Résumés
Résumé
Depuis la fin des années 2000, on assiste à une augmentation des mesures de protection et de valorisation de l’art rupestre précolombien de Guadeloupe. Longtemps perçues comme des « restes encombrants », ces roches gravées ont récemment été requalifiées en héritage culturel. Ce changement de regard, mais aussi de mode de gestion, est loin d’être neutre pour les communautés qui côtoient ces vestiges au quotidien. Entre contestation et négociation, rejet et appropriation, cette étude présente les jeux de tension qui émergent de la cohabitation dans le présent avec des éléments d’un passé oublié, aujourd’hui réinvesti. À partir d’une analyse des relations choisies ou imposées que les habitants de Trois-Rivières entretiennent aux roches gravées, nous montrons comment ces dernières sont peu à peu devenues actrices de visions concurrentes de la société et du territoire.
Abstract
Since the latter part of the 2000s, measures to protect and promote Guadeloupe’s pre-Columbian rock art have increased. Long perceived as “cumbersome leftovers,” these engraved rocks have recently been reclassified as cultural heritage. This change in perception, and in the way they are managed, is far from unimportant for the communities who come into contact with these relics on a daily basis. Between dispute and negotiation, rejection and appropriation, this study examines the tensions that arise from co-existing in the here and now with elements of a forgotten past, now being reclaimed. Based on an analysis of the voluntary or forced relationships that the residents of Trois-Rivières have with the engraved rocks, we show how these relics have gradually become the focus of competing visions of the society and the territory.
Corps de l’article
Exhumer les objets du passé, c’est modifier et le présent et le passé lui-même.
Il n’y a ni destruction complète, ni restitution complète.
Didi-Huberman 2002 : 326
Jeux de présence
Il se rencontre en certains endroits de Guadeloupe des visages anthropomorphes gravés sur la roche. Des visages que les jeux d’ombre et de lumière dévoilent ou dissimulent successivement au regard. Des formes incertaines, changeantes, tour à tour visibles ou invisibles.
Attribués aux populations précolombiennes ayant vécu dans les Antilles entre 300 avant et 1200 après J.-C., ces visages peuplent depuis des siècles champs, jardins et cours d’eau de leur énigmatique présence. Une altérité silencieuse, irruption du passé dans la sphère du quotidien, comme autant de regards muets posés sur le présent.
Ni tout à fait un silence, ni tout à fait une présence, cette présence-absence sème parfois le trouble chez celles et ceux qui la côtoient.
Que faire de ces « restes » aux significations perdues depuis longtemps ? Comment vivre avec ces traces (mais aussi avec leurs encombrants supports) dont l’Histoire a oublié les usages et qui forcent aujourd’hui à la cohabitation avec une présence non choisie ? Quel/s rôle/s, si tant est que ce soit le cas, ces vestiges jouent-ils aujourd’hui en tant qu’actants dans la façon pour les habitants des lieux de vivre le présent et de se projeter dans l’avenir ?
Vivre avec les images rupestres
Dans le cadre des débats sur le travail de requalification des restes et les usages – parfois conflictuels – du patrimoine archéologique (Meskell 2005 ; Smith 2006), plusieurs chercheurs ont récemment appelé à modifier les approches de l’art rupestre (Brady et Taçon 2016). Alors que durant longtemps ces vestiges ont été principalement appréhendés comme des traces informant le passé, on assiste depuis peu à un intérêt renouvelé pour leur dimension contemporaine (Morphy 2012 ; Rozwadowski et Hampson 2021). Qu’est-ce que la présence de ces images passées génère dans le présent ? Quels discours et pratiques émergent à leur contact ? Dans quels réseaux de relations sont-elles engagées ? Mais aussi, au carrefour de quels jeux de tensions se situent-elles ?
Plusieurs travaux ont ainsi mis en évidence le pouvoir des images rupestres à faire émerger de nouvelles pratiques à partir desquelles faire sens du présent et agir sur lui (Baracchini et Monney 2017 ; Brady et al. 2016). De fait, ces dernières décennies ont vu une véritable explosion des réutilisations ou récupérations (au sens de Tomaselli, 1995) des images rupestres à des fins artistiques, touristiques, commerciales ou politiques. Ce regain d’attention – qu’il soit porté par les politiques, les populations locales, les organismes internationaux ou les chercheurs – a également contribué à mettre en exergue les usages et les lectures différenciés, parfois convergents, parfois concurrents, auxquels la présence d’art rupestre donne lieu. Peintures et gravures rupestres apparaissent être ainsi un élément du paysage (au sens topographique et culturel du terme) à même de susciter des dynamiques nouvelles à la croisée d’intérêts, de valeurs et de significations multiples.
Parallèlement à cela, depuis quelques années, de plus en plus de chercheurs se penchent sur les ontologies alternatives s’attachant aux images rupestres, afin notamment de développer une meilleure prise en considération des discours et des savoirs autochtones qui accompagnent la présence de ces vestiges (Brady et al. 2016 ; Lange et al. 2013 ; McDonald 2013 ; Moro Abadia et Porr 2021 ; Smith, Helskog et Morris 2012). Toutefois, dans le cas des populations locales sans lien de filiation reconnu avec les vestiges concernés, la plupart des études se sont avant tout concentrées sur des enjeux de gestion et de protection des sites (Basinyi, Goodman et Lenssen-Erz 2017 ; Goh et al. 2019) ainsi que de valorisation touristique et de patrimonialisation (Duval et Smith 2014). Peu ont abordé la manière dont les personnes qui côtoient au quotidien ces vestiges sont susceptibles de les intégrer dans une (re)définition d’elles-mêmes, de leur rapport à l’Autre, du territoire et de l’histoire (voir toutefois Duval 2012 ; Namono 2016 ; Ndlovu 2009).
Dans cet article, nous entendons questionner ce que la présence d’art rupestre fait à celles et ceux qui le côtoient à partir d’une étude ethnographique menée à Trois-Rivières (Guadeloupe). Plus précisément, nous explorerons comment les changements récents survenus quant au statut et à l’attention accordés à l’art rupestre précolombien de Guadeloupe ont modifié les modes relationnels et les pratiques des personnes qui vivent à leur proximité. À partir d’entretiens et d’observations, cet article s’intéressera à la relation dialogique entre art rupestre et habitants en examinant les réalités diverses et ambivalentes qui s’y côtoient.
Lieu d’étude et contexte historique
La commune de Trois-Rivières se situe sur la côte sud-est de l’île montagneuse de Basse-Terre (Antilles françaises) et comprend environ 8000 habitants. Riche d’un long historique de recherches (pour un aperçu détaillé voir Monney 2020), elle présente plusieurs caractéristiques qui rendent la question de la cohabitation avec les vestiges archéologiques amérindiens particulièrement sensible.
Du point de vue de l’art rupestre tout d’abord, elle possède la particularité de receler la plus forte concentration en art rupestre de toutes les Petites Antilles. Un territoire d’environ 1,6 km2, situé en périphérie du bourg de Trois-Rivières, regroupe ainsi à lui seul 320 supports rocheux gravés et 958 entités graphiques (Monney 2020).
Ce complexe de sites s’inscrit, par ailleurs, dans une zone périurbaine en plein développement où l’ornementation rupestre se manifeste au sein même des espaces de vie (champs, jardins, bords de rivières, embouchures et zones résidentielles ; Fig. 1). L’omniprésence des roches gravées dans le paysage trois-riviérien, conjugué à la densité de l’habitat, de même que le chevauchement direct entre ensembles ornés et zones d’activité humaine conduisent inévitablement à l’intégration de l’art rupestre dans la sphère du quotidien de ses habitants.
Aujourd’hui, en dehors du Parc archéologique des Roches gravées, acquis en 1972-1973 par la Société d’histoire de la Guadeloupe, puis cédé au Conseil départemental en 1981 (Bouchet et Delpuech 1995), les roches gravées de Trois-Rivières se trouvent essentiellement sur des terrains privés et, dans une moindre mesure, sur des terrains côtiers appartenant aux 50 pas géométriques qui relèvent du domaine public[1]. Cependant, par endroits, ces derniers ont été investis par des occupants sans droit ni titre qui s’y sont établis à l’année. Ceci est particulièrement le cas au quartier de Bord-de-Mer. Quant aux terrains privés comportant des roches gravées connues, à la fin du XIXe siècle la majorité d’entre eux appartenait à Jean François Henri Prévost Sansac de Touchimbert (1827-1892), qui était alors l’un des plus gros propriétaires terriens de la commune. Aujourd’hui, ils sont pour partie détenus par ses héritiers directs et pour partie par des particuliers les ayant acquis depuis.
Du point de vue géologique, Trois-Rivières est marqué par une grande densité du couvert rocheux naturel. Cette spécificité locale, reconnue de longue date (Langin 1848), a historiquement été mise à profit pour l’édification du bourg, les roches ayant servi de matériau de construction (Dupré 2004). Cependant, en dehors de cet usage, le caractère prégnant du couvert rocheux a surtout été appréhendé comme une entrave aux mises en culture et à l’urbanisation. Le développement de Trois-Rivières s’est, par conséquent, accompagné de dérochages massifs et de terrassements.
Naissance d’un intérêt
Dans ce contexte, l’identification de pétroglyphes sur certaines roches au début du XIXe siècle et l’intérêt croissant à leur égard (Langin 1848) n’ont que très partiellement contrebalancé la tendance. Dès le début du XXe siècle, ces vestiges ont toutefois commencé à attirer l’attention des pouvoirs publics et à faire l’objet de démarches en vue d’une protection (Bouge s.d. ; Merwart 1916). Après plusieurs tentatives avortées, cet intérêt a notamment abouti à la création du Parc archéologique des Roches gravées, classé en 1974 aux Monuments historiques. Toutefois, ces mesures ne se sont pas étendues aux autres sites et les démarches de protection ont, jusqu’à tardivement, relevé d’initiatives privées[2].
En outre, malgré plusieurs initiatives locales lancées dès les années 1970 pour ériger l’héritage amérindien en identité de la commune (Fig. 2), les gravures rupestres n’ont longtemps suscité qu’un intérêt limité au sein de la population (voir toutefois Bassette 1984) et une faible mobilisation des autorités communales. Ainsi, alors que jusqu’aux années 1980 le développement urbain de Trois-Rivières avait été notoirement lent (Dupré 2004), par la suite le dérochage s’est accéléré et amplifié en lien notamment avec l’aménagement du littoral de Basse-Terre dans les années 1980. Les roches de Trois-Rivières ont alors servi de matière première pour les enrochements portuaires et littoraux de la ville de Basse-Terre. Cet épierrement a globalement été perçu positivement comme un service « gagnant-gagnant » ouvrant la possibilité pour les propriétaires terriens de Trois-Rivières de dégager des surfaces arables et de passer ainsi à une mécanisation des terres agricoles, qui était inenvisageable auparavant. Dans cette dynamique, ceux des habitants qui s’intéressaient aux roches gravées ou qui s’émouvaient de la possible disparition de sites encore inconnus furent considérés avec moquerie ou dédain (Bassette 1995 : 44). Quant aux roches gravées situées à un emplacement gênant pour l’aménagement du territoire, jusqu’aux années 2000, elles furent presque systématiquement déplacées.
Il faudra attendre la fin des années 1990 pour assister à un renforcement des initiatives de protection et de patrimonialisation des roches gravées. La création en 1991 par le Conseil régional d’un poste d’archéologue, puis en 1992 du Service régional de l’archéologie (SRA), ont alors favorisé la mise en oeuvre d’une politique d’études, d’inventaire, de protection et de valorisation des vestiges amérindiens, au travers notamment de soutiens à la recherche, d’expositions, et, à partir des années 2000, d’inscriptions aux Monuments historiques ainsi que de démarches en vue d’une candidature transnationale des roches gravées des Petites Antilles au patrimoine mondial de l’humanité (Delpuech 2007 ; Petitjean Roget 2010 ; Sanz 2008).
Politiques communales et recherches archéologiques
À l’instar des mouvements d’appropriation de l’héritage amérindien observés ailleurs dans les Antilles (Bérard 2014 ; Forte 2006 ; Honychurch, Phil et Phil 2000), les roches gravées de Trois-Rivières ont connu dans les années 2000 un regain d’intérêt, qui tint aussi bien à une réorientation des politiques communales qu’à l’augmentation des recherches archéologiques et aux réflexions menées sur l’identité caribéenne dans les milieux littéraires et artistiques.
À cet égard, en 2008, le changement de législature à Trois-Rivières a donné le jour à une nouvelle approche des roches gravées. Alors que jusque-là une attention négative avait empêché de penser leur place au sein de l’espace urbain, la nouvelle municipalité décida d’inscrire les roches gravées – dès lors définies comme patrimoine – au coeur de sa politique de développement territorial. L’enjeu était de créer une identité forte pour la commune en la projetant en tant que « terre amérindienne » (Vainqueur-Christophe 2009). Cette réorientation avait pour objectif de faciliter la requalification d’un environnement urbain « déprimé » et la transition d’une économie rurale vers une économie culturelle et touristique. Pour amorcer ce changement, l’administration communale multiplia les initiatives visant à promouvoir les vestiges rupestres en tant que richesse culturelle, à donner une visibilité à ce patrimoine et à témoigner du lien entre la ville moderne et son passé précolombien. Ceci se traduisit notamment par la commande de fresques sur cette thématique, la création des « Rencontres d’art et d’histoire » consacrées à l’héritage amérindien (2009), la fondation d’un Service du patrimoine (2011), la création du label « Trois-Rivières : terre amérindienne » (2011) ou encore la mise en place des Ateliers et chantiers d’insertion « Sur les traces des Amérindiens » (2016-2018).
Ce travail de requalification des roches gravées par la municipalité a, par ailleurs et de manière relativement disjointe, coïncidé avec un investissement de plus en plus marqué des archéologues sur le territoire trois-riviérien et une augmentation des études menées sur l’art rupestre et son contexte (Bonnissent 2010 ; Monney 2010 ; Samuelian 2014 ; Romon 2019 ; Serrand 2021) ; études dont les plus récentes se sont structurées, dès 2015, sous la forme d’un Projet collectif de recherche (PCR) interdisciplinaire dirigé par l’un d’entre nous (JM). Cette présence accrue s’est traduite par une hausse significative du nombre de roches gravées connues (Monney 2020), tandis que l’on assistait, indépendamment de cela, à un renforcement des mesures de protection légale.
En quelques années, les vestiges amérindiens, et tout particulièrement les roches gravées, sont ainsi devenus une présence incontournable de Trois-Rivières, prise à la croisée de multiples usages, discours et intérêts. C’est dans ce contexte qu’a pris place notre étude. Celle-ci a eu lieu entre 2015 et 2020 dans le cadre du PCR « Roches gravées de Guadeloupe, archéologie, sens et société » réunissant archéologues, géomorphologues, géographes, ethnologues et historiens autour de l’étude des roches gravées de Trois-Rivières. Au cours de ce PCR, nous avons mené des entretiens avec des propriétaires, des usagers, des occupants et des riverains des sites ornés, ainsi qu’avec des représentants des associations patrimoniales basées sur la commune, mais aussi des différentes collectivités territoriales concernées (Mairie, Département, Région) et des services de l’État (Direction des affaires culturelles de Guadeloupe).
Notre étude a ainsi pris place à un moment où les tentatives de changer les valeurs juridiques, émotionnelles, économiques et politiques associées aux roches gravées se multipliaient, tant du côté de l’administration communale que des services étatiques dédiés à l’étude et à la conservation des vestiges archéologiques. Les dynamiques nouvelles autour des roches gravées et le statut incertain de ces matériaux flottants, mobilisés (mais sans grande adhésion) dans un projet identitaire, partiellement destinés à des fins touristiques (mais sans grand succès), étaient alors générateurs de fortes tensions au sein de la communauté. Sans être encore soutenue par une rhétorique patrimoniale et/ou identitaire bien établie, la présence de pétroglyphes à Trois-Rivières était le lieu de confrontation de conceptions et d’usages contrastés, mettant en jeu des oppositions entre individu et collectif, présence et absence, autorité et appropriation. Comment dès lors la transformation en cours de la définition, et consécutivement du statut des roches gravées, réordonnait-elle en retour celles et ceux qui l’entouraient ? Et dans quelle mesure les habitants étaient-ils partie prenante de cette transformation ?
Redéfinition du rapport à un territoire
Parmi les personnes les plus directement touchées par les transformations récentes survenues autour des roches gravées se trouvaient et se trouvent encore sans conteste les propriétaires et les occupants des lieux qui vivent au contact direct des roches gravées. De fait, l’inscription entre 2003 et 2014 de huit sites ornés et/ou ensembles de roches gravées de Trois-Rivières au titre des monuments historiques a induit un changement significatif du statut juridique de ces vestiges et, par extension, des terres sur lesquelles ils se trouvent. Dorénavant, pour paraphraser Daniel Fabre, les habitants n’ont plus eu « simplement affaire à des bâtiments, des sites et des objets conventionnellement marqués du sceau de l’Histoire mais à un domaine administratif fondé […] sur le pouvoir de l’État » (Fabre 2000). La découverte de roches gravées et leur éventuelle inscription est ainsi susceptible de modifier sensiblement la relation des habitants à leur espace de vie, en venant flouter les limites entre bien privé, bien public et bien commun, les habitants étant appelés, pour reprendre les termes d’Hélène Vainqueur-Christophe, maire de Trois-Rivières, à considérer que « ce qui nous appartient appartient aussi à tout le monde » (Rencontres d’art et d’histoire, novembre 2016). Comme l’a mis en évidence Aline Brochot, une telle configuration conduit à « habiter, non plus un territoire ordinaire, substrat que l’on peut façonner au gré de ses activités quotidiennes et stratégies pour l’avenir, révisables “à vue”, mais un territoire formaté de l’extérieur, soumis à des normes de fonctionnement édictées dans une vision à long terme et auxquelles le quotidien doit se plier » (Brochot 2008).
Il n’est dès lors pas étonnant que la présence avérée ou supposée de roches gravées ait été régulièrement associée par les propriétaires des terrains concernés au risque d’une intervention non désirée de l’État. L’un des propriétaires fonciers de Trois-Rivières a résumé ce sentiment en ces termes : « Ici, ton terrain, c’est ton terrain et ce n’est pas ton terrain. Tu es chez toi et tu n’es pas chez toi ». Au cours de cette étude, cette situation était source de tensions conséquentes pour les propriétaires désormais incertains quant à leurs droits et devoirs sur leurs propres terres. Plusieurs d’entre eux se sont ainsi enquis auprès de l’équipe archéologique et/ou du SRA de savoir si, après la découverte d’une roche gravée, il serait encore possible de « faire de l’agriculture », « mettre des boeufs », « construire des gites » ou encore « faire son jardin ».
Bien que la présence de vestiges archéologiques n’interdise pas toute forme d’aménagement, elle contribue néanmoins à une redéfinition du statut des terres et, par extension, des possibilités d’utilisation qu’elles offrent. Si certains voient cela comme une aubaine, dans la majorité des cas, ce changement de statut est vécu comme un frein et il suscite, dans tous les cas, des attitudes ambivalentes. Plusieurs propriétaires fonciers, tenanciers de gîtes ou désireux d’en construire, nous ont ainsi fait part de leur envie de voir des pétroglyphes découverts sur leur terrain – certains allant même jusqu’à solliciter la venue de spécialistes pour expertiser de possibles gravures – dans l’idée que « si on en mettait en évidence, cela intéresserait les touristes ». Un propriétaire nous a également rapporté avoir été approché dans les années 1980 par un musée privé désireux d’acquérir l’une de ses roches gravées afin d’augmenter l’attractivité de son établissement.
Toutefois, une fois confrontés à la présence effective de roches gravées, les attitudes enregistrées sont souvent beaucoup plus nuancées. Ainsi un propriétaire de gîte qui nous avait appelés pour expertiser une roche supposément gravée et sur le terrain duquel des gravures rupestres furent ensuite découvertes a réagi en nous disant :
Il va falloir le cacher, surtout ne pas en parler. Moi, ça m’intéresse. Ça m’aurait plu d’être archéologue. Avoir une roche gravée sur le terrain, ça permet de réenchanter le monde, de raconter des histoires. Moi, j’aime ça raconter des histoires. J’aime raconter à mes hôtes l’histoire du lieu. Mais je ne veux pas que cela se sache trop vite, car je dois vendre.
Communication personnelle, Trois-Rivières, 30 décembre 2016
De même, un autre propriétaire nous a sollicités pour réaliser des prospections d’art rupestre sur ses terres dans l’idée que le statut particulier conféré par la présence de vestiges archéologiques difficilement amovibles puisse servir d’argument pour justifier la conservation de zones de pâturage. Il considérait en effet la présence de roches gravées comme une éventuelle « alliée » dans la défense d’une vision du développement des lieux tournée vers une agriculture traditionnelle plutôt que vers une urbanisation extensive. Toutefois, en référence à une récente intervention du SRA et de la Commune pour stopper des travaux d’aménagement sur un site orné, il déplorait en même temps le fait qu’« aujourd’hui on ne peut plus rien faire dans la commune. Ils vous envoient la gendarmerie dès que vous sortez votre tracteur ».
L’un des problèmes majeurs soulevés par les propriétaires concerne l’immobilisme politique et économique induit par la présence des roches gravées entraînant de facto une forme de gel des terrains : « vous ne pouvez plus rien faire. C’est bloqué ». Ce sentiment se fonde pour partie sur l’échec de plusieurs transactions immobilières concernant des terrains recelant des vestiges rupestres et pour partie sur l’interruption de projets de développement urbain ou agricole sur des sites ornés. Il est sans doute encore renforcé par une compréhension relativement partielle des possibilités et contraintes inhérentes au statut de monuments historiques. Cet état de fait crée des tensions conséquentes chez les propriétaires qui souhaiteraient vendre leurs terres mais ne pensent pas trouver preneur en raison de la protection juridique accordée aux vestiges archéologiques. Ceux-ci ont alors l’impression de « payer des impôts sur ces terres sans rien pouvoir en faire. En gros, on fait du gardiennage pour l’État ».
Il en va de même chez ceux qui ne voient pas comment concilier la présence de roches avec leur vision du développement agricole ou urbain : « Avec les roches gravées, je te le dis, on marche sur la tête […] Moi, je suis agriculteur. Je ne cultive pas de roches gravées ». La présence de roches gravées sur les terres peut ainsi être appréhendée comme un élément perturbateur, voire aliénant, en raison de l’attention qu’elles suscitent, du statut juridique particulier qui leur est accordé et du contrôle administratif que cela implique. En l’occurrence, cette situation trouble, caractérisée par une présence-absence étatique, a abouti dans bon nombre de cas à une forme de « stérilisation des usages » (Callais et Jeanmonod 2013) – la majorité des terrains privés connus pour leurs vestiges rupestres n’étant alors pas ou peu investis par leurs propriétaires.
Pour les occupants du quartier de Bord-de-Mer, la question se pose encore en d’autres termes. En effet, occupant illégalement des espaces de dimensions réduites, leur relation aux roches gravées est à la fois plus étroite et plus contrainte. Elle est surtout teintée d’un sentiment d’illégitimité sur le plan du droit foncier, qui ne leur permet pas, le cas échéant, d’exprimer avec force la gêne ressentie face à cette présence. Ceci conduit dans certains cas à faire comme si les roches gravées n’étaient pas là. Encombrant des espaces déjà exigus, il n’est alors pas rare que les vestiges rupestres se retrouvent à côtoyer la voiture dans le garage, à cohabiter avec les animaux domestiques ou encore à être réhabilités en espace de rangement sur lesquels s’entreposent brosses, clous et sachets en plastique (fig. 3).
Une richesse qui n’en est pas une
Si divers acteurs institutionnels ainsi que des particuliers tentent depuis plusieurs années d’amener la population trois-riviérienne à considérer les roches gravées comme une richesse culturelle et économique, ces valeurs sont loin d’emporter l’adhésion des habitants de la commune. On est ici bien loin des observations menées dans d’autres contextes tels que le Périgord ou l’Ariège, où l’acquisition de terres comprenant une grotte ornée paléolithique a tôt suscité un véritable engouement et a pu donner lieu à une forme de notoriété (Moulinié 2015). Au contraire, les entretiens menés à Trois-Rivières ont montré que la présence de roches gravées – souvent comparées à « un cadeau empoisonné » – occasionnait à leurs propriétaires bien plus de gêne que de fierté. La plupart des propriétaires rencontrés nous ont ainsi dit se sentir démunis face à « la charge patrimoniale » qui leur incombait, partagés entre le désir de voir le site pris en main par les services publics et un sentiment d’attachement aux lieux, à l’histoire familiale dont il est chargé et à ce qui leur a été transmis : « C’est maman qui m’avait dit : “Tiens, prends cette terre, comme ça tu seras près de moi [près de ma maison]. Et puis il y a les roches [gravées]. Cela peut donner de la valeur au terrain”. Mais c’est tout l’inverse ».
L’irrésolution face à l’avenir à donner à ces vestiges et les désaccords quant aux valeurs à leur conférer aboutissent alors bien souvent à des impasses. Au moment de l’étude, plusieurs des héritiers de Prévost Sansac de Touchimbert essayaient ainsi depuis plusieurs années de trouver un accord avec la municipalité et des organismes étatiques intéressés par le rachat de leurs terrains pour assurer la préservation et la valorisation des roches gravées. Toutefois, l’ensemble des transactions immobilières initiées s’était jusqu’alors soldé par des échecs, soit parce que les formalités administratives n’étaient pas remplies, soit parce que les parties n’arrivaient pas à s’entendre sur les conditions de vente.
Une des héritières : - J’aimerais vendre mes terres.
Un agent du SRA : - Actuellement l’acquisition de vos terrains n’est pas envisagée par l’État. D’autres organismes ont plus vocation à le faire et peuvent même être subventionnés par l’État si leurs objectifs sont une valorisation et une conservation du patrimoine rupestre. Par exemple, le Conservatoire du littoral pourrait acheter vos terres dans un but de préservation du milieu naturel et du patrimoine culturel. Nous les avons contactés et dans le principe ils n’y sont pas opposés, mais l’intérêt écologique de ces terrains est très faible. La commune ou le Conseil départemental pourraient également être intéressés. Cependant tout organisme public doit se conformer à l’achat au prix du domaine, ici en grande partie à la valeur de la terre agricole, donc à très faible valeur financière.
– Autant dire 3 francs 6 sous
– Cela ferait environ 90 centimes le m2.
– Autant dire, c’est du vol.
Ces désaccords traduisent bien les ambiguïtés liées aux décalages existants entre la valeur foncière attribuée et la valeur monétaire effective des sites rupestres. En effet, ceux-là même qui soulignent la « richesse incommensurable » du patrimoine rupestre – les pouvoirs publics – se révèlent ne pas être en mesure de proposer des offres d’achat à la hauteur des attentes. Dans la politique municipale défendue alors, les roches gravées étaient de fait mises en avant comme la pierre angulaire d’un futur développement touristique et donc économique de la commune. Toutefois, au moment de mener cette étude et malgré un travail de sensibilisation sans précédent, le dispositif touristique autour de ces vestiges demeurait (hors du Parc archéologique) relativement faible, voire inexistant (Duval et Gauchon 2018). Acquérir ou être en possession d’un site orné ne permettait alors pas d’en vivre en l’état, ni sans transformation. « Tout le monde me dit : “C’est un trésor que vous avez-là”. Mais qu’est-ce que cela m’apporte ? Rien. Au contraire ! ». L’impossibilité de trouver des solutions pour tirer profit de leur terrain, soit en le vendant « à un prix convenable », soit en l’exploitant de façon touristique ou agricole, amenait la majorité des propriétaires à associer la présence de roches gravées à une dévaluation de leur terrain.
L’acquisition du statut de « monument historique » nous a ainsi été décrite comme un « déclassement » des terres, qui perdaient aux yeux des propriétaires leur potentiel économique. Et lorsque cette présence était vécue comme une entrave au projet de vie, aux activités exercées ou aux projets d’exploitation des terres, elle pouvait s’avérer insupportable au point de pousser certains propriétaires à aspirer à une destruction pure et simple des sites. Il n’est ainsi pas rare qu’à Trois-Rivières l’acquisition de terres ait donné lieu à ce que les agents du SRA appellent, en écho ironique à l’archéologie préventive, du « dérochage préventif », à savoir le passage au bulldozer des parcelles pour faire place nette et éviter toute découverte éventuelle de gravures – l’ignorance étant bien souvent la meilleure alliée pour se prémunir contre une cohabitation non désirée.
Conserver, pour qui ?
Malgré le travail des institutions pour favoriser une appropriation positive des traces amérindiennes, rares sont ceux qui, à Trois-Rivières, considèrent les roches gravées comme des éléments patrimoniaux. Ce n’est d’ailleurs qu’en 2016 qu’une première association citoyenne consacrée à la sauvegarde du patrimoine, le Conseil patrimonial et mémoriel trois-riviérien, a vu le jour. Avant cela, les actions de valorisation des vestiges rupestres (telles que conférences publiques ou marches historiques) avaient été, pour l’essentiel, le fait de quelques individus, tels Carloman Bassette (1938-2021) qui, durant quarante ans, a multiplié les actions dans le but de « sensibiliser les responsables communaux à l’intérêt scientifique et culturel de ces gravures chargées de mystères » (Bassette 1984).
Mis à part cela, c’est un sentiment d’étrangeté face aux vestiges rupestres « surgis du passé », issus de populations disparues, qui prédomine parmi les résidents, ceux-ci ne voyant pas dans ces traces de lien direct avec leur histoire. Les roches gravées sont même parfois explicitement rejetées comme des éléments extérieurs « qui ne font pas partie de mon passé », qui ne suscitent pas d’attachement particulier et ne nécessitent donc pas d’être appropriés. À cet égard, dans un contexte général marqué à la fois par une rupture historique de la relation au passé précolombien et par une défiance « à l’opposé de tout souci de préservation, de conservation, a fortiori de réappropriation envers des biens relevant de la chose publique » (Breton 2014), l’intérêt que l’État porte à ces objets peut renforcer parmi les résidents un sentiment d’extériorité face à des « restes » qui, selon certains, ne les concernent pas et dont le souci de préservation et de réhabilitation dans le présent est vu comme s’adressant à d’autres qu’eux.
C’est à cause de tout ce bitin-là [ces affaires-là] de recherches que tout fout le camp en Guadeloupe. À quoi ça sert tout ça ? Après c’est dans un musée. Mais qu’est-ce que j’irais voir des têtes de mort qui me font penser à ma tête de mort à moi ? Tout ça, ça ne m’intéresse pas ! […] Je me fous des roches gravées !
Communication personnelle, Trois-Rivières, 1er février 2018
Loin de faire l’objet d’un consensus, la valeur patrimoniale souhaitée au niveau institutionnel est ainsi susceptible d’être contestée et les vestiges rupestres ramenés au statut de « simples souvenirs » relevant de préoccupations étatiques étrangères aux réalités actuelles des habitants, qui, comme devait nous le rappeler l’un d’entre eux, « ont besoin de vivre », contrairement « aux Caraïbes [qui] sont morts depuis longtemps ». La personne en charge du Service du patrimoine nous a d’ailleurs rapporté avoir été rappelée plusieurs fois « à l’ordre » par certains habitants qui lui demandaient « d’arrêter de poser problème aux gens juste à cause de quelques “macaqueries” sur des roches ».
De manière générale, il ressort des entretiens effectués des attitudes ambivalentes quant aux diverses formes d’interventions de l’État, qui sont à la fois plébiscitées et susceptibles de générer en retour un sentiment de spoliation ou d’aliénation pouvant mener à un désinvestissement des espaces ornés. À cet égard, les entretiens réalisés à Bord-de-Mer ont montré que la création du Parc archéologique dans les années 1970 avait été perçue positivement comme une étape de valorisation du patrimoine, mais également comme un point de rupture : « Ça nous a fait mal quand l’État a pris le Parc et en a fait un lieu touristique. C’est comme si ça ne nous appartenait plus. Il faut comprendre cela pour comprendre l’attitude des gens aujourd’hui. On nous vole notre âme à ce moment-là[3] ». La plupart des habitants de Bord-de-Mer rencontrés distinguent ainsi deux périodes : une période située dans l’enfance et caractérisée par une fréquentation régulière et diversifiée (jeux, explorations, activités touristiques) de l’espace aujourd’hui enclos dans le Parc, et une seconde période, après la création du Parc, où les riverains ont cessé de s’y rendre et où les lieux sont littéralement sortis du champ de leur vie quotidienne.
Des lieux de manifestation d’une altérité passée
Si le désintérêt prédomine, les sites d’art rupestre sont en même temps considérés par beaucoup comme des lieux spirituellement chargés, à partir desquels entrer en dialogue avec une altérité passée. Pour bon nombre d’habitants, la présence de roches gravées est liée à la présence des esprits des morts, une présence qui, sans être directement perceptible, imprègne le quotidien de celles et ceux qui les côtoient. Loin d’être inertes, les roches gravées sont décrites comme ce lieu frontière, cette « porte d’entrée » à partir de laquelle « communier » avec les esprits amérindiens. Avant de créer une série de peintures pour les Rencontres d’art et d’histoire, l’artiste Joël Nankin nous a ainsi dit avoir investi le Parc des Roches gravées une après-midi entière pour « rencontrer ces âmes ».
Pour moi, la plus belle rencontre, c’est la rencontre de l’esprit, c’est-à-dire que quand je vais aux roches gravées, je vais rendre visite. Je ne vais pas aux roches gravées pour être simplement là dans un lieu où il s’est passé quelque chose. J’essaie de ressentir cette telluricité, cette – je ne sais pas comment dire ça – cette vibration, cette souffrance en même temps, cette grandeur. J’essaie d’habiter vraiment le lieu, quoi, l’esprit, le lieu de l’esprit.
Joël Nankin, Morne-à-l’eau, 14 janvier 2018
Toucher, peindre, caresser la roche, s’asseoir ou se coucher dessus ou encore y déposer des objets, les actions autour des roches sont multiples, comme autant de manières de renouer avec une présence passée ou de la solliciter (fig. 4). Cela s’accompagne également souvent d’une conception des roches comme nécessitant un entretien régulier, qui se traduit périodiquement par des actions de ravivage parfois malencontreux à la brosse métallique.
En ce sens, même la disparition des traces laissées par les Amérindiens n’implique pas nécessairement une coupure des relations avec ceux-ci, au contraire. Un couple qui avait fait dérocher son terrain plusieurs années auparavant pour le mettre en culture nous a ainsi fait part de son inquiétude quant aux conséquences du dérangement de tous les esprits inscrits dans le lieu. Bien qu’aucune gravure n’ait jamais été découverte sur ces roches, la femme nous a dit être convaincue que des Amérindiens avaient vécu sur leur terre. Elle et son mari disent d’ailleurs les voir parfois dans leurs rêves – « leur âme, parce que le corps est mort » – et leur parler. À la Toussaint, comme d’autres propriétaires, ils ont l’habitude de déposer sur les roches des bougies à l’attention des esprits amérindiens.
Intimité
Si, pour certains, il s’agit avant tout de chercher à apaiser les esprits que leurs actions sur les sites auraient pu déranger, pour d’autres la conscience de cette présence amérindienne peut être le point de départ d’une redéfinition de soi. Le rapport à la trace matérielle peut amener à instaurer un lien de continuité entre le passé et le présent, à se reconnaître une relation de filiation, par voie de sang ou par voie de terre, et à faire des Amérindiens « nos ancêtres ». C’est ce qu’évoque Jean-Claude Eliac, artiste-peintre guadeloupéen ayant grandi et vécu à Bord-de-Mer.
Pour les Amérindiens, j’ai fait corps avec, parce que j’ai été élevé sur le site. C’est-à-dire que je ne connais pas leurs rituels, mais il y a des choses qu’on sent qui… Comment vous expliquez ça ? Ce n’est pas une réincarnation, mais il y a ce fluide qui se transmet de par la nature et vous. Étant donné qu’on a été élevé là, qu’on a joué là-dedans, ça ne m’est pas étranger. C’est une partie de moi, de ma jeunesse. Vous verrez la toile que j’ai à la mairie de Trois-Rivières, « Traces », c’est mon enfance ça, là. Ce n’est pas une toile sur les Amérindiens. C’est juste mon enfance. C’est naturel.
Jean-Claude Eliac, Trois-Rivières, 12 janvier 2016
Côtoyer les roches gravées peut ainsi amener à « faire corps avec » cette présence amérindienne, vécue non pas comme quelque chose d’extérieur, mais comme faisant intimement partie de soi et de son identité. Représentant un lieu dans le lieu et dans le temps, les roches gravées servent d’objets-symboles pour se construire une profondeur généalogique qui renforce et légitime le lien avec le sol, l’Histoire et le passé.
Contrairement aux collectivités publiques (administration communale, services de conservation et de recherches archéologiques) qui mettent l’emphase sur l’objet-roche gravée et le lieu dans un souci d’étude, de conservation, de patrimonialisation et/ou de valorisation touristique, la relation intime que nouent certains habitants aux roches gravées nourrit un attachement sensiblement différent aux traces passées. Plusieurs personnes activement impliquées dans un travail d’appropriation de l’héritage amérindien à Trois-Rivières ont insisté auprès de nous sur le fait que si, indéniablement, la sauvegarde de ces roches constituait une étape essentielle, en revanche, à leurs yeux, elle n’était en aucun cas une fin en soi. Le but était avant tout de recréer la possibilité pour chacun de construire un rapport au temps et à l’histoire pour mieux s’ancrer dans le présent, se projeter dans l’avenir et rendre ainsi le passé solidaire d’un projet de société à venir ; l’important ne résidant pas dans la matière en tant que telle, mais dans ce qu’elle est susceptible d’incarner ou d’éveiller dans le présent.
Communication personnelle, Trois-Rivières, 9 janvier 2017
On n’a pas de fétichisme particulier à garder la pierre, mais bien ce qu’elle représente et éventuellement ce qu’elle représentait. L’essentiel, c’est ce qui nous est utile. Si d’un seul coup, je ne sais pas, j’exagère, nous arrivons à un million d’habitants [en Guadeloupe] et des nécessités d’hébergement se posent. Entre les pierres de nos ancêtres et l’avenir de nos enfants, l’essentiel serait notre survie dans les meilleures conditions. Les pierres, on peut toujours les remodeler, les déplacer. Il n’y a aucune forme de fétichisme.
– LB : Donc il n’y a pas de nécessité de muséification ?
– Il n’y a pas de muséification, c’est l’esprit qui doit être déifié.
Ce qui fait patrimoine n’est ainsi pas nécessairement ancré dans la matérialité des vestiges, mais dans les récits et les mémoires qui peuvent en émerger. Au contraire, au sein d’un processus de reconstruction d’un nouvel imaginaire de l’espace et du temps, la disparition de roches peut devenir un élément-clé du discours. Des roches aujourd’hui invisibles, parce que perdues ou détruites, se sont ainsi vues dressées en « lieu symbolique d’une cosmogonie mythique » (Bassette 1995). Loin d’être uniquement une perte, les absences et les silences qui entourent les roches gravées en font des alliés de choix pour investir et s’approprier ce pan du passé de l’île.
Conclusion
Ces dernières années, il est devenu de plus en plus fréquent de parler d’ambivalences pour évoquer les rapports pluriels, conflictuels et changeants au patrimoine et faire ainsi ressortir les dissonances et les désaccords qui émergent du regain d’attention portée aux éléments passés dans le présent (Breglia 2006 ; Guillaud et al. 2016). On retrouve ainsi dans les changements récents survenus autour des roches gravées de Guadeloupe plusieurs des ambivalences patrimoniales décrites ailleurs : sentiments de possession et de dépossession (Gravari-Barbas 2004), incertitude quant à l’implication des instances chargées de la protection des vestiges (à la fois présentes et absentes aux yeux des résidents ; voir Berliner et Istasse 2013), mais aussi position floue entre bien public et bien privé qui peut faire basculer les objets archéologiques dans un espace en creux entre un « à tous » et un « à personne » (Breglia 2006) susceptible d’entraîner dès lors un désinvestissement.
Les positionnements ambivalents de certains acteurs face à l’héritage rupestre de la Guadeloupe sont révélateurs non seulement des déséquilibres qu’entraîne l’entrée des vestiges archéologiques dans la logique et les structures institutionnelles et juridiques du patrimoine, mais également des oppositions et des incertitudes quant à la place à accorder à ces traces – et par extension au passé amérindien – dans la société guadeloupéenne. Alors que ces traces ne sont pas encore « mises en boîte », ni stabilisées dans une définition fixe, elles ont le pouvoir de travailler le présent et, réciproquement, elles sont sujettes à être elles-mêmes travaillées. Présences silencieuses, présences-limites, par les enjeux de cohabitation qu’elles imposent au quotidien, les roches gravées, sans doute plus que tout autre vestige archéologique, mettent en lumière les tensions et contradictions qui accompagnent les débats sur les nouvelles valeurs d’usage à accorder aux traces d’un passé oublié dans le présent.
Si nous avons insisté sur les transformations induites par le changement de statut des roches gravées sur le plan patrimonial, il ne faut pas perdre de vue que ces changements prennent aussi place au sein d’un travail plus vaste de requalification territoriale d’une région rurale qui avait, jusqu’à il y a peu, basé son développement sur l’agriculture. Si, pour des raisons historiques, le blocage des terrains est aujourd’hui principalement attribué par les habitants à des causes institutionnelles externes, cela ne doit pas masquer le fait que les roches gravées – tour à tour vues comme une richesse ou une entrave économique, un allié politique pour construire une nouvelle identité territoriale ou à l’inverse une présence insignifiante, voire gênante – sont mobilisées à l’interne au sein de projets de société concurrents faisant intervenir d’autres dimensions, notamment économiques, sociales, écologiques, etc.
Alors que les études sur l’inscription sociale contemporaine de l’art rupestre ont insisté sur la relation aux images rupestres, il y a lieu de souligner qu’à Trois-Rivières, une part importante des discours ont concerné la relation non pas aux images, mais aux supports ornés. Nombre de tensions et d’enjeux, en particulier chez les propriétaires de sites, se révèlent ainsi liés à l’emprise spatiale et à la matérialité des roches gravées, bien plus qu’aux images dont elles sont porteuses. Dans nombre de cas, la relation aux images rupestres n’est alors qu’indirecte et concerne avant tout leurs supports, jugés encombrants.
Du fait de leur lien intime avec le paysage, il n’est pas étonnant que les roches gravées se retrouvent impliquées – en tant qu’agents – dans les jeux de tensions entre des visions divergentes du développement territorial de Trois-Rivières. En ce sens, le rapport contrarié aux roches gravées – à la fois désirables et indésirables, alliées et concurrentes – que notre analyse a mis en avant est le miroir des incertitudes et des transformations politiques, économiques et symboliques qui se jouent actuellement autour d’une histoire à retrouver, de lieux à approprier et d’un environnement futur dans lequel se projeter.
Parties annexes
Remerciements
Le PCR « Roches gravées de Guadeloupe : Archéologie, sens et société » a bénéficié du soutien de la Direction des affaires culturelles de la Guadeloupe ainsi que du Conseil régional de la Guadeloupe. Nos remerciements vont aussi à l’association Ouacabou pour la gestion des crédits. Merci aux propriétaires des sites, aux riverains et aux représentants des différentes institutions qui nous ont accordé leur confiance et ont évoqué avec nous leur rapport aux roches gravées.
Notes
-
[1]
La zone des cinquante pas géométriques correspond à une bande littorale de 81,20 mètres de large. Constituée dès le XVIIe siècle en Outre-Mer, elle est propriété inaliénable et imprescriptible de l’État.
-
[2]
Le Parc archéologique fut le premier site de Guadeloupe classé Monument historique. Il faudra attendre 2003 pour que de nouveaux sites ou roches gravées fassent l’objet d’une inscription aux Monuments historiques. (https://www.culture.gouv.fr/content/download/115321/1312616)
-
[3]
Il faut préciser que ce n’est pas l’État mais une association, la Société d’histoire de la Guadeloupe, qui a initialement acquis les terrains formant le Parc avant de les céder au Conseil général. Ce type de glissement dans le discours retranscrit cependant bien le sentiment de dépossession vécu par de nombreux habitants.
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