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Serge Tisseron est psychiatre et psychanalyste, docteur en psychologie, enseignant à l’Université de Paris VII. Déjà, en 1978, dans l’un de ses premiers écrits, L’Érotisme du toucher des étoffes, son intérêt pour l’objet socialisé est manifeste. Par la suite, il s’intéresse à l’image, notamment dans ses ouvrages Psychanalyse de la bande dessinée et Psychanalyse de l’image. Il interroge alors les relations que l’humain établit avec les diverses formes d’images qui se trouvent dans la bande dessinée, la photographie, le cinéma et la télévision. Cette longue incursion dans l’univers iconographique l’a amené à penser celui-ci en tant qu’objet-image. Serge Tisseron fait justement part de cette réflexion dans l’un des chapitres de son livre Comment l’esprit vient aux objets.
Depuis les années 1970, les questions portant sur l’objet en tant qu’acteur social sont de plus en plus fréquentes. Nous en avons pour preuve le nombre croissant de maîtrises et doctorats en culture matérielle présentés au programme d’Ethnologie de l’Université Laval. Avec son ouvrage, Serge Tisseron élève maintenant l’objet au rôle de médiateur psychique. Selon lui, l’humain enfermerait dans les objets une partie de sa psyché. Du simple rôle utilitaire, l’objet acquerrait alors le statut tout aussi important de porteur de messages. Il serait un endroit où l’on enfouit nos souvenirs et nos expériences afin de les soustraire à notre mental pour une période de temps plus ou moins longue.
Le titre du livre, Comment l’esprit vient aux objets, est très évocateur du ton de l’ouvrage. L’auteur exprime très clairement son intention dès les premières pages.
La vérité est que l’homme met dans les objets à la fois le meilleur et le pire de lui-même afin qu’ils les lui restituent. Comment les met-il ? Pourquoi ? De quelle façon ? Quelles conséquences cela a-t-il sur sa relation aux autres et à lui-même ? À quels moments cette alchimie réussit-elle et pourquoi échoue-t-elle parfois ?
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Ce livre compte au total sept chapitres et chacun propose une façon différente de voir la relation que nous établissons avec les objets de notre quotidien, à commencer par le vêtement, un objet qui, comme le dit l’auteur, « nous colle à la peau ». À travers cette première catégorie d’objets « particulièrement proche de nous », Serge Tisseron parle de symbolisation. En effet, notre appartenance sociale, religieuse ou autre se trouve bien souvent représentée dans nos vêtements et c’est souvent par ceux-ci que s’établit le premier degré de reconnaissance sociale (28). Tisseron apporte ensuite une réflexion fort intéressante quant à la relation que nous avons avec notre habillement. Faisant référence aux vêtements drapés du Maroc, il dit : « Ils ne soulignent pas les bras et les jambes, mais l’ensemble. Il est impossible de ne pas mettre cette particularité en relation avec la place que ces cultures font à l’individualité. Loin de se différencier à tout prix comme dans notre culture, chacun est appelé à se fondre dans son groupe de rattachement » (32). De la même façon qu’on s’interroge sur la primauté de la poule ou de l’oeuf, il se demande si c’est l’homme qui a créé le vêtement à son image ou bien ce dernier qui a contribué à modeler un certain état psychique chez l’humain ? Il ajoute que dans l’habillement se cachent d’autres choses : les expériences d’odeurs et de gestes, ces derniers étant inscrits dans les plis, les étirages et les déchirures. Enfin, il termine en mentionnant que l’humain s’habille d’émotions. Il serait alors possible de lire dans les vêtements les manifestations profondes que laisse transparaître la psyché.
Les monuments sont, au même titre que les vêtements, des gardiens de souvenirs. Ils regroupent les mémoires de toute une communauté et celles-ci sont autant individuelles et familiales qu’officielles. Serge Tisseron précise que leur fonction première est de rassembler les populations derrière une histoire commune mais que, ce faisant, ils cachent une partie de l’histoire individuelle. Il resterait scellé en eux un passé parfois douloureux pour certaines personnes. Serge Tisseron fait alors un intéressant parallèle vers l’humain en présentant deux notions importantes : le refoulement et le clivage. Cette dernière notion va revenir tout au long de l’ouvrage et fait référence aux traumatismes que l’humain enferme dans ses « placards » psychiques. L’auteur amène le lecteur encore plus loin et il aborde dès lors l’inclusion psychologique dans les objets (projection hors de soi), donnant ainsi aux choses un tout autre sens. Il termine ce chapitre en proposant divers projets qui permettraient de se soustraire en partie aux clivages « monumentaux ».
Entre les vêtements et les monuments, il y a les objets qui nous entourent. L’auteur traite d’abord de la double fonction de ceux-ci. En effet, l’objet a plus qu’un simple usage utilitaire, il « renvoie à un fragment de [l’] histoire » (78) de plusieurs personnes. Il y a cependant un risque à ce que Serge Tisseron appelle la « réversibilité », qui se manifeste lorsque celle-ci est bloquée. Causé par un attachement exclusif à l’objet-souvenir, il peut même devenir mortel. Il peint cette situation à l’aide de trois petites histoires qui illustrent le fait fatal. Dans chacune, un objet (successivement une poutre, une armoire et un mouchoir) est enkysté d’un secret inavouable qui lui confère une forme de symbolisation physique pour la personne. L’auteur précise aussi qu’il n’y a pas que les objets qui sont porteurs de secrets ; les manifestations émotives, les sentiments et les gestes, sont aussi des témoins de ces clivages. Serge Tisseron établit alors un rapprochement entre le corps et l’objet, sujet qu’il approfondira plus loin, dans le chapitre cinq. Il termine ce chapitre avec la notion du « fantôme », qu’il définit comme étant un clivage qui se transmet aux générations suivantes. Il précise que les objets du quotidien restent des supports privilégiés car ils peuvent « jouer un rôle sur plusieurs générations à l’insu même de leurs possesseurs » (103).
Nous avons précisé que Serge Tisseron a travaillé plusieurs années sur l’image. Au quatrième chapitre, il aborde celle-ci et cherche à la présenter autrement que comme une simple représentation. Il redéfinit d’abord l’image comme objet-image en la rétablissant sur son support matériel (papier photographique, téléviseur, cadre, etc.). Ensuite, dans une partie qu’il intitule « Le deuil du reflet », il avise le lecteur que les images ne sont que constructions et manipulations qui font qu’elles ne peuvent pas être le reflet du monde réel. Elles sont trop réductrices. Il faudrait donc adopter un regard critique face à l’image et ne jamais la créditer trop rapidement. Serge Tisseron exprime très bien cette idée lorsqu’il dit : « Sachons rendre à la vie ce qui est à la vie et à l’image ce qui est à l’image » (117). Il appuie ensuite son argumentation sur le monde cinématographique et présente la relation qu’a l’humain avec l’image. Il brise alors le vase et s’écrie : « Ce qu’on appelle les “images” n’est que l’objectivation sur un support d’enregistrement de certaines de ces mises en scène (de la vie quotidienne) et, éventuellement, l’organisation de mises en scène nouvelles propres au genre » (125). Enfin, pour éviter que les gens ne croient à un reflet du monde réel, il propose une loi contraignant les créateurs à commenter leurs images, amenant ainsi le spectateur à croire à l’objet plutôt qu’au miroir.
Dans le cinquième chapitre, le lecteur est invité à revenir au corps pour comprendre sa relation avec l’objet. Nous avons vu précédemment que les objets seraient investis d’un processus psychique, qu’ils sont des « dépôts des événements ordinaires de notre vie en souffrance de symbolisations » (141). Serge Tisseron dit qu’ils seraient cependant précédés par un investissement du corps humain. L’humain intérioriserait d’abord ses expériences de deux façons, par introjection (assimilation) et par inclusion psychique. Ensuite, dans une partie qu’il titre « Du mental au corporel », il se questionne sur le rôle joué par la peau dans sa relation avec le psychique. Plusieurs exemples tirés d’un ouvrage de Imre Hermann, L’Instinct filial, viennent corroborer ses constatations. Il reprend alors ces situations et, dans une partie qu’il intitule « Du corporel à l’objet », démontre pour chacune d’elles le principe de périphérisation (du corps vers l’objet) de la vie psychique. Il présente l’exemple concret d’un patient et fait le rapprochement entre l’objet et l’humain. Enfin, en s’appuyant sur l’ajout d’une pulsion d’emprise, complémentaire à la pulsion libidinale théorisée par Freud, il remet en question l’opposition traditionnelle du sujet et de l’objet.
Le chapitre six, intitulé « La médiation des objets », vient démontrer l’aspect essentiel de nos relations avec ces choses qui meublent la vie quotidienne. Ils peuvent être la cause d’une angoisse (la peur d’en perdre la maîtrise) ou bien l’humain peut avoir l’angoisse d’être un objet (la difficulté à reconnaître l’objet en soi). À l’opposé, une personne peut avoir le désir d’être un objet. Cependant, la limite est très fragile entre l’aspiration à l’autonomie de l’objet et la peur de se déshumaniser. Tisseron présente alors les trois ruses de l’objet afin de prévenir cette crainte. D’abord, il peut arriver que le désir d’échapper à la solitude nous amène à substituer l’objet à la personne humaine. Aussi, si la peur d’être perçu comme l’objet d’un autre est trop grande, il peut arriver que l’humain veuille traiter l’autre comme objet. En dernier lieu, il peut arriver que l’humain se constitue volontairement comme objet de manière à se faire confirmer le contraire par son entourage. L’auteur rappelle que l’objet est dynamique car il est un « instrument permanent de médiation pour l’assimilation psychique de nos expériences du monde » (180). Encore une fois, il termine en établissant l’objet au même niveau que l’être humain et remet ainsi en question une vieille théorie psychanalytique. La relation avec l’objet n’est pas un succédané à la relation avec l’être humain selon Tisseron.
Dans le dernier chapitre, l’auteur nous remet en relation avec notre environnement et plus particulièrement avec les rythmes et l’espace qui composent notre vie. Il dit que ce sont les objets qui balisent le rythme quotidien, celui-ci étant une projection de notre propre rythme biologique. L’espace s’organise par la relation corporelle et physique que nous avons avec les objets (par exemple, l’aménagement de la maison). Le cadre qui définit l’objet est donc propre à la personne qui entre en relation avec celui-ci. « Nous verrons, précise-t-il, que nous abordons chacun les objets de notre environnement avec les traits de personnalité qui nous caractérisent » (201). Il appuie alors son affirmation sur différents modes de relation possibles tels l’hystérie, le fétichisme, l’obsessionnel et le psychotique. Enfin, Serge Tisseron termine en renforçant l’idée que les objets utilitaires sont des placards au service d’un travail d’assimilation psychique propre à chacun. Ils peuvent ainsi exercer ce rôle d’objet-fétiche sur une durée plus ou moins longue et ce, afin de soutenir nos clivages.
Ce livre remet en question nos relations avec les objets et permet, à celui qui adhère à la pensée de l’auteur, de voir en eux un prolongement de l’esprit humain. Serge Tisseron remue ainsi les assises d’une psychanalyse traditionnelle qui s’était longtemps arrêtée à l’individu. Avec sagacité, il aborde plusieurs champs de la culture matérielle. La vision psychanalytique de l’auteur peut cependant être lourde au lecteur non initié à ce genre d’analyse. Plusieurs concepts propres à sa formation de psychiatre et de psychanalyste nécessitent alors de petites recherches. Ainsi, pour réellement apprécier l’ensemble de l’ouvrage, une deuxième lecture s’impose d’elle-même. Elle ne pourra être que profitable au lecteur, lui permettant ainsi de bien assimiler « l’esprit du livre ».
Serge Tisseron s’est donné comme objectif en début de livre de répondre à un certain nombre d’interrogations. En fait, celles-ci se résument très bien dans le titre qu’il a donné à son ouvrage, « Comment l’esprit vient aux objets ». La succession des idées, le choix des exemples et la structure de l’ensemble permettent au lecteur de bien suivre la pensée de l’auteur et de répondre à l’ensemble de ces questions. Ainsi, hormis quelques « déroutes professionnelles », Tisseron sait très bien se faire comprendre de ses lecteurs. Son argumentation s’appuie cependant sur des films, des livres et des gens qui sont parfois difficilement accessibles à un public moins averti. Enfin, certaines analyses ou remarques faites par l’auteur peuvent sembler douteuses et soulever la critique. Pour ne donner qu’un exemple : « (…) dessiner des vêtements pour garçonnets fut pour lui une manière d’aller à la rencontre de l’affection de son père inconnu et de s’identifier à lui » (40).
Comment l’esprit vient aux objets traite la question dans un contexte occidental. Il aurait, nous croyons, beaucoup gagné en s’adjoignant une approche anthropologique. Les relations différentes que peuvent avoir d’autres peuples, anciens ou actuels, avec l’objet auraient considérablement enrichi la discussion et permis d’universaliser le propos. Ce livre, l’un des premiers à prendre ce chemin non damé, ouvre donc la voie à des études encore plus poussées sur la relation qui existe entre l’objet et l’esprit.
Parties annexes
Références
- Hermann, Imre, 1972, L’Instinct filial. Paris : Denoël.
- Tisseron, Serge, 1978, L’Érotisme du toucher des étoffes, Paris : Séguier.
- ______, 1987, Psychanalyse de la bande dessinée. Paris, Presses Universitaires de France.
- ______, 1995, Psychanalyse de l’image. Paris, Dunod.