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Des visiteurs et des chercheurs se promènent dans un quilombo[1], guidés par un membre de la communauté. Le groupe s’arrête devant une maison construite en argile, au toit de paille, et une jeune chercheuse, appareil photo en main, entre dans la maison sans demander la permission de la propriétaire, une vieille dame de plus de quatre-vingts ans. Le guide, dérangé par cette situation, s’interpose et demande à la vieille dame : « Dona Soninha, cette fille veut rentrer chez vous. Le lui permettez-vous ? » La jeune chercheuse s’arrête, embarrassée.

Le fils d’un jongueiro[2] décédé se plaint de gens qui ont enregistré des images de son père sans jamais remettre de copies, soit au jongueiro de son vivant, soit à sa famille après la mort de celui-ci.

Apercevant les caméras et les appareils photos qui saisissaient des images de sa communauté, l’homme se dirigea vers les visiteurs et demanda : « Qu’est-ce que vous allez faire des ces images ? Combien est-ce que vous nous paierez pour chacune de ces images ? »

Ces trois anecdotes illustrent la façon dont les rapports entre la caméra et les interviewés peuvent poser des problèmes au cours de travaux de recherches sur le terrain.

Depuis le début du XXe siècle, plusieurs anthropologues ont utilisé des outils audiovisuels dans leurs recherches. Malinowski, par exemple, prit des photographies au cours de ses recherches dans les îles Trobriand durant les années 1910. Ces photographies constituent peut-être l’un des éléments les plus savoureux de son ouvrage Les Argonautes du pacifique occidental. Actuellement, les moyens audiovisuels sont de plus en plus utilisés par les anthropologues, sociologues, historiens et autres chercheurs. Pourtant, malgré l’insistance de Rouch et Mac Dougall quant à l’importance pour le chercheur de partager ses images avec ceux qui y figurent (Predal 1996 ; MacDougall 1992 ; Fulchignoni 1981), il reste encore des chercheurs qui ne retournent jamais chez leurs informateurs pour les leur montrer ou leur en donner une copie.

Considérés comme des alliés par ceux qui font « l’objet » d’études, les moyens audiovisuels utilisés sur le terrain suscitent aussi de nombreuses questions. Les gens des communautés où les recherches ethnographiques sont effectuées savent que les images pourront servir leurs luttes, leurs revendications, appuyer leurs messages et qu’elles pourront contribuer à la diffusion de leurs récits. Cependant, ils tiennent à savoir comment seront utilisées ces images et quels seront les avantages qu’ils pourront en retirer. Ils veulent exercer un contrôle sur l’utilisation de celles-ci et choisir eux-mêmes la manière dont elles seront présentées aux étrangers. Ils veulent enfin pouvoir en disposer dans le but de présenter eux-mêmes leurs pratiques politiques et culturelles.

Aujourd’hui, quelques communautés noires commencent à élaborer elles-mêmes des produits audiovisuels visant à créer et à contrôler un ensemble d’images porteuses d’un message. Parmi ces communautés, on trouve celles où le jongo, rythme et danse d’origine afro-brésilienne[3], est encore pratiqué (nous les appellerons dorénavant dans cet article communautés jongueiras). Celles-ci ont créé des produits audiovisuels qui sont parvenus à modifier la manière dont elles étaient perçues par la société nationale brésilienne.

Cet article décrit et analyse quelques stratégies élaborées par certaines communautés jongueiras pour créer des produits audiovisuels montrant leur quotidien. Ceux-ci visent à divulguer des renseignements que ces communautés considèrent importants pour améliorer ce quotidien, diffuser leurs histoires et leurs traditions et pour se construire une nouvelle identité.

Les communautés jongueiras

L’origine des ces communautés découle de la présence de nombreux esclaves en provenance de différentes régions dans le Sudeste brésilien au XIXe siècle. Durant cette période, les anciens esclaves dansaient et chantaient le jongo dans les grandes exploitations agricoles où l’on cultivait du café. Tout au long du XXe siècle, l’urbanisation et la migration vers les grandes villes brésiliennes firent pratiquement disparaître le jongo. Il n’était plus pratiqué que dans de petites villes pauvres qui connurent à cette époque une récession économique après l’abolition de l’esclavage et le déclin de la culture du café, et dans certaines favelas de Rio de Janeiro qui avaient recueilli une partie des migrants originaires de ces petites villes. Aujourd’hui, la population afro-brésilienne de ces localités utilise le jongo pour se construire une identité et une mémoire dans le contexte de grands mouvements d’affirmation politique et culturelle.

Malgré la grande diversité des traits propres à chacune des communautés jongueiras connues[4], quelques caractéristiques leur sont communes, notamment leur localisation régionale. D’après les recherches de plusieurs folkloristes, anthropologues et historiens (Ribeiro 1984 ; Stein 1990 ; Lara et Pacheco 2007 ; Carneiro 1982), le jongo est une pratique caractéristique de la région du Sudeste du Brésil, de la vallée du fleuve Paraíba do Sul qui traverse presque tout l’État de Rio de Janeiro, le nord de l’État de São Paulo et la Zona da Mata de l’État de Minas Gerais, régions des grandes exploitations agricoles caféières du XIXe siècle. Le jongo est également pratiqué au sud de l’État d’Espírito Santo. Au XIXe siècle, le café était le principal produit d’exportation de l’Empire brésilien[5]. Les plantations caféières étaient exploitées par de riches maîtres d’esclaves, dont le pouvoir et la richesse étaient si considérables qu’ils purent continuer à acheter de nouveaux esclaves même après la promulgation du Bill d’Aberdeen[6] qui interdisait pourtant la traite transatlantique des esclaves. Quelques-uns de ces planteurs consacrèrent une partie de leur fortune à construire des ports clandestins servant à la contrebande d’esclaves africains afin de contourner cette interdiction.

La grande majorité des esclaves qui arrivèrent dans le Sudeste du Brésil au XIXe siècle provenait du centre-ouest de l’Afrique, en l’occurrence des ports de Luanda, Cabinda et Benguela (Heywood 2002). Ils appartenaient à plusieurs peuples d’Afrique centrale[7] et partageaient des éléments culturels communs. De plus, au cours du grand périple depuis la région où ils étaient capturés jusqu’aux ports où ils montaient à bord des navires négriers qui les amenaient au Brésil, les échanges interculturels s’intensifiaient entre ces individus originaires de cultures et de peuples différents, ce qui permit une interaction sociale et culturelle entre ces groupes et individus. Le jongo était pratiqué parmi ces esclaves. Certaines caractéristiques du jongo se retrouvent dans les cultures des peuples d’origine bantoue. Les jongueiros, les gens qui pratiquent le jongo, utilisent beaucoup de mots d’origine kongo, mbundu ou ovimbundu (Slenes 1982) au moment de « jeter un ponto »[8]. La structure du jongo — l’improvisation du ponto, la danse en cercle, l’adaptation des événements et des métaphores africaines à la réalité quotidienne de l’esclavage au Brésil, pour ne nommer que ces éléments — reflétait aussi certaines structures des rituels et de la vie laïque de certaines sociétés bantoues.

Des récits d’étrangers qui voyagèrent dans cette région au cours du XIXe siècle font état de fêtes et de réunions de Noirs[9] qui dansaient au rythme du fandango ou du batuque. Ce dernier terme, très générique, désigne toutes les danses exécutées par les esclaves (Abreu et Mattos 1982 : 73). Parmi ces voyageurs, il y avait des peintres, qui ont fixé ces danses sur la toile. Il existe une grande ressemblance entre les images qu’ils produisirent et le jongo dansé aujourd’hui.

Le tableau « Fandango no Rio de Janeiro » (figure 1.1), d’Augustus Earle, datant des années 1820, montre une réunion d’esclaves lors d’une danse dont la chorégraphie s’apparente grandement à celle d’une démonstration du Jongo da Serrinha[10] réalisée dans la cour du quilombo São José da Serra[11] en 2003 (figure 1.2). On peut y voir une partie du cercle [roda] en portugais[12] qui entoure le couple « soliste » qui est au centre. Durant le jongo, les gens qui composent le cercle répètent les paroles [ponto] chantées par le jongueiro ou maître jongueiro. Le groupe situé dans le cercle tape des mains pour accompagner le rythme joué par les tambours. Le couple soliste exécute l’umbigada : mouvement de rapprochement des nombrils de l’homme et de la femme, sans qu’ils puissent aller jusqu’à se toucher (Carneiro 1982).

Figure 1.1

"Fandango no Rio de Janeiro" Augustus Earle, années 1820.

"Fandango no Rio de Janeiro" Augustus Earle, années 1820.

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Figure 1.2

Jongo da Serrinha au Quilombo Sao José, Dafne Vital Brazil, 2003.

Jongo da Serrinha au Quilombo Sao José, Dafne Vital Brazil, 2003.

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La photographie prise dans ce quilombo lors de l’exécution d’une roda montre bien ce qu’est une fête de jongo aujourd’hui. On peut y voir le cercle, les tambours et le couple soliste, mais aussi l’environnement rural du jongo : la cour extérieure en terre battue et une maison construite en argile au toit de paille[13]. On y remarque les costumes blancs utilisés par les danseurs du Jongoda Serrinha et les enfants qui participent à la fête. Les membres des groupes de jongo d’aujourd’hui revêtent des costumes « africanisés »[14] pour danser le jongo.

Dans le tableau intitulé Batuque de Johann Mauritz Rugendas (figure 1.3), peint en 1835, on peut apercevoir le cercle et quelqu’un qui porte un chapeau sur son dos. L’individu semble chanter et d’autres personnes on l’air de danser. Un homme habillé entièrement en jaune danse au centre du cercle. On y voit aussi ceux qui marquent le rythme de la main.

Figure 1.3

"Batuque", Johann Mautritz Rugendas, 1835.

"Batuque", Johann Mautritz Rugendas, 1835.

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Des tambours sont présents aussi bien dans le tableau d’Earle que dans la photographie prise dans le quilombo. Leurs tailles sont aussi très semblables[15]. Le tambour figurant dans le tableau est joué couché par terre, alors que le tambour montré dans la photographie est joué debout.

L’un des éléments remarquables du tableau d’Earle (figure 1.1) est la présence d’un enfant parmi les adultes. D’après les ethnographes et les historiens, de même que d’après plusieurs entretiens récents que j’ai réalisés auprès d’aînés jongueiros, les adultes interdisaient autrefois aux enfants de participer aux rodas de jongo à cause de la magie. On disait que les jongueiroscumba[16], ceux qui connaissaient bien la culture du jongo, étaient des sorciers qui pouvaient jeter des sorts à leurs ennemis ou encore à ceux qui ne respectaient pas les participants à la roda ou les règles du groupe. La sorcellerie permettait au groupe social d’exercer un contrôle sur ses membres et sur ceux qui participaient au jongo. Elle constituait l’un des éléments les plus importants du jongo, mais elle fut pourtant également l’un des éléments responsable de sa quasi disparition au XXe siècle : la crainte que les enfants soient ensorcelés amenait le groupe à leur interdire d’y participer. Pour cette raison, la transmission intergénérationnelle des connaissances devint impossible et les jeunes se désintéressèrent du jongo. Malgré toutes les ressemblances entre le tableau d’Earle et le jongo contemporain, on peut se demander si ce tableau illustre une roda de jongo ou si, à cette époque-là, la culture jongueira était encore en train de se construire et si on interdisait déjà aux enfants de participer. Quelques historiens pensent que le jongo et sa culture ont pris véritablement forme vers les années 1850 (Abreu et Mattos 1982)[17] et que cet ensemble résulta de l’interaction entre la culture des Africains nouvellement arrivés dans le Sudeste brésilien, la culture des Africains déjà présents au Brésil, la culture des Noirs nés au Brésil et enfin la culture des maîtres d’esclaves. Cela veut dire qu’il fallut quelques années pour que l’interaction de ces nombreux acteurs influe sur le développement de la culture jongueira. Par contre, de nos jours, les enfants jouent un rôle très important parce que les membres de ces communautés savent que sans eux le jongo risquerait de disparaître ; sans eux, il n’y aura à l’avenir plus personne pour le chanter, le danser et jouer du tambour. À présent, les éléments magiques ont quasiment disparu, mais continuent de se transmettre à travers les récits des aînés, lesquels contribuent à la construction de l’authenticité et de la légitimité de chaque groupe. Ces éléments font partie de la mémoire collective et de l’histoire liées à cette pratique.

Le tableau de Rugendas (figure 1.3), qui aurait été peint cinq ans après celui d’Earle, montre une danse qui se rapproche encore davantage du jongo contemporain. À l’arrière-plan du tableau, on peut voir la maison du maître d’esclaves, le propriétaire de la ferme, ce qui permet de supposer que ce tableau a été réalisé dans une région rurale, peut-être dans une exploitation caféière.

En plus d’avoir en commun la région de la vallée du fleuve Paraíba do Sul, toutes ces communautés partagent également un état de pauvreté. Après l’abolition de l’esclavage en 1888 et le déclin de la culture du café, les villes caféières, jadis riches et prospères, connurent une période de récession économique et la main-d’oeuvre noire commença à quitter ces localités pour aller s’établir dans les grandes villes. Cependant, même avant l’émancipation des esclaves, la production caféière déclinait déjà dans la vallée du Paraíba do Sul. Les rapports de production de type esclavagiste — fondés à la fois sur la monoculture extensive et amenant la destruction des forêts, car il fallait étendre les surfaces cultivables, et également sur le recours à une main-d’oeuvre constituée d’esclaves — épuisèrent la capacité productive des sols de la région. Les effets nocifs de cette exploitation des sols se font encore sentir aujourd’hui. Depuis 1888, la structure agraire a beaucoup changé : là où l’on cultivait autrefois le café, sur les lieux des grandes exploitations, ne se trouvent plus aujourd’hui que de petits propriétaires pratiquant l’agriculture ou l’élevage sur de petites superficies, ainsi que des propriétés de petite ou de moyenne taille qui ne sont plus des exploitations agricoles, mais plutôt des résidences d’été de riches citadins. Après le déclin de la culture du café, les Noirs qui ne purent pas quitter les lieux connurent une vie misérable parce qu’ils n’avaient plus de travail. Quelques maîtres donnèrent à leurs esclaves une partie ou la totalité de leurs propriétés. Cependant, une grande partie de ces dons ne fut jamais officialisée et certains membres de la nouvelle élite qui s’installa au pouvoir après l’avènement de la République en 1889, se les approprièrent. D’autre part, ceux qui reçurent effectivement une propriété en don n’eurent pas la possibilité de l’exploiter parce qu’ils n’avaient pas de capital à y investir. La fuite des capitaux mit un frein au développement économique de cette région et ce jusqu’à nos jours, à l’exception de trois ou quatre villes de cette partie de la vallée du fleuve Paraíba do Sul. Les conditions géographiques de cette dernière y contribuèrent également.

Cette région est constituée de collines et de montagnes reliées par de petites routes non goudronnées. Dans les vallées en contrebas se trouvent de petits villages et agglomérations qui ont conservé leurs modes de vie et leurs pratiques culturelles, dont le jongo parmi les aînés. Toutefois, la proximité de Rio de Janeiro a incité beaucoup de jeunes à préférer la culture urbaine et à assimiler le jongo à une pratique du passé, et les aînés, à des « ringards ». Pendant longtemps, les jeunes ont eu honte des ces manifestations culturelles. Notons par ailleurs que le taux d’analphabétisme est longtemps resté très élevé parmi les aînés et les jeunes. En raison de cette situation conjuguée à un passé esclavagiste et à un présent de misère et de pauvreté, cette population n’a pas bénéficié d’un contexte favorable au développement d’une citoyenneté solide ni d’une organisation sociopolitique propice à la lutte contre les préjugés, le racisme et l’exclusion sociale.

Cette situation commença à changer au cours des années 1970 lorsque le taux d’analphabétisme recula, surtout parmi les jeunes. Le Brésil fut par ailleurs confronté à un renforcement des mouvements de lutte pour les droits des Noirs. L’une des stratégies politiques principales de ces mouvements fut, dès le départ, d’amorcer la « résistance culturelle », en récupérant les éléments de la tradition afro-brésilienne (la samba, le jongo, la mémoire des aînés, notamment celle liée à l’esclavage, etc.) pour les mettre au service de l’affirmation identitaire. Influencée par cette stratégie politique, la génération qui s’intéresse au jongo aujourd’hui valorise les traditions afro-brésiliennes et cherche à changer la réalité de ces communautés en développant des projets sociaux visant l’amélioration de la qualité de vie des aînés et la construction d’une identité affirmée pour les jeunes. Le jongo est un élément très important de ce processus.

Les communautés jongueiras utilisent les images produites par Rugendas, Frond et d’autres artistes étrangers pour légitimer leurs stratégies politiques et leurs pratiques culturelles, ainsi que pour renforcer le lien historique entre leur passé et leur présent. Leurs stratégies politiques sont basées sur le droit à la terre et sur la reconnaissance du jongo en tant que pratique ancienne qui a contribué à façonner les caractéristiques de la brésilianité (ce qui est considéré comme particulier à l’identité nationale brésilienne) manifeste dans la région du Sudeste du Brésil, la région la plus développée du pays sur le plan économique et social. Les jongueiros peuvent dorénavant revendiquer l’importance de leur contribution — de même que celle de leurs ancêtres — dans la construction du Brésil actuel. Cette reconnaissance, qui contraste avec la pauvreté qui affecte la majorité des jongueiros, leur permet d’exiger du gouvernement brésilien l’adoption de politiques de réparation comme celles qui garantissent la propriété de la terre aux communautés noires[18] et celles qui visent aussi à préserver et promouvoir la diversité culturelle brésilienne[19]. En outre, les images de cette reconnaissance établissent un lien entre le jongo d’aujourd’hui et les batuquesefandangos dansés par les esclaves. Elles permettent aussi le façonnement d’un continuum généalogique entre les esclaves d’autrefois et les jongueiros d’aujourd’hui, en soulignant donc, sans qu’aucun doute ne soit permis, l’existence d’un rapport entre ces derniers et leurs communautés et les esclaves et leurs communautés.

La « réapparition » du jongo

Dès 2001, les communautés jongueiras commencèrent à organiser un réseau d’appui[20] afin d’établir, de renforcer et de resserrer les liens existant parmi les différentes communautés, ainsi que les chaînes d’interactions qui les relient à la société brésilienne. Ainsi, le Rede de apoio ao jongo e ao caxambu [Réseau d’appui au jongo et au caxambu][21] fut mis en place pour aider les communautés à obtenir le nécessaire pour changer leur quotidien. Comme il s’agit de groupes sociaux pauvres, les besoins quotidiens sont divers. Malgré toutes les difficultés rencontrées[22], le réseau atteignit des objectifs importants. Il contribua à ce que le jongo fusse mieux connu hors des petites villes où il est enraciné et des bidonvilles où il était condamné à disparaître.

Depuis trente ans, le renouveau du jongo a pris tellement d’ampleur que les jeunes descendants des anciens jongueiros l’ont « recréé » dans quelques communautés où il n’existait plus du tout. C’est le cas des communautés de Piquete et de Campinas, des villes de l’État de São Paulo, et de Quissamã et de Campos dos Goitacazes, de l’État de Rio de Janeiro. À Piquete, Gilberto Augusto da Silva (surnommé Gil do Jongo) est instituteur dans une école publique. Il avait connu le jongo quand il était petit. Mais les vieux jongueiros moururent au cours des années 1970 et le jongo resta « endormi » jusqu’à ce qu’il se réveille à Piquete quelques années plus tard. Gil do Jongo réunit les anciens jongueiros encore vivants et organisa une roda de jongo. Il entreprit ensuite un travail de transmission et de préservation du rythme, des pontos et de la danse avec leurs descendants.

À Campinas, Alessandra Ribeiro a créé un groupe de jongo[23] et lui a donné le nom de son grand-père, Benedito Ribeiro ou Dito Ribeiro. Selon elle, ce dernier était un jongueiro célèbre et elle voulait ainsi lui rendre hommage. Ce groupe a une caractéristique très particulière : il est constitué de jeunes universitaires. Parmi les participants, beaucoup sont blancs, n’ont pas d’ascendance noire et ont un niveau de scolarité très haut par rapport aux membres d’autres groupes de jongo et d’autres communautés jongueiras.

Le même processus se déroule à Quissamã et à Campos dos Goitacazes, villes situées au nord de l’État de Rio de Janeiro. Contrairement aux villes du sud, ces deux communautés se trouvent dans une région où beaucoup d’esclaves travaillaient dans les grandes exploitations sucrières. Là aussi, le jongo a été récemment « récréé ».

Ce mouvement de renaissance résulte du mouvement de renouvellement du jongo entrepris dans les années 1970, dont l’un des aspects les plus remarquables est la visibilité qu’il gagna au moyen de l’organisation de spectacles et de la parution de nouvelles dans les journaux, les magazines et à la télévision. Les gens de ces communautés mettent aujourd’hui à profit cette exposition médiatique pour diffuser les perspectives liées à leurs luttes.

La production des livres-CD par les communautés jongueiras.

Pour lutter contre l’exclusion sociale et pour tenter de modifier l’image négative de pauvreté et de violence que les groupes sociaux hégémoniques appliquent aux communautés jongueiras, ces dernières ont élaboré une stratégie d’action qui passe par la production et/ou par le contrôle des images qui les concernent. Au cours des huit dernières années, cette production a augmenté de façon significative et, aujourd’hui, ces communautés s’impliquent énormément dans la production de matériel audiovisuel. Les thèmes de la mémoire et la tradition sont omniprésents dans ces produits audiovisuels, notamment dans les livres-CD créés spécifiquement par les communautés jongueiras. Depuis 2003 trois livres de ce type ont été publiés présentant les histoires des communautés jongueiras et l’histoire du jongo de façon plus générale. Il s’agit de : Jongo da Serrinha (2002) qui raconte l’histoire de Serrinha et du groupe Jongo da Serrinha ; de Jongo do Quilombo São José (2004) qui raconte l’histoire du quilombo São José da Serra ; et de Jongos do Brasil (2006) qui raconte l’histoire de plusieurs communautés jongueiras situées dans les États de Rio de Janeiro et de São Paulo. Ces trois publications contiennent un livre illustré présentant les histoires des gens de la communauté, des photographies et quelques illustrations, dont des images relatives à l’esclavage et d’autres représentant les lieux où vivent les communautés, ainsi qu’un CD d’enregistrement de plusieurs pontos. Parmi les illustrations se trouvent des visages de Noirs et la représentation d’un navire négrier peint par Johann Mauritz Rugendas où l’artiste fait figurer symboliquement les différentes ethnies africaines ayant débarqué au Brésil. Les histoires qui racontent l’origine et la définition du jongo tissent ce que l’on pourrait appeler un mythe d’origine commun à toutes ces communautés.

Le mythe exposé dans les livres-CD met l’emphase sur la présentation de six éléments : le jongo, son histoire, une ethnographie de la fête (la roda de jongo), une ethnographie de la danse, les instruments et quelques renseignements sur les pontos. Le jongo est décrit comme une pratique appartenant au patrimoine culturel brésilien et qu’on retrouve au Sudeste du pays et de façon prédominante dans l’État de Rio de Janeiro. On le définit comme l’un des « pères » de la samba et de l’une des plus importantes contributions des Noirs à la culture brésilienne ainsi qu’à la création de la MPB[24]. La MPB fut façonnée par plusieurs rythmes et il est sûr que la samba lui servit de creuset. Le jongo surgit au XIXe siècle et la samba dans les années 1910[25]. Ceux qui chantent et/ou composent des sambas sont nommés sambistas. Les premiers sambistas étaient des fils ou des petits-fils d’esclaves et connaissaient beaucoup de rythmes afro-brésiliens, y compris le jongo. Puisque le jongo est plus ancien que la samba et que les gens qui participaient à son expansion étaient, surtout à Rio de Janeiro, presque tous les mêmes, on considère que le jongo eut une influence sur le développement de la samba. À l’instar du jongo, la samba est reconnue comme dança de umbigada (Carneiro 1982 ; Moura 1983 ; Vianna 1995). Les livres-CD présentent l’histoire du jongo et rapportent que celui-ci existait déjà dans la région du Congo et de l’Angola en Afrique centrale. Selon la tradition orale, les esclaves l’auraient apporté d’Afrique dans le Sudeste brésilien. Il est important pour la mémoire et l’identité de chaque communauté de recourir à l’origine africaine, parce que cela témoigne du lien ancestral ; on établit un lien entre les jongueiros d’aujourd’hui et ceux du passé, entre les esclaves et leurs descendants. Dans chaque communauté, il se trouve une personne capable de rétablir la lignée ancestrale jusqu’à l’esclavage et jusqu’à un ancêtre africain. Si, auparavant, les liens avec les esclaves et le jongo étaient dissimulés en raison de la honte et des préjugés, il semble maintenant opportun de les récupérer.

La fête (roda de jongo) est décrite en soulignant ses aspects les plus « ruraux ». On dira, par exemple (dans les trois livres-CD), que « les Noirs font un feu de camp et illuminent la cour avec des torches ». Le jongo permettrait aussi de se mettre en liaison avec les âmes des ancêtres. Ainsi, la danse ne pourrait vraiment débuter que vers minuit, heure à laquelle les âmes des ancêtres apparaîtraient et participeraient à la danse. Les âmes des ancêtres viendraient regarder les descendants des anciens jongueiros lors des manifestations. Avant minuit, les gens s’amusent en dansant sur d’autres rythmes afro-brésiliens. « À minuit » (selon les trois livres-CD), la femme la plus âgée « arrête le bal et marche vers la cour de terre battue. Elle allume le feu de camp et organise la roda ». La présence de la femme est accentuée dans ce récit : en réalité, le feu et la roda peuvent être commencés par n’importe qui. Mais, le matriarcat étant considéré comme une caractéristique importante des sociétés bantoues, il est souligné ici pour affirmer l’africanité présente dans la fête. Cependant, cela résulte aussi d’un aspect démographique : après que les processus d’urbanisation ont été amorcés à la fin du XIXe siècle, les hommes quittèrent ces communautés appauvries pour aller chercher du travail dans les grandes villes du Sudeste et les femmes devinrent les chefs de famille. Aujourd’hui, de nombreuses femmes occupent d’importantes fonctions dans les communautés jongueiras et elles jouent des rôles essentiels dans tout le processus de transmission de la tradition jongueira. D’autre part, malgré les liens entre les femmes et la sorcellerie, même en Afrique, les histoires « de magie » font souvent intervenir des personnages masculins. Dans les récits de sorcellerie, parmi les jongueiros, les femmes jouent presque toujours le rôle d’objets de désir des hommes, motif qui pousse ceux-ci à se disputer. Les histoires sur les jongueiroscumbas ont beaucoup à dire sur les hommes et presque rien sur les femmes.

La danse, les instruments et les pontos sont décrits conformément aux récits de plusieurs chercheurs (Simonard 2005 ; à paraître ; Gandra 1995 ; Lara et Pacheco 2007 ; Slenes 2007 ; Stein 1990). Les tentatives de modernisation du jongo, comme celle de Mestre Darcy[26] par exemple, ne sont pas mentionnées, parce qu’elles ne sont pas vraiment acceptées par tous les jongueiros.

Cette production discographique et visuelle a progressivement légitimé le jongo et les productions culturelles des communautés jongueiras en créant un espace particulier à partir duquel ils ont acquis une autorité pour diffuser leurs mémoires, leurs récits, leurs luttes et leurs traditions. Le groupe Jongo da Serrinha réalisa plusieurs spectacles en 2002 pour présenter au public son livre-CD. Cela attira l’attention de la presse qui publia plusieurs reportages sur ce groupe, ses chanteurs et danseurs, ainsi que sur sa communauté d’origine. Par conséquent, le jongo qu’ils pratiquent, la culture de la communauté, sa tradition, etc., sont désormais bien connus du grand public. La visibilité ainsi obtenue permit au groupe et à la communauté de se faire entendre auprès d’organisations privées et étatiques qui les aidèrent à satisfaire certains besoins de la communauté. Il en a été de même pour la communauté quilombola de São José da Serra : après la parution de son livre-CD, elle reçut une visibilité suffisante pour rallier certaines personnes à leurs causes.

Les images des aînés

Les couvertures de tous les livres-CD présentent des photographies des aînés des communautés jongueiras. La première de couverture du « Jongo da Serrinha » montre une photo en noir et blanc de Tia Maria do Jongo[27] (Maria de Lourdes Mendes), la participante la plus âgée de ce groupe (figure 2.1). Elle danse vêtue d’un costume « africanisé » au centre d’un cercle déployé au quilombo São José da Serra. La quatrième de couverture présente la photo de feu Mestre Darcy (figure 2.1), celui qui renouvela le jongo, vêtu d’un veston blanc et coiffé d’un chapeau blanc. Il était déjà décédé au moment où ce livre-CD fut mis sur le marché, mais nous devons tout de même souligner qu’il fut le leader de ce groupe pendant près de trente ans. Pourquoi son image n’est-elle pas en première de couverture de ce livre-CD ? Nous croyons que la réponse tient à la question de la tradition. Le travail de Mestre Darcy fut très controversé. Ceux qui travaillaient avec lui l’aimaient et le soutenaient. Par contre, beaucoup de gens l’accusaient de ne pas avoir su respecter la tradition et d’avoir trop modifié la structure du jongo. Au moment où ce livre-CD parut, les jeunes leaders de la Serrinha qui avaient appuyé ses efforts de revalorisation et de renouvellement du jongo étaient dans une position très difficile. Leur légitimité était contestée par les membres des autres familles « fondatrices » de Serrinha. Ils évitèrent pour ces raisons d’utiliser des éléments susceptibles de raviver les critiques. Placer la photo du feu leader sur la quatrième de couverture constituait à la fois un geste prudent et un hommage au vieux jongueiro. Par contre, mettre en évidence la photographie de Tia Maria do Jongo visait à attirer la sympathie de toute la communauté, le leadership et l’importance de ce personnage étant reconnus par presque tous les habitants de la communauté et par certains organes de la Mairie de Rio de Janeiro[28]. Les éléments qui composent ces images furent soigneusement choisis pour corroborer les liens du Jongoda Serrinha avec la tradition du jongo de cette communauté.

Figure 2.1

Couverture du livre-CD "Jongo de Serrinha"

Couverture du livre-CD "Jongo de Serrinha"

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La photographie en première de couverture du livre-CD « Jongo do Quilombo São José » (figure 2.2) montre une roda de jongo. Au milieu du cercle, Tio Mané (Manoel Seabra) danse avec un autre habitant du quilombo. Au fond du cercle, à côté des tambours, se trouve la nouvelle dirigeante religieuse de la communauté, Mãe Tetê (Terezinha do Nascimento Fernandes). Tio Mané était le frère de Mãe Zeferina, la dirigeante religieuse décédée moins de trois ans auparavant, et il est l’oncle de Mãe Tetê. Ce dernier et Mãe Zeferina sont les arrière-petits-enfants de Tertuliano et Miquelina qui arrivèrent en tant qu’esclaves dans cette propriété vers 1860[29]. Aujourd’hui, chaque maison de la communauté compte au moins un descendant de l’un des cinq fils de ce couple. À l’heure actuelle, Tio Mané est l’un des habitants les plus âgés et il est très respecté en raison de sa grande connaissance de l’usage des herbes et des plantes médicinales, du jongo, d’autres rythmes afro-brésiliens et de l’histoire de ses ancêtres. Il est l’un des gardiens de la mémoire de cette communauté. Presque tous les documentaires qui ont été réalisés dans ce quilombo[30] présentent des entrevues de lui et de Mãe Tetê. Celle-ci partage l’autorité et le leadership avec son frère, Toninho Canecão (Antonio do Nascimento Fernandes). Elle s’occupe des questions liées à la religion, tandis que lui s’occupe de tisser des liens entre la communauté et la société brésilienne. Par exemple, c’est lui qui mène la lutte de la communauté pour obtenir la propriété de la terre où ils vivent. Il fut vereador[31] de la ville de Marquês de Valença, située dans la vallée du Paraíba do Sul, au sud de l’État de Rio de Janeiro.

Figure 2.2

Couverture du livre-CD "Jongo do Quilombo Sao José"

Couverture du livre-CD "Jongo do Quilombo Sao José"

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Tous ceux qui figurent sur cette photographie sont vêtus de blanc. Cette couleur joue un rôle très important dans les manifestations culturelles afro-brésiliennes. Elle est associée à la pureté et à l’ancestralité. Elle est aussi utilisée dans la capoeira et lors des rituels de l’umbanda, du candomblé et d’autres religions afro-brésiliennes.

Jongos do Brasil est le titre du troisième livre-CD. Sa première de couverture montre une image des aînés de São José da Serra en habits blancs : Tio Mané, Mãe Tetê et les autres. Ils sont tous debout devant une maison en adobe (figure 2.3). Cette même photographie est utilisée dans le livre-CD « Jongo do Quilombo São José ». Bien qu’il s’agisse d’une photographie de gens du quilombo, on espère mettre l’emphase sur les aspects plus généraux du jongo parce que cette image évoque la mémoire, la tradition, l’identité et les aspects ruraux de ce rythme.

Figure 2.3

Couverture du livre-CD "Jongos do Brasil"

Couverture du livre-CD "Jongos do Brasil"

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L’objet de ce livre-CD est de présenter toutes les communautés jongueiras qui participent régulièrement aux Encontros de Jongueiros ainsi qu’au Rede de Memória do Jongo e do Caxambu[32]. Pourquoi, donc, utiliser une photographie du quilombo ? Parce que le mode de vie de ses habitants paraît plus proche de celui des esclaves du XIXe siècle. L’usage de cette photographie joue aussi un important rôle politique : ce quilombo mène une lutte pour la propriété de la terre. Aussi, en utilisant cette image, on insuffle une énergie à cette lutte et on montre qu’il existe une certaine unité politique dans les communautés qui participent au réseau d’appui aux communautés jongueiras.

Les livres-CD regroupent de très courtes biographies des personnages importants de chaque communauté. Le livre-CD Jongo da Serrinha place en premier les biographies des membres de la famille Monteiro, celle de Mestre Darcy, en commençant par celles de Vovó Maria Joana Rezadeira (figure 3.1) et de Pedro Monteiro, les parents de Mestre Darcy. On remarque que Vovó Maria Joana Rezadeira connut le jongo et d’autres traditions afro-brésiliennes dans la cour de la ferme où elle naquit. À l’âge de vingt-sept ans, elle devint « mère-de-saint » de l’umbanda. À la mort de son mari, elle créa le terreiro Tenda Espírita Cabana de Xangô où elle exerçait ses activités religieuses. Pedro Monteiro était, lui aussi, jongueiro et sambista. Il était débardeur sur les quais du port de Rio de Janeiro. D’après sa biographie, il participait à beaucoup de projets sociaux et il contribua à la création de l’Império Serrano, l’école de samba de la communauté, qui est l’une des plus importantes de Rio de Janeiro. Toutes les familles qui vivaient sur cette colline durant les années 1910 et 1920, les pionniers de Serrinha, comptent au moins un membre ayant participé à la création de cette école de samba. On remarque que ce couple figure parmi les premiers habitants de cette communauté.

Figure 3.1

Vovo Maria Joana Rezadeira.

Vovo Maria Joana Rezadeira.

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Cette liste de biographies comprend également celles de Mestre Darcy (Darcy Monteiro) (figure 3.2) et de sa soeur Tia Eva (Eva Emily Monteiro), en soulignant que le frère et la soeur ont hérité des aptitudes de leur mère. Mestre Darcy s’occupait de la préservation et de la transmission des traditions laïques (le jongo, la samba, les travaux sociaux) et sa soeur s’occupait de la question religieuse ainsi que des travaux sociaux. Il fut celui qui élabora une stratégie de préservation qui fit d’un rythme méconnu, un rythme en vogue chez les jeunes de la classe moyenne, et qui fait à présent l’objet de beaucoup de recherches dans les universités (Simonard 2005 ; à paraître). Tia Eva est décrite comme étant liée aux traditions religieuses, au jongo et à l’école de samba Império Serrano.

Figure 3.2

Mestre Darcydo Jongo da Serrinha.

Mestre Darcydo Jongo da Serrinha.

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Suivent ensuite les biographies d’autres aînés importants, accompagnées de leurs photographies. Les textes signalent leurs liens avec le religieux, le jongo, la samba, l’Império Serrano et les familles de ceux qui furent les premiers habitants de Serrinha.

Le livre-CD Jongo do Quilombo São José présente des photographies d’aînés qui accentuent leurs liens avec les traditions du jongo, de l’umbanda et les ancêtres. Certaines montrent des aînés avec des jeunes et des enfants en suggérant ainsi la transmission des traditions. Les aînés sont posés comme l’incarnation de la transmission orale de la tradition, de la mémoire, et contribuent à construire une identité affirmative pour les jongueiros. Les textes mettent l’accent sur les liens entre les aînés et la communauté où ils vivent et, surtout, sur leurs connaissances de la tradition et de la culture afro-brésiliennes, particulièrement leur connaissance du jongo. Les textes racontent aussi l’histoire du jongo et de la communauté, et exposent également la généalogie de ses habitants.

Le livre-CD Jongos do Brasil présente des photographies des leaders plus jeunes et d’autres montrant les costumes et les rodas de jongo de chaque communauté, ainsi que des tambours. Les articles racontent quelques histoires de chaque communauté, de ses leaders, et présentent les calendriers des fêtes (les jours des rodas de jongo) en plus de présenter les principaux projets développés par chaque communauté (formation professionnelle, transmission du jongo et d’autres traditions afro-brésiliennes, etc.).

Les images des aînés jouent un rôle très important parce qu’elles récupèrent et valorisent l’ancestralité. Les aînés rappellent les liens des jongueiros avec leurs ancêtres qui furent esclaves et, de plus, avec les Africains qui arrivèrent au Brésil durant quatre siècles. En outre, les plus jeunes les tiennent pour les gardiens de toute la tradition de chaque groupe, transmise oralement. Dans les activités politiques et culturelles des communautés, on remarque toujours la participation des aînés. Les compositions des photographies qui les représentent mettent en évidence leurs liens avec la tradition et la culture afro-brésilienne. Pour cette raison, leurs vêtements et l’ambiance des photographies furent soigneusement choisis pour correspondre à des stéréotypes « africains » qui peuplent l’imaginaire de tous les Brésiliens. Quand les jeunes leaders produisent ces images et les utilisent dans les livres-CD, ils souhaitent établir une liaison incontestable entre eux et les aînés, entre les aînés et les esclaves, entre le jongo d’aujourd’hui et celui d’autrefois, entre la culture des esclaves et celle des jongueiros.

Les images de l’esclavage

Des images de l’esclavage sont exposées dans plusieurs livres-CD. Le tableau Pilagem de café [Noirs pilant des grains de café], de Victor Frond, est ainsi présent dans les trois livres-CD (figure 4.1). Deux femmes noires pilent des grains de café dans un gros contenant près d’une porte, peut-être celle de la cuisine de la maison dont le mur apparaît au fond de l’image. À leurs pieds, un enfant s’occupe d’un petit bébé. Il est possible qu’il s’agisse de leurs enfants. Dans l’imaginaire jongueiro, cette image rassemble deux éléments importants et profondément liés : l’esclavage et le café. Elle a été insérée dans un passage du texte traitant de l’histoire du jongo et des communautés de manière à renforcer la liaison entre le café, l’esclavage et le jongo. L’image montre une scène des travaux domestiques quotidiens dans une exploitation de café. Les femmes qui y figurent avec leurs enfants sont les mêmes que celles qui dansaient pendant les soirées jongueiras.

Figure 4.1

"Noirs pilant des grains de café", Victor Frond.

"Noirs pilant des grains de café", Victor Frond.

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D’autres images figurant également dans les trois livres-CD sont celles de visages d’esclaves venus de Benguela, du Congo, de Monjolo et de l’Angola, peints par Johann Mauritz Rugendas (figure 4.2). Cet artiste a produit beaucoup d’images des différents peuples autochtones brésiliens, ainsi que des différents peuples africains, dont étaient issus les individus qui arrivèrent captifs au Brésil. Pour les livres-CD, on a choisi des images d’individus d’Afrique centrale, des Noirs bantous, pour bien marquer « l’origine » du jongo et ainsi concrétiser les rapports entre ceux-ci et ce rythme. On y trouve aussi le célèbre tableau Navio negreiro [Nègres à fond de cale], du même peintre (figure 4.2). Ce tableau illustre et dénonce les conditions inhumaines qui régnèrent durant des siècles à bord des navires négriers qui traversaient l’Atlantique en direction du Brésil à l’époque de la traite des esclaves. Un Noir à fond de cale demande une calebasse d’eau à quelqu’un sur le pont du navire. Beaucoup de Noirs sont assis ou couchés pendant que trois hommes blancs portent dans leurs bras un Noir qui semble malade ou mort.

Figure 4.2

"Nègres au fond de cale" et "Visages", Johann M. Rugendas.

"Nègres au fond de cale" et "Visages", Johann M. Rugendas.

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Bien que les jongueiros valorisent davantage l’esclavage que l’Afrique, ces images rappellent l’origine commune de tous leurs ancêtres et la souffrance qu’ils subirent. Aussi jouent-elles, dans les livres-CD, un rôle de rattachement historique au passé ; par conséquent, elles légitiment la lutte actuelle pour des actions de réparation des problèmes causés par l’esclavage.

Les images des lieux et des objets.

Les images des lieux et des objets font également partie des livres-CD, sauf de celui intitulé « Jongos do Brasil » dont les images ont déjà été décrites ci-dessus. Elles composent l’imaginaire que les communautés veulent construire et disséminer. Dans le livre-CD Jongo da Serrinha, une photographie probablement prise d’un hélicoptère, montre au loin les lieux importants de cette communauté, mais elle élude certains endroits, tout aussi importants. À côté de cette photographie, une carte de Serrinha (figure 5.1) identifie treize lieux observables sur la photographie. Le premier est le Centro Cultural Jongo da Serrinha, où sont élaborés les projets sociaux et où se donnent les cours de jongo, de capoeira et autres manifestations culturelles afro-brésiliennes. Ce centre est administré par l’ONG Grupo Cultural Jongo da Serrinha, créée en 2002 par des jeunes leaders liés à Mestre Darcy. C’est un espace dédié à la préservation et à la transmission des traditions et de la mémoire. Le deuxième est le funiculaire utilisé pour atteindre les endroits les plus élevés de la colline, repère qui aide à découvrir d’autres lieux importants. Il fut construit par la Mairie de Rio de Janeiro qui contribua à la publication du livre-CD. L’appui de la municipalité légitime aussi le travail des jeunes leaders, puisque cela démontre qu’ils ont un certain pouvoir et qu’ils sont capables d’attirer l’attention et de proposer des améliorations pour la communauté. Le troisième est la carrière de Xangô où se déroulaient des rituels d’umbanda et d’offrandes aux dieux [orixás]. Xangô était l’orixá de Vovó Maria Joana Rezadeira[33]. Le quatrième est la maison de Vovó Maria Joana Rezadeira, qui abritait aussi son terreiro. La première quadra[34] de l’école de samba Império Serrano est repérée par le numéro cinq. Le numéro douze signale la garderie Tia Maria do Jongo et le numéro treize, la garderie Vovó Maria Joana. Les autres endroits identifiés sont les maisons des anciens jongueiros de Serrinha. L’ONG Grupo Cultural Jongo Serrinha, qui a produit ce livre-CD, a signalé les endroits considérés comme importants pour la majorité des habitants de Serrinha qui ont des liens avec le groupe lié à la famille de Mestre Darcy. Cela fait partie de la lutte pour la maîtrise de l’image qui se développe dans cette communauté (Simonard 2005).

Figure 5.1

La Serrinha et sa carte.

La Serrinha et sa carte.

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Les images du quilombo São José da Serra montrent la ferme où se trouvent des maisons en adobe, des tambours et le syncrétisme religieux de ses habitants. La vallée où se situe le quilombo fut photographiée du haut d’une colline (figure 5.2). On peut y voir quelques arbres, les collines environnantes et des prés. C’est une photographie ancienne, prise du fond de la propriété en regardant vers l’entrée. On ne peut pas y voir la chapelle ni les maisons des quilombolas[35] situées à l’entrée de la communauté. L’atmosphère bucolique et rurale de cette photographie est remarquable. On n’y voit ni routes, ni maisons, ni même de signes d’habitation (pas de poteaux et de fils électriques, de rues, de voitures, etc.). Sur les collines, il n’y a ni cultures ni animaux. C’est un lieu très pauvre économiquement. Aujourd’hui, il y a de l’électricité dans toutes les maisons et les quilombolas construisirent une école, une chapelle et un lieu pour les fêtes tout près de l’entrée de la propriété. Certains jeunes suivent actuellement une formation pour pouvoir enseigner aux plus jeunes et aux adultes non alphabétisés. Pourquoi a-t-on choisi une photographie qui occulte tous les atouts propres au quilombo ? La communauté est actuellement en lutte pour devenir propriétaire de la terre. Le fait de mettre l’accent sur les difficultés des gens qui y vivent est une stratégie servant à chercher de nouveaux appuis.

Figure 5.2

Le Quilombo Sao José da Serra.

Le Quilombo Sao José da Serra.

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Les maisons en adobe (figure 5.3) contribuent à façonner l’image rurale du quilombo et servent aussi à accentuer le rapport avec l’Afrique. La maison en adobe associe les communautés jongueiras à l’Afrique puisque cette façon de bâtir y est très répandue. Tio Mané possède une maison construite en béton et en brique, plus confortable que les autres. C’est la seule maison de ce type au quilombo, à l’exception de celle du propriétaire de la ferme. Cependant, dans l’optique de marquer la mémoire et l’identité liées à l’esclavage, elle ne joue pas de rôle important parce qu’elle a été construite selon une méthode élaborée par les maîtres et non par les esclaves.

Figure 5.3

Maison en adobe.

Maison en adobe.

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Les tambours (figure 5.4) servent eux aussi à signifier ce rapport. La communauté possède deux tambours très anciens qui furent fabriqués selon une méthode africaine : on coupe un arbre et on utilise du feu pour faire un trou au centre du tronc coupé. Au jongo, les tambours jouent un rôle magique. On dit qu’ils entament la communication entre les vivants et les âmes des ancêtres. Les tambours font donc la liaison entre le monde des âmes et le monde des hommes, entre les jongueiros de jadis et ceux d’aujourd’hui.

Figure 5.4

Les tambours.

Les tambours.

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Le livre-CD Jongo do Quilombo São José présente également une photographie de l’autel de la chapelle (figure 5.5) construite par les quilombolas, qui montre bien le syncrétisme religieux de ses habitants. On peut y voir des statues de saints catholiques, dont quelques-uns représentent des orixás dans les rituels de l’umbanda : saint Georges est Ogum, sainte Barbara est Iansã, saint Lazare et saint Roch représentent Omulu. On peut y voir les entités de l’umbanda : les pretos-velhos [les vieux noirs] qui représentent les ancêtres masculins, les pretas-velhas [les vieilles noires] qui représentent les ancêtres féminins, les caboclos qui représentent les esprits des Autochtones. Les rapports entre le Brésil et l’Afrique, entre les quilombos et les esclaves, entre les quilombos d’aujourd’hui et les traditions afro-brésiliennes sont très explicites dans ces images.

Figure 5.5

L'autel.

L'autel.

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On trouve encore dans les livres-CD une image digne d’être mentionnée : des dessins de bananiers et de feuilles de bananiers. Le bananier joue un rôle très important dans le domaine de la magie, d’après une histoire racontée par les membres de toutes les communautés et que l’on retrouve même dans les écrits des historiens, des folkloristes et des anthropologues. D’après cette histoire, à minuit, les jongueiroscumbas plantent un pieu en terre. Au cours de la nuit, ce bout de bois devient un bananier qui donne une grappe de bananes servant à nourrir tous les participants à la fête (Ribeiro 1984 : 57 ; Slenes 2007 : 133). En Afrique, « dans la région des kongos, le bananier symbolise la capacité procréatrice des êtres humains, outre l’aspect éphémère de leurs vies et de leurs cycles de vie. Pour montrer leur pouvoir d’obtenir la prospérité pour leur peuple, les chefs africains et les sorciers plantaient des bananiers » (Slenes 2007 : 134). Ces dessins attestent donc d’une connaissance de la culture jongueira, des éléments magiques, bien qu’ils ne soient presque pas utilisés aujourd’hui, et d’une liaison avec le passé. Connaître des histoires sur la fonction magique des bananiers révèle la connaissance de certains éléments venus d’Afrique, éléments qui furent amenés au Brésil par les Africains.

Les trois livres-CD se terminent par les paroles des pontos chantés par chaque communauté. Certains sont plus anciens et insistent davantage sur les liens avec le passé, d’autres sont plus récents. Ces derniers démontrent la vitalité du jongo, le fait que la transmission de la culture jongueira mais aussi des traditions des ancêtres se déroule bel et bien, et que le risque de leur disparition est écarté, du moins pour le moment. Le fait qu’il y ait des gens capables de créer de nouveaux pontos signifie que le jongo est bien enraciné dans la communauté. La création d’un ponto relevant de l’improvisation, il faut que le jongueiro connaisse bien sa communauté, les gens qui y demeurent, leur quotidien et leurs histoires afin de disposer des éléments à partir desquels il pourra improviser.

Les Afro-brésiliens « à l’intérieur » des Brésiliens.

Depuis les années 1930, plusieurs auteurs brésiliens reconnaissent l’importance des Noirs dans le processus de la formation de la culture brésilienne. Deux d’entre eux publièrent des ouvrages essentiels à la compréhension de ce processus et à la contribution des Noirs à sa formation. Le premier est Gilberto Freyre, auteur de Casa-grande e senzala qui fut publié au début des années 1930. Dans ce livre, publié en français sous le titre Maîtres et esclaves (2005), Freyre analyse la contribution des Noirs à la formation de la famille et de la société brésiliennes. Il développa l’idéologie de la démocratie raciale brésilienne selon laquelle le Brésil n’est pas du tout un pays raciste, mais un lieu où les Noirs, les Blancs et les Indiens vivent en harmonie. Darcy Ribeiro, le deuxième auteur, reconnaît l’importance des Noirs dans la formation de la catégorie « Brésilien ». Dans son livre O povo brasileiro. A formação e o sentido do Brasil, il affirme que si la langue nationale brésilienne est le portugais, c’est grâce aux Noirs (Ribeiro 1995). Ceux-ci étaient obligés de le parler parce qu’ils travaillaient dans les secteurs économiques qui produisirent toute la richesse de la colonie et de l’Empire brésilien : le sucre, les mines d’or et d’argent, et le café. Ils n’avaient pas la possibilité de s’éloigner des Portugais et de retourner vers leurs villages comme pouvaient le faire les Autochtones. Les Noirs ne pouvaient que s’intégrer à la société qui était en train de se façonner, même quand ils résistaient et se réfugiaient dans les quilombos[36]. Il leur fallut parler portugais pour pouvoir négocier et organiser une résistance avec des alliés contre les Portugais. Les Noirs contribuèrent tellement à l’expansion du portugais parlé au Brésil que celui-ci fut très vite envahi par des mots d’origine africaine. Freyre attribue aux Noirs la diction particulière du portugais du Brésil : « une manière de demander plus douce, plus polie » que celle du portugais du Portugal (Freyre 2005 : 321).

Le Noir né au Brésil n’était ni Africain, ni Blanc, ni Autochtone. Il se construisit une identité qui lui appartenait : il était un « proto-brésilien par nécessité » (Ribeiro 1995 : 131), ayant dû se construire une toute nouvelle identité pour se faire entendre dans la société en formation.

L’identité brésilienne s’approprie quelques éléments symboliques et matériels de la culture afro-brésilienne. Dans la musique, le carnaval, le football et les mets nationaux (feijoada, acarajé, vatapá, etc.), on peut noter la présence de cette culture. Malgré cela et malgré l’idéologie de la démocratie raciale, les Afro-brésiliens dénoncent l’exclusion sociale, les préjugés et le racisme qui les affectent. Ils ne refusent pas l’identité générique de « Brésiliens », mais ils veulent exprimer qu’il y a autre chose au-delà de celle-ci. En tant que Brésiliens, ils font partie de la société brésilienne, mais ils y occupent une position de subordonnés et d’exclus. En tant qu’Afro-brésiliens, ils exigent la reconnaissance de cette conjoncture politico-culturelle et la mise en oeuvre de politiques de réparation et d’inclusion sociale. En tant que Brésiliens, ils font l’objet d’une manipulation des classes hégémoniques ; en tant qu’Afro-brésiliens, ils se font les protagonistes des luttes politiques, culturelles et sociales. Dans l’imaginaire dominant de la société brésilienne, les Afro-descendants habitent des favelas et des quartiers dangereux. Ils sont liés au trafic de drogue et à d’autres activités criminelles. Produire des livres-CD, des documentaires vidéo et d’autres produits audiovisuels revient à combattre cet imaginaire et à en construire un autre, complètement différent.

À la violence, les livres-CD opposent le mode de vie paisible de chaque communauté. Leurs habitants sont montrés comme des gens qui travaillent, qui organisent des activités de loisirs, qui ont un sens religieux très fort et qui sont prêts à recevoir quiconque désire les connaître.

Ces communautés veulent être reconnues comme étant des lieux dynamiques et souhaitant participer à un nouveau projet de pays. Elles croient que leurs traditions aideront à le façonner. Les Afro-brésiliens veulent y participer, mais en fonction d’un programme élaboré par tous les Brésiliens et pas seulement par les élites brésiliennes.

À la pauvreté, ces produits audiovisuels opposent la richesse culturelle et la grande capacité créative des gens de ces communautés. Ils montrent que l’exclusion économique peut être vaincue si les possibilités qui sont données aux classes sociales hégémoniques sont également mises à la portée de ceux qui habitent les communautés jongueiras. C’est pour cela qu’elles commencent à se battre pour l’élaboration et la promotion de politiques d’actions affirmatives.

Au moment où elles façonnent leurs propres représentations et des produits leur permettant de diffuser une nouvelle image de leurs habitants et des règles qui les régissent, les communautés jongueiras fuient leur passé, en quête de l’Afrique et de leurs ancêtres. Elles ont besoin de signifier leurs liens avec l’esclavage, la culture afro-brésilienne et les religions afro-brésiliennes. Ces trois éléments se sont développés en territoire brésilien et sont profondément enracinés dans la culture brésilienne. Ils participent au processus de création de la société et de la culture brésiliennes. Puisque les Afro-brésiliens participèrent à la formation de la société, de la culture nationale hégémonique et de la brésilianité telle qu’elle se présente dans le Sudeste brésilien, pourquoi les personnes des communautés jongueiras éprouvent-elles le besoin de reconstruire leurs liens avec l’esclavage pour se lancer dans des actions affirmatives ? Elles vivent aujourd’hui un quotidien d’exclusion sociale et politique, et l’esclavage faisait vivre aussi un quotidien d’exclusion. Nous croyons que la réponse se rapporte à la brésilianité. Pour la société nationale hégémonique, la contribution des Noirs au façonnement du Brésil se cantonne au plan culturel : la danse, les rythmes, le football, les religions. L’importance du travail des esclaves et des Noirs dans la richesse du pays n’est pas prise en considération. Par exemple, on reconnaît plus aisément la contribution des immigrants européens et japonais — qui ne commencèrent à arriver au Brésil qu’au cours de la seconde moitié du XIXe siècle — que celle des esclaves et des Noirs qui vivent au Brésil depuis les années 1550. Aussi les jongueiros utilisent-ils un élément particulier du champ culturel (le jongo), dans lequel l’importance de leurs contributions est bien reconnue par tous les Brésiliens, pour demander des droits qui leur sont refusés. L’élément nouveau dans cette stratégie est l’usage du jongo comme instrument qui éveille la conscience ethnique et qui offre aux communautés jongueiras plus de visibilité. Il faut donc montrer que les esclaves produisirent toute la richesse du pays, de la Colonie jusqu’à l’Empire, puisque les Blancs ne travaillaient presque pas durant les quatre premiers siècles de l’histoire du Brésil (Freyre 2005). Il faut aussi montrer que le sentiment d’appartenance au Brésil fut, et est encore, fondé sur des éléments sociaux et culturels dans lesquels la contribution des Noirs est forte et vivante. Pour bien faire remarquer tout cela, il faut chercher dans le passé des donnés historiques qui soutiennent les revendications du présent. Il faut aussi montrer que le Brésil n’a pas encore inséré les Noirs parmi ses citoyens. La mémoire de l’esclavage fournit des éléments qui leur permettent de se valoriser, de valoriser leurs connaissances et leurs traditions. Le fait de recourir à un passé esclavagiste a pour but de rappeler que c’est la main-d’oeuvre noire qui a construit le Brésil. Le recours à leurs traditions vise à montrer que certains signes de la brésilianité sont fondés sur leurs modes de vie et leurs traditions. Ils influencèrent jusqu’à la langue nationale. Par conséquent, d’après eux, le pays a besoin de développer des politiques d’action affirmative pour que les Noirs, devenus Afro-brésiliens, jouissent de la pleine citoyenneté.

En ce moment, cette lutte ressemble encore à celle de David contre Goliath, mais peu à peu les communautés jongueiras réussissent à rassembler des gens qui exposent leurs points de vue et à agrandir le réseau d’appui qui les aide à faire avancer leurs projets. Leur lutte vient de commencer.