étymologique entre cosmétique et cosmologie – et donc entre corps et milieu – est manifeste. Le milieu est inscrit sur le corps, et par le récit onto-cosmologique, les Waorani s’inscrivent dans « un centre d’innombrables relations » (Borges 1986 : 208) avec le milieu.
Conclusion
Contrairement au terme « environnement », celui de « milieu » sous-entend l’inscription puisqu’il situe l’être au centre du lieu. La notion d’environnement suppose une scission entre l’être et l’espace, qui lui serait extérieur et aux alentours de soi. À propos du corps animal et de la notion d’« espace », Otto Bollnow déclare que, par ses sens et sa capacité à se mouvoir, l’espace est ouvert au sujet, qui, de ce fait, a la possibilité de faire l’expérience de cet espace. Mais le corps lui-même est un espace, un espace individuel, et donc une partie de l’espace qui l’entoure. En ce sens, le corps animal appartient à l’objet dont il fait l’expérience. Par conséquent, le corps animal est une formation spatiale qui n’est pas un pur sujet ni non plus un pur objet, mais se situe entre les deux (Bollnow 2020 : 312-313). Cette vision entre en résonnance avec la manière dont les Waorani conçoivent le territoire et étoffe sensiblement l’expression d’« inscription dans le milieu ».
La notion d’« inscription » implique celle de « trace » et permet de décrire la relation que les Waorani entretiennent avec leur habitat. Chez édouard Glissant, la « trace » est associée « aux pouvoirs de la mémoire » (Glissant 1996 : 16-17). Comme je l’ai montré avec l’histoire de Nenki, la mémoire, transmise à travers les histoires, met constamment en scène le territoire (Nenquimo et Espinosa 2021). Ce dernier constitue le fondement culturel des Waorani et de la transmission tant matérielle qu’immatérielle. Les connaissances liées au territoire sont souvent détenues par un grand nombre de personnes au sein des communautés, dont les enfants (Deroche 2008 : 69). Ils participent en effet à toutes les activités quotidiennes selon leurs aptitudes et intérêts. Ils apprennent à pêcher très jeunes. Dès l’âge de quatre ans, ils s’amusent à ramasser les poissons étourdis par le barbasco et l’initiation à la sarbacane commence quant à elle vers huit ans. La relation entre territoire et culture est circulaire : le territoire permet aux Waorani de vivre selon leur culture et cette culture ne peut être vécue qu’au sein du territoire. En d’autres termes, la culture du territoire est le territoire de la culture – bien que l’un comme l’autre évoluent. L’assimilation entre le territoire et la culture, plus singulièrement entre le territoire et la langue waorani, est prégnante dans ce commentaire de Nemonte Nenquimo, lequel exprime la relation de la cause à l’effet :
« Nous devons protéger notre territoire parce que sans le territoire on ne peut pas vivre, la langue waorani mourra et nous avec elle. »
Nenquimo et Espinosa 2021 : 104
Le territoire lui-même est un lien avec la mémoire des ancêtres et avec le passé. Le palmier que les Waorani nomment petowe (ungurahua en espagnol ; Jessenia bataua) n’est jamais planté. Il pousse le long des crêtes et ses fruits sont cueillis de décembre à juin lors des expéditions dans la forêt (Rival 2016 : 52-53). Son stipe fournit un bois dur qui sert à la fabrication des lances. Il se développe en groupe et sa propagation se fait non par la cultivation, mais notamment par un rôle que jouent les humains : avant que le fruit soit cuit, il trempe dans de l’eau puis, lors de la sélection des fruits, certains sont jetés lorsque le processus de germination a été enclenché. La pérennité de ce palmier signifie donc une activité humaine antérieure (Rival 2002 : 86). Autrement dit, la présence de petowe dans un lieu indique qu’il a été choisi jadis par les ancêtres. Un tel lieu, revisité lors des errances dans la forêt, sera considéré et préféré à un autre. Il incarne un lien avec le passé, une relation avec les ancêtres. Par ailleurs, sa présence en nombre signifie qu’il doit se trouver dans les parages des traces d’anciens vergers, c’est-à-dire des plantes médicinales et de la nourriture en abondance. Les Waorani attribuent l’abondance des ressources dans leur milieu aux activités passées de leurs ancêtres. Ils considèrent le territoire comme l’héritage à transmettre aux générations suivantes (Rival 2002 : 92-93). Selon cette considération du milieu, dont on pourrait dire pour ces raisons qu’elle est « empreinte de cosmicité », c’est-à-dire d’un « ensemble articulé des raisons d’être qu’a le monde pour une certaine culture » (Berque 2018 : 9), on peut d’ores et déjà évaluer ce que signifie l’activité pétrolière qui s’implante sur ces lieux respectés par les Waorani, qui les pollue voire les détruit.
Avec un pied dans le traditionnel et un autre dans le moderne, la situation des Waorani est bifide. L’histoire moderne des Waorani se résume à une lutte pour la conservation du territoire et des pratiques ancestrales. Seulement, leur posture n’est plus celle du rejet, mais celle de la composition avec la modernité. Les Waorani ont connu plusieurs vagues de conflits et d’invasions, mais l’arrivée des missionnaires a provoqué un véritable point d’inflexion. S’ils ont cédé à l’évangélisation, c’était – d’après leur aveu – « l’occasion d’enfin vivre en paix » (Eweguimë). « Si on n’avait pas cessé de se venger, on se serait entretués jusqu’au dernier waorani », concède Eweguimë. L’évangélisation et la modernité ont entraîné des changements sociétaux fondamentaux, dont les plus substantiels sont la sédentarisation, la scolarisation, l’hispanisation, la notion de pudeur, la monogamie, la pénétration de la technologie et l’inauguration de la relation entre l’intérieur et l’extérieur. À l’échelle tant nationale qu’internationale, la lutte des Waorani s’étend à la préservation de la biodiversité, des populations isolées comme les Tagaeri et les Taromenani, des superprédateurs comme le jaguar, et des arbres. Les violations territoriales comme le déboisement, l’extension du réseau routier dans une zone protégée, l’expansion de la frontière pétrolière ou la violence des contacts soulèvent, d’une part, la question du génocide des peuples en isolement volontaire (Almeida 2021 : 129) et, d’autre part, celle de l’intégration coercitive des Waorani dans le modèle de consommation. La lutte des Waorani, bien qu’elle soit incarnée par le territoire, est dès lors plus profonde. Elle se superpose à la transmission des valeurs culturelles comme la langue et le savoir-faire, les connaissances botaniques et médicinales. Défendre le territoire signifie défendre le droit d’être et une conception de la liberté, qualifiée sur le terrain de « naturelle » (selon Eweguimë) et de « gratuite » (d’après Orengo, à Bameno). Finalement, la lutte des Waorani concourt à l’empêchement de la transformation de leur milieu en déchet de l’activité industrielle et extractiviste (Krenak 2020 : 42).
L’aspiration des Waorani se résume à l’expression vivir naturalmente. Est-ce encore possible dans un pays qui bafoue les droits des Autochtones et où les fonctionnaires gouvernementaux prétendent par moments qu’il n’y a pas de preuves convaincantes pour affirmer que des peuples isolés vivent dans la forêt amazonienne (Almeida 2021 : 129) ? En février 2010, le directeur de Petroamazonas, une filiale de Petroecuador, affirmait publiquement : « On ne peut compromettre le développement du pays par la présence d’une poignée d’indigènes dont nous n’avons aucune preuve de l’existence » (Proaño 2010 : 93). De tels positionnements montrent la difficulté d’appliquer une politique de protection efficace en raison de la dépendance de l’Équateur à l’exportation de pétrole et révèlent la contradiction entre les droits constitutionnels et la réalité des pratiques qui ont cours dans les champs pétrolifères.
D’un côté, le mode de vie des Tagaeri et des Taromenani représente une utopie pour les Waorani « civilisés » ; mais d’un autre côté, eux-mêmes construisent leur propre utopie en cherchant à conjuguer la préservation de la forêt amazonienne et l’exploitation pétrolière – qui va néanmoins de pair avec l’octroi, certes erratique, de diverses commodités comme la gratuité des soins médicaux et les vols en avion pour en bénéficier. En accordant de tels « privilèges », les acteurs pétroliers entendent dissoudre la moindre émergence d’une forme de résistance de la part des Waorani. Ce processus stratégique vise, de manière manifeste, à « neutraliser » les Waorani et, de manière latente, à les intégrer progressivement dans la société équatorienne de consommation par le magnétisme du manque et du besoin matériels. Un premier effort de « neutralisation » a été effectué par l’évangélisation et s’est poursuivi avec la création d’un protectorat et le déplacement des Waorani – un projet financé par le gouvernement équatorien et Texaco (Ziegler-Otero 2007).
Néanmoins, les Waorani s’accrochent à une autre cosmovision et montrent qu’il n’existe pas une forme unique de vie, mais que d’autres sont possibles. Bien qu’ils soient pris dans les liens de l’échange, de la concession, de la rétribution, de la contestation et de la revendication avec les protagonistes gouvernementaux et pétroliers, ils incitent tout de même à penser le monde post-pétrolier, post-économique et post-extractiviste. La résistance des Waorani s’inscrit dans un mouvement collatéral avec celles des Kichwa, des Shuar et des Achuar, des Sioana, des Cófan et des Secoya, mais aussi avec celles des peuples amazoniens non équatoriens, notamment les Amahuaca et les Huambisa du Pérou et les Camëntsa de Colombie. Par la fondation de diverses associations (ONHAE, Amazon Frontlines, Alianza Ceibo), les Waorani, ainsi que d’autres voix autochtones, rentrent dans le jeu parlementaire qui fonctionne comme un flux bilatéral : du côté institutionnel, le gouvernement équatorien intègre dans la Constitution des éléments qui peuvent être considérés comme le fruit des luttes autochtones, à savoir les droit de la Nature, la création de zones protégées, l’initiative Yasuní-ITT ou encore, depuis janvier 2022, le droit de décision des Autochtones sur leurs terres, et du côté des Waorani, se produisent les effets inévitables de l’acculturation. Certaines Waorani quittent la forêt pour les villes les plus proches comme Puyo ou Coca avec le projet de scolarisation de leurs enfants et retournent rarement visiter leurs familles. Lorsque j’ai rencontré Nemo, la soeur d’Eweguimë qui vit à Coca avec son mari et trois de leurs enfants, elle n’était pas revenue voir ses parents dans la communauté de Tihueno depuis deux ans.
La manière de vivre des Waorani est située. Penti, que j’ai rencontré à Coca avant de me rendre dans sa communauté à Bameno, exprime cette idée en ces termes : « Nous ne pouvons pas vivre sans territoire. Où vont vivre nos enfants et nos générations futures ? » Dans la retranscription du même argument, il qualifie par une puissante métaphore le territoire de « vie et de respiration uniques » (Baihua 2017 : 339-340). Il ajoute que les parents et les grands-parents ont toujours défendu et entretenu le territoire sans le détruire. Les propos de Penti permettent d’observer à travers le cadre de la théorie maussienne du don et du contre-don que le territoire reçu par les ancêtres, qui l’ont transmis en état de viabilité écologique, doit être rendu aux générations suivantes ne serait-ce que pour qu’il puisse y en avoir. L’idée de la « trace », et donc du souvenir et de la mémoire, que je mentionnais dans l’introduction revient ici avec force. Les Tagaeri, par leur posture du rejet, en miroir, renvoient aux Waorani le souvenir de leur propre image – celle d’avant le contact de 1956. Ainsi, ils nourrissent potentiellement chez les Waorani le projet de leur propre mode de vie – désormais devenu utopique pour ces derniers – dans un territoire qui le permet toujours et dans lequel ils s’inscrivent encore.
Parties annexes
Note
Références
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