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Reconnue et louée dans les discours éducatifs internationaux (UNESCO, 2021/2010 ; OCDE, 2013), nouvel objet d’intérêt pour les neuroscientifiques et les sciences cognitives (Peterson, 2011), stratégie permettant aux établissements d’enseignement de se démarquer dans un marché scolaire de plus en plus compétitif grâce à des programmes arts-études (Maroy et Kamanzi, 2018), l’éducation aux arts (musique, théâtre, danse, arts plastiques, cinéma, etc.) jouit actuellement d’une popularité notable auprès des étudiant·e·s des paliers supérieurs, des élèves et des parents des systèmes scolaires contemporains. Toutefois, malgré ce contexte à première vue favorable, nous en savons très peu sur le propre de l’éducation aux arts dans le monde francophone de la recherche en éducation : les études en français portant sur l’expérience universitaire d’éducation aux arts, sur la formation universitaire des enseignant·e·s de disciplines artistiques, sur les enjeux spécifiques qu’ils vivent au quotidien, ainsi que sur les caractéristiques particulières de leur développement professionnel et identitaire sont éclairantes (Bonin et al., 2017 ; Chaîné et al., 2016), mais somme toute peu nombreuses, et rarement orientées vers l’étude spécifique des enjeux éthiques qui caractérisent l’éducation aux arts.

Partant de ce prime constat, ce dossier thématique a trouvé sa genèse dans une volonté commune de soulever les questions suivantes : comment se vit, sur le plan éthique et au quotidien, l’éducation aux arts ? Quelles sont les similitudes et les différences entre l’éducation aux arts et l’éducation non artistique ? La dimension affective des pratiques de l’art provoque-t-elle des particularités à considérer dans son enseignement ? Son instrumentalisation, telle que décrite plus haut (stratégie de différenciation dans le marché scolaire, par exemple), est-elle nocive pour la poursuite des missions intrinsèques que se donne l’éducation aux arts ? Nous avons donc cherché à réunir des textes contribuant à une meilleure connaissance de l’éducation aux arts et du travail des enseignant·e·s/professeur·e·s d’arts (du primaire/élémentaire à l’université) sous l’angle particulier de l’éthique, ici entendue au sens large comme réflexion sur l’agir enseignant au regard des finalités de l’éducation, de ce qui est bon et souhaitable pour et dans la relation éducative qui lie l’enseignant·e, l’élève/étudiant·e et l’objet d’étude artistique : autrement dit, aux liens entre éthique et enseignement des arts, et ce, dans le but de brosser un portrait général et pluriel de cette relation en considérant ce qui définit l’unicité de ce type d’éducation.

Parmi les pistes soumises à la réflexion des personnes ayant souhaité contribuer à ce dossier, une dimension structurante était l’idée selon laquelle ladite unicité relèverait, entre autres mais pas seulement, de quatre ordres.

D’abord, pour l’école primaire et secondaire, on peut noter que la formation des enseignant·e·s d’arts diffère souvent de celle des autres enseignant·e·s (dit·e·s « non spécialistes »). Au Québec, alors que ces dernier·ère·s sont formé·e·s dans les facultés de sciences de l’éducation, les enseignant·e·s d’arts sont souvent formé·e·s au sein même des départements chargés de leur discipline artistique (musique, théâtre, danse, arts visuels, etc.) ; en France par exemple, les DUMIstes[1] sont des musicien.ne·s intervenant·e·s dans les écoles qui ont suivi une formation universitaire spécifique en enseignement de la musique, formation elle aussi différente de celle des enseignant·e·s de l’école maternelle, élémentaire ou du lycée. Cette particularité dans la formation contribuerait directement à une tension identitaire propre aux enseignant·e·s d’arts, qui sont ainsi artistes et enseignant·e·s à la fois (Bonin et al., 2017), avec tous les enjeux personnels, professionnels et artistiques que cette situation particulière comporte. Dès lors, il nous paraissait fécond d’étudier en quoi la formation reçue et suivie par les enseignant·e·s d’arts ainsi que leur identité enseignante particulière influençaient leurs différents choix et gestes éthiques au quotidien dans l’exercice de leur travail.

Ensuite, remarquons que l’enseignement des arts, sur le plan pédagogique, possède également des traits distincts : il se réalise dans le cadre de relations pédagogiques dont les dimensions et les exigences diffèrent parfois substantiellement de celles des autres matières, particulièrement aux cycles supérieurs (cégep, universités) ou dans les programmes du primaire-secondaire qui offrent des concentrations artistiques intensives. D’abord, l’enseignement des arts exige un rapport à l’autre, une éthique relationnelle qui ne caractérise pas exactement de la même manière les autres disciplines, souvent étudiées et exercées dans un cadre plus cognitif et individuel : le dialogue théâtral exige une écoute et une attention particulières de son/sa compagnon·ne de scène, la musique d’ensemble vise une incontournable harmonie et une précision partagées entre musicien·ne·s, la danse oblige parfois une forme d’abandon de son corps à autrui dans une forme élevée et esthétique d’éthique de l’Autre, une éthique de la proximité (Levinas, 1971). Aussi, l’enseignement des arts s’effectue souvent dans le cadre d’une relation maître-élève qui devient de plus en plus personnelle au fur et à mesure que l’artiste en devenir gravit les échelons scolaires et que les exigences s’individualisent : prenons l’exemple de la relation entre un·e étudiant·e de musique et son maître d’instrument, lien complexe caractérisé à la fois par des jeux de pouvoir, des réflexes mimétiques et un fort besoin d’indépendance artistique (Gaunt, 2011), comme l’illustrent d’ailleurs quelques oeuvres cinématographiques (Tous les matins du monde, 1991 ; Whiplash, 2014). Il nous a ainsi paru possible de creuser les questions relatives à la nature et aux manifestations pédagogiques de l’enseignement des arts en termes éthiques, et ce, en montrant entre autres les spécificités des relations entre élèves, étudiant·e·s et enseignant·e·s en éducation aux arts, ainsi que l’enjeu éthique central de l’autorité enseignante dans l’activité éducative artistique.

Par ailleurs, en termes curriculaires et pour bon nombre de pays occidentaux, le statut de l’enseignement des arts est souvent, et fâcheusement, celui d’une matière secondaire par rapport aux incontournables de l’éducation de base (langue, mathématiques et sciences, sciences humaines et sociales). Les heures qui lui sont consacrées sont moindres, notamment au Canada et en France, qui, malgré les beaux discours, figurent parmi les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) consacrant le moins de temps à l’enseignement obligatoire des arts (OCDE, 2013). Les disciplines qui y sont rattachées sont fréquemment présentées comme des options scolaires ou concentrations parmi d’autres, et les exigences de réussite des cours d’arts pour l’obtention des diplômes sont moins élevées que pour les autres disciplines (MEES, 2015). Dans plusieurs cas, les enseignant·e·s d’arts doivent également défendre et faire valoir leur discipline année après année afin qu’elle reste au programme de l’école dans laquelle ils/elles travaillent, et s’assurer par le fait même de la survie de leur propre poste dans l’établissement (Robichaud, 2022). En d’autres termes, l’enseignement des arts semble appeler une éthique de la résistance, soit une posture de défense constante de l’importance de l’art à l’école (les oeuvres d’art étant ici entendues, comme le suggère Roelens [2022] à la suite de Ricoeur, comme des propositions de monde qui permettent au sujet de se constituer de façon autonome et non comme les objets privilégiés d’une forme de conservatisme politique) qui a sans doute de profonds impacts sur la manière dont les enseignant·e·s se représentent, vivent et valorisent leur discipline artistique au sein des institutions scolaires.

Finalement, s’occupant spécifiquement de culture, l’enseignement des arts est inévitablement traversé par une série d’enjeux sociaux, historiques, politiques et idéologiques propres aux débats entourant les questions culturelles vives de notre temps (Ryan et Talon-Hugon, 2020), dont en particulier celles-ci : quel héritage culturel doit être transmis à l’école ? Comment éduquer et former à l’art dans un monde de culture instrumentalisée à des fins marchandes, politiques et/ou idéologiques ? Comment repenser notre rapport éducatif à l’art dans un univers médiatique saturé d’images et de contenus ? L’éducation aux arts doit-elle nécessairement se doter d’une dimension politique engagée, ou se présenter comme apolitique (Shaw, 2020) ? Comment préserver, comme le demande Kerlan (2021), son ambition émancipatrice ? Ces questionnements ouvrent grand, comme on le verra dans les pages qui suivent, le champ des contributions possibles en termes éthiques, soit ce qui, sur le plan culturel, social et politique, est bon et souhaitable pour et par l’enseignement des arts dans les institutions scolaires de nos sociétés contemporaines.

Ce dossier thématique se penche donc sur les manières dont ces particularités se lient, influencent ou encore déstabilisent les gestes éthiques aux fondements de toute activité éducative, que ces gestes relèvent de la sphère politique, organisationnelle, relationnelle, identitaire ou purement artistique et culturelle de l’enseignement des arts. Il se voulait d’emblée hospitalier aux travaux dans le champ de l’éducation aux arts, des fondements de l’éducation (philosophie, sociologie, histoire et anthropologie de l’éducation, etc.), de l’analyse du travail enseignant ou de toute discipline pertinente pour penser les enjeux éthiques de l’éducation artistique. Les contributions à dimensions empiriques et s’intéressant à tous les paliers éducatifs (du préscolaire à l’université) ont également été les bienvenues, ainsi que les contributions se penchant sur l’éducation informelle ou non formelle aux arts. Ce dossier rassemble ainsi quatre textes.

Le premier, écrit par Marie Ducellier, s’intéresse à l’autonomisation des modes d’accès, de production et de diffusion des images par les jeunes eux-mêmes, qui force les professionnel·le·s de l’éducation populaire, dans une association telle que la Ligue de l’enseignement, à reconfigurer l’activité pédagogique jusque dans ses convictions. En s’appuyant sur une ethnographie de longue durée, elle s’interroge ainsi sur la nécessité d’une réactualisation des pratiques de l’éducation populaire dans ce cadre, en montrant notamment que les mutations technoculturelles, loin d’induire de « nouvelles » éducations à l’image, remettent sur le devant de la scène une praxis oubliée.

Dans le deuxième, Anne Matthaey et Lisa Lefèvre se demandent quelle éthique, dans le cadre de la relation à autrui, sied le mieux à l’artiste intervenant·e. Ni professeur·e, ni animateur·rice, ni médiateur·rice, l’artiste tisse, lors d’une résidence, une relation avec les participant·e·s, relation qui est en effet une dimension centrale de l’éducation esthétique ; après une tentative de description des particularités éthiques de la relation artiste-participant·e·s, les auteures interrogent les modalités d’une formation à l’éthique, ses limites et sa réception auprès de deux artistes dans un des trois Centres de formation des plasticiens intervenants de France. Les résultats révèlent un défi majeur à penser pour transformer une relation asymétrique non choisie avec les participant·e·s en une relation horizontale et émancipatrice.

Dans un troisième texte, Baptiste Jacomino se penche sur le film En corps de Cédric Klapisch et met en lumière la manière dont il dessine, tantôt explicitement, tantôt plus souterrainement, une ligne tout à la fois esthétique, éthique et pédagogique. Il s’agit de passer d’un imaginaire de la sphère une et harmonieuse à l’acceptation d’une dispersion propice à la recherche, au désir, à la création et à la multiplication d’expériences esth-éthiques qui nourrissent la production artistique autant que la vie morale. L’idée éducative telle qu’elle structure les écoles depuis l’origine se trouve ainsi prise à contre-pied et un nouveau chemin éducatif possible s’ouvre pour nos sociétés éclatées.

Le quatrième et dernier texte du dossier, enfin, permet à Camille Roelens de porter un regard de philosophe de l’éducation sur les spectacles humoristiques « seule en scène » de l’humoriste française Blanche Gardin, d’en restituer les aspects les plus heuristiques et de dégager des pistes herméneutiques pour mieux comprendre en quoi elle s’érige en éducatrice/formatrice informelle des passions de son public, glissant parfois en cela de la position réflexive du moraliste classique à une posture moralisatrice plus problématique, car tendant davantage vers le fait de faire la leçon.

À la suite de ce dossier thématique se trouvent deux articles en varia portant sur la formation à l’éthique professionnelle. Dans le premier, Matthieu Petit, Andréanne Gagné, Sophie Parent, Jean-Pierre Dumas et François Vandercleyen proposent une recension systématique des écrits portant sur la supervision de stage à distance dans les domaines de formation aux métiers relationnels en enseignement supérieur. Depuis quelques années, le numérique s’insinue dans la supervision de stage, modifiant les dispositifs de formation pratique et médiatisant le langage, ainsi que la relation d’accompagnement. La recension permet de dégager les enjeux éthiques inhérents à la supervision de stage à l’aide du numérique et les facteurs favorisant cette activité d’accompagnement.

Dans le deuxième article en varia, Audrey Weir, Joséphine Mukamurera et France Jutras examinent les propos de finissant·e·s d’un baccalauréat en éducation préscolaire et primaire au sujet de leur formation à l’éthique professionnelle. Leurs analyses montrent que l’éthique des finissant·e·s est centrée sur l’acte d’enseigner et que c’est grâce aux situations de pédagogie active et d’expériences concrètes en formation en classes universitaires et en contexte authentique de pratique qu’elle se développe. Les auteures constatent les limites de la formation transversale à l’éthique professionnelle et défendent l’importance de cours dédiés à l’éthique et d’un modèle de développement graduel.