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La plupart des cinéastes africains abordent le cinéma en termes d’éducation et de formation. Nous ne pouvons pas nous permettre de faire du cinéma comme en Occident. Ayant beaucoup d’années de retard, nous avons non seulement à former des hommes mais à faire fusionner des ethnies qui, durant des années, ont coexisté sans se connaître. Ce qui rend notre responsabilité très lourde. Moi-même, je l’avoue, j’ai une très grande peur de la puissance de l’image que j’utilise. Avant d’utiliser chaque image, je suis obligé de calculer, d’imaginer l’impact et la force de cette image sur les spectateurs. Je m’interdis de montrer des travers qui pourraient, le cas échéant, être interprétés autrement.

Si tous les cinéastes raisonnaient de la sorte, nous pourrions avoir un cinéma valable. En tout cas, notre responsabilité est très grande vis-à-vis du public. D’autant plus que l’Afrique a été longtemps victime des sociologues et des ethnologues.

Sans connaître la culture africaine, ils ont montré des images réelles mais accompagnées de commentaires faux. Ils ne connaissaient ni le sens de la danse ni de la musique. Ils ont collé tout ce qu’ils voulaient là-dessus. L’Européen qui reçoit ça, qui voit l’image et entend le commentaire, se fait nécessairement, une fausse idée de l’Afrique et des Africains.

Ce n’est qu’en prenant conscience de ces problèmes, en mesurant la dualité entre l’image et la parole, que les cinéastes africains feront du bon cinéma. Cependant, il faut dire que le cinéma africain ne sera pas authentiquement africain tant qu’il n’y aura pas de politique culturelle bien définie (Sembène Ousmane, propos recueillis par Siradiou Diallo 1973 : 46)[1].

Pour éviter quelques malentendus[2], d’entrée de jeu, je voudrais signaler que je ne suis ni ethnographe ni anthropologue et encore moins spécialiste du cinéma de Sembène Ousmane, ne connaissant ni le wolof ni le diola ou toute autre langue africaine de ses films, me fiant aux traductions souvent incomplètes : les sous-titres ne s’étendant jamais aux chants qui forment une part significative dans ses longs métrages. Par exemple, dans Moolaadé (2004), même si grâce au rythme, aux mimiques, au contexte, nous nous doutons du contenu du chant de Salba pleurant sa fille, Diatou, morte à la « purification », ignorant la langue de cette complainte africaine, nous ne saurons comprendre pleinement son propos (chapitres 17-18)[3]. Il en est de même des chants des femmes, prisonnières en plein soleil, en réponse à un tirailleur qui vient d’arracher un parasol à deux mères et leurs enfants dans Émitaï (1971). Si un spectateur (ou une spectatrice) ignorant la langue diola peut saisir qu’il s’agit d’une forme de protestation ou de contestation, il ou elle ne peut pour autant comprendre le contenu du texte (voir chapitre 3). Par ailleurs, au passage, il convient de rappeler entre autres les propos de Sembène Ousmane lui-même sur les limites des traductions. En effet, invoquant la fin de Xala (1974), il dit à Jean et Ginette Delmas :

Pour nous, [Xala,] c’est un mythe sur la lutte des classes, et la lutte que la masse doit faire pour renverser la classe bourgeoise. La masse doit aller jusqu’au bout, ce que symbolisent les crachats.En fait, la vraie traduction n’est pas cracher, c’est plutôt vomir, sortir sa bile le mot exact, c’est la bile : il faut « dé-biler » sur la bourgeoisie. C’est une image, un mot populaire et par lemythe, à travers le film, nous faisons un travail que l’écriture journalistique ne pourrait faire parce qu’il est difficile d’écrire les choses d’une manière aussi directe (Sembène Ousmane 1976 : 15).

Les mêmes remarques s’appliquent au mot sénégalais, « ceddo » qu’il reprend pour titrer un long métrage de 1976. En effet, aucune traduction ou expression française ou autre ne saurait rendre toute la charge sémantique ou la polysémie du « ceddo » africain dont il retraçait l’origine historique et la signification en ces termes :

À l’origine, il s’agissait d’un groupe d’individus qui se sont opposés à la pénétration de l’islam pour ne pas perdre leur identité culturelle. Ces premiers hommes quirefusèrent de se convertir étaient appelésceddo, « gens du dehors ». Il s’agit vraisemblablement d’un mot pular.

Le ceddo est un homme de refus. C’est ce refus qui est demeuré à travers les siècles, etqui a donné au mot sa signification. Chez les Ouolofs, les Serères, les Pulars être ceddo, c’est avoir l’esprit caustique, êtrejaloux de sa liberté absolue. Être ceddo, c’est aussi être guerrier : parfois combattantpour des causes justes, parfois mercenaire.Le ceddo n’est ni une ethnie, ni une religion, c’est une manière d’être, avec des règles (Hennebelle 1985 : 29).

Malgré ces difficultés évidentes qu’on ne saurait gommer, depuis une vingtaine d’années, je contribue à faire connaître ce cinéma en Amérique du Nord par mes cours ou d’autres interventions extra académiques. Ce travail de diffusion pédagogique m’a permis ou forcé à donner sens à la poéthique singulière (donc une poétique et éthique) qui sous-tend cette oeuvre, et expliquer sa différence radicale avec un cinéma hollywoodien omniprésent. Par ailleurs, prenant comme point de référence des films documentaires comme Les Maîtres fous (1954/ 1957) ou Mammy Water (1966) de Jean Rouch[4] — produits d’une vision plutôt classique de l’ethnologie et du cinéma ethnographique qui se veut un regard (exogène) pour les siens sur un Autre plutôt « statique » et « différent », du moins perçu comme tel (dont Rouch se réclamait encore du moins jusqu’en 1985[5]) —, je compte montrer comment le cinéma de Sembène Ousmane qui est regard sur Soi pour Soi dans un procès de confrontation/transformation suite à une rencontre avec l’Autre (ou d’autres) est doublement contre-ethnographique, d’autant plus quand cette plongée dans des mémoires africaines se fait en langues indigènes. C’est d’abord cette lecture plutôt personnelle, notes pour une recherche, que je souhaiterais communiquer à un public plus large que mes salles de classe ou de projection, et ainsi rendre hommage à un géant des temps modernes le très regretté « aîné des anciens » qui insiste dans l’un de ses derniers textes publiés sur l’importance des rencontres avec l’Autre, les autres pour se (trans)former[6].

Qui est Sembène Ousmane ou Ousmane Sembène ?

« Ousmane Sembène (January 1, 1923- June 9, 2007), often credited in the French style as Sembène Ousmane in articles and reference works, was a Senegalese film director, producer and writer » (Wikipedia, the free encyclopedia, <http ://en.wikipedia.org/wiki/Ousmane_Sembène>, consulté le 16 août 2009).

Sans répéter des informations (élémentaires) qu’on trouve un peu partout sur Sembène Ousmane, pour l’économie de ce texte, je voudrais rappeler très brièvement quelques aspects de sa vie et de son oeuvre afin de faire ressortir les rapports entre cette production capitale et la trajectoire du sujet sénégalais Ousmane Sembène, devenu le romancier et cinéaste Sembène Ousmane, et du coup montrer la cohérence interne de son oeuvre de La Noire de... (1966) à Moolaadé (2004) qui met en scène une crise suite à une rencontre avec l’Autre (ou d’autres), plus spécifiquement l’irruption d’un ou des éléments étrangers dans un corps social jamais un mais multiple, divers dans un procès de transformation vers un nouvel équilibre. Cette double contre-ethnographie, portrait de Soi et portrait de l’Autre, ni Soi ni l’Autre n’étant un, mais multiple, divers/divisé est une poéthique liée à un engagement personnel que ce regard (panoramique) donnera l’occasion de mettre en lumière.

Sembène Ousmane, comme l’écrivain algérien Kateb Yacine, a pris un nom d’auteur qui est un maquillage de son nom de l’état civil. Autrement dit, cet autodidacte qui n’a fréquenté l’école qu’environ six ans, au lieu d’écrire son nom d’auteur suivant la syntaxe de la page couverture, prénom + nom de famille (de l’état civil), a préféré celle des listes d’écoliers où apparaissent d’abord le nom de famille, puis le ou les prénom(s). C’est à la fois une façon de signaler une « dépossession », cette nomination étant une imposition coloniale, notamment de l’école et de l’armée coloniale française dont Sembène Ousmane a été un soldat, puisqu’il a été tirailleur sénégalais comme on disait à l’époque. Mais cette (dé)nomination, Sembène Ousmane, est aussi une façon de la contester, en la détournant, subvertissant du même coup l’usage ou le rituel littéraire. Car nous voilà pris avec un nom d’auteur qui n’est ni tout à fait un pseudo ni vraiment un nom d’état civil, qui pose problème aux bibliographes et critiques — qui doivent se demander où l’entrer, à S ou à O ? De fait, ils le rentrent parfois à S, parfois à O, d’autres fois à S et à O.

Par exemple, dans le Dictionnaire des oeuvres du XXe siècle, à l’entrée sur la revue « Présence africaine », nous lisons simplement « Sembene Ousmame », mais à l’index on a « SEMBENE Ousmane » — noter les capitales à Sembene, sans accent sur le « e » de « bè », l’absence de virgule entre les deux parties du nom (Mitterand 1995 : 396, 591). Par contre, dans le Dictionnaire historique, thématique et technique des littératures, l’entrée est à « Ousmane » (Demougin 1986 : 1183), alors qu’à l’index du Dictionnaire des oeuvres littéraires négro-africaines de langue française, il y a une entrée à « Ousmane, Sembène » qui renvoie à « Sembène, Ousmane », où se trouvent les données (Kom 1983 : 637, 658). Dans les deux ouvrages, il importe de noter les virgules qui font de « Sembène » et « Ousmane » des noms de famille. Quant au tout récent Dictionnaire des cinéastes africains de long métrage de Roy Armes (2008 : 115, 255-256), comme sa version originale anglaise, Dictionary of African Filmmakers (2008 : 118-119, 229-230), il opte pour « Sembene » comme nom de famille et Ousmane comme prénom d’auteur, suivant ainsi la tradition critique anglo-américaine de refuser, jusqu’à un certain point, à l’écrivain et cinéaste sénégalais le droit de choisir son nom d’artiste comme nous le rappelle implicitement l’entrée de Wikipedia citée plus haut.

La question du nom d’artiste du Sénégalais Ousmane Sembène n’est pas des plus simples, lui-même ayant sans doute laissé faire, du moins pour la diffusion des DVDs de ses films aux États-Unis sous le nom de « Ousmane Sembene ». Par ailleurs, force est de reconnaître que la Bibliothèque Nationale de France donne comme « forme internationale » : « Sembène, Ousmane », rejetant la forme « Ousmane, Sembène » qu’on retrouve à son catalogue général 1960-1969[7]. C’est également la position du critique Samba Gadjigo (de tous les commentateurs et proches de Sembène Ousmane, sans doute celui qui a le plus contribué à la diffusion de son oeuvre aux USA) dans sa biographie Ousmane Sembène une conscience africaine : genèse d’un destin hors du commun (2007) qui semble choisir de ne pas questionner la prise d’un nom d’artiste si ambigu par le Sénégalais. Est-ce l’influence anglo-américaine qui a porté Gadjigo (qui a étudié aux USA et y enseigne) à s’aligner sur une certaine tradition anglophone de ramener le nom d’artiste au nom de l’état civil « Ousmane Sembene » (comme il l’a fait dans un précédent ouvrage collectif en anglais — voir Gadjigo et al. 1993), ou tout simplement, il renvoie à l’homme et son « destin » ? Pour ma part, je pense qu’il faut accepter le choix systématique de l’artiste de se présenter sous le (faux)pseudo « Sembène Ousmane » qu’on retrouve aux génériques et affiches originales de ses films, sur les premières de couverture et pages titres de ses livres en français et généralement en anglais, donc de le traiter bibliographiquement comme un pseudo.

Ce débat sur le nom d’auteur peut paraître sibyllin. Mais l’inconsistance du catalogue en ligne de la British Library (consulté le 31 août 2009)[8], ou plutôt son souci de refléter l’inconsistance des éditeurs anglophones de Sembène Ousmane, notamment Heinemann qui le publie parfois sous le nom d’auteur, Sembène Ousmane, d’autres fois sous son nom de naissance, Ousmane Sembène, porte du moins à réfléchir. Par ailleurs, quand on constate que son éditeur français, Présence africaine, publie en 1972 un ouvrage de Paulin Soumanou Vieyra (qui fut le directeur de production du cinéaste), titré en première de couverture, Sembène Ousmane cinéaste et sur la tranche Sembène Ousmane, mais devient en page de faux-titre, Ousmane Sembène cinéaste, et en page de titre, Ousmane Sembène cinéaste Première période 1962-1971[9], on comprend mieux le flou autour de ce nom d’auteur, et l’importance de cet essai de clarification. En effet, ce seul ouvrage est parfois cité « Sembène Ousmane cinéaste » et d’autres fois comme « Ousmane Sembène cinéaste »[10]. Comment se retrouver dans cette valse de variations sur un nom d’auteur ?

Un deuxième élément biographique à retenir sur cet écrivain et cinéaste sénégalais, c’est un autodidacte : tour à tour pêcheur, soldat, docker, militant syndical, romancier, cinéaste. Il a été à l’école de la vie, et son oeuvre en porte l’empreinte, notamment son premier roman, Le Docker noir (1956), qui est sous certains aspects autobiographiques, mais surtout son approche pragmatique de la littérature et de l’art en général comme il l’exprime si bien dans ses entretiens de 1968 avec Guy Hennebelle :

Ce qui m’intéresse, c’est d’exposer les problèmes du peuple auquel j’appartiens. Je ne cherche pas à faire du cinéma pour mes petits copains, pour un cercle restreint d’initiés.... Pour moi, le cinéma est un moyen d’action politique. Sur le plan idéologique, je me réclame du marxisme-léninisme. Mais à ce sujet, je tiens à ajouter deux choses : d’une part, je ne veux pas faire un cinéma de pancartes ; d’autre part, je ne pense pas qu’il soit possible de changer une situation donnée avec un seul film. Simplement, je crois que si nous, cinéastes africains, tournons une série de films orientés dans le même sens, nous parviendrons à modifier un tout petit peu les forces en présence, en développant la prise de conscience du peuple. J’aime Brecht et j’essaie de m’inspirer de son exemple (Hennebelle 1968 : 5-6).

En fait, ce que Sembène Ousmane rappelle ici avec beaucoup de force, de courage et de conviction, c’est son refus de l’art pour l’art, autrement dit son engagement sans pour autant renier la dimension esthétique, sans tomber dans l’art de propagande. Il pense que le cinéaste, comme l’écrivain, doit « participer à la libération des peuples » avec tous les outils à sa disposition, sans exclusive. Aussi, il ne partage pas le point de vue de ceux qui refusent la caméra comme invention des blancs ou toute alliance avec les ex-colonisateurs. Sur ce point, répondant à une question de Hennebelle sur les avances sur recettes qu’il avait reçues du gouvernement français pour Le Mandat, il va jusqu’à déclarer : « dans l’état actuel des choses, je suis prêt à m’allier au diable, tout en étant décidé à ne renier aucune de mes convictions politiques ». De plus, cet engagement culturel est important pour l’Afrique en lutte, et doit se situer au-delà de tout parti pris racial ou ethnique, en ce sens, il se distingue nettement du courant de la négritude. Il ne cherche pas à célébrer une Afrique ancestrale ou mythique, et encore moins une africanité de façade[11]. Il est un écrivain et un cinéaste pragmatique qui cherche à communiquer avec son peuple pour donner à lire ou à voir là où le bât blesse qu’importe l’origine, qu’importe les responsables, en quête de compréhension et de solution. Aussi, pour lui, « un film, c’est un débat, ce n’est pas seulement un film ». Il ajoute :

Il faut que le cinéma soit une école du soir pour ceux qui veulent réfléchir doivent y trouver des éléments de réflexion pour pouvoir aller de l’avant....

On discute tous les jours du film.... Nous allons dans les écoles, chaque lycée à une salle, vous appelez ça ciné-club, nous appelons ça salle de réflexion. On vient, on présente un film et on discute du film.... Mais nous sortons du film, nous ne discutons pas seulement du film. Le film conduit à la discussion. Nous discutons de la bourgeoisie et comment on devient mendiant dans un pays, voilà. Nous parlons des paysans et ainsi de suite. Ça déborde le cadre du film. Et ça donne à la discussion un caractère concret. Même la critique au réalisateur. Moi je suis obligé tous les mois, deux fois par mois, de passer sous la douche devant le public (Sembène Ousmane 1976 : 15-16).

Cette volonté de débattre, d’échanger sur le film ou même de défier le réalisateur, pour une transformation ne se manifeste pas seulement hors scène (après la projection), elle est également sur scène, partie intégrante du cinéma de Sembène Ousmane. En fait, l’un des traits récurrents de ses films, notamment depuis Émitaï (1971) — qui raconte l’affrontement d’un village, plus particulièrement de ses femmes avec l’armée coloniale française sur un mode quasi silencieux, ne s’exprimant que par gestes ou des chants — est la mise en scène d’une confrontation ou d’une suite de confrontations verbales ou débats. Cette poéthique de la confrontation ou du débat, de la joute oratoire qui n’est pas sans rappeler des « palabres » dont la première manifestation évidente est dans la fin de Xala (1974) avec les procès de El Hadj Abdoukader Beye par les hommes d’affaire à la chambre de commerce et les mendiants chez lui, atteint un apogée avec Ceddo (1976) qui est structuré comme un long procès de l’islam dogmatique sur la place d’un village africain au 18e siècle[12]. Elle sera reprise avec des variantes dans les films subséquents, notamment Camp de Thiaroye (1988), Guelwaar (1992) et Moolaadé (2004) — voir photogrammes A1-A4.

A1-2. Ceddo, la dernière scène, revirement de situation au retour de Dior Yacine qui tue l’Iman.

A3. Camp de Thiaroye, des officiers de l’armée coloniale française confondus par une harangue du serget-chef Diatta.

A4. Moolaadé, la chef des exciceuses sous la menace des mères en révolte.

Photogrammes publiés avec l’aimable autorisation de M. Alain Sembène.

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Le dernier élément sur lequel il convient d’insister, sans doute le plus important, c’est le rapport étroit entre l’évolution de son oeuvre, et le contexte historique et social dans lequel elle s’inscrit. Plus particulièrement, il importe de souligner comment cette évolution se fait en fonction de ce pragmatisme militant qui est central dans sa conception du travail artistique ou littéraire, et se traduit dans le choix de ses titres, du moins leur langue, les thématiques et formes ou genres de ses oeuvres.

Au premier coup d’oeil, on constate que Sembène Ousmane a publié son premier roman, Le Docker noir (1956), avant les Indépendances africaines, et son dernier titre, Guelwaar, date de 1996[13]. De fait, il est avec le Camerounais Mongo Beti, auteur entre autres du fameux pamphlet contre les nouveaux dirigeants africains, Main basse sur le Cameroun (1972), l’un des rares romanciers francophones africains (au sud du Sahara) à avoir publié plusieurs titres avant et après les Indépendances.

Entre 1956 et 1960, l’année des Indépendances africaines, Sembène Ousmane qui vit en France publie trois romans qui sont relativement longs, plus de 200 pages pour les deux premiers, et près de 400 pour le dernier. Ces trois romans portent principalement sur le colonialisme, bien que le premier, Le Docker noir, soit aussi un texte sur l’immigration et l’appropriation tant de la force de travail du migrant (colonisé) que ses expressions esthétiques, plus particulièrement ici son écriture (vol d’un manuscrit d’un docker noir par une éminente romancière française qui est tuée par ce dernier pour ce méfait)[14]. Les titres de ces romans sont tout à fait français, sauf le dernier, Les Bouts de bois de Dieu, qui est une traduction littérale de son sous-titre wolof : « Banty Mam Yall », les hommes. Par ce recours manifeste à une autre langue d’une autre culture, et à cette traduction qui n’en est pas une, s’introduit un écart significatif. L’expression « les bouts de bois de Dieu » ne fait pas sens en français. Du moins, elle ne dit pas ce que l’écrivain exprime dans sa langue, les hommes (Banty Mam Yall). Il me semble qu’ici il veut attirer l’attention du lecteur occidental sur le fait qu’il a un langage propre, avec ses propres formes ou expressions qui ne sont pas réductibles.

Vers le cinéma, pour une contre-ethnographie

L’affirmation d’une prééminence subjective du wolof sur le français, pour reprendre une formule d’Alioune Tine[15], ou plus spécifiquement d’une certaine titrologie africaine sur une française, pas seulement sur le plan linguistique, mais plus largement langagier, est des plus évidentes dans les titres des années 1962-1965 qui sont un syntagme africain, Véhi Ciosane, ou un terme africain francisé, l’Harmattan, ou un mot français africanisé, Voltaïque. Mais ce qui est fondamental ici, c’est qu’après son retour en Afrique en 1961, c’est le changement de forme et de problématique. Délaissant le conflit colonial (sans oublier le choc des cultures qu’il a engendré) pour interroger d’abord les nouveaux dirigeants africains et certaines traditions africaines (changement thématique), Sembène Ousmane passe d’une part à la nouvelle (Voltaïque) ou au court récit (Le Mandat et Véhi Ciosane) ; d’autre part au cinéma qui deviendra après le succès du film La Noire de… (1966) sa forme d’expression privilégiée, conscient que le cinéma lui permet de mieux communiquer les préoccupations de son peuple, et aussi de mieux communiquer avec son peuple qui est analphabète (double changement sur le plan formel).

En effet, de retour au Sénégal, il découvre un fait troublant, il n’existe pas comme écrivain en Afrique, il n’est pas lu, il n’est pas connu, et pour cause, l’Afrique connaît à l’époque des taux d’analphabétisme pouvant atteindre 99%. D’où son questionnement : comme écrivain engagé, comment atteindre ce public (qui est le sien) qui n’a pas accès au livre ? Et pour lui, la meilleure façon de le faire, c’est avec le film, le cinéma. Et très vite, il comprendra qu’il faut le faire en langue africaine, d’où son choix en 1968 du wolof pour son premier vrai long métrage[16], Mandabi.

Cette volonté de mieux communiquer les préoccupations du continent africain, et aussi de mieux communiquer avec ses habitants qui est centrale dans sa démarche est fort bien illustrée par l’adaptation cinématographique de La Noire de… Si dans la nouvelle, l’histoire de Diouana s’inscrit entièrement dans l’Afrique coloniale en lutte, le texte s’ouvrant sur sa mort le « 23 juin de l’an de grâce 1958 »[17], Le film quant à lui place l’histoire dans le contexte postcolonial, celui de l’assistance technique, de la néo-colonisation comme le rappelle si bien la scène du repas où M. explique à un jeune couple les avantages extraordinaires, garantis par des solides accords de coopération, pour un Européen travaillant en Afrique, notamment au Sénégal (chapitre 3).

De plus, contrairement au texte qui, d’entrée de jeu, met en place les deux mondes qui s’affrontent, celui des baigneurs insouciants de la plage d’Antibes, et celui des peuples en lutte contre le colonialisme, le film s’ouvre sur une sorte d’image d’Épinal d’un paquebot arrivant en rade (en France)[18]. Mais cette image est signe tant de la néo-colonisation que de la migration notamment Sud/Nord. En effet, le tourisme, particulièrement la croisière étant l’une des formes les plus généralisées de l’entreprise néocoloniale, et l’immigration, un symptôme assez manifeste de l’échec des Indépendances et de la désillusion postcoloniale qu’il mettra encore mieux en évidence avec le roman Le Mandat (1965) et son adaptation cinématographique Mandabi (1968)[19] qui raconte les déboires d’un chômeur illettré, Ibrahima Dieng, dans les dédales bureaucratiques de Dakar pour encaisser un mandat reçu d’un neveu de Paris.

D’autre part, si le récit laisse entendre la voix d’un narrateur impersonnel qu’un lecteur tend à identifier avec un auteur (romancier ou ethnographe), dans le film, c’est plutôt celle de Diouana (voix de la dominée, de l’observée qui se fait observatrice par la force des choses), bien que off, qui domine. C’est à travers sa conscience, sa mémoire, non à partir de celle de Mme (l’étrangère lettrée, celle qui traditionnellement observe, commente) comme dans la nouvelle, que nous reconstituons les faits. Aussi, le film part de son arrivée en France en bateau à sa mort, plutôt que du constat de sa mort comme dans le récit. Ce changement de perspective permet de mettre en valeur la femme noire, et de faire de Diouana une vraie héroïne, tragique certes, mais héroïne tout de même au sens le plus classique du cinéma. Car comme l’a rappelé Sheila Petty : « [Diouana] écrase par sa seule présence les autres personnages du film. Elle est présente dans toute l’action du film, donnant une unité au récit » (Petty 1991 : 127).

Par ailleurs, ce passage du il (d’un narrateur omniscient) au je (d’une narratrice personnage principal), donc d’une certaine ou prétendue objectivité à une certaine ou prétendue subjectivité n’est pas sans conséquence. Elle implique un regard de Soi sur Soi, un regard sur l’Autre pour Soi qui donne à voir et entendre un processus de prise de conscience : la transformation de Diouna se rappropriant et transcendant ses manières de faire et d’être, donc s’exprimant pleinement. Elle se fait même juge de ses juges, ici ses patrons français dénommés anonymement M. et Mme[20]. C’est un moment fort d’une contre-ethnographie, où le discours de l’observé/dominé sur l’observateur/dominant normalement tu, sinon ignoré[21], s’exprime avec force : « Madame m’a menti. Elle m’a toujours menti.... Jamais plus elle me mentira. Elle voulait me garder ici comme une esclave », dit-elle dans son dernier monologue (chapitre 16). Faisant suite à son « Qu’est-ce qu’ils mangent et radotent ces gens ! Ils ne font que boire » lors du dîner (chapitre 3), la reprise de son don à madame en scandant « Ce masque est à moi ! » (chapitre 12), et sa confrontation musclée avec sa patronne qui tente de se rapproprier le masque (chapitre 15), ce cri est sans équivoque. Elle refuse d’être « la noire de ». Elle range ses habits dans sa valise, se défait de la perruque qu’elle prisait tant avant, se coiffe de tresses africaines, se prépare pour son suicide se disant à elle-même : « Jamais plus Mme ne me verra !... Jamais plus de Diouna ! Jamais plus je ne les verrai moi aussi » (chapitre 16). Elle sort définitivement de l’« esclavage domestique » où elle était acculée en France pour renouer, au-delà des siècles et de l’espace, avec la geste légendaire des esclaves noirs d’Amérique, car ce n’est sans doute pas par hasard, malgré les contradictions et questions que ce choix peut soulever ou soulève, que la voix de Diouna soit celle d’une comédienne haïtienne, Toto Bissainthe. Et notre cinéaste africain, à son tour de s’approprier d’une image emblématique des plus connues de l’histoire et de l’art français, le Marat assassiné de J.-L. David (1793) pour immortaliser le geste de Diouna la gorge tranchée dans sa baignoire le rasoir tombant de sa main, mais ce n’est qu’une première image du drame, celle qui suit rappelant plutôt des corps d’esclaves dans la cale d’un navire négrier (voir photogrammes B1-B4). Une telle composition de l’image comme une toile d’un grand maître de la Révolution française ou d’un symbole des luttes anti-esclavagistes des 18e-19e siècles, est fort significative : le suicide se lit comme un assassinat (ou un génocide) et s’inscrit au-delà de l’histoire d’une bonne (ou du fait divers qui l’a inspiré) dans la grande histoire des luttes humaines contre l’oppression. D’autre part, il s’agit d’un renversement radical, ce n’est pas le dominant qui s’approprie des outils ou savoirs du dominé, mais le dominé, l’Africain, qui fait sien les outils et savoirs des colonisateurs français pour parler de lui, de sa rencontre avec cette France qui devient objet d’investigation. Ce sont là deux fondements de la contre-ethnographie que Sembène Ousmane élabore pour les siens d’abord, mais aussi implicitement, sinon consciemment, contre Jean Rouch[22] qu’il avait accusé de les présenter « comme des insectes » dans une « confrontation » de 1965 entre les deux cinéastes, ou un certain cinéma qui faisait des Africains des curiosités, au mieux des figurants.

B1. La Noire de..., Diouna mourante, un rasoir à la main.

B2. Marat Assassiné de David.

B3.Coupe d’un navire négrier.

B4.La noire de..., Diouna morte dans la baignoire.

Les photogrammes de La Noire de... sont publiés avec l’aimable autorisation d’Alain Sembène. Tous droits réserrvés.

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Dans cet échange, Rouch soutient explicitement la démarche classique de l’ethnologie, affirmant : « je dispose d’un avantage et d’un inconvénient à la fois, j’apporte l’oeil de l’étranger. La notion même d’ethnologie est basée sur l’idée suivante : quelqu’un mis devant une culture qui lui est étrangère voit certaines choses que les gens qui sont à l’intérieur de cette même culture ne voient pas. » À cela, Sembène Ousmane réplique : « Tu dis voir. Mais dans le domaine du cinéma, il ne suffit pas de voir, il faut analyser. Ce qui m’intéresse c’est ce qui est avant et après ce que l’on voit. Ce qui me déplaît dans l’ethnographie, excuse-moi, c’est qu’il ne suffit pas de dire qu’un homme que l’on voit marche, il faut savoir d’où il vient, où il va.... » (Cervoni 1982 : 77). Il est donc évident que ce qui gêne le cinéaste africain — qui demandait juste avant à Rouch s’il comptait « continuer à faire des films sur l’Afrique » quand il « y aura beaucoup de cinéastes africains » (Cervoni 1982 : 77) —, c’est aussi, sinon plus, ce regard extérieur qui se veut neutre, du moins non partie prenante d’une démarche explicative et transformatrice. Il donne en exemple, Les Fils de l’eau (1952) dont « beaucoup de spectateurs européens n’y ont rien compris parce que ces rites d’initiation, pour eux, n’avaient aucun sens. Ils trouvaient le film beau, mais ils n’y apprenaient rien. » Rouch implicitement acquiesce à cette remarque, et donne en exemple, Les Maître fous (1954) dont « la diffusion... a été réservée à des cinémas d’art et d’essai, et à des ciné-clubs », car il croit « qu’il ne faut pas apporter de tels films à un public trop large, non informé, et sans présentation, sans explication » (Cervoni 1982 : 78). On pourrait également citer l’absence complète d’explication (ou même de mise en contexte) de la croix gammée inversée sur une voile d’un bateau de pêcheurs dans une séquence vers la fin de Mammy Water (1966) de Rouch qui contraste avec les longues explications et contextualisations de l’attachement obsessionnel de Pays au casque nazi dans Camp de Thiaroye. D’un côté, il y a une appropriation, si appropriation il y a, qui semble statique, « aliénante », d’un signe de l’autre, il y a un usage dynamique, dialectique d’un symbole nazi pour montrer, entre autres, le parcours douloureux d’un personnage, et du coup signifier l’horreur du fascisme. C’est là un aspect fondamental de la contre-ethnographie sur lequel il convient d’insister, car justement, selon le cinéaste sénégalais, ce qui lui déplaît dans l’ethnographie, c’est le manque de perspective historique : son refus de voir l’avant et de projeter l’après.

Bien que depuis la « confrontation » de 1965, selon la présentation des extraits republiés par CinémAction, Sembène Ousmane « s’est refusé à toute déclaration sur le cinéma de Rouch », comme en 1973 dans sa longue entrevue avec Siradiou Diallo pour Jeune Afrique, dans un entretien avec Guy Hennebelle des années plus tard, parlant de son court métrage, Taw, il réaffirme implicitement son refus du cinéma ethnographique, plus particulièrement du « cinéma-vérité ». En effet, dit-il : « ... Taw, un court métrage, [qui] m’a été commandé par le Conseil oecuménique des Églises (U.S.A.). Il s’agissait d’évoquer le problème des jeunes à Dakar et de dresser en somme un bilan de dix ans d’indépendance de leur point de vue. J’étais mal à l’aise au départ car je ne suis pas documentariste et je ne crois pas beaucoup au « cinéma-vérité » (Hennebelle 1985 : 26)[23]. Par ailleurs, Rouch également des dizaines d’années plus tard ne digérait pas plus le cinéma militant ou d’intervention auquel Sembène Ousmane s’identifie. Il le considère comme n’étant pas du cinéma, ne connaissant pas « d’exemple réussi de cinéma militant ... sur le plan cinématographique ». Et plus loin, répondant à cette question de Guy Hennebelle (« Je crois que ce qui te déplaît dans un certain cinéma militant, c’est la présence d’une conception globale... »), il ajoute : « Non, qu’il y ait des réponses ! Je n’aime pas qu’on prétende détenir la vérité ! » (Martineau et al. 1982 : 172-173, 175). Mais pour les deux cinéastes, il importe de donner voix aux Africains, comme le montrent bien certains films de Jean Rouch comme Moi un Noir (1959) dont Sembène Ousmane affirme qu’un « Africain aurait pu le faire » (Cervoni 1982 : 77) ; La Pyramide humaine (1961), regards croisés sur des Européens et Africains en Afrique ; La Chasse au lion à l’arc (1965) qui donne à voir la complexité de tout un savoir-faire africain (de la maîtrise du fer à celle des végétaux en passant par une connaissance exemplaire de la faune) ; Petit à Petit (1970) qui est tout à la fois une amusante ethnographie de la France par des Africains et un regard critique sur les voies de développement en Afrique. En ce sens, le cinéma ethnographique de Rouch qui se veut des « objets inquiétants » pouvant agir sur « la conscience du spectateur européen » (Martineau et al. 1982 : 166) est fort différent d’un certain cinéma colonial des années 1950-1960. Pourtant, il y a tout de même des divergences profondes entre les projets cinématographiques du Français et du Sénégalais. Jusqu’à un certain point, nous faisons face à deux positions irréductibles aux finalités entièrement divergentes : un cinéma documentaire (ethnographique) fait par un universitaire étranger (européen) qui veut archiver le monde (africain) pour un public européen ; et un autre militant (de fiction) fait par un autodidacte (africain) qui veut transformer le monde (africain) pour un public africain. Aussi, ce n’est pas par hasard que le rapport entre filmants et filmés soit radicalement différent d’un cinéma à l’autre : Rouch l’universitaire européen filmant des Africains impose dans sa langue française sa voix off pour donner sens aux images, Sembène Ousmane l’autodidacte africain filmant des Africains dans leurs langues diverses fait corps avec les siens pour transformer son monde au contact des Autres. Ainsi, il est acteur parmi les acteurs, fondu dans la masse des personnages : ceddo parmi les ceddos dans le film du même nom ou écrivain public dans Le Mandat, par exemple (voir photogrammes C1-2).

C1. Sembène Ousmane écrivain public dans Mandabi.

C2. Sembène Ousmane ceddo dans Ceddo.

Photogrammes publiés avec l’aimable autorisation de M. Alain Sembène. Tous droits réservés.

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Ce regard sur Soi dans sa rencontre avec l’Autre (dominant) implique un renversement et un détournement qu’illustre bien Camp de Thiaroye. Plus que dans La Noire de... ou Émitaï, dans ce film co-réalisé avec Thierno Faty Sow, Sembène Ousmane fait des observateurs autorisés d’antan des objets d’investigation d’aujourd’hui, et s’approprie d’objets emblématiques de l’histoire européenne pour décrire les siens. D’une part, d’un film, qui au prime abord raconte le retour de la deuxième guerre mondiale de tirailleurs sénégalais, il en fait une critique et une ethnographie fort complexes de l’Armée coloniale française, présentant ce corps militaire de la France libre en Afrique dans toutes ses contradictions[24]. D’autre part, il s’approprie d’un des symboles les plus populaires du nazisme, le casque SS, le transforme en objet fétiche d’un tirailleur, ex-prisonnier de guerre de Buchenwald, dénommé Pays, qui « n’a plus toute sa raison », pour reprendre l’expression du sergent-chef Diatta, rappelant aux officiels militaires français qui questionnaient l’origine des sommes d’argent trouvées dans les baraques des tirailleurs, les exploits et souffrances de ces derniers dans la deuxième grande guerre à laquelle, eux officiers français de l’Armée coloniale n’ont pas participé (chapitre 5). Par ce détournement d’un symbole honni, il pointe certes l’horreur nazie qui a détraqué bien des cerveaux, mais aussi plus largement la folie européenne[25] . En effet, comme en doutait le capitaine Raymond, le seul officier français à comprendre et soutenir la cause des tirailleurs, le film (comme le contentieux qui l’a inspiré) débouchant sur un massacre par l’Armée coloniale française d’anciens combattants franco-africains à qui la hiérarchie militaire nie le droit à l’égalité — leur refusant leurs « arriérés de solde », leur « solde de captivité », et « les indemnités » qui leur sont dus, en plus de leur propre argent de poche confisqué — fait basculer la France libre du général de Gaulle dans le camp de la barbarie, rejoignant l’Allemagne nazie qu’elle a combattue au nom de la liberté.

Bien que le film soit basé sur des événements historiques, reprenant presque, par endroits, le mot à mot des revendications des tirailleurs rapportées en 1983 par un survivant, M. Doudou Diallo, président de la Fédération des Anciens Combattants et Prisonniers de Guerre du Sénégal »[26], il n’est pas pour autant toujours fidèle aux faits. Il y a une part de transformation ou de distorsion de la mémoire historique, en un mot fictionalisation. Sur ce point, Bernard Moitt écrit justement que le film « brosse un tableau de ce que doit avoir été la situation dans un camp bouillonnant de tensions, quelques heures seulement avant l’éclatement de la tragédie.... Sembène le cinéaste [pouvant] se permettre des libertés et atteindre ce que les historiens ne peuvent pas, dans la mesure où il peut rendre l’histoire vivante sur l’écran. » Et il ajoute entre autres : son « regard perspicace de cinéaste » fait du « symbolisme du camp entouré de fil barbelé » « un moteur dramatique » (Moitt 1997 : 137).

C’est justement la dramatisation sous forme d’un long procès, qui est confrontation/transformation à la manière de Ceddo ou d’Émitaï, qu’impose le medium filmique qui commande une certaine distorsion, du moins une re-création des faits. Par exemple : contrairement au témoignage de Doudou Diallo qui affirme « [qu’]après trois sommations, ils [les militaires français] ont ouvert le feu. D’abord les hommes ont cru qu’ils s’agissaient de cartouches à blanc; mais quand ils ont vu leurs camarades tomber, ils ont compris qu’on leur tirait dessus pour de bon »[27], dans le film, il n’y a pas de sommation, l’attaque du camp a eu lieu en pleine nuit, par surprise (voir photogrammes D1-2). L’effet sur les spectateurs est immédiat et beaucoup plus fort. De voir avancer ces chars d’assaut français dans la nuit, se doutant qu’un drame est imminent, le bombardement qui suit d’anciens combattants français désarmés dans leurs lits ne peut que nous bouleverser profondément (chapitre 6). Par ailleurs, dans le film, le général est pris en otage par les tirailleurs. Il est enfermé dans une baraque sous la surveillance de Pays qui l’humilie : lui prenant son képi pour lui tendre une chéchia de tirailleur (chapitre 5). C’est là un moment particulièrement fort qui se lit comme une réplique cinglante à l’insulte faite aux tirailleurs rapatriés de leur reprendre uniformes et bottes donnés par l’Armée américaine pour leur imposer des sandales et uniformes de tirailleurs (chapitre 3). Mais selon Diallo, le général a été seulement « entouré » par les tirailleurs qui « ne appuyer leurs revendications »[28]. Mais cette formule hautement rhétorique dans une demande officielle et publique de pardon laisse place à une grande marge d’interprétation qui fait penser que la version de Diallo est plus proche des faits. Senghor, le poète, qui déjà en 1944 faisait l’éloge des tirailleurs assassinés dans « Tyaroye » (Hosties noires) réclamant justice, ne tenait-il pas ici, par une concession stratégique à l’histoire officielle, d’amadouer l’autorité française pour obtenir l’essentiel, la libération de ses compatriotes tirailleurs, anciens prisonniers de guerre comme lui[29] ? En fait, peu importe, ce geste décisif et irrévérencieux de Pays qui semble avoir ébranlé le général, et le pousser, juste après un plaidoyer d’un tirailleur sur leurs droits[30], à proposer malicieusement (ce qui n’échappe pas à la perspicacité de son « gardien ») aux tirailleurs de tenir la promesse de les dédommager équitablement comme tout ancien combattant français est une fiction. Il permet de construire un momentum dramatique, pour bien marquer une transformation radicale des tirailleurs, et un tournant décisif dans l’histoire africaine. Comme le rappelle, juste avant cette séquence, le capitaine Raymond à ces collègues officiers qui sous-estiment la détermination des tirailleurs : « les petits noirs de type y’a bon banania, messieurs, c’est terminé ! » (chapitre 5).

D1-2. Camp de Thiaroye, la dernière scène, le bombardement.

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Cette re-création des faits est partie intégrante de la poéthique de Sembène Ousmane qui implique un passage dialectique obligé de l’historique au fictif (Émitaï, Ceddo), du fait divers à l’historique (La Noire de...), de l’individuel au collectif (Mandabi, Guelwaar, Moolaadé), du privé au politique (Xala), de Soi à l’Autre et vice versa. Comme il l’a expliqué, entre autres, à propos d’Émitaï et de Ceddo, s’il tient à être authentique et à partir du réel (quotidien ou historique), contrairement au Rouch première manière, avant les ethnofictions, il veut pas dupliquer la réalité et encore moins l’archiver. En fait, il l’utilise comme un matériau primaire pour montrer un procès de transformation, et provoquer une discussion qui dans un second temps peut contribuer à engendrer un éveil des consciences et une vraie transformation sociale. Émitaï offre un bel exemple de sa manière de (re)travailler la mémoire historique ou l’actualité pour les filmer. D’un geste perçu dans la légende comme individuelle, mystique (l’histoire d’An Sitoë), on passe au récit filmique d’un geste collectif (celui des femmes d’un village)[31] lié aux traditions ou à l’histoire certes, mais aussi en rupture avec la doxa. La détermination des femmes du village s’inscrit dans une logique de respect et de détournement de deux traditions : celle du rôle central du riz dont elles ont la charge pour leur monde ; celle de leur (apparent ou prétendu) mutisme traditionnel dans les affaires de la Cité qu’elles utilisent comme une arme contre l’Armée coloniale qui n’arrive pas à les faire fléchir même en les gardant prisonnières en plein soleil. Elles font corps comme une seule et même personne dans un geste historique comme le groupe de femmes qui rejoint et soutient Collé Ardo dans son opposition à l’excision dans Moolaadé permet le passage d’un acte individuel (privé) à une action collective publique (politique). Il en est de même dans Xala où le problème individuel, sinon intime de l’impuissance sexuelle de El Hadj devient une affaire publique. Tout Dakar parle de sa ruine jusqu’à son expulsion du groupe des hommes d’affaires qui débouche sur sa harangue contre le néo-colonialisme et la corruption des élites à laquelle fera écho à la fin du film le groupe des paysans qui assaille sa villa pour lui signifier l’origine de son xala et lui rappeler comment il avait spolié des terres familiales pour s’enrichir[32].

Dans un renversement dialectique qui lui est propre, Sembène Ousmane fait de cette réunion/confrontation privée, sinon familiale, à la fois une parodie de la mythique crucifixion chrétienne, et une réplique (sinistre) du cercle de palabre africain. En effet, il place El Hadj, à moitié nu, la couronne blanche de la robe de mariée de sa troisième épouse, qui venait de lui signifier le divorce pour impuissance, sur le front, perché sur un tabouret au centre de l’assemblée formée d’un côté de sa famille, de l’autre des déshérités qui ont envahi sa demeure sous la conduite de l’aveugle, majestueusement debout avec son long bâton à la main, commandant de dé-biler sur le condamné. Cette scène, par moment insoutenable, n’est pas sans rappeler la cérémonie du chien des Maîtres fous de Rouch. Par contre, plutôt qu’une catharsis pour les seuls personnages d’un film (comme dans le film de Rouch), elle devient à la manière des grandes tragédies grecques, résolution, et de celle du cinéaste africain, un appel à l’action. Encore une fois, l’appropriation des symboles de l’Autre et des rituels des Siens est dynamique, elle tend à engager au-delà des personnages sur l’écran une communauté qui s’identifie ou peut s’identifier à eux pour une transformation de leur rapport au Monde.

Une contre-ethnographie, qu’est-ce à dire ?

Le regard sur l’Autre comme le détournement de ses symboles est toujours dialectique, dialogique pour mieux comprendre Soi dans un procès de transformation suite à une crise, qui est prise de conscience de ses rapports aux Mondes, au contact des Autres (d’ici ou d’ailleurs). En effet, contrairement à l’anthropologie classique qui perçoit l’Autre (l’observé) comme coupé de Soi (l’observateur), tout à fait étranger et différent, sinon inégal dans sa pureté de « bon sauvage » ou d’ethnie originelle pour reprendre une expression de Rouch[33], dans la démarche de Sembène Ousmane, l’Autre ne peut être perçu (observé) qu’en rapport à Soi, et vice versa. C’est un des premiers fondements de la contre-ethnographie que donnent à lire ses films.

L’histoire de Diouna dans La Noire de ... nous est contée parce qu’elle est devenue bonne à tout faire en France, comme les mésaventures d’Ibrahima Dieng dans Mandabi sont avant tout rapportées pour décrire l’absurde d’une administration sénégalaise calquée sur la française, qui ne tient aucunement compte du pays réel, que Dieng doit affronter pour encaisser un mandat reçu d’un neveu de Paris. El Hadj dans Xala représente l’impuissance et la corruption d’une classe politique et économique coupée des réalités nationales, à la solde des intérêts étrangers, mais utilisant les traditions nationales à des fins démagogiques. Par contre, Pierre Henri Thioune dans Guelwaar est le symbole d’une dignité et d’une combativité sénégalaises. Il refuse l’aide alimentaire étrangère en dénonçant publiquement et vivement les pièges qu’elle recèle pour le pays, mais sa mort, plutôt son assassinat par les autorités, provoque un autre affrontement entre catholiques et musulmans, deux religions étrangères en Afrique. Dans Ceddo, l’opposition à la pénétration de l’Islam provoque un bouleversement de l’ordre social qui débouche sur l’exécution de l’Iman imposteur par la princesse héritière Dior Yacine qu’il voulait épouser de force. Émitaï et Camp de Thiaroye relatent des confrontations historiques entre l’armée coloniale française et un village sénégalais d’une part, et des tirailleurs revenant de la deuxième guerre mondiale d’autre part. Le retour des tirailleurs à Thiaroye, comme le village diola d’Émitaï, est filmé parce qu’il offre un moment de confrontation-transformation dans l’histoire de la colonisation française en Afrique. Il ne s’agit pas d’imponderabilia, autrement dit pour paraphraser Malinowski, ces « habitus quotidiens ordinaires » que les indigènes eux-mêmes expliquent difficilement (Malinowski 1922 : 25), mais d’événements historiques, donc fort singuliers, recréés, transformés, pour agir sur le présent, pour indiquer ou rappeler des voies d’action, de transformation. C’est une position marxiste, du moins militante, qui est tout le contraire d’une démarche ethnographique classique. Autrement dit, bien qu’il parte toujours du réel ou de faits historiques, le cinéma de Sembène Ousmane, qui ne cesse d’insister sur ce point, comme contre-ethnographie, ne tente jamais de reproduire une réalité brute à archiver comme dans des documentaires ethnographiques de Rouch[34]. C’est une fiction (fondée certes sur des faits authentiques) d’un moment unique de confrontation avec l’Autre qui engendre une transformation pour l’action, le changement. Sur ce point, Éloïse Brière a raison de relier l’oeuvre de Sembène Ousmane à la notion de « lieu de mémoire » et d’affirmer, à propos du roman Les Bouts de bois de Dieu, que ce dernier cherche moins à « créer un document historique exact [qu’à offrir] une image d’Africains oeuvrant consciemment pour leur propre libération » (Brière 2007 : 141). Une telle assertion peut s’appliquer à tous ses films, notamment ceux inspirés de faits historiques, qui sont des appels aux Siens dans leurs langues pour l’action, comme le disent bien les dernières répliques du facteur (en voix off) à Dieng entouré de ses deux femmes (comme dans un cercle de palabre) dans Mandabi : « Nous changerons le pays.... Toi, les femmes, tes enfants. Nous tous » (fin du chapitre 5).

C’est là un second fondement de cette contre-ethnographie, mais étroitement, sinon dialectiquement, lié à un troisième[35] : la nécessité de l’action collective. En effet, même quand au départ le geste est individuel, il se transforme en mouvement social, et n’aboutit que dans l’action collective. L’individu se définissant toujours en rapport à un groupe qui prend sens (notamment pour les spectateurs) à travers des individualités représentatives (porte-parole ou non). Pour réussir, sinon survivre, l’individu doit rejoindre un groupe ou être rejoint par un groupe, non le groupe — l’ensemble social étant toujours fragmenté, fissuré dans les films qui donnent à voir des stratégies d’appartenance ou d’identification, des déplacements d’un groupe à l’autre : Dior Yacine de retour de captivité qui rejoint le camp des ceddos (et est rejointe par eux) dans un renversement narratif qui aboutit à un climax, l’exécution de l’Iman. Ce sont ces perturbations ou renversements qui font du récit filmique un objet (esthétique) captivant. Sembène Ousmane les utilise à dessein. Par exemple, Diouana se rappropriant du masque qu’elle avait offert à sa patronne, par ce geste inattendu rejoint son groupe qui, à son tour, se solidarise autour de sa mort pour signifier à Monsieur leur refus de vendre leur âme. En effet, sa mère à Dakar, comme elle avant de se suicider à Antibes, refuse l’argent de Monsieur, et son petit frère ramasse le masque pour poursuivre Monsieur, comme une réappropriation symbolique de l’ethnographie africaine.

Mon hypothèse de présenter le cinéma de Sembène Ousmane comme ayant partie liée à ethnographie : (double) contre-ethnographie, comme on parle de contre-discours — ou plus précisément, ce qui n’est qu’une définition minimale : une ethnographie de Soi pour Soi dans ses divers rapports au Monde, sinon ses confrontations avec d’autres (d’ici ou d’ailleurs), dans sa ou ses langue(s) indigène(s) selon ses propres formes d’expression — va à l’encontre de toute une tradition critique du cinéma africain. En effet, généralement ses films sont qualifiés de réalistes, historiques, politiques, militants, loin du cinéma ethnographique d’avant les Indépendances perçu comme exotique, colonialiste. Certes, comme je viens de le montrer également plus haut, son cinéma s’inscrit dans ces divers courants, mais il n’est pas que cela. Il est aussi autre autrement.

En fait, se plaçant dans une perspective de redéfinition de l’image filmique africaine, Sembène Ousmane ne pouvait éviter de revisiter (revoir et réévaluer) ces stéréotypes et mythes coloniaux, sinon colonialistes d’une certaine ethnographie, et de son cinéma en particulier, pour créer de nouvelles images d’un continent en mouvement. C’est le sens même de sa question à Rouch en 1965 qu’il convient de rappeler encore une fois : « Est-ce que, lorsqu’il y aura beaucoup de cinéastes africains, les cinéastes européens, toi par exemple, comptent continuer à faire des films sur l’Afrique ? » (Cervoni 1982 : 77), et jusqu’à un certain point, le moteur conscient ou non de sa démarche cinématographique qui fait parfois subtilement écho à Rouch comme dans Camp de Thiaroye qui reprend et le symbole nazi (le casque de Pays) et le coq gaulois (la pancarte du « Coq hardi », le bordel où le sergent-chef Diatta se fait virer parce que Africain) qui se retrouvent dans Mammy Water sur des voiles de pêcheurs. On peut aussi voir l’insistance sur le rituel des repas dans Mandabi, ou même l’égorgement par le marabout du mouton dans Camp de Thiaroye, comme réponse à la cérémonie des chiens dans Les Maîtres fous (1954/ 1957). À un autre niveau, soulignons que des remarques de Rouch sur Émitaï, reprochant à Sembène Ousmane de n’avoir pas rappelé que « [ces] gens [les tirailleurs] ont libéré la France malgré les Français ; il y avait très peu de Français, tous les types venaient d’Afrique. Ça pouvait être dit ! » (Haffner 1985 : 93), semblent trouver écho dans Camp de Thiaroye quand Diatta rappelle aux officiers français les prouesses des tirailleurs dans la dernière grande guerre à leur place (chapitre 5). Par contre, il y a un tout autre aspect de ce dialogue cinématographique franco-africain qui semble moins évident, mais tout aussi important : celui d’une certaine influence de Sembène Ousmane sur le cinéma de Rouch. En d’autres termes, jusqu’à quel point les films de Rouch après la « confrontation » de 1965 font-ils écho aux propos, sinon aux films de Sembène Ousmane ? Par exemple, le Paris de Petit à Petit (1970) ne serait-il pas une contre-réplique de celui des Africains de Mandabi (1968) ? ou encore Petit à Petit une réponse à La Noire de... ? Qu’importe les réponses, il reste que Rouch a été porté du moins une fois à comparer publiquement et candidement sa démarche cinématographique avec celle du Sénégalais. À propos de Mandabi, il dit en 1985 : « J’avais dit à Sembène : j’aurais montré dans un de mes films ton gars en train de manger et de roter comme ça, on m’aurait traité de salopard ! Qui regarde l’Africain comme un insecte ! Toi, tu peux le faire, merci ! » (Haffner 1985 : 91). Il semble donc évident pour lui que du point de vue de la réception du moins, Sembène Ousmane, étant africain, jouit d’un avantage, celui de pouvoir parler des siens sans se faire accuser de tous les noms, et bien sûr de faire le tour de son jardin (ethnologique) sans retenu ou presque. Avec un enthousiasme admirateur, il souligne : « Traiter du problème de l’impuissance sexuelle en Afrique, il faut être gonflé comme Sembène pour le faire ! C’est pourquoi un iconoclaste comme lui (et dans Ceddo n’en parlons pas) aurait dû faire quelque chose dans Émitai sur les héros ! Xala c’est drôle, on retrouve le Mandat, et il dénonce tout, avec un courage sans borne ! Plus que la bureaucratie, la bourgeoisie profiteuse, et il le fait avec un érotisme extraordinaire ! » (Haffner 1985 : 93).

Aussi, force est de reconnaître que Sembène Ousmane reprend systématiquement de nombreux objets ou pratiques hautement canoniques ou symboliques des descriptions ou discours ethnographiques sur l’Afrique : de la palabre, confrontation ou confortation, qui se retrouve, sous une forme ou une autre, dans tous les films au griot, chanteur ou conteur, dont la voix hante toutes les bandes sonores. Sur ce point, en conclusion de son mémoire sur les cinémas de Rouch et Sembène Ousmane, Charlotte Meyer écrit : « Les résultats de l’analyse des films Borom sarret et La Noire de... témoignent bien de la volonté de Sembène d’« africaniser » son oeuvre cinématographique. L’esthétique de ces films se manifeste par l’insertion de plusieurs éléments de la tradition orale africaine.... On constate en surplus l’importance des objets traditionnels africains significatifs, sinon symboliques » (Meyer 2005 : 120-121)[36]. Cette réappropriation esthétique manifeste de formes d’expression perçues comme typiquement africaines est des plus achevées et les plus fortes dans Ceddo et Moolaadé par l’usage systémique des griots qui doublent et encadrent en même temps par leur narration le récit ou le dialogue filmiques. Elle se manifeste également par les danses rituelles ou non qui expriment les joies ou les peines d’un individu (Diouana dans La Noire de... sur les monuments aux morts après qu’elle ait été rassurée d’aller en France avec ses patrons) ou d’un groupe (la danse des villageois enterrant leur chef dans Émitaï, celle des tirailleurs après les fausses promesses du général français à la fin de Camp de Thiaroye).

En effet, d’un film à l’autre, de la place capitale du masque dans La Noire de..., en passant par le cérémonial des repas dans Mandabi, jusqu’aux tambours parlants de Moolaadé qui, au début du film, par personnage-interprète interposé[37] font pour l’auditoire (non initié au langage des tam-tams) le récit de la crise qui frappe la société — une rupture dans l’équilibre social qui mènera à une transformation (profonde) : six filles qui refusent l’excision sont en fuite —, Sembène Ousmane construit une poéthique qui récrit le discours ethnographique.

Les exemples sont multiples de ce détournement/recentrement pour Soi et sur Soi qui n’est plus objet figé d’un discours exogène, mais sujet d’un procès de mises en scène de rapports au monde divers, complexes avec des individualités marquées et des groupes non homogènes. Qu’il s’agisse des couteaux des exciseuses jetés au feu où brûlent les radios portatifs devant la mosquée dans Moolaadé ou de la longue suite de visites infructueuses de El Hadj aux marabouts et féticheurs à travers le pays dans Xala — dont le titre même, impuissance temporaire causée par un sort, relève des croyances populaires[38] est tout un programme ethnographique —, Sembène Ousmane fait toujours un usage dynamique, dialogique, dialectique des traditions (quatrième fondement d’une contre-ethnographie) : rejetant celles jugées désuètes, prônant celles jugées dynamiques, progressives. Un bel exemple de cette dialectique est le combat de Collé contre excision au nom du droit d’asile (le moolaadé) qu’elle ne saurait refuser aux jeunes filles qui lui demandent protection dans Moolaadé. Toujours dans cette logique de remise en question de traditions perçues comme inacceptables ou dégradantes, se référant à sa propre expérience, Collé Ardo, face à l’assemblée des hommes, rappelle la différence fondamentale entre le couteau qui donne espoir et vie (le bistouri de sa césarienne) et le couteau qui sème angoisse et mort (celui des exciseuses) au nom d’une tradition qui n’est pas inscrite dans la loi islamique comme l’a annoncé le grand Iman à la radio (cette voix qui informe et ouvre sur le monde extérieur). Il appert donc que tout apport étranger n’est pas à rejeter, comme toute tradition ancestrale peut être réévaluée ou évoluée. C’est le constat que faisait déjà dès 1977, à partir d’une lecture d’Émitaï, Bernard Nave qui écrivait

Ainsi, si à première vue, il s’agit d’un film à la gloire de la femme dans sa détermination sans faille, Émitaï développe un propos plus divers et plus complet à la fois. Ce sont les femmes qui tout au long de la lutte ont l’attitude la plus résolue et unanime face à l’armée venue chercher le riz. Elles montrent aux hommes et particulièrement aux chefs absorbés dans leurs palabres la voie de la résistance. Mais le film ne saurait se résoudre à cette opposition dans la mesure où le sens de cette lutte est de montrer comment certaines contradictions sont amenées à se résoudre dans la lutte. Ainsi le thème religieux prend ici une place plus importante que dans les autres films de Sembene Ousmane, dans la mesure où il ne se contente pas de présenter la religion seulement comme aliénante, mais d’en analyser le rôle de façon dialectique, à la lumière de la place qu’elle occupe et du rôle qu’elle est amenée à jouer face à une réalité historique. Avec Émitaï, on peut dire qu’il y a une remise en cause de dieux, une interrogation sur leur existence même, face à leur mutisme dans une situation qui remet en question les structures du groupe social. Sembene Ousmane nous fait sortir d’une vision figée de la religion africaine où les croyances et les rites seraient des choses immuables et indépendantes du contexte dans lequel elles existent. Il nous les présente comme un donné de la tradition populaire, susceptibles d’évoluer et d’être remises en cause par la vie (Nave 1977 : 35-36).

L’évocation des traditions (rituel, coutume, savoir-faire) n’est jamais gratuite, elle s’inscrit dans une trame narrative, elle concourt à un dénouement : une transformation d’une situation initiale vers une finale suite à une perturbation dans l’ordre social ou les rapports entre différents acteurs sociaux. Elle répond à un besoin poéthique, donc esthétique et éthique. Plus globalement, on peut dire que Sembène Ousmane ne recourt aux formes dites traditionnelles (pâtures de l’ethnographie ou de l’anthropologie coloniale ou postcoloniale) que comme manière non figée en procès de confrontation/transformation (qui fait suite à une crise) dont il reconnaît être partie prenante par sa présence même discrète comme acteur dans ses films. Pour mémoire, rappelons quelques personnages qu’il interprète qui sont loin, par exemple, de l’omniprésence d’un Jean Rouch comme narrateur-commentateur de ses films : maître d’école populaire dans La Noire de... (chapitre 18), écrivain public dans Mandabi (chapitre 2), ceddo rebaptisé parmi les ceddos lors de la grande conversion forcée sur la place du village dans Ceddo (chapitre 4), le tirailleur dans Émitaï qui questionne son sergent sur l’étrangeté du remplacement du maréchal Pétain par le général de Gaulle à la tête de l’Armée française (chapitre 3).

De même, il ne reprend des stéréotypes sur la France et les Français, ou plus largement des icônes ou symboles européens ou occidentaux — tours d’habitation en France dans La Noire de…, le poster de De Gaulle et la discussion qu’elle entraîne dans Émitaï, la radio et la télé dans Moolaadé, la Tour Eiffel et les balayeurs noirs à Paris dans Mandabi, la chanson « Que reste-t-il de nos amours » de Charles Trenet dans la scène du bordel de Camp de Thiaroye, faisant du coup un clin d’oeil aux Baisers volés de Truffaut[39], la riviera française et le paquebot de croisière dans La Noire de...., la grande messe catholique de Ceddo — que pour les déconstruire par un regard africain, irrévérencieusement indigène, porté sur eux. Aussi, le traditionnel sujet/observateur jamais observé — du moins se croyant jamais observé, ou ne relatant que très rarement, sinon jamais dans son discours (récit ou description ethnographique qui tente de rapporter le particulièrement typique d’une société perçue comme homogène et figée dans ses traditions), les questions de l’autre/ indigène sur lui/étranger et encore moins la rencontre de ces deux mondes et les conséquences (voir Laplantine et Saillant 2005 : 21-22) — se retrouve dans ses films objet observé. Pire ou mieux encore, il est jugé non dans une langue dominante du Nord mais celle des dominés du Sud, Sembène Ousmane à partir de Mandabi, filmant prioritairement en langues africaines. Sur ce point, la belle harangue de Pierre Henri Thioune dit Guelwaar, dans le film homonyme, contre l’aide étrangère qui piétine la dignité des Africains, à laquelle fait écho les propos de sa veuve appuyant des jeunes gens qui, refusant de vivre et de grandir en mendiant, versent sur la route les sacs de nourriture états-unienne reçue des autorités soupçonnées d’avoir assassiné son mari qu’elle allait inhumer, est exemplaire. On n’est loin de la neutralité et de l’ex-centricité de l’ethnologie ou de l’anthropologie[40] classique qui, dans un rapport inégal, postule une enquête qualitative sur un autre différent, du moins perçu comme tel, non pour le groupe investigué, mais celui de l’investigateur dans sa langue ou celle de ses commanditaires. Malgré l’intégration de bribes de langues indigènes, l’anthropologie partagée de Rouch est présentée en français comme la « reverse anthropology » de Manthia Diawara est en anglais[41]. En ce seul sens, la contre-anthropologie de Sembène Ousmane est déjà radicalement différente. À l’encontre de ces tentatives importantes antérieures ou postérieures d’une ethnographie autre, elle se fait d’abord en langues non européennes (notamment celles réputées sans savoir), même quand les dialogues, comme dans Camp de Thiaroye, sont massivement en « français-tirailleur ». Ce cinéma fictionnel, aucunement documentaire, touchant à la fois divers acteurs de la rencontre (dominants et dominés, investigateurs et investigués), se fait avec et pour les dominés dans leur langue (généralement des acteurs non professionnels), selon leur mode d’expression, leur sensibilité et leur capacité de compréhension. Aussi, compte tenu des défis linguistiques propres au sous-continent africain avec ses 2000 langues indigènes, et de la volonté du cinéaste sénégalais de tourner pour toute l’Afrique, cette oeuvre est plutôt différente des expériences cinématographiques militantes latino-américaines des années 1960-1970 comme celles de Jorge Sanjinés ou Fernando Solanas, par exemple, bien qu’elles se recoupent par endroits[42].

E1. Xala, Affiche de Chaplin

E2.Camp de Thiaroye, affiche du Corbeau.

Photogrammes publiés avec l’aimable autorisation de M. Alain Sembène. Tous droits réservés.

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Intentions poïétiques et réalités esthésiques : des limites de la voie filmique

Le lecteur attentif l’a sûrement perçu, l’analyse qui précède se construit principalement sur deux ordres de discours, l’un poïétique, l’autre esthésique (au sens que donnent à ces termes Jean Molino 1988) : des propos des cinéastes sur leurs oeuvres ; des analyses de leurs productions. Dans le cas des films de Sembène Ousmane qui nous intéressent au premier chef, cette critique est généralement exogène, du moins se fait hors du continent africain (même quand elle est d’Africains de naissance ou d’adoption), comme les premières des films qui ont lieu généralement à l’étranger dans le cadre de festivals internationaux. Un film comme Ceddo a même été interdit au Sénégal pendant des années[43], L’Empire Songhaï (son premier et seul film entièrement produit par un état africain, le Mali) n’a jamais été diffusé, des doutes mêmes subsistent sur son existence[44]. Par ailleurs, les sous-titrages des films sont en langues européennes : français et anglais principalement, donc nullement disponible pour l’Africain qui ne maîtrise ni l’une des trois ou quatre langues indigènes de ses films, ni le français ou l’anglais. D’autre part, les droits de diffusion sont détenus par des firmes étrangères (anglo-américaine et française) soit, jusqu’à sa faillite récente, New Yorker Films pour les USA, la Médiathèque des Trois Mondes pour la France, ses deux plus gros marchés institutionnels du moins. Pourtant le cinéaste sénégalais prétend vouloir parler à son peuple qui, pour lui, déborde les frontières de son pays pour englober au moins toute l’Afrique au sud du Sahara. Comment y parvient-il ? That is the question ! Selon Charlotte Meyer, par exemple, reprenant des données qui remontent aux années 1960, la réponse est plutôt négative. Elle conclut son mémoire, affirmant

... Il veut faire un cinéma pour les Africains — hors de toute influence européenne — qui montre une image réelle de l’Afrique, qui évoque des sujets africains contemporains et qui reflète, par son esthétique cinématographique africaine inspirée de la narration traditionnelle, les spécificités culturelles de l’Afrique.... Néanmoins, il importe de noter que la réalité du cinéma d’Afrique noire est tout autre : il n’a pas d’audience hors d’une certaine clientèle (qui est souvent européenne), il n’est pas financé par l’Afrique(comme l’aurait voulu Sembène) et, à cause des problèmes de distribution, les films ne sont montrés que rarement en Afrique même. Notons aussi la rareté des salles (en 1963, une demie-place pour 100 habitants) et leur faible fréquentation par la population. En bref, malgré les efforts de Sembène, la plupart des films projetés sur les écrans africains restent des films étrangers (Meyer 2005 : 120).

De prime abord, ma propre expérience nord-américaine avec des étudiants africains (de familles riches ou non) me pousse à pencher dans la même direction. En effet, sauf rares exceptions, ces jeunes africains ignorent même le nom Sembène Ousmane ou Ousmane Sembène qui, lui-même, rappelait à Cannes en 2005 que le « cinéma en Afrique connaît de graves problèmes. De production : il y a peu de films, mais surtout de diffusion : personne n’y voit nos propres films. Le manque de distribution des films africains sur notre propre continent est un grave handicap » (Sembène Ousmane 2007 : 198). Il n’est donc pas étonnant que les étudiants africains (ou d’origine africaine) à l’étranger soient très peu intéressés à leur cinéma en général, qu’on les voit rarement, sinon jamais de leur propre chef, dans les rencontres sur cette production. Toujours sur un autre plan proprement africain, la comédienne Thérèse M’bissine Diop (aussi connue sous le nom de M’bissine Thérèse Diop qui apparaît au générique de La Noire de…), rappelant avec une certaine amertume, quarante ans plus tard, l’ostracisme qu’elle a subi tant de sa famille immédiate, notamment sa mère, que de parents et voisins d’avoir joué dans ce film, donne à penser qu’une bonne part de la population sénégalaise, du moins dans un premier temps, n’a pas vu d’un bon oeil l’émergence d’un cinéma sénégalais fait par des Sénégalais (voir Coulpier et Senthiles 2008)[45].Jean-Pierre Bekolo dans son film Le Complot d’Aristote/ Aristotle’s Plot (1996) semble donner une réponse plus ou moins similaire dans sa fable d’un cinéaste africain en Afrique, Essemba Tourneur, dont le prénom est l’anagramme de Sembène, et un nom de famille, Tourneur, rappelle le retournement opéré par Ousmane Sembène pour se donner un nom d’auteur. D’autre part, le synopsis du film diffusé sur le site de « France Diplomatie », qui est fort probablement de Bekolo, condense une histoire qui pourrait être celle du regretté aîné des anciens. En effet, cette fable — un « cinéaste maudit chassé d’Europe [qui] rentre au pays [pour découvrir] avec stupeur que la vieille salle de cinéma est littéralement occupée par une bande de jeunes malfrats dirigée par un africain surnommé “Cinéma” qui consomme à longueur de vie des films américains » — n’est pas sans rappeler le retour de l’écrivain Sembène Ousmane au Sénégal pour constater qu’il était inconnu chez lui. Par ailleurs, n’est-ce pas aussi son combat que celui d’Essemba Tourneur qui « décide de récupérer les lieux pour y projeter des films africains » ? Et l’ultime victoire (à la Pyrrhus sans doute) de ce dernier dont les « villageois ... adorent » les films africains que leur projette la gang de « Cinéma », « la mort dans l’âme »[46], renvoie jusqu’à un certain point aux tournées de Sembène Ousmane avec ses films à travers le Sénégal. Par ailleurs, sans le dire explicitement, dans un entretien avec Olivier Barlet, Bekolo laisse entendre que son film se fait bien en référence au Sénégalais, sinon contre lui. En effet, à la question, « Pourquoi avoir choisi Aristote ? », il répond longuement :

Quand on m’a demandé de faire un film sur le cinéma africain pour le centenaire du cinéma, c’était déjà contradictoire. De plus, les autres réalisateurs étaient des grands, comme Scorcese, Bertolucci, Godard, Frears... et moi, je n’étais personne.... Je me suis donc demandé ce qu’était le cinéma moderne : raconter des histoires ! Dans les stages de scénario, la première personne citée est Aristote : « une bonne histoire doit susciter la crainte et la pitié ». J’ai donc relu La Poétique, base de tous les récits occidentaux. C’est là que se fait la différence avec l’Afrique. L’humour et la dérision s’avèrent une force culturelle intéressante pour le cinéma. La comédie affirme Dieu en soi-même, une capacité de résolution interne des problèmes, alors que la tragédie, comme la religion chrétienne, place Dieu à l’extérieur de l’individu. En Afrique, les gens ont Dieu en eux-mêmes. Mais lorsque Sembène Ousmane filme l’Afrique, il la situe dans la tragédie ! Cette génération a voulu faire ce qu’on lui avait appris. Bien sûr, on utilise un langage mais l’outil cinéma permet d’autres possibilités. C’est le sujet du film ; il ne donne pas de recettes, il ne dit pas comment il faut faire : il ne fait qu’en parler.

Puis en réponse à une seconde question, il ajoute :

...je m’identifie à très peu de films africains ! Ce qui m’intéresserait, ce serait une certaine attitude face au monde. Je trouve grave de voir à Cannes des films africains qui fuient la réalité africaine actuelle ; ce sont des films aseptisés. On ne peut prétendre exprimer quoi que ce soit si l’on a pas pensé notre relation au monde moderne [je souligne][47].

Les commentaires de Bekolo nous ramènent à une question fondamentale qui se pose peu ouvertement : « Qu’est ce qu’un film africain ? » Je l’ai abordée à l’hiver 2009 dans un séminaire avec trois étudiants nord-américains, deux Européennes (dont une Française) et une Africaine (Sénégambienne), malgré les limites de l’échantillon, les résultats sont assez évidents et significatifs. L’Afrique urbaine ou urbanisée des films comme Madame Brouette de Moussa Sene Absa (2004) ou Quartier Mozart de Bekolo (1992) est perçue moins africaine, sinon non africaine, comme celle coloniale et militarisée de Camp de Thiaroye, par exemple. Par ailleurs, pour les étudiants de tous les films du questionnaire, Moolaadé est le plus africain (abordant, selon eux, 5 sur 6 des problèmes distinctement africains) ; puis viennent dans l’ordre décroissant Mandabi (dont les principaux personnages sont authentiquement africains) et Madame Brouette. Quant à Quartier Mozart, ils l’ont perçu à la limite peu africain, comme le sergent-chef Diatta de Camp de Thiaroye (qui écoute la musique classique, le jazz, lit des auteurs français), pour quatre d’entre eux, n’est presque plus africain. De la discussion, il semblait se dégager une vision plutôt stéréotypée de l’Afrique — rurale ou illétrée, sinon sauvage, aucunement urbanisée ou modernisée. Est-ce là ce que Bekolo tend à dénoncer ou ne fait-il qu’exprimer un conflit générationnel, sinon national ou de classe ? La petite bourgeoisie africaine — du moins un segment de cette classe urbanisée, ceux d’après les Indépendances, contrairement aux ruraux et à la génération des Indépendances — ne se retrouve pas, à tort ou à raison, dans ces images du pays profond ou d’antan, plutôt « folkloriques » ou « non modernes » pour eux. Au-delà de l’intérêt de villageois africains ou d’étudiants étrangers pour le cinéma du regretté aînés des anciens, il faut reconnaître les réussites de son entreprise artistique. De mobiliser tout un village sénégalais pour le tournage d’Émitaï, ou burkinabé pour celui de Moolaadé, de réunir des comédiens de toute l’Afrique de l’Ouest pour Camp de Thiaroye, ce sont des succès incontestables pour l’émergence d’une cinématographie africaine populaire (au-delà des frontières nationales, ethniques ou linguistiques). S’il y a des ratages sur le plan de la réception nationale ou pan-africaine, malgré la Fespaco et Carthage, il reste que sur le plan régional et international, son oeuvre a trouvé une audience exceptionnelle. En effet, qu’un film d’un jeune cinéaste africain (commandité par le British Film Institute pour le centenaire du cinéma) prenne pour référence cette production pour parler de cinéma est bien signe de la fortune extraordinaire de Sembène Ousmane qui a su aussi trouver une place, à côté des plus grands cinéastes encore vivants, dans Les Leçons de cinéma du Festival de Cannes[48].

S’il ne parle pas directement à tous les Africains — il est évidemment qu’un cinéaste n’arrive jamais à parler à tout un continent —, il parle fortement aux artisans du cinéma africain. Il est la voix incontournable, le passage obligé à contester ou à suivre, comme en fait foi leurs témoignages dans Référence Sembène (2002), un documentaire de Yacouba Traoré sur le tournage de Moolaadé, ou encore les films d’un Bekolo ou Moussa Sene Absa qui, à divers niveaux, notamment par le questionnement de leur rapport aux cinémas occidentaux et africains (problème plus que cher à Sembène Ousmane tant dans sa vie que dans ses films) font manifestement écho à sa poéthique. N’est-ce pas le comble du succès d’être à la fois cinéaste de cinéastes (africains), et cinéaste des habitants d’un village des plus reculés du pays profond africain ?