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INTRODUCTION

Au tournant des années 1970, l’éclatement des compromis sociaux qui avaient caractérisé le mode de production fordiste et l’interventionnisme public keynésien a suscité des transformations importantes. D’une part, cet éclatement a fait reculer les acquis et les avantages négociés au fil des « Trente Glorieuses », ce qui s’est traduit par des remises en question du rôle et des responsabilités de l’État social (Mingione, 2016). D’autre part, des mouvements sociaux ont de nouvelles capacités d’action entraînant l’engagement des acteurs sociaux dans le développement économique (Lévesque, Fontan et Klein, 2014). La mobilisation des acteurs sociaux a pris des formes plurielles et diversifiées. Mais ce qui l’a caractérisée est qu’elle ne gravitait plus autour d’une cause centrale, d’un grand mouvement social ou d’une formation politique dominante. Elle a plutôt pris des formes adaptées aux réalités, que ce soit en se tournant vers des options socioéconomiques, telle l’économie sociale (Bouchard, 2013), ou en s’inscrivant dans des perspectives territoriales, telle l’approche du développement par l’initiative locale (Klein, 2011; Klein et Champagne, 2011). Ainsi, à partir des années 1980, la mobilisation des acteurs sociaux a contribué à établir une nouvelle forme de gouvernance, dans laquelle le cadre de gestion publique s’est vu élargi par l’intégration d’acteurs de la société civile et redéfini par la pression pour la défense des acquis (l’emploi, les services). Le territoire, notamment le territoire local, s’est imposé comme le cadre approprié pour favoriser la coordination horizontale entre acteurs socioéconomiques de nature différente et leur action en partenariat (Enjolras, 2005; Lévesque, 2008).

Dans le cadre spécifique du Québec, dans les années 1980 et 1990, l’action convergente des acteurs syndicaux, communautaires et de l’économie sociale dans des territoires d’échelles régionale ou locale a contribué à la construction d’un mode de gouvernance axé sur la concertation et la pluralité économique (Klein et al., 2014). C’est ainsi qu’émergent, entre autres organismes, les conseils régionaux de concertation et de développement (CRCD), qui deviennent très importants dans les régions, les corporations de développement économique communautaire (CDEC), qui renouvellent les formes d’action en développement des quartiers à Montréal, et les centres locaux de développement (CLD), qui, comme résultat d’une réforme gouvernementale réalisée en 1998, diffusent dans l’ensemble du territoire du Québec le mode de gouvernance du développement économique expérimenté dans les CDEC. Parallèlement, d’autres organisations syndicales et communautaires sont mises en place, établissant ainsi les bases d’un modèle partenarial et participatif de gouvernance des territoires[1]. Or, dès le début des années 2000, des politiques, adoptées tant par le gouvernement fédéral que par le gouvernement provincial et orientées vers l’« austérisme », limitent progressivement la dimension participative de ce modèle. Si la dimension partenariale demeure, la participation citoyenne, qui avait été un objectif de la création de ces organisations au départ, est de moins en moins présente, sinon dans le discours et est fortement instrumentalisée dans la pratique, sans perspective émancipatrice.

En 2015, les organismes qui assuraient la gouvernance concertée et plurielle des territoires, surtout à l’échelle régionale, sont abolis, ce qui soulève des débats et des réactions (Kaléidoscope, 2015). Mais, en même temps, ces réformes peinent à prêter attention à d’autres formules qui ont été expérimentées à partir des années 2000 et qui renouent avec la participation citoyenne. Ces formules, portées par un leadership qui se veut partagé entre les organisations mobilisées dans des actions collectives, mettent en scène des modèles d’action ciblant les milieux de vie. C’est sur ces nouveaux modèles de développement territorial que nous réfléchirons dans ce texte.

Nous le ferons en trois temps. En premier lieu, nous définirons le cadre sociopolitique dans lequel s’inscrivent les expérimentations que nous étudions, un cadre dominé par l’idéologie néolibérale, mais où pointent aussi les signes d’une approche contre-hégémonique. En deuxième lieu, nous rapporterons deux expériences, celle de Parole d’excluEs (PE)[2], dans le contexte montréalais, et celle de Saint-Camille, en milieu rural québécois. La présentation de ces expériences signalera des pistes pour le renouvellement des actions et des politiques publiques en développement territorial. En conclusion, à travers ces expérimentations, nous verrons émerger un modèle mettant en exergue le milieu de vie et non pas la croissance, dans une perspective convergente avec celle de l’approche du bien-vivre (buen vivir).

PROBLÉMATIQUE : L’HÉGÉMONIE NÉOLIBÉRALE ET LES SIGNES D’UNE CONTRE-HÉGÉMONIE

Le néolibéralisme est un mode de pensée qui imprègne dans sa totalité le fonctionnement de nos sociétés et l’imaginaire de ses membres. Il est devenu un esprit du temps (Weber, 1964 [1904-1905]; Morin, 1983 [1962]; Boltanski et Chiapello, 1999), esprit qui traverse les institutions, les mouvements sociaux, les organisations, les groupes et les communautés. Toutes les instances gouvernementales et tous les organismes font donc, bon gré mal gré, partie prenante de l’aventure néolibérale et sont appelés à agir sur sa nature, sa consistance et ses déclinaisons en fonction tant des héritages culturels et institutionnels qui leur sont spécifiques que des visions contestataires que les acteurs sociaux se sont données. Cela ne signifie pas que la percolation de cet esprit du temps se fait de façon spontanée et harmonieuse; celle-ci se heurte d’ailleurs à des résistances, anciennes ou nouvelles, dans des sociétés qui semblent engouffrées dans des processus de polarisation plus puissants que jamais.

Dans le contexte actuel de la mondialité, l’esprit néolibéral définit tant les orientations culturelles, les trajectoires d’action que les modalités contestatrices. Il est clair que nous pouvons réagir à cet esprit en le reconnaissant ou en contestant sa pertinence, sa justesse ou sa légitimité. Ce faisant, nous pouvons favoriser son renforcement ou sa remise en question. D’où la pertinence de connecter l’activité de recherche scientifique à l’action concrète, sur le terrain, à l’échelle locale, et ce, afin de mieux comprendre comment des acteurs sociaux construisent des réponses déterminantes à la domination exercée par l’esprit néolibéral et comment ils le font par et dans des processus réflexifs. C’est cette vision épistémologique qui inspire ce texte. Nous faisons l’hypothèse qu’au sein de ces initiatives se mettent en oeuvre des capacités collectives essentielles, lesquelles favorisent des modalités d’action qui contribuent à rendre transparents les processus de production et de reproduction des dynamiques de contre-domination et de domination et à y introduire des « sentiers » transformateurs, au sens de ce que nous avons appelé « path building » dans un texte précédent (Fontan, Klein et Tremblay, 2008).

Cela dit, les réponses des initiatives locales que nous avons observées ont en commun le fait qu’elles s’inscrivent dans un environnement global où la concurrence est exacerbée. Nous nous trouvons en présence de situations socioterritoriales où l’adaptation et l’innovation constituent pour les acteurs sociaux, toutes options politiques confondues, une voie impérative pour éviter l’exclusion, la déqualification ou le déclassement. Sous le fordisme et le keynésianisme, de 1945 à 1975, l’adaptation pouvait facilement être interprétée non seulement au regard du progrès, mais comme du progrès sous toutes ses formes. Depuis le début des années 1980, la scène systémique (où se jouent plusieurs systèmes aux fonctions diverses et sur plusieurs échelles) a définitivement quitté les frontières de l’État-nation pour s’encastrer dans l’espace mondial. Cela ne veut pas dire que la scène systémique ait été absente durant la période précédente, comme le montrent Braudel (1967) et Wallerstein (1979), ni que les échelles nationale et internationale n’ont plus aucune signification (Siroën, 2006; Sassen, 2007). Ce que nous affirmons est que, pour la première fois, l’échelle mondiale présente un niveau de régulation et une capacité intégratrice jamais atteints dans l’histoire. Face à cette situation, les populations des espaces nationaux ont perdu l’avantage que leur conférait la scène nationale : celui de pouvoir confronter en face à face, dirait Touraine (1978), les différentes expressions et représentations de l’adversité.

Les populations laissées pour compte par les processus d’exclusion générés par la mondialisation n’ont pas encore réussi à investir avec la même qualité de moyens l’arène politique de la mondialité, comme ce fut le cas pour l’État-nation et le marché économique national sous le keynésianisme et le fordisme. Changer l’échelle de la confrontation représente ainsi un investissement nécessaire et incontournable pour que ces populations puissent se doter d’outils à la hauteur des défis soulevés par la construction d’un face-à-face à exercer sur la scène mondiale. Un certain investissement offensif d’énergie sur la scène mondiale, illustré par les forums sociaux mondiaux, les manifestations altermondialistes, les diverses formes d’expression des « indignés », entre autres, se combine avec le repli défensif de l’action de contestation à l’échelle nationale du fait que les acteurs sociaux ont l’impression de ne pouvoir faire autrement que s’adapter pour rester dans les rangs, non pas pour avancer, mais bien pour ne pas reculer.

La turbulence actuelle a fortement déplacé le centre des retombées ou des impacts du développement. D’une approche visant la redistribution élargie des retombées de la croissance, nous sommes passés à une distribution ciblée de ses avantages et désavantages. Aux gagnants revient le privilège de bénéficier des avantages de la croissance. Aux perdants, celui de se partager les « restes », c’est-à-dire la décroissance. Il s’ensuit la déqualification sociale (Paugam, 1991) et territoriale (Fontan, Klein et Lévesque, 2003). Cette décroissance affecte tant la classe moyenne, qui tente de maintenir à flot ses acquis, que la classe des pauvres ou des exclus, qui voit sa survie s’inscrire dans l’informel (Lesemann, 2015) et le précariat (Soussi et Baudet, 2012; Standing, 2011) ou qui opte pour la désaffiliation (Castel, 2008).

Cette réalité exerce des pressions très contraignantes sur les acteurs et les organisations qui cherchent à transformer la société au niveau local. Ce qui a pour effet de diviser l’action sociale entre des actions hégémoniques et contre-hégémoniques (Polanyi, 1983 [1944]). Certains groupes, organisations et institutions font le pari de s’inscrire dans la course au progrès, en limitant offensivement leur capacité d’action à l’option adaptative et conservatrice d’expansion des acquis individuels ou corporatistes, en sommant l’État et la société civile d’être solidaires, sans qu’eux le soient (c’est l’« effet de démonstration » des régions qui gagnent). D’autres acteurs s’investissent, à l’aide de mécanismes de résistance et d’engagement, en tentant de faire les choses autrement. Se déploie alors un pari offensif minimal de résilience qui consiste à limiter les dégâts dans l’optique de survivre et de maintenir les acquis de leurs collectivités sans nécessairement endosser les principes et les valeurs de l’ordre existant. Enfin, certains acteurs et organisations explorent des voies contre-hégémoniques. Là se situe l’arène que nous ciblons par les deux expériences étudiées.

Selon nous, si les deux expériences décrites dans cet article représentent des ferments pour des solutions de rechange qui pourraient venir à grandir, c’est principalement parce qu’elles constituent de véritables laboratoires du développement d’une nouvelle vision du vivre-ensemble; une vision qui s’insurge contre l’hégémonie néolibérale. Une telle vision aspire plus qu’à la simple survie par la résilience et en appelle à un ordre meilleur, un ordre qui se rapproche de celui que Santos (2011; 2016) désigne comme le buen vivir où les modalités de construction de la connaissance sont des jalons très importants (nous y reviendrons ci-dessous).

APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE : LA COCONSTRUCTION

Le spectre des actions et des initiatives locales contre-hégémoniques est non seulement pluriel, il est aussi très diversifié. Afin de prendre le pouls de cet univers, nous avons fait le choix de placer sous les projecteurs deux initiatives locales québécoises qui s’inscrivent dans deux mondes bien distincts : celui du développement urbain métropolitain et celui du développement rural périphérique. Les études de cas présentées résultent de collaborations fortes et soutenues avec des innovateurs sociaux et s’inspirent d’une posture engagée de recherche (Fontan, 2011). Ce travail a permis d’observer, de dialoguer, d’analyser et d’accompagner des acteurs qui incarnent de nouvelles formes de leadership et qui renouvellent la gouvernance territoriale. Cette insertion active nous a permis d’observer un spectre élargi d’initiatives qui se disent et se veulent socialement innovantes et qui montrent des capacités transformatrices et parfois perturbatrices pour l’ordre établi. Les deux expériences que nous exposons possèdent un fort potentiel en termes de recomposition des modalités d’action en matière de développement territorial parce qu’elles puisent dans des répertoires d’action n’ayant pas été atteints par les réformes « austères » récentes. Ces expériences sont instructives étant donné la portée de leurs expérimentations, même si leur échelle d’action est limitée.

LA TRANSITION LOCALE VERS LE « BUEN VIVIR » À TRAVERS DEUX CAS

Le buen vivir s’inscrit dans une perspective sociétale différente de celle du développement dépendant des fruits de la croissance économique (Santos, 2016). Il s’inspire d’acteurs qui prônent une vision holistique et intégrée de la société, une société solidaire et écologiste (Sauvé, 2014). Cette perspective est ancrée dans une philosophie pragmatique qui poursuit l’amélioration des conditions d’existence des citoyens à l’échelle locale, tout en proposant une nouvelle vision globale et systémique du développement (Montaño Suárez, 2016). Née en Amérique du Sud, mais dont les principes de base sont partagés par d’autres mouvances comme celles de la décroissance ou de la décolonisation, cette vision a débordé le cadre qui l’a vue naître pour inspirer une grande gamme d’expérimentations qui favorisent le commun plutôt que le privé, l’être plutôt que l’avoir, la qualité de vie plutôt que la course à la croissance ainsi que l’engagement solidaire plutôt que la compétition individualiste (Farah et Vasapollo, 2011; Novy, 2013; Dardot et Laval, 2014).

Cette vision repose sur des compétences collectives et sur un processus constant d’apprentissage découlant de pratiques réflexives (retour constant sur l’action, dialogues continuels). Sa base est l’action citoyenne et elle vise l’expérimentation d’un projet de société solidaire et inclusive. Sa stratégie d’intervention est définie à partir d’une prise de position selon laquelle la dévitalisation des collectivités résulte d’une construction sociale. Le processus peut donc être inversé, déconstruit en quelque sorte, afin de reconstruire un autre mode de vivre-ensemble solidaire, inclusif et communal. Il en résulte un modèle d’action qui vise la mise en place d’actions collectives à partir de la mobilisation et de l’implication des citoyens. En effet, autant l’expérience de PE que celle de Saint-Camille se caractérisent par la participation active de citoyens et citoyennes dans plusieurs projets déterminants.

Pour présenter l’action de Parole d’excluEs et celle de Saint-Camille, nous procéderons en trois temps. Premièrement, nous situerons brièvement le contexte particulier qui a entouré chacune de ces initiatives. Deuxièmement, nous présenterons les grandes lignes du système d’action qu’elles ont mis en place. Troisièmement, nous dégagerons les éléments centraux innovants au regard de l’approche du développement des territoires.

Parole d’excluEs : une démarche urbaine basée sur le logement et la mobilisation citoyenne

Parole d’excluEs est une expérience multi-sites (deux bases d’intervention à Montréal-Nord et une à Hochelaga-Maisonneuve) conduite par un leadership partagé[3], en déployant des actions portant notamment sur le logement, la culture et la sécurité alimentaire. L’expérience est chapeautée par une convention avec des bailleurs de fonds pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion. La posture centrale de PE se caractérise par la participation citoyenne, ce qui amène ses promoteurs à confronter et à renouveler les modalités d’action pratiquées par les organisations traditionnelles d’action communautaire en milieu urbain (tables de quartier, CDC, CDEC)[4]. La création de l’organisme Parole d’excluEs et les actions que celui-ci a menées conjointement avec des personnes en situation de pauvreté et d’exclusion ont été soutenues par un grand nombre d’activités impliquant des chercheurs universitaires et des représentants de l’organisme (Fontan, Rodriguez et van Schendel, 2010; Fontan et René, 2014). C’est à cette fin qu’a été créé, en même temps que PE, l’Incubateur universitaire Parole d’excluEs (IUPE), rattaché au Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES). Ce travail avec les acteurs s’est traduit par des processus de recherche-action en continu, par des recherches ponctuelles et par les activités d’un dispositif appelé Laboratoire de croisement des savoirs. La présentation que nous faisons ici de PE découle de ces activités et résulte d’une coconstruction.

Un contexte particulier : convergence de deux trajectoires

La création de PE s’inscrit dans la convergence de deux démarches. La première correspond à celle de l’idéateur de l’organisme, Patrice Rodriguez. À la suite de plusieurs contributions dans le domaine de l’action communautaire, au milieu des années 1990, Patrice Rodriguez amorça une réflexion qui s’est traduite en 2006 par la création de l’organisme PE. La deuxième démarche, plus institutionnelle, concerne un organisme qui deviendra essentiel pour le modèle d’action de PE. Il s’agit de la Société d’habitation populaire de l’Est de Montréal (SHAPEM), une organisation à but non lucratif d’intervention dans le domaine du logement. Au début des années 2000, la SHAPEM entreprit un processus de repositionnement de sa mission. Ce repositionnement visait le renforcement de ses capacités d’action en matière de revitalisation territoriale et l’expansion de son territoire d’intervention vers le nord de l’île de Montréal. En 2006, pour consolider le volet social de ses activités de gestion d’un parc immobilier à vocation sociale et collective, la SHAPEM a établi une alliance avec PE, alliance qui donnera lieu à trois initiatives de mobilisation citoyenne par le logement social, deux dans l’arrondissement de Montréal-Nord et une dans l’arrondissement Hochelaga-Maisonneuve. Plusieurs organisations ont appuyé cette démarche, dont l’IUPE.

Un système d’action territorial et social

Comme nous l’avons dit, l’action de PE a pris place dans trois lieux. Le premier lieu d’intervention est représenté par le secteur de l’îlot Pelletier situé au centre de l’arrondissement Montréal-Nord. Il regroupe une population d’environ trois mille personnes. La SHAPEM y possède neuf immeubles comptant 168 logements. Un local communautaire a été aménagé dans un de ces immeubles. C’est dans l’îlot Pelletier que s’est amorcée l’expérimentation de la démarche territoriale de PE. Les actions suivantes ont été menées à cet endroit : la création d’un groupe d’achats, l’aménagement d’un espace commun avec un jardin collectif appelé La Voisinerie, la mise en place de l’Accorderie de Montréal-Nord, la création d’un regroupement citoyen et divers autres projets réalisés ou en cours de réalisation, dont un centre de la petite enfance (CPE).

L’intervention dans ce lieu a été très importante pour la démonstration de l’efficacité de la démarche. Avant l’implantation de PE en 2007, cette zone était dévitalisée et fortement investie par des bandes criminalisées. En 2015, ce petit secteur de trois mille résidents et résidentes est devenu un milieu revitalisé, où des citoyens et des citoyennes participent à un effort collectif et où des dispositifs ont été mis en oeuvre pour accompagner tant le développement du pouvoir d’agir de la population locale que la capacité de mener des actions collectives. Les bandes criminalisées n’ont pas réinvesti les lieux et ont déplacé leurs activités ailleurs.

Le deuxième lieu d’intervention se trouve dans le quartier Maisonneuve de l’arrondissement Mercier-Hochelaga-Maisonneuve. La zone concernée compte une population d’environ quatre mille personnes. La SHAPEM y possède et gère dix immeubles pour 78 logements. Un local communautaire a été aménagé dans un des immeubles situés sur la rue Ontario. En plus de la démarche liée au logement, les actions menées sur ce site portent sur la fracture numérique, la mise en service de l’Accorderie, la culture (théâtre populaire), le regroupement citoyen, la sécurité alimentaire ainsi que l’aménagement d’une partie d’une ancienne voie ferrée transformée en espace public.

Le troisième lieu d’intervention, le plus récent, est situé sur la rue Lapierre dans le nord-est de l’arrondissement de Montréal-Nord. La zone est physiquement éloignée de celle de l’îlot Pelletier, dans le même arrondissement, mais assez proche en ce qui concerne ses caractéristiques sociales. Le secteur comprend une population d’environ six mille personnes et la SHAPEM y possède seize immeubles. Ici aussi un local communautaire a été aménagé. Les actions collectives prenant place ou appelées à prendre place dans ce quartier sont les suivantes : un point de service de l’Accorderie, un projet en santé communautaire, un projet qui concerne la mise en oeuvre d’un système alimentaire pour tous, le Laboratoire sur le croisement des savoirs de l’IUPE et un projet d’incubateur d’initiatives locales développées par de jeunes adultes.

Au fil du déploiement de l’intervention et des apprentissages qui en ont découlés, l’approche de PE s’est consolidée, la volonté des acteurs étant de bâtir un équilibre entre les dynamiques sectorielles et territoriales. En effet, plusieurs des actions menées ou planifiées dépassent les limites de chacun, voire, dans certains cas, des trois territoires mentionnés précédemment. C’est le cas pour les actions visant le développement d’une clinique communautaire de santé, pour le projet « Système alimentaire pour tous », pour les projets ou les actions portant sur la fracture numérique et le théâtre populaire. Or, la clé du succès des actions et des projets lancés par PE réside essentiellement dans leur ancrage citoyen.

Un modèle d’action centré sur le citoyen

La démarche amorcée par la collaboration entre la SHAPEM et PE a conduit à la structuration d’un système qualifié par l’organisme de « modèle d’action de PE ». Cette modalité d’intervention vise la mise en place d’actions collectives transformatrices en vue de favoriser des pratiques novatrices de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Comment ce modèle d’intervention se distingue-t-il de ceux qui inspirent les initiatives classiques de développement local de territoires dévitalisés? La principale distinction tient aux efforts déployés afin que toutes les actions collectives entreprises s’inscrivent dans un travail de mobilisation et de réflexion effectué auprès de citoyens et de citoyennes et les amenant à s’engager par la suite. Lorsque les actions ne sont pas suggérées par les personnes concernées elles-mêmes, mais par d’autres acteurs, diverses consultations et assemblées publiques mettant à contribution la population locale sont réalisées afin de les valider et d’assurer leur cohérence avec les besoins citoyens.

Dans cette démarche, le croisement des savoirs, des pratiques et des capacités constitue une clé importante du modèle d’action de PE.

  • Croisement des savoirs dans le sens où toutes les connaissances pertinentes, dont les dimensions critiques, sont prises en considération. Les savoirs en question sont les savoirs expérientiels, les savoirs professionnels et les savoirs scientifiques.

  • Croisement des pratiques dans le sens où tout n’est pas à réinventer sur chacun des trois territoires. Des opérations adaptées de veille et de transfert sont nécessaires. Ces pratiques plurielles sont construites en réponse à des besoins ou à des aspirations à partir de démarches informelles (individuelles ou collectives) ou formelles (portées par des organisations ou des institutions).

  • Croisement des pouvoirs dans le sens où chaque sphère d’intervention fait appel à des capacités différentes. Il s’agit de respecter la spécificité de chacune de ces capacités (citoyennes, professionnelles, cognitives) tout en construisant une interface de mobilisation et de dialogue qui facilite les interactions.

Il est à noter que l’expérience a suscité un intérêt croissant auprès de bailleurs de fonds. Aux subventions octroyées aux différents projets, se sont ajoutées progressivement des subventions d’appui à la vision d’ensemble de l’expérience. Notamment, il faut souligner une convention établie sur la base d’une proposition globale avec différents bailleurs de fonds sur une période de cinq ans (de 2013 à 2017). Les parties à cette entente sont la Fondation Lucie et André Chagnon, la mairie de Montréal, des mairies d’arrondissement (Montréal-Nord et Mercier-Hochelaga-Maisonneuve) et le gouvernement du Québec. La convention a nécessité quatre années de travail et sa signature est intervenue en raison de la nouveauté que représentait le modèle d’action de PE et de l’efficacité démontrée de ses interventions dès sa mise en oeuvre dans l’îlot Pelletier.

Saint-Camille : une expérience de renouvellement de la ruralité

La deuxième expérience prend place dans la communauté de Saint-Camille. Cette communauté a entrepris une démarche reconnue comme un succès de revitalisation rurale qui a été agréée comme laboratoire rural dans le cadre de la Politique nationale de la ruralité. Mobilisant des ressources culturelles, technologiques (TIC) et environnementales, la Corporation de développement de Saint-Camille a réussi à améliorer les services aux citoyens (aînés, enfants, familles), à accroître le sentiment d’appartenance de la population, à lancer des initiatives entrepreneuriales et à attirer de nouveaux résidents. Cette expérience se distingue sur deux plans de celle que nous avons présentée plus haut. D’une part, elle a lieu en milieu rural. D’autre part, l’expérience de mobilisation proprement dite est plus ancienne que celle de PE, puisqu’elle a débuté dans les années 1980. Elle s’inscrit dans un contexte sociohistorique différent, largement lié à la crise de la société industrielle et au début de la remise en question du keynésianisme.

Ce qu’il nous apparaît intéressant de retenir de ce cas est le résultat d’une expérience qui, comme celle de PE, s’est appuyée sur une démarche de croisement et de partage des savoirs. Ainsi, de septembre 2012 à octobre 2014, un groupe de résidents et de résidentes de la municipalité de Saint-Camille composé d’élus, de responsables d’organisations communautaires, de responsables de services et de citoyens, se sont réunis régulièrement avec des chercheurs du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES). L’objectif de ces rencontres était de réfléchir conjointement sur l’expérience de revitalisation territoriale de cette communauté afin de consolider, d'approfondir et de transférer cette expérience dans d’autres communautés dévitalisées. Chercheurs et citoyens, s’appuyant sur une formule d’échange et de confrontation de connaissances expérientielles et universitaires, ont décrit les principaux éléments de la dynamique de développement de Saint-Camille, les valeurs qui les sous-tendent et les défis qui se posent à la communauté (Klein et al., 2015).

Le contexte : une réponse à la dévitalisation

La municipalité de Saint-Camille se trouve en milieu rural, dans la région de l’Estrie, à 35 kilomètres au nord-est de Sherbrooke. Il s’agit d’une petite municipalité de 513 habitants qui, dans la première moitié du 20e siècle, a déjà compté près de 1200 habitants. Saint-Camille a vécu la même situation que d’autres communautés rurales dont les services essentiels, et même la survie en tant que communautés, ont été menacés par la dévitalisation démographique.

Un moment marquant dans la mobilisation des citoyens de Saint-Camille pour réagir à la dévitalisation a été la création, en 1986, d’un organisme voué à l’acquisition de bâtiments laissés à l’abandon après la fermeture des services (magasin général, garage municipal, presbytère). Cet organisme s’appelle le Groupe du coin, un groupe d’investisseurs privés créé par quatre personnalités locales. Ces quatre personnes ont formé une corporation privée de « capital de risque » à laquelle chacune a apporté mille dollars, puisés à même ses économies personnelles. L’objectif de ces personnes était de créer un fonds permettant de mobiliser d’autres ressources afin de procéder à l’achat ainsi qu’à la réaffectation de bâtiments abandonnés et de les reconvertir dans l’espoir de contribuer à la revitalisation de la communauté.

La première acquisition du Groupe du coin a été le bâtiment du magasin général. Cette première acquisition s’est avérée providentielle, puisqu’elle a permis la création en 1988 du P’tit Bonheur[5], organisme culturel devenu le « vaisseau amiral » de la revitalisation de Saint-Camille. Le P’tit Bonheur a été mis en place par deux des membres du Groupe du coin, dans le bâtiment acquis par le groupe. Le prix de location couvrait le remboursement de l’hypothèque. Lorsque le P’tit Bonheur a atteint le seuil de rentabilité, il a pu acquérir le bâtiment, ce qui a permis au Groupe du coin de récupérer son investissement et de miser sur d’autres projets.

Les acteurs : un système structuré par l’action culturelle et identitaire

La création du Groupe du coin et la naissance du P’tit Bonheur ont enclenché un processus de revitalisation riche en initiatives innovatrices. Parmi ces initiatives, nous observons la fondation de la Corporation de développement socioéconomique en 1994, la mise sur pied du Centre d’interprétation du milieu rural en 1996, la tenue du Salon agroalimentaire en 1998, celle du Salon de la diversification agricole en 1999, la création de l’entreprise agricole La Clé des champs en 2003 et le lancement la même année d’un projet de revitalisation démographique dont la réalisation s’étendra jusqu’en 2012. Examinons plus en détail ce projet de revitalisation démographique.

La communauté de Saint-Camille a adopté une stratégie pour attirer de nouvelles familles. Ainsi, la mairie et la Corporation de développement socioéconomique, à la suite de consultations avec la population, ont lancé un projet de revitalisation démographique visant à offrir des terrains à des familles susceptibles de s’installer au sein de la communauté. Ce projet avait deux lieux de réalisation, l’un appelé « Parc agro-villageois », dans le village lui-même, et l’autre, appelé « Fermettes du rang 13 », dans le rang du même nom situé à quelque huit kilomètres du village et qui avait été abandonné. C’est ce dernier projet qui s’est révélé le plus profitable, malgré les investissements importants auxquels il a fallu consentir.

Dans le rang 13, la municipalité de Saint-Camille a mis en oeuvre un projet domiciliaire comportant une dimension collective et participative qui a nécessité la mise en place d’une coopérative de solidarité. Aujourd’hui, le rang 13 est habité par 25 nouvelles familles, lesquelles ont fortement contribué à l’accroissement de la population de la municipalité et à sa revitalisation sociale. Au-delà du simple nombre de nouveaux venus et de leur capacité à apporter des revenus additionnels sur le territoire, d’autres effets, tel le maintien de la fréquentation de l’école primaire, qui assure ainsi sa pérennité, contribuent à l’attractivité du territoire.

Or, le fait que ces nouveaux résidents ont renforcé le milieu associatif local et le vivre- ensemble dans le village est largement attribuable à la stratégie mise en oeuvre à Saint-Camille, une stratégie fortement ancrée dans une démarche collective. Actuellement, le principal projet en cours est la reconversion de l’église en un équipement multifonctionnel qui favorise la réalisation d’activités culturelles et sociales à une échelle dépassant le cadre local.

Le développement de la réflexivité comme part fondamentale du modèle d’action à Saint-Camille

Aux projets présentés ci-dessus, voués à infléchir le cours du développement socioéconomique de la communauté, s’ajoutent trois initiatives qui ont contribué à développer la réflexivité et qui ont jeté les bases d’une vision du développement à long terme pour la communauté. Ces trois initiatives sont l’offre d’un microprogramme en éthique, la mise en place d’un laboratoire rural et la réalisation des Ateliers de savoirs partagés en collaboration avec le CRISES. C’est cette dimension réflexive que nous voulons souligner dans cette section du texte.

Au début des années 2000, les habitants de Saint-Camille ont pu aller au-delà de la réaction aux problèmes de dévitalisation et construire une vision commune de leur développement. Ce défi a été abordé à travers la réalisation d’un microprogramme en éthique appliquée orienté vers la prospective, résultat d’une collaboration entre le village et l’Université de Sherbrooke. Cette initiative a été le cadre de réflexions et elle a favorisé l’élaboration et le partage d’une vision éthique du développement. L’expérience, déterminante dans la mobilisation citoyenne pour réfléchir sur l’avenir de la communauté, s’est répétée par la suite.

Une deuxième initiative a été la mise en oeuvre d’une expérience de laboratoire rural (financée par l’intermédiaire de la Politique nationale de la ruralité du gouvernement québécois) sur le thème Une communauté apprenante, innovante et solidaire. Un modèle porteur de développement, créé en 2009. Le P’tit Bonheur a été l’organisme promoteur du projet. À l’image d’une expérience scientifique, le laboratoire s’est appuyé sur l’hypothèse voulant qu’une démarche de formation continue favorise l’innovation sociale, tout en développant les réseaux de solidarité nécessaires à la mise en place de nouvelles façons de faire. Le laboratoire a permis de vérifier l’hypothèse selon laquelle l’apprentissage collectif a une influence sur l’innovation sociale et la solidarité. Dans cette perspective, des formations ont été offertes aux partenaires du laboratoire, mais aussi à l’ensemble de la population qui souhaitait y participer. Le laboratoire a permis de jeter un regard rétrospectif sur les efforts consentis depuis le milieu des années 1980 afin de contrer la dévitalisation de la communauté (Dufresne, 2014).

À la suite des expériences vécues dans le cadre du microprogramme en éthique et du laboratoire rural, le projet Ateliers des savoirs partagés a émergé. Ce projet qui a été financé par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) en 2012 s’est terminé en octobre 2014. Il visait à systématiser collectivement les connaissances issues de l’expérience de revitalisation territoriale de Saint-Camille. Cette systématisation a été réalisée par des rencontres entre des chercheurs et des citoyens où, de part et d’autre, les partenaires ont été appelés à partager leurs expertises et leurs pratiques sur différentes thématiques liées au développement local et régional. Pendant deux ans, chercheurs et citoyens ont abordé conjointement des questions qui touchaient la gouvernance, l’inclusion, la cohésion sociale, la culture, le développement économique, etc.

Au-delà de l’originalité de la démarche de participation et d’échanges mise en oeuvre par le projet Ateliers de savoirs partagés[6], le dialogue qui a pris forme entre chercheurs et citoyens a permis à nouveau aux participants et participantes de réfléchir sur leur territoire, sur son développement, sur les tensions et sur les défis qui se posent à eux. En discutant du développement de leur communauté, les citoyens et les citoyennes de Saint-Camille qui ont participé au projet ont placé au coeur de leurs préoccupations le vivre-ensemble, dans le village, mais aussi à travers les liens entre le village et son environnement local et régional.

L'expérience de développement territorial de Saint-Camille s’inscrit dans une perspective d’évolution et de renouvellement de la ruralité au Québec. Plusieurs innovations sociales expérimentées à Saint-Camille ont ouvert de nouvelles pistes de développement qui inspirent des stratégies à des échelles plus larges. La communauté a réussi à réaliser des projets, à s’ouvrir à de nouvelles populations, de telle sorte que de nouveaux résidents qui, dans la plupart des cas, ne travaillent pas à Saint-Camille, et qui n’ont donc pas été attirés par l’emploi, mais par le village lui-même, sont venus s’y établir. Cette réussite est essentiellement attribuable à une approche collective. Si ce projet a pu réussir, c’est parce que la communauté de Saint-Camille a relevé un défi encore plus important, sans quoi le projet démographique n’aurait pas eu lieu. Ce défi consistait à renforcer la communauté par la mise en place d’une démarche réfléchie de revitalisation sociale, économique et culturelle menée pendant près de trente ans. Cette revitalisation a permis de concevoir une stratégie résidentielle et de la mener à terme dans des conditions de renforcement de la communauté, en même temps que d’autres projets communautaires.

L’expérience de Saint-Camille est le résultat du travail d’une succession d’idéateurs et de leaders, qui ont été suivis par un ensemble d’instances politiques et d’organismes (Klein et al., 2015). Ces acteurs de la revitalisation de Saint-Camille ont créé un environnement institutionnel et organisationnel qui assure les interrelations entre les organisations de la société civile, les autorités politiques (la municipalité et les organismes qu’elle a créés), les individus les plus influents et une partie importante des citoyens et citoyennes du village dans le but d’assurer le développement de la municipalité. Cette dernière et ses dirigeants politiques s’inscrivent dans une démarche de participation où les citoyens et les citoyennes sont régulièrement consultés sur les enjeux centraux de développement. Les initiatives évoquées précédemment ont permis d’intégrer une profondeur temporelle, institutionnelle et organisationnelle à la vision guidant le développement à Saint-Camille. On pourrait dire que cette vision collective, puisqu’elle est coconstruite et partagée par plusieurs acteurs, est ainsi dotée d’une réflexivité institutionnelle, d’une capacité à saisir et à mettre en perspective les trajectoires dans lesquelles la communauté s’insère.

Face à l’anonymat et à l’individualisme qui caractérisent notre époque et qui résulte de la globalisation, de la crise des valeurs collectives et de la perte d’efficacité des grands projets sociétaux qui ont jadis mobilisé la société, Saint-Camille oppose un lieu d’engagement social dans une perspective d’amélioration du milieu de vie, un lieu qui d’ailleurs n’est pas fermé sur lui-même, comme le montre son inscription dans plusieurs réseaux nationaux et internationaux[7]. Comme dans le cas de PE, le processus a été mis en place par un type de leadership partagé par plusieurs personnes, chacune dans ses organisations et ses champs d’action, dans lequel s’inscrivent d’ailleurs les nouveaux résidents. Ce leadership est caractérisé par sa stabilité et sa continuité.

CONCLUSION

Les deux expériences étudiées ont la particularité d’avoir articulé des réponses innovantes à l’égard des défis posés par la normativité néolibérale, et ce, sans sacrifier l’autonomie locale sur l’autel du rendement économique. Elles l’ont fait par des modèles d’action différents : la formulation d’un projet de vie faisant appel au temps long et à l’enracinement, à partir d’un leadership local déjà présent; le transfert d’une idéation portée par un acteur extérieur, mais qui aura su s’enraciner localement par la mise en place des processus de coconstruction.

Aussi bien Parole d’excluEs que Saint-Camille constituent des expérimentations en milieu local dans lesquelles le leadership est partagé. Dans les deux expérimentations se mettent en oeuvre des modalités inclusives de gouvernance dont le but est d’accroître les capacités cognitives (connaissances, capacités critiques par rapport au contexte institutionnel, accroissement du sentiment de confiance à gérer son développement, etc.) des collectivités locales afin d’infléchir les conditions qui génèrent la dévitalisation. Concrètement, les expérimentations analysées ici mobilisent diverses formes de développement de la réflexivité où des savoirs expérientiels, experts et universitaires convergent, voire fusionnent, dans une perspective de coconstruction des connaissances nécessaires au développement de communautés inclusives.

Ce qui apparaît fondamental dans le modèle émergeant de ces deux cas est le fait que les acteurs locaux se dotent des capacités nécessaires pour assurer le contrôle du processus du développement de la communauté locale dans un contexte où changent les ressources à leur portée. Ces capacités doivent permettre aux acteurs de comprendre et de maîtriser les dynamiques qui les concernent à toutes les échelles (locale, nationale et globale) et non pas seulement à l’échelle locale. Cette appropriation de capacités accrues renvoie à des processus d'innovation socioterritoriale qui favorisent l’empowerment collectif. Dans la perspective de l’empowerment dit critique et émancipateur des collectivités locales[8], cet empowerment peut aussi être vu comme l’ensemble des capacités individuelles et collectives qui permettent à la communauté de transformer son environnement (Bacquée et Bewiener, 2013).

Cela est d’autant plus crucial dans un contexte où les transformations du capitalisme favorisent une plus grande articulation entre diverses logiques socioéconomiques (recherche du profit, redistribution, don), entre diverses sphères (publique, privée, sociale) et entre diverses échelles (individuelle, locale, nationale, globale). Ainsi, le développement des collectivités locales ne peut pas se limiter à la réaction aux problèmes. Une telle perspective contraindrait les acteurs à survivre dans un contexte où les facteurs qui provoquent la dévitalisation s’affirment. Ainsi, pour tendre à modifier ces facteurs, des interactions nouvelles sont requises entre l’action locale de la société civile et l’action publique. De plus, d’autres acteurs doivent se construire et s’inscrire dans une vision intégrée du développement axée sur le citoyen.

Certes, pour avoir un effet transformationnel sur les modes de gouvernance institué en développement territorial, un saut qualitatif est requis. Ces expériences démontrent la possibilité de créer des processus et des dynamiques alternatives au vivre-ensemble néolibéral. Dès lors s’impose un changement d’échelle. Il faut passer de l’espace organisationnel local à l’espace institutionnel dans lequel se décident et opèrent les politiques publiques, de sorte à mettre en place une approche multiniveaux (Geels, 2011). Par espace institutionnel, nous entendons l’ensemble des règles, des codes, des lois, des principes qui guident l’action des organisations politiques, sociales et économiques. En termes clairs, les deux expériences sont efficaces et efficientes dans leur capacité démonstrative, mais ne deviendront transformatrices qu’au moment où les principes, les codes, les règles qu’elles mettent en scène dans leur expérimentation auront la capacité de déstabiliser le mode de fonctionnement des organisations instituées qui les encadrent. Alors seulement pourra se mettre en marche une véritable transition sociétale si et seulement si la déstabilisation vécue est renforcée par une transformation des conditions matérielles.

En filigrane, nous défendons l’hypothèse voulant que la qualité « instituante » (Castoriadis, 1975) des deux expériences visitées réunisse les capacités transformationnelles requises pour introduire le passage au buen vivir. Toutefois, cette qualité transformative demande à être généralisée, ce qui nécessite la production et l’institutionnalisation d’une diversité d’actions innovantes interconnectées les unes aux autres pour faire système afin de générer un nouvel esprit cadre et support au vivre ensemble désiré (Fontan, 2014).

Les travaux théoriques sur l’évolution des sociétés ont peu pensé la transformation sociétale en ces termes. Le faire permet de mieux comprendre les conditions requises pour que le tout advienne à la façon non pas d’un plan déployé, mais d’une construction non planifiée (Unger, 2015). L’une de ces conditions relève de l’aplanissement des distances entre les acteurs sociaux. Moins grandes seront les distances, plus facile deviendra le processus de transformation. Pourquoi? Parce que les forces « traditionnelles » qui sous-tendent la logique d’action du ou des sentiers existants de dépendance deviennent inopérantes, désuètes et inefficaces et qu’elles sont contestées par la société civile.

Ces expérimentations émergent dans un contexte où, par l’ouverture des espaces nationaux et locaux à l’influence de nouveaux acteurs autrefois tenus à l’écart des dynamiques locales, les perturbations et les pressions sur les milieux locaux sont fréquentes. Des expérimentations émergent dans un contexte où la polarisation des points de vue force les acteurs à prendre position, à agir et à innover. Certains territoires dotés de formes de leadership appropriées, dont le leadership partagé, pourront élaborer des actions créatives et faire apparaître de nouveaux compromis sociaux locaux. Les deux expérimentations décrites nous laissent entendre que nous disposons des éléments requis pour effectuer un saut qualitatif. Il reste à le réaliser, ce qui demande des actions à divers niveaux et à diverses échelles intégrant le local, le régional, le national et le transnational dans une logique ascendante. La scène politique et le champ des politiques publiques sont ainsi incontournables.