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Cerner humblement la réalité artistique, puis rendre lucide ce qui y fut tenté

René Huyghe, Dialogue avec le visible.

La «tenture à figurines [2]» que nous examinons, produite au cours de l’hiver 1969-70, oeuvre anonyme mais qui pourrait être attribuée à l’artiste inuite Joy Kiluvigyak Hallauk, provient d’Eskimo Point (Arviat), dans le Keewatin, région faisant face au Québec nordique, de l’autre côté de la mer d’Hudson. Les habitants de la région sont les « Esquimaux du Caribou », les Arviarmiut (Inuits d’Arviat) qui vivaient à l’intérieur des terres, dans une étroite dépendance avec le caribou. Durant les années 1950-1960, ils furent déplacés sur la côte par une initiative du gouvernement fédéral. Ces Inuit du Keewatin font aujourd’hui partie du nouveau territoire du Nunavut, dans l’actuel District du Kivaliq[3]. Leur culture, issue d’une implantation dans les terres et d’une spécialisation extrême de la chasse, a dû s’adapter à l’interface terre/mer.

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Coupe de vêtement en atelier par des Inuites

Coupe de vêtement en atelier par des Inuites
Photo Louis-Edmond Hamelin, Tuktoyaktuk, Mackenzie, 4 avril 1966.

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Cette oeuvre se prêterait à plusieurs types de lectures, mais nous avons choisi de l’aborder sous l’angle géo-culturel.

Notes historiques

Parmi les diverses communautés inuites, les « Esquimaux du Caribou » semblent avoir été ceux qui avaient poussé au plus haut point l’art de la juxtaposition de pièces de fourrures de différentes natures et couleurs pour obtenir des effets décoratifs. Certaines photographies antérieures aux années 1950-1960 montrent que leur habillement traditionnel était des plus orné et spectaculaire. L’habitude de juxtaposer des pièces de fourrure différentes pour l’ornement, pour la fabrication de couvertures, de vêtements ou d’objets en peau, de même que l’utilisation de cette technique pour le rapiéçage, est très ancienne. Par contre, le site d’usage ne pouvait évidemment pas être un mur d’édifice, inexistant dans un igloo.

Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la tenture comme expression artistique autochtone va se développer. En 1948, passe à Port-Harrison au Québec nordique, James A. Houston de Toronto. S’ensuivent des programmes du Ministère fédéral du Nord qui encouragent spécifiquement le développement de l’art autochtone ; de cette conjoncture profitent la sculpture, la gravure (1957), les estampes et les « tentures ». Puis des artistes inuits se font avantageusement connaître lors de l’Exposition universelle à Montréal. L’art inuit, bien reçu, va alimenter un marché lucratif.

Dans le District du Keewatin, à la fin des années 1960, certaines conditions deviennent favorables à l’artisanat textile. L’utilisation de l’aiguille profite grandement de la construction de maisons éclairées et qui peuvent être chauffées ; dorénavant, on pourra coudre l’hiver sans avoir les doigts engourdis par le froid. Un autre fait local n’a pas moins d’importance : le gouvernement fournit le capital nécessaire à la mise en exploitation d’une coopérative de fabrication d’estampes et de vêtements destinés au marché du Sud. Ce faisant, cette PME expérimentale se trouve rejeter un gros volume de retailles provenant du découpage. Comme rien ne se perd, les employées, des femmes, cherchent à utiliser ces résidus comme matière première ; ainsi, les rebuts multiformes seront employés à fournir des appliques aux tentures, un peu comme celles qu’incorporent les anciennes courtespointes du Québec.

Peter Mellen (1978) apporte un témoignage concernant le déploiement artistique d’une communauté voisine, celle de Baker Lake ou Qamanittuaq [qui signifie là où la rivière s’élargit].

L’initiation à la tapisserie murale remonte à 1970 et fut le fait de Jack et Sheila Butler qui, conseillers à la coopérative esquimaude locale, essaient de trouver de nouveaux revenus pour les gens de l’endroit. Les premières créations furent de petites pièces faites de bouts de textiles. Mais il ne fallut pas beaucoup de temps avant que les artistes n’amènent à leur coopérative des oeuvres d’une dimension impressionnante.

En fait, certaines tentures atteignent des dimensions plus longues que la largeur des petites résidences où les femmes préfèrent travailler ; ainsi, faute d’espace à la maison, l’artiste ne peut pas toujours voir l’ensemble de son oeuvre.

La technique de production

Cette tenture inuit (Arviat, 1970) nécessite la maîtrise d’un savoir faire. L’artiste se fixe d’abord sur le choix d’une oeuvre comportant des personnages évoluant dans la nature, sans que le paysage ne soit rendu. Le traitement du thème comporte le dessin de modèles répondant à l’objectif de reconnaître les frontières des objets. Puis, l’artiste exécute une coupe attentive des scènes. Suit la production même des vignettes où apparaît une première phase de couture. Une seconde phase consiste dans la fixation à la main des entités sur un support en tissu. Chacune des appliques prend ainsi sa place, tout comme les glaçons flottent dans les chenaux de l’archipel arctique.

L’artiste utilise conjointement un autre médium artistique. Treize petites sculptures de visages, fidèles à la micro-dimension d’autrefois, ajoutent originalité et intérêt. Ces visages sortant des capuchons sont incisés dans du « bois de caribou », c’est-à-dire dans le panache de l’animal essentiel au mode de vie d’autrefois. Les visages, élément de représentation le plus constitutif de l’individualité, sont sculptés dans la matière qui demeure donc la plus précieuse : à cette date de 1969-70, les souvenirs du mode de vie traditionnel sont encore vifs dans la mémoire de l’artiste. Par la technique de l’incision, « la forme naît au fur et à mesure que la masse est dégrossie » (Ace 1997 : 48), plus ciselée que sculptée. D’apparence peu sophistiquée, chaque figure est cependant différente dans sa masse, ses contours et sa profondeur ; l’inclinaison des têtes répond à l’activité décrite. L’oeuvre est donc composite dans ses moyens d’expression.

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Chasse et nourriture inuites

Chasse et nourriture inuites

Tenture à figurines, Keewatin, Territoires-du-Nord-Ouest (Nunavut), 1969-70,(108 cm x 93 cm). Collection Louis-Edmond Hamelin.

Photo Jean Gagné, 1983.

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Elle montre en outre trois dimensions, celle de la profondeur étant délicatement fournie par le relief même des sculptures, le débordement des parkas, l’emboîtement des figures et l’agencement des scènes. Cependant, ces légères superpositions s’inscrivent dans une impression dominante de planéité.

Le figuratif

Nous nous intéresserons d’abord à la manière dont ces figurines occupent l’espace. D’instinct, l’Inuit a une conscience profonde de l’étendue et de la distance, perception qui reflète son exceptionnelle pratique du terrain. Il sait ne pas se perdre, ni en été sur des champs de cailloux ou ayaracks, tous pareils, ni en hiver, par temps d’éblouissement nival ou de blizzards ne laissant rien voir. Ce sens inné du spatial factuel le rend apte à conceptualiser ses itinéraires de déplacement et, à l’étonnement des explorateurs, à « faire des cartes ». Ce peuple nordique possède de grandes aptitudes en « visualité ». La peau d’animal, ou toute autre matière, reçoit ainsi en étalement le reflet de sa mémoire des événements. Tel un peintre, il remplit au complet la surface disponible. Dans la présente tenture, à voir la distribution volontairement éparpillée des appliques sur l’intégralité du fond, l’artiste semble s’approprier tout l’espace utile.

Le carton légèrement rectangulaire d’environ un mètre de côté rassemble vingt et une scènes réparties sur quatre rangées. Afin que le lecteur suive plus facilement les commentaires, voici l’ordre de la disposition des modules.

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Étant donné que certains blocs (no 6) comptent plus d’un objet, la tenture à figurines comprend trente appliques, sans compter le bout des armes.

Les personnages et les animaux se présentent comme des figurants voulus en nombre égal. Dans cette dualité complice, l’Inuit constitue le personnage qui garde l’initiative des opérations ; au nombre de treize, les hommes se laissent voir sous huit différents faciès, cinq autres apparaissant suivant la répétition, fidèle ou alternée, de l’une des formes de base (par exemple, nos 11 et 14). Une telle manière de répéter les motifs est loin d’être unique ; on trouve également ce procédé dans la grande tenture (4 mètres x 6 m) installée en 1973 au Centre national des Arts à Ottawa, oeuvre de l’Inuite très connue Jessie Oonark (1906-1985). Ici, les figures sont toutes de profil, mais ce mode n’est pas nécessairement dominant dans cet art autochtone.

Un premier groupe d’animaux rassemble l’ours blanc (nos 1, 15 et 17), le phoque, le béluga et la truite arctique (no 21) ; s’y ajoutent le morse (nos 5 et 10), dont la consommation est sensée « donner de la force », et le caribou. Tous ces animaux, toutes ces « personnalités » régionales, animent la vie des Territoires-du-Nord-Ouest. Cependant, il ne s’agit pas du complet bestiaire de l’Arctique : il faut noter plusieurs absences, dont celles de la sauvagine et du hibou. Rien donc ici ne vient du ciel. Tout est ancré sur le sol.

C’est par la chasse ou la pêche traditionnelles que l’artiste parle de la faune. Cette participation des « animaux nécessaires à la survie » donne à l’oeuvre d’art une authenticité indiscutable par laquelle il n’y a rien de faux ni rien de trop. On ne s’éloigne pas de l’affirmation presque théâtrale du message de la quête des provisions. Cette simplicité figurative facilite la clarté de la communication.

Dans cette oeuvre pourtant produite par les femmes, la nature des activités choisies privilégie le monde des hommes. S’agirait-il de subordination ? D’une part, se trouve un être féminin bien identifiable par son amaut caractérisé par l’amplitude du bonnet porteur de l’enfant ainsi que par la basse terminaison arrière du vêtement (no3). La femme ouvre un phoque avec son propre couteau, caractérisé par une lame très convexe, l’ulu. Il s’agit d’un outil polyvalent qui sert aussi bien à dépecer la viande, nettoyer les peaux et tailler les vêtements ; il symbolise les liens qui unissent la grande famille. D’autre part, à l’intérieur de la culture de ce peuple polaire, les femmes jouent un rôle essentiel et pas seulement dans l’enseignement de l’inuktitut aux enfants ; elles fabriquent des vêtements où les référents chaleur, humidité, souplesse et durabilité sont pris en compte ; un exemple en est donné par les bottes (kamiks) obligatoirement étanches du chasseur. Il se pourrait bien que les artistes féminines aient voulu rappeler leur rôle irremplaçable dans la couture domestique en accordant beaucoup d’importance aux points de piqûre des chaussures ; en fait, par le fil bien mis en apparence, les femmes se sont faites partout présentes dans ce tableau.

Le capuchon du parka de tous les hommes (no 16, par exemple) se termine par une pointe, forme caractéristique de l’habillement dans l’Arctique de l’Est, contrairement à celle utilisée dans la région du Mackenzie. La surface lisse du manteau laisse entendre que la peau est portée retournée ; ne recherchant pas l’apparence des choses, les Inuits préfèrent conserver davantage de chaleur et protéger la partie la plus vulnérable de la fourrure, le poil. Avant tout, la culture inuite est un système pratique, non une série de gestes improvisés et inappropriés ; la dureté du pays exige du savoir-faire, ce qui conduit à un savoir-vivre écologiquement adapté. Chacune des représentations d’individus ou d’articles est faite de fines peaux de lièvre ; celles-ci ressortent bien sur le tissu sombre (bleu marine à l’origine) qui est une bonne laine tissée, fournie par la Compagnie de la Baie d’Hudson. Une telle superposition de l’inuité culturelle sur ce produit commercial britannique pourrait signifier une douce revanche. Enfin, remarquables sont les taillades lamelliformes de babiche qui apparaissent au bas des treize parkas (à l’exception de celui de l’homme en kayak de la scène 6) ; ces franges en bandelettes, tout en ajoutant à la décoration, peuvent rappeler les poils et laines tombant naturellement des animaux comme le boeuf musqué.

Cette tenture montre l’extraordinaire aptitude des artistes locaux à rendre la dynamique des mouvements, même des plus concrets. Les dessins font voir des gens en action : chasseurs qui marchent, qui agitent les bras, qui lancent des projectiles, qui se défendent des prédateurs (no 16), qui combattent l’ours toujours redouté (nos 2 et 14), qui s’approchent d’un caribou en sommeil, qui harponnent un animal marin, qui élèvent un support pour le fumage du poisson, enfin, qui découpent la chair consommable (no 7), si dramatiquement attendue. Dans ce milieu de haute nordicité, les producteurs de viande de gibier ont développé un irremplaçable sens de l’observation qui rend victorieuses la plupart de leurs sorties carnassières ; les chasseurs représentés regardent à droite, regardent à gauche. Dans ce pays pourtant dit figé par un engel profond, tout est en train de bouger. Les petits dessins animés, liés et complémentaires constituent donc un témoignage d’une grande vitalité.

Le fort réalisme des scènes est bien rendu par la qualité stylisée et signifiante des gestes posés, comme en témoigne notamment le redressement sec de la tête menaçante chez un ours blessé (no 15).

L’indiciel

L’apport de la tenture dépasse la précédente leçon de choses sur les activités directes de la chasse. D’après l’historien d’art René Huyghe, « un tableau est chargé de bien autre chose que de ce qu’il semble représenter ». L’observateur peut maintenant se demander ce à quoi les représentations renvoient, ce qu’elles présupposent, à quelles informations dérivées ou sous-entendues elles conduisent ; en d’autres termes, quelles sont leurs charges en symboles. Cette recherche sémantique pourrait conduire loin.

Frappe ce qui est très autochtone. L’oeuvre témoigne indirectement du « territoire », fait d’ailleurs majeur dans la culture et, depuis peu, dans les revendications politiques. Cette superficie est plurielle. Le kayak comme le béluga supposent la mer, le caribou, la terre, ainsi que le poisson harponné, la rivière (no 21). On nous enseigne donc que l’assiette du pays, celui-là vraiment « d’en haut », est non seulement terrestre mais aussi marin — l’ours blanc régnant sur ce monde trans-rivage. Le troisième type d’espace nordique est celui des glaces flottantes, le gainngoq, une surface en dur, dite glacielle, résistante mais dangereusement séparable de son rattachement terrestre. L’ours blanc dévorant un phoque (no 17) le fait sur la batture de glace ou, étant donné la saison, sur un floe, naviguant pas trop au large, car il est rejoint par l’Esquimau. La surface de l’eau gelée apporte une information indirecte sur les aglous, trous de respiration du phoque qui deviennent des lieux de chasse ; ces sites de guet n’apparaissent pas ici mais ils sont implicites dans la description de plusieurs scènes. Quoi qu’il en soit, en tant que Terra Glacia, les glaces flottantes deviennent l’objet d’articles originaux dans le nouveau droit international de la mer ; ainsi, par des traits originaux du Nord, le statut juridique des océans et mers froides évolue. Le territoire inuit, ici composé de terre, mer, glace et cours d’eau, fournit le socle physique du pays, le Nuna ; cet espace prend son sens suivant ce que les résidents en font, d’où les mots « nationaux » Nunavut et Nunavik. L’assemblage nature/culture est la base de la mythologie, de la représentation artistique et même de la quête d’un titre « inhérent » autochtone.

Les appliques elles-mêmes, qui occupent tout l’espace, attestent que la territorialité vient surtout des humains et que le Grand Nord porte le caractère de l’inuité. Il pourrait n’être pas exagéré d’y voir une intention géopolitique.

Que dit la tenture du moment de l’année ? À constater le fait de la pêche en rivière (no 21), la présence des caribous, les « bois » attik (nos 8 et 12), le kayak en eau de même que les absences d’iglous et de traîneaux (qamutiit), les scènes doivent se passer à la fin d’août.

La représentation des caribous attire l’attention. Le fait qu’ils soient tous couchés fait peut-être écho à la mythologie suivant laquelle cet animal serait sorti d’un trou dans le sol ; peut-être évoquent-ils aussi un mode de vie « endormi », et non pas « mort ». Tous les autres animaux représentés sont, soit actifs, bien que blessés (les ours blancs, le morse), soit morts, transpercés par le harpon ou prêts à être découpés. Seuls les caribous ont ce traitement particulier dans la représentation : ni vivants, ni morts, mais passifs. Seul animal également dont un Inuit touche de sa main le panache (no 9) de manière pacifique, sans intention prédatrice, comme amicalement. Il est à noter que ce caribou semble présenter de lui-même sa tête inclinée et son panache, comme une offrande.

Cette particularité dans le traitement de l’animal qui était encore la base essentielle de la culture des « Esquimaux du Caribou » seulement dix ou vingt ans avant la réalisation de cette oeuvre attire l’attention vers l’occupation d’un nouveau territoire de pêche et de chasse. Les Inuit d’Arviat ont dû s’adapter à un nouveau territoire, celui de l’interface terre-mer. C’est en un sens ce que traduit cette tenture. De la même manière que les figurines occupent (régulièrement et paisiblement) tout l’espace disponible de la surface, de manière équivalente, les Inuit d’Arviat ont dû s’adapter à une autre faune dans leur nouvel espace, celle des animaux marins, morses, phoques, ours blancs. Les caribous, présents dans ce nouveau territoire seulement de manière intermittente, sont représentés « endormis », comme un souvenir, l’expression nostalgique d’une occupation « terrienne » révolue.

Les dessins individuels expriment clairement une relation fonctionnelle entre les objets ; s’établit un dialogue très expressif entre le chasseur et l’animal visé, fait qui témoigne de l’acuité de l’observation dans le réalisme animalier (Évrard 1969). L’Inuit n’est pas banalement localisé à l’intérieur d’un milieu quelconque, il est un constituant même de ce milieu. « L’ours blanc fait partie de ma culture », affirmait, avec autant de frayeur que de sacralité, un Inuit des Territoires-du-Nord-Ouest. Pour un artiste inuit, « l’être humain doit sans cesse reconstituer son esprit pour demeurer fort, tout comme l’ours ». Les sociétés occidentales, devenues bien rationnelles, ont occulté ce genre d’écoute et de sensibilité à l’égard de la nature et, le cas échéant, de la survie dans un écoumène difficile. La tenture atteste d’une proximité écologique qui s’épanouit dans une conception unifiée de la culture.

La représentation produit un témoignage symbolique dont le principal message s’enracine à l’objectif le plus fondamental de l’être, celui de combattre la faim (tant des hommes que des chiens de traction) par une acquisition exigeante d’aliments. Les consommateurs du Grand Nord doivent se nourrir à partir de possibilités souvent réduites, localement et en fonction des saisons. « Cette culture est tributaire des ressources », écrit Céline Saucier. D’après l’oeuvre, la finalité des activités concerne la nutrition, non le commerce des peaux ou les prouesses sportives. Durant des siècles et des siècles, l’étonnant renouvellement des générations esquimaudes a tenu pour une bonne part aux exploits des hommes les plus habiles dans la cueillette de biens, ceux-là vraiment indispensables.

Ce genre de vie n’est pas sans violence. Les conditions exceptionnellement dures nécessitent des efforts suprêmes et parfois tragiques en vue de la simple survie. L’expression artistique elle-même porte le témoignage triomphateur de la chasse et de la pêche ; une morale de pouvoir sort comme leçon de ces activités de chasse. La tenture à figurines, sous des airs calmes, exprime aussi une souffrance animale. Les Inuits ne sont pas inconscients de leur geste offensif. D’après Margaret Lantis, les Nunivak de l’Alaska craignent la vengeance de l’âme des animaux abattus (1953/1969 : 131). Par ailleurs, le chasseur traditionnel ne prévient-il pas l’animal de son acte mortel « par une prière » ? Une représentation de ce délicat dialogue semble apparaître aux figures 8 et 9, où un Inuit apparemment sans arme s’adresse à un caribou prostré. Mais, au-delà de ces regrets, l’artiste aurait-elle voulu, par le biais de la chasse, exprimer la relation dominant/dominé ?

Une seule scène (no 20) n’est pas directement consacrée à l’acquisition de provisions ; pour autant, elle n’est pas étrangère à l’unique sujet du tableau car, en faisant appel au langage solennel du tambour, elle anticipe l’éventuelle célébration collective des cueillettes alimentaires salvatrices.

La forte unité de cette tenture à figurines ne vient pas d’un personnage trônant en majesté, d’une scène dominante, d’un agencement centripète des objets, d’une lumière centrale, d’un foyer unifiant ou d’un jeu de couleurs orientées. La concentration du message tient plutôt à la finalité des activités humaines et source des modules tous centrés sur la même fonction vitale, l’alimentation. L’unité relève donc davantage des intentions que de la disposition ; elle est plus sous-entendue que hiérarchisée par les motifs, davantage mentale que matérielle. En fait, la cohésion profite de nécessaires liaisons inter-vignettes, par exemple entre 1 et 2, 5 et 6, 8 et 9 et ainsi de suite. Les acteurs participent à la chasse et, par la suite, les aliments seront obligatoirement partagés entre chacun des membres. La tenture reflète donc un système social, intégrant et holiste d’un chacun pour tous. Un observateur qui s’en tiendrait à l’apparent isolement des petites figurations se priverait de l’essentiel du dit. De même, on ne pourrait réduire le Nord inuit à l’aspect éparpillé des campements de chasse ; la culture communautaire implique plutôt une soudure mentale chez tous les habitants dispersés faisant tous en même temps des gestes similaires de survie. La tenture n’identifie pas un seul lieu abstraitement ; elle se trouve à parler de tous les lieux, c’est-à-dire de l’intégralité du Nuna.

Sur le plan du traitement des matières, ce témoignage présente des limites. Le réalisme occupe beaucoup d’espace par rapport au fictif pur. Il semble que l’artiste soit réservée vis-à-vis du non-événementiel. Mais les scènes ne pourraient-elles pas refléter la hantise, sans cesse renouvelée, de la faim que peut connaître la mère inuite, piégée dans l’iglou avec son enfant, à l’endroit d’une nourriture de survivance à venir du chasseur ? L’oeuvre artistique exprime un moyen de se protéger d’un tel drame.

Les artistes autochtones peuvent représenter un imaginaire plus engagé que celui de la tenture à figurines. Ici, aucune scène n’aborde les transformations de l’être ou les conversations entre les entités de la nature. On ne reprend pas le dialogue entre le poisson et la sauvagine, si caractéristique de maintes estampes. On ne joue pas non plus avec l’animal, comme le rappellerait une sculpture d’un ours tuant un phoque avec un bloc de glace (Information North 1986). Les bras des humains sont naturels et ne se terminent pas en oiseau prêt pour le déplacement. On ne s’aventure pas dans les multiples cheminements des vies après la mort. On ne fait pas non plus appel au souvenir exceptionnel des géants et des monstres du passé. Le contenu de l’oeuvre est donc loin de rendre toute l’expression mentale de la nation, tout ce que celle-ci peut également produire d’irréel.

Néanmoins, cette représentation émet plusieurs messages ; tel un historien, l’Inuit nous parle du passé. En conformité avec cette conception où « l’artiste conserve dans ses propres mains la mémoire des ancêtres », cet art séculaire ne trahit pas la nature productrice et inspiratrice. Mais ce faisant, le chasseur qui n’utilise pas de fusil veut-il simplement répondre à l’image traditionnelle que les touristes et même les gens du sud aiment se donner des Autochtones ?

Le type de scènes représentées et les techniques de chasse utilisées relèvent d’un mode de vie traditionnel. Même à la date de confection de cette tenture, de telles scènes d’économie primaire étaient devenues moins fréquentes. Il ne faudrait pas en conclure pourtant que cette culture, même aujourd’hui, ait disparu. À ce sujet, une distinction fondamentale doit être amenée.

  • Côté technique, le prélèvement de la viande se pratique encore mais avec des moyens qui expriment clairement l’actualisation des façons anciennes ;

  • côté mental, l’émotion ethniciste ne cesse d’être bien vivante ; par exemple, le chasseur passe difficilement de son genre libre de vie à un emploi moderne exigeant un horaire fixe. C’est bien par la notion traditionnelle du territoire — partie d’un tout dont l’individu est une autre partie — que l’Inuit d’aujourd’hui prolonge son ancêtre millénaire, sans trahison, mais avec plus d’ataront (démonstration avertissante) et d’ambition politique.

Conclusion

Ainsi apparaît cette « tenture à figurines », oeuvre forte dans son message sur la vie et dans ses interrelations homme/animal. L’Inuit s’affaire à recueillir directement au marché de la nature assez de provisions pour le menu de sa famille et de sa communauté ; il s’inscrit dans l’aventure (adaptative) d’une oeuvre de chère. La représentation témoignant d’une absence de hiérarchie renvoie à un système de complémentarité et de partage égalitariste. Bref, se dégagent de l’oeuvre de fortes caractérisations de l’inuité. Les Innumarit (hommes par excellence), sont fiers d’être ce qu’ils sont, même si des interprétateurs lointains de leurs expressions artistiques ne peuvent pas toujours saisir leur propre expérience nordique. Nous avons voulu éviter de considérer cette oeuvre sous l’angle de l’art « primitif ou ethnique », termes qui marginalisent les artistes indigènes (Ace 1997 : 9). Telle qu’elle se présente, cette oeuvre réaliste et traditionnelle reflète le dessein de l’artiste inuit de demeurer très près de l’objectif majeur et permanent de l’être. Tous les efforts s’organisent en vue de la survie et du développement du groupe. Bref, cette représentation du Grand Nord relève d’un type pouvant porter le nom d’ « existentiel ».

Que l’on considère les apports de l’art ou ceux de la géographie, cette partie du pays compose depuis 1999 une entité politico-administrative dite Nunavut — au Québec, le Nunavik a d’abord été prévu pour 2011. Les traits de ces deux espaces apparaissent radicalement différents de ceux, tout aussi caractéristiques, des parties méridionales du pays. Au sujet de ces comparaisons territoriales, d’après Zebedee Nungak, un puissant animateur du mouvement inuit, « le Nunavik n’est pas moins distinct du Québec francophone que ce dernier ne l’est du reste du Canada » (Makivik 1996). Ainsi, la base sudiste et le Grand Nord inuit témoignent, chacun, d’originalités manifestes.

L’irréductibilité mentale réciproque ne devrait cependant pas empêcher l’installation d’un dialogue et d’une coparticipation efficaces entre le Sud et le Nord, éloignés tant physiquement que culturellement. Afin d’atteindre cet objectif humaniste, ne faudrait-il pas que l’un et l’autre groupe se connaissent davantage ? C’était ce à quoi le présent exercice se proposait de contribuer.