Corps de l’article

Introduction

La remise en cause du « modèle québécois » continue à faire couler beaucoup d’encre dans les médias. Si les spécificités du modèle n’ont pas été établies une fois pour toutes, le débat qui doit y être associé révèle à tout le moins l’attachement des Québécois aux institutions de la Révolution tranquille. Le débat qui a suivi la crise de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) en 2008 a constitué un moment fort de cette relation où l’on accusa le président Henri-Paul Rousseau d’avoir surinvesti dans le papier commercial adossé à des actifs (PCAA). Le retour à la rentabilité de l’institution a somme toute clos le débat et a coupé court à la réflexion qui s’était engagée sur le règne de Rousseau à la CDPQ. De ce fait, ce dernier n’a pas su fournir un éclairage adéquat sur les transformations de la Caisse qui se sont produites durant son règne. Un tel éclairage aurait permis de juger si le virage qu’il a fait prendre à l’institution (Pelletier, 2009) est le résultat des attentes formulées par la population québécoise.

Le présent article vise à comprendre, par une étude du discours éditorial, le type de relation qui s’est établi entre la population québécoise et la Caisse pendant l’époque Rousseau. Il s’agit de voir si ce discours se retrouve en adéquation avec le mandat et le type de gouvernance qui y furent implantés durant les années 2000. Nous soutenons l’hypothèse d’une mutation organisationnelle qui se serait produite dans la foulée de la modernisation de l’administration des organismes d’État à partir de l’année 2000 et de la marginalisation du rôle de développement économique du Québec joué par la CDPQ. L’analyse de contenu du discours éditorial révèle que les modifications de l’environnement législatif et la mutation organisationnelle de la CDPQ se sont produites conformément aux souhaits et aux attentes formulées par la presse d’opinion entre 2002 et 2008.

La caisse de dépôt comme acteur financier institutionnel

La Caisse de dépôt et placement du Québec figure aujourd’hui parmi les plus grands investisseurs institutionnels au Canada. Si le rendement de la CDPQ fait souvent l’objet de comparaisons avec celui réalisé par les différents fonds de retraite canadiens, une saisie plus large de l’institution et de son histoire rend problématique tout exercice comparatif plus poussé. Cette difficulté est accrue par celle de relever les traits spécifiques des fonds institutionnels (Goyer, 2006). La définition sociologique de ces acteurs financiers s’est d’ailleurs complexifiée à mesure que se sont élargies et diversifiées leurs activités au courant des dernières années. La participation de ces joueurs massifs et extrêmement bien capitalisés (Useem, 1996) sur les différents marchés interbancaires en est venue selon plusieurs auteurs à modifier substantiellement la dynamique globale du capitalisme contemporain. À cet égard, Michel Aglietta (1998) soutient leur participation à l’émergence d’une forme de capitalisme patrimonial fondé sur la gestion des actifs de la « dette sociale ». De son côté, l’économiste Hyman Minsky (1993) insiste sur le rôle prépondérant qu’exercent les fonds de pension sur l’économie en général dans le passage à l’ère du capitalisme des money managers. C’est notamment cette forme de capitalisme qui serait entrée en crise en 2008 (Wray, 2009).

Pour François Morin (2006; 2011), la dynamique des fonds institutionnels doit être plus largement comprise en relation avec celle du « capitalisme des marchés financiers ». La spéculation financière, soutient-il, s’est érigée en un véritable « mur » surplombant de très haut l’ensemble des activités économiques mondiales. En 2007, il évaluait à environ 3 424 000 milliards de dollars l’ensemble des transactions mondiales portant sur les monnaies, les produits dérivés et les titres financiers, soit un montant représentant près de 64 fois celui du produit mondial brut (Morin, 2011, p. 47). Cette véritable hypertrophie de la sphère financière s’effectuerait aux dépens de l’économie « réelle », dans le sens où l’inflation de sa valeur est fondée sur une ponction systématique des transactions portant sur les biens et services produits par les nations. Ce mouvement d’assujettissement de l’économie, qui s’est grandement accéléré depuis les années 1990, a été « grandement impulsé par des investisseurs institutionnels actifs […]. Ces acteurs, dont la puissance financière est considérable, sont les leviers institutionnels de la formation et de la régulation, à l’échelle mondiale » du capitalisme financier globalisé (Morin, 2006, p. 81).

Le décalage entre la valeur des titres échangés sur la sphère financière et celle des biens et services échangés dans la sphère de l’économie réelle peut constituer, comme le soutient Michel Freitag (1999), une preuve de la domination d’une économie virtuelle parvenue à se détacher de toutes déterminations normatives relevant des organisations capitalistes productives (les corporations) ou de celles produites par les sociétés politiques. Cette déconnexion du monde financier de toutes formes d’obligation sociétale ne semble pas rendre compte adéquatement de la situation de la CDPQ. La Caisse est une institution financière tenue de répondre à un ensemble d’attentes sociales et politiques émanant de la société québécoise : en première instance aux obligations fixées par la Loi sur la Caisse de dépôt et placement du Québec (2004), puis, en seconde instance, au gouvernement, aux différents acteurs sociopolitiques (élus, syndicats, entreprises) et à la population en général.

C’est pourquoi le concept de modèle de développement (Bourque, 2000) nous apparaît approprié pour saisir l’encastrement sociétal (Polanyi, 1983) de la Caisse. Le concept de modèle de développement postule que la coordination des activités économiques repose à la fois sur les conflits entre les différents acteurs économiques, sociaux, et politiques, puis sur le fait que les acteurs économiques, en tant qu’organisations collectives cohérentes, agissent à partir d’un ensemble commun de représentations, de motivations politiques, sociales ou culturelles. Dans le cadre du modèle québécois, « le secteur financier [en] constitue sans doute le coeur qui est composé notamment de deux grandes institutions financières : la Caisse de dépôt et placement du Québec et le Mouvement des Caisses populaires et d’économie Desjardins » (Lévesque, Malo et Rouzier, 1997, p. 4).

Le mandat originel de la Caisse consiste à protéger la valeur de ses placements ou en tirer le meilleur rendement financier[1] et contribuer au développement économique du Québec. La Caisse a fortement marginalisé le volet développement économique au cours des années 1990-2000 (Rouzier, 2008). Cette marginalisation de cette mission reflète selon l’auteur un changement constitutif de la dynamique de la Caisse. Il affirme à cet égard que 

[l’]on pourrait parler [en quelque sorte] d’une « mutation », c’est-à-dire que la CDPQ a complètement évacué son volet d’intérêt général, du moins tel qu’il était défini par ses fondateurs. Nous le mentionnons non pas pour ressasser des souvenirs nostalgiques, mais pour rappeler que c’est par sa mission qu’une entreprise d’intérêt général se distingue d’une entreprise qui ne l’est pas, mission qui résulte, entre autres, de la volonté de ses fondateurs de la placer au service de l’ensemble de la collectivité […].

Rouzier, 2008, p. 157

L’ancrage institutionnel de la Caisse nous empêche d’adopter ce raisonnement selon lequel l’abandon de la mission d’intérêt général réduit la CDPQ au statut d’acteur économique « conventionnel ». Si nous lui concédons l’idée d’une possible mutation, le cadre méthodologique de la thèse de Rouzier laisse en suspens la définition des repères pouvant conduire à une interprétation précise de la nouvelle « nature » imputable à l’institution.

La pérennité d’une institution repose sur sa capacité à reproduire les conditions de sa légitimité (Freitag, 1986); elle doit constamment produire une forme de discours « consensuel » dont les finalités doivent être précisément partagées par les agents sociaux qui lui confient, symboliquement, sa puissance d’agir. Depuis la Révolution tranquille, l’institutionnalisation de la Caisse s’inscrit dans l’historicité immanente à la société québécoise; c’est à l’intérieur de ce processus que se sont continuellement redéfinis le lien et le rapport de la société avec l’organisme. Comme le soulignent Bourque et Duchastel, « l’institutionnalisation politique se développe dans un procès, toujours ouvert et jamais achevé, de discussion et de résolution des conflits » (1995, p. 614). Dans cette perspective sociologique, la compréhension de l’évolution de la Caisse commande, minimalement, la réalisation d’une analyse discursive qui puisse « extraire » les éléments susceptibles de reconstruire le sens de l’encastrement sociétal actuel de la Caisse.

C’est à l’aune du concept d’organisation que nous pouvons clairement envisager l’hypothèse d’une mutation de la CDPQ. Selon Freitag (2002), l’organisation ne réfère pas tant à une mise en forme de rapports de production ou à l’accumulation privée du profit, mais à une modalité générale de régulation sociale correspondant

à un lieu d’action organisé de manière autonome [ressaisissant] librement tous les éléments et aspects d’environnement concret qui sont pertinents du point de vue de la réalisation de ses objectifs, et sur lesquels il tend alors à exercer directement son contrôle ou son influence.

Freitag, 2002, p. 109

Dans sa formulation idéaltypique, l’organisation est conçue comme une forme sociale « autoportante » sur le plan normatif. Contrairement à l’institution dont l’existence découle de sa mission, la logique globale de l’organisation est celle de l’autoproduction de ses modalités de fonctionnement social à partir de critères pragmatiques et contingents fixés par sa propre opérativité. L’autopoïèse organisationnelle (Luhmann, 2003) ou le maintien de l’autonomie opérationnelle de l’organisation se situe essentiellement dans l’ordre de la rationalité instrumentale, dans l’ordre du contrôle de l’environnement social qui n’est plus médiatisé par un ensemble de normes éthicopolitiques ou culturelles surplombant et articulant, a priori, la forme des pratiques. Érigée en norme universelle d’administration des sociétés d’État par l’OCDE (1995), la nouvelle gestion publique (NGP) est porteuse de cette rationalité ayant pour conséquence de brouiller les frontières entre les institutions et les organisations (Freitag, 2002, p. 109).

La caisse comme société d’état modèle de la nouvelle gestion publique

La Caisse de dépôt et placement du Québec constitue selon nous un exemple emblématique de ce passage de l’institution à l’organisation posé par Freitag. La CDPQ est vraisemblablement devenue « le modèle de la nouvelle gouvernance des organisations publiques » (Hanin, 2011, p. 226), et ce, à la suite de l’application des trois lois suivantes : la Loi sur l’administration publique (2000), la Loi sur la Caisse de dépôt et placement du Québec (2004) et la Loi sur la gouvernance des sociétés d’État (2006). La première vise la modernisation de l’État québécois en « généralisant à l’ensemble des ministères et organismes gouvernementaux l’application d’un cadre de gestion inspiré des doctrines managériales contemporaines » (L’Italien, 2003, p. 63). Toujours selon L’Italien, cette loi contraint les organismes publics à adhérer au principe de la gestion par résultats et à définir leurs services en fonction des demandes provenant de leur clientèle respective (p. 70). La Loi sur la gouvernance des sociétés d’État s’avère encore plus éloquente quant à cette volonté du législateur de convertir les pratiques des organismes aux principes de la logique managériale. À cet effet, le premier article stipule que « la présente loi a pour objet d’établir des principes de gouvernance d’entreprise afin de renforcer la gestion des sociétés d’État dans une optique visant à la fois l’efficacité, la transparence et l’imputabilité des composantes de leur direction[2] ».

Les critères d’efficacité, de transparence et d’imputabilité expriment la nouvelle légitimité mise en avant pour évaluer la justesse des pratiques des sociétés d’État. Plus précisément, la NGP vise à rendre la Caisse indépendante du pouvoir politique (Hanin, 2011, p. 226-227), notamment en modifiant les prérogatives et les règles de nomination du conseil d’administration dans la perspective où le rôle de ce dernier doit être résumé à celui d’« organe de contrôle des procédures internes », une instance à partir de laquelle il serait vain d’attendre la formulation d’une « vision » du développement économique du Québec (Hanin, 2011, p. 227). Tout cela contraste avec la règle du « compromis social » (ibid.) qui définissait traditionnellement la composition du conseil d’administration de la CDPQ sur la base de la représentativité des intérêts de l’État et des déposants au sein de la Caisse.

Pour la première fois de son histoire, la mission de la Caisse sera explicitement définie et encadrée par la loi sur la CDPQ de 2004[3]. L’exercice ne se traduira pas pour autant par la clarification de cette mission (Pelletier, 2009). L’interprétation de la loi incline à penser que le développement économique n’occupe plus qu’une place accessoire dans le mandat de l’institution. La loi tend à secondariser cet objectif par rapport à celui de la rentabilité, le développement économique du Québec semblant aller immédiatement de pair ou être une dimension inhérente à l’optimisation des rendements financiers. Telle sera à tout le moins l’interprétation qu’en fera le président Henri-Paul Rousseau (Pelletier, 2009).

Hypothèse et méthode d’analyse

Nous émettons l’hypothèse selon laquelle la « rupture » qu’a connue la CDPQ durant la présidence de Rousseau (2002-2008) découle de l’application des principes de la nouvelle gestion publique et de l’abandon de la mission de développement économique du Québec. Notre étude a vérifié si la nouvelle légitimité organisationnelle relative à la NGP – telle qu’elle se retrouve dans la législation – et le mandat actuel de la CDPQ se retrouvent en adéquation ou non avec le contenu du discours éditorial au cours de l’époque Rousseau.

Nous avons constitué notre corpus de 57 articles à partir de l’ensemble des éditoriaux et des lettres des citoyens qui livrent une opinion susceptible d’influencer le cours du débat sur les règles devant régir la pratique de la CDPQ. Le corpus discursif a été délimité en fonction de la période suivante : du 29 mai 2002, date où Pauline Marois, alors vice-première ministre et ministre d’État à l’Économie et aux Finances, fait l’annonce de la nomination de Rousseau, jusqu’à la fin de 2008, année de la démission du président. Les articles, recueillis à partir du moteur de recherche Eureka, proviennent des médias écrits suivants : La Presse, Le Soleil, Le Devoir, La Tribune, La Voix de l’Est, Les Affaires, Le Droit, L’actualité. Ceux-ci ont été sélectionnés en fonction des deux thématiques principales suivantes correspondant aux sous-corpus étudiés : la « gouvernance » et le « mandat » de la Caisse. Considérant que nous avons produit une analyse de contenu portant sur les éléments sémantiques des textes, et non sur leur structure argumentative, nous n’avons pas jugé pertinent de séparer l’argumentation de l’opinion. Les ensembles d’énoncés et de jugements normatifs que nous avons retenus peuvent donc être justifiés ou non (Gauthier, 2005, p. 94). Parmi l’ensemble des écrits relatifs à la Caisse, nous n’avons considéré que ceux traitant exclusivement de la CDPQ. Ce n’est qu’exceptionnellement que nous avons dérogé à cette règle. Dans ces quelques cas, ces articles représentaient un jugement normatif sur la Caisse qui était susceptible d’apporter un éclairage à notre problématique de recherche.

Notre étude a été réalisée à partir de la technique d’analyse thématique de Bardin (1991). S’inspirant de Berelson (1952), Bardin définit le thème comme « une affirmation sur un sujet. C’est-à-dire un résumé ou une phrase condensée, sous laquelle un vaste ensemble de formulations singulières peuvent être affectées » (Bardin, 1991, p. 136). Il s’agit dans cette perspective de circonscrire les « unités de sens » qui se dégagent « naturellement » du texte en fonction des critères fixés par la problématique de recherche. Ces unités font référence au discours politique portant sur la CDPQ. Elles renvoient à un énoncé public qui se présente comme un jugement normatif sur le statut et les politiques de gestion de la Caisse.

Résultats

Analyse du sous-corpus « gouvernance »

L’indépendance, l’imputabilité, la transparence, l’approche client et la concurrence constituent, en ordre décroissant d’importance, les thèmes qui ont une présence significative dans notre sous-corpus « gouvernance ». L’indépendance politique de la CDPQ s’avère sans aucun doute le thème de prédilection des locuteurs. Environ 18 % des énoncés recueillis sur la gouvernance supportent clairement l’idée de séparer la CDPQ du gouvernement, de mettre fin à l’ingérence de ce dernier dans la gestion des actifs ou de dépolitiser la CDPQ. Nous n’avons repéré qu’un seul article allant dans le sens contraire, l’auteur de ce dernier affirmant que le fonds détenu par la Caisse « doit demeurer sous haute surveillance gouvernementale [et] se faire fidèle aux politiques économiques du gouvernement[4] ». Les arguments les plus souvent soulevés pour légitimer la séparation de la Caisse du pouvoir politique font notamment référence aux investissements jugés catastrophiques dans Vidéotron afin d’empêcher l’achat de l’entreprise québécoise par le géant canadien des télécommunications Rogers. Les échecs de l’interventionnisme économique de la Caisse et l’utilisation de la Caisse à des fins partisanes par le Parti québécois, durant la présidence de Jean-Claude Scraire, constituent les deux points les plus souvent mentionnés par les locuteurs qui souhaitent accorder une plus grande indépendance à l’institution.

Dans l’ensemble du sous-corpus, 9,2 % énoncés traitent de la compétence des gestionnaires, dont 7,1 % parmi eux souhaitent voir une amélioration à ce chapitre. L’éditorialiste du Devoir, Jean-Robert Sansfaçon, en résume le mieux l’esprit en soulignant leur nécessaire indépendance : « En quoi un PDG choisi par le conseil pour ses seules compétences et non pour ses convictions politiques servirait-il moins bien le développement du Québec[5]? » Parallèlement, nous avons relevé trois énoncés plaidant plus spécifiquement pour l’indépendance du conseil d’administration; l’équipe de la rédaction du journal Les Affaires suggère, par exemple, « que le conseil soit formé d’une majorité d’administrateurs indépendants de l’État » et que ces derniers « soient choisis d’abord et avant tout pour leur apport potentiel à l’excellence de la gestion de la société, et non pas parce qu’ils représentent un groupe de pression ou un autre[6] ». Parmi les mentions faites au sujet de la modification de la représentation des membres du CA, deux énoncés contrastent avec l’idée générale de nommer les dirigeants selon le critère de compétence. Ils font valoir la perspective traditionnelle de représentativité des membres et proposent de nommer un membre représentant des personnes retraitées. Mais, dans l’ensemble, les locuteurs préoccupés par le sujet plaident quasi unanimement pour une plus grande indépendance du CA et du PDG; un PDG que l’on souhaite d’ailleurs nommé par le CA, et non plus par le gouvernement.

La séparation des fonctions de la présidence entre celle de responsable du CA et celle de direction des opérations – une mesure qui sera instituée dans la Loi sur la CDPQ de 2004 (section II, a. 5) – est un thème qui a été mis en avant de manière récurrente dans le corpus entre 2002 et 2004. Plus de 7 % des énoncés touchant à la gouvernance supportent cette idée, et se retrouvent dans environ 15 % des articles. L’éditorialiste Jean-Paul Gagné, du journal Les Affaires, et Claude Castonguay, ex-membre du conseil d’administration de la CDPQ et ex-ministre du gouvernement Bourassa, avancent qu’il s’agit là d’une pratique de gestion répandue dans les grandes entreprises privées[7]. L’éditorialiste Jean-Guy Dubuc spécifie que cette pratique permet « au Conseil d’analyser les projets proposés par la direction et d’apprécier les performances de la direction. Disons que c’est l’abc de la gouvernance[8] ». À l’exception de Dubuc, les locuteurs semblent avoir adopté un comportement plutôt grégaire sur le sujet, reprenant tour à tour cette proposition sans accompagner leur propos de quelconques arguments.

Le thème de l’imputabilité représente près de 8 % des énoncés sur la gouvernance, 14 % des articles étudiés en faisant mention. On évoque ici la nécessité que les dirigeants soient redevables à l’Assemblée nationale ou au gouvernement. « Personne à la Caisse n’a de comptes à rendre à personne. Voilà le drame de cette institution […][9] », résume encore une fois J.-R. Sansfaçon. La concurrence constitue un thème inédit de notre analyse. Comprenant le sous-thème du monopole de la Caisse, celui-ci représente environ 11 % des thèmes du sous-corpus gouvernance. L’idée générale qui se dégage derrière la concurrence consiste à mettre en cause le monopole de la Caisse sur la gestion des fonds des retraités afin d’induire une forme de concurrence entre les fonds ainsi « libérés ». Les locuteurs octroient essentiellement deux sens à cette notion : celui d’une concurrence à l’interne, « entre les différentes filiales de l’organisation », et celui de la privatisation d’une partie des fonds, en introduisant « la concurrence du privé pour une partie de ses fonds sous gestion ».

La question du monopole a aussi été liée par le journal Les Affaires à celle de la transparence, l’équipe de la rédaction soutenant à cet égard que la « situation monopolistique peut empêcher le maintien d’une société ouverte où les informations circulent librement et où des idées différentes sont débattues publiquement[10] ». Au total, les auteurs de 8 articles sur 57 ont dit souhaiter une amélioration de la transparence dans la gestion de la CDPQ, certains comme André Pratte, par exemple, jugeant que la Caisse souffre d’un « grave problème d’opacité[11] ».

Analyse du sous-corpus « mandat »

Près de 95 % des locuteurs qui se sont prononcés sur un thème lié au mandat affichent soit une opinion positive sur le mandat actuel de la Caisse, soit une opinion compatible avec celui-ci. Une proportion de 43 % des affirmations sur le mandat tendent à être en accord plutôt complet avec le mandat officiel de la Caisse institué en 2004. Parmi les 30 locuteurs ayant affiché une opinion sur ce que devrait être selon eux le contenu du mandat de la CDPQ, quatre seulement ont exprimé une opinion qui se distingue clairement de l’idée de la priorité au rendement : deux qui appuient l’idée que le rendement doit être l’unique objectif poursuivi par la Caisse, un qui se veut favorable au mandat traditionnel de l’équilibre entre rendement et développement, puis un qui insiste pour que le mandat accorde une plus grande place au volet économique. Or, précisons que le locuteur de cette dernière proposition n’est pas tant opposé à accorder la priorité au rendement que soucieux de ce que cette priorité « semble affaiblir les leviers de développement économique du gouvernement[12] ». Le rendement en tant qu’unique objectif à inscrire dans le mandat de la CDPQ est une proposition avancée par C. Castonguay et H.-P. Rousseau, bien que d’une manière plutôt indirecte par ce dernier qui tend à considérer le développement économique comme le simple corollaire logique de la poursuite du rendement : « La mission de la Caisse est de gérer les avoirs collectifs de ses déposants en recherchant le rendement de leur capital dans le respect de leur politique de placement. Poursuivant cet objectif, la Caisse contribue au développement économique du Québec[13]. » H-P. Rousseau exprime donc une vision encore plus favorable au rendement que ce que le mandat officiel précise à cet égard.

C’est sans surprise que nous constatons que la question du rendement fut évoquée deux fois plus souvent que celle du développement économique (22,8 % contre 9,8 %). Deux articles provenant du même locuteur, Gérard Bérubé, se distinguent de l’idée consensuelle d’améliorer le rendement. L’analyste économique met en cause la poursuite unique du rendement, qualifiant même cette visée de véritable « obsession ». Bérubé est d’ailleurs le seul auteur plaidant pour que la CDPQ se fasse plus interventionniste au sein de l’économie québécoise, à la nuance près que celle-ci ne doit pas selon lui verser dans un interventionnisme « tous azimuts ». Il s’agit d’ailleurs du même auteur solitaire qui exprime une opinion favorable à ce que la CDPQ se préoccupe du développement économique[14].

Le consensus noté sur le thème rendement s’observe également dans le sous-thème de l’interventionnisme : tous les locuteurs qui se sont prononcés (à l’exception de Bérubé) sur ces questions s’entendent pour dire que la CDPQ doit cesser de jouer à l’« entrepreneur » et diminuer ses prises de position « politiques » en faveur de l’économie québécoise. Ce n’est pas tant le retrait économique de l’investissement au Québec qui est ici souhaité, mais le fait que les décisions d’investissement en sol québécois prises par la CDPQ découlent uniquement de « décisions d’affaires ».

Conclusion et interprétation des résultats

L’examen de notre corpus a démontré que les thèmes relatifs à la nouvelle gestion publique ont eu une forte résonance dans le discours de la presse d’opinion sur la Caisse de dépôt et placement du Québec pendant la période de la présidence d’Henri-Paul Rousseau. Le mandat officiel de la Caisse était déjà appuyé par la grande majorité des locuteurs étudiés, et ce, avant même qu’il ne soit adopté en 2004. Nous pouvons conclure qu’à partir de notre corpus l’essentiel du contenu de la loi sur la CDPQ s’est progressivement matérialisé dans la presse d’opinion avant d’être officialisé par le Parlement. En outre, nous affirmons que le discours d’opinion sur la Caisse tend à entretenir une perception organisationnelle qui apparaît conforme à l’hypothèse de la mutation organisationnelle de l’institution.

Les principes relatifs aux composantes législatives des lois de 2000, 2004 et 2006 furent soulevés dans le corpus, tantôt explicitement, tantôt implicitement. Nombre d’auteurs ont également souhaité que la Caisse soit soumise à un contrôle ou à une surveillance plus serrée de ses activités. À notre avis, nous ne pouvons directement lier cette idée à la NGP. Elle n’en demeure pas moins conforme à l’idée de « garantir la performance, le contrôle et la responsabilité » (OCDE, 1995, p. 37), et ce, en assurant un meilleur suivi des activités des sociétés d’État par le mécanisme des contrats de performance mis en oeuvre par le gouvernement québécois[15]. La question de l’imputabilité rejoint d’ailleurs celle du contrôle des règles d’administration de la Caisse. Quant aux thèmes de la concurrence et de la remise en question du monopole, ceux-ci rejoignent les principes de la compétition et de la privatisation, principes faisant généralement consensus au sein de la théorie de la NGP (Gruening, 2001). Notons qu’il s’agit ici du seul thème étudié au sein du discours qui est absent de l’environnement législatif de la CDPQ.

N’eût été la proposition de séparer les fonctions de la présidence, les thèmes de la performance ou de la gestion axée sur les résultats auraient certainement reçu une attention relativement faible chez les locuteurs étudiés. Cela découle probablement de la nature même de la CDPQ d’être un fonds financier assujetti à la règle du rendement. Dans la mesure où le discours tend à réduire la Caisse au statut de gestionnaire de fonds, il peut apparaître naturel de penser la performance de la Caisse et son évaluation en termes de rendement. Dans ces circonstances, l’« atteinte de résultats en fonction d’objectifs préalablement établis » ne se mesure pas tant par les buts fixés en interne par la Caisse ou par ceux déterminés par le gouvernement que par la capacité de la Caisse à battre les gestionnaires de fonds de retraite concurrents et les indices représentatifs de la moyenne des rendements globaux des marchés (gestion indicielle ou benchmarking [Sauviat, 2004]). La spécificité de l’institution rend en quelque sorte caduque la volonté exprimée par la Loi sur l’administration publique d’assujettir cette société d’État à des objectifs fixés a priori par le législateur.

À moins que la loi ne soit en elle-même une mesure d’évaluation de la performance? Plusieurs articles ont souligné la nécessité d’actualiser et de clarifier le mandat de la CDPQ. Le double mandat traditionnel, juge l’éditorialiste Alain Dubuc, impliquait un « flou qui [rendait] très difficile l’évaluation de la performance de la Caisse[16] ». D’une manière encore moins équivoque, Pierre-Yves Jetté soutient que le projet de loi de 2004, « que l’on soit d’accord ou non avec son essence […] permettra aux Québécois de juger de la performance de la Caisse en fonction d’objectifs, de cibles et de balises clairement définis, soit ceux d’un fonds de pension[17] ». Cette lecture de la législation apparaît dérivée du principe du contrat de performance; un procédé administratif consistant à la formulation d’« “accords” prescrivant les objectifs à atteindre, les ressources fournies à cette fin, les règles en matière de responsabilité et de contrôle ainsi que les libertés et la souplesse dont bénéficieront les gestionnaires » (OCDE, 1995, p. 38).

Paradoxalement, les vues exprimées par Dubuc et Jetté semblent révélatrices du caractère apolitique de l’environnement législatif de la CDPQ. Nombre de locuteurs ont fait des propositions pour que soit explicité et consigné le mandat de la CDPQ au sein de sa loi constitutive, afin notamment d’empêcher qu’il soit « tripoté » par les gouvernements. Ce qui nous paraît significatif ici réside dans le fait qu’aucun auteur n’a procédé à la formulation d’un projet politique sur lequel appuyer leur volonté de redéfinir les règles institutionnelles de la société d’État. En fait, seuls deux articles ont clairement situé la question du mandat dans la finalité de répondre aux besoins futurs des retraités de l’État. En l’absence de quelconques finalités, la définition ou l’actualisation du mandat ramène la loi au statut de proposition technique de régularisation des pratiques de la CDPQ. D’autant plus que le fait d’accorder la priorité au rendement ne nécessite pas un aussi haut niveau de politisation des règles de placement que ce qu’implique la poursuite du développement économique du Québec. En somme, la formalisation du mandat renvoie plus à l’application d’une mesure organisationnelle qu’à la volonté de sceller un projet politique. Si à cela nous ajoutons l’autonomie que la grande majorité des locuteurs souhaitent accorder à la CDPQ, nous sommes enclin à affirmer que ces derniers perçoivent la Caisse comme une organisation plutôt qu’une institution, en dépit du fait que la plupart d’entre eux accolent le terme institution à la CDPQ.

La perception qu’ont les éditorialistes de la Caisse exprime cette confusion conceptuelle entre les dimensions organisationnelle et institutionnelle, une confusion qui constituerait l’un des phénomènes sociopolitiques centraux de la transition postmoderne de la société (Freitag, 2002). Cela apparaît certainement paradoxal étant donné que le simple fait de débattre sur les normes de la Caisse amène celle-ci sur le terrain politique de la place publique, alors que l’organisation n’est, par définition, que sujette au domaine privé et de ses membres ayants droit. En privilégiant l’approche client qui est celle d’arrimer la politique d’investissement aux attentes des déposants, on tend ainsi à situer la Caisse dans ce second domaine. Dans ces circonstances, il serait alors plus rigoureux de substituer l’expression « le bas de laine des Québécois » par « le bas de laine de “certains” Québécois » …

Avant de conclure notre propos, il nous semble de mise de réfléchir sur le caractère central qu’occupe le thème de l’indépendance chez les locuteurs étudiés. Nous avons ainsi pu relever que la question des compétences des administrateurs, celle de la nomination du conseil d’administration et du PDG et, celle, enfin, de la séparation des fonctions de la présidence étaient souvent ramenées à la proposition d’accorder une plus grande indépendance à l’institution. Cela illustre selon nous la forte intrication du système conceptuel de la théorie du management public. Car, en plus de ces questions, nous pourrions aussi lier l’indépendance au thème de la concurrence, comme en fait foi ce passage tiré du rapport de l’OCDE :

L’orientation générale des réformes en ce qui concerne [les] entreprises [publiques] est assez claire : le but est de créer un environnement de marché dans lequel la gestion doit s’inspirer du comportement d’une entreprise concurrentielle. Il faut pour cela que les entreprises publiques se voient accorder une indépendance aussi large que possible et soient considérées comme autonomes par rapport aux administrations, aux ministres et au Parlement.

OCDE, 1995, p. 48

La proposition d’instaurer une logique concurrentielle dans la gestion des fonds de la Caisse ne peut qu’être une mesure se situant en porte à faux du volet politique de développement économique du Québec et de l’interventionnisme gouvernemental. Les locuteurs qui se sont prononcés à ce sujet sont d’ailleurs cohérents avec eux-mêmes. Ils conçoivent que la logique concurrentielle nécessite que la Caisse marginalise son rôle institutionnel d’agent de développement économique et que l’on accorde à cette dernière la plus grande indépendance possible. La proposition d’assujettir la Caisse aux règles de la logique concurrentielle apparaît donc formellement antinomique avec la nature institutionnelle de la Caisse.

On peut bien voir ici comment une mesure organisationnelle « apparemment neutre » et apolitique (Duchastel, 2004, p. 46) comme celle d’accorder une plus grande indépendance à la Caisse peut comporter des incidences significatives sur le maintien de sa forme institutionnelle. Comme certains commentateurs l’ont souligné, la séparation des sociétés d’État du pouvoir politique peut être considérée comme une étape transitoire vers leur « privatisation complète » (OCDE, 1995, p. 49). La NGP partage clairement un préjugé positif en faveur des théories managériales appliquées par les entreprises privées (Gruening, 2001); un préjugé qui semble manifestement partagé par André Pratte (La Presse), Jean-Paul Gagné (Les Affaires) et Claude Castonguay. Ces derniers évoquent en effet la possibilité de scinder la Caisse et de confier au secteur privé une partie de ses fonds. Si le rôle de la Caisse doit se résumer à celui de produire du rendement, c’est bien cette possibilité qui risque de se concrétiser, soutient l’analyste Gérard Bérubé : « Si l’impact de la Caisse de dépôt sur l’économie québécoise doit se limiter au rendement offert, [le] gouvernement devra alors rendre aux déposants la liberté de choisir leurs gestionnaires[18]. » Conformément à l’esprit de la gouvernance, un rendement inférieur à celui réalisé par les compétiteurs de la Caisse pourrait fournir un argument supplémentaire à la dissolution de l’institution. Comme le souligne Sandford Borins, si les administrateurs publics ne parviennent pas à améliorer leur performance, il peut sembler légitime à ses yeux que « les politiciens et le public souhaitent introduire une compétition à l’intérieur du secteur public ou de confier ses activités au secteur privé ou aux organismes non gouvernementaux » (Borins, 2002, p. 182, traduction libre). Il serait dès lors intéressant de vérifier si l’argument de la privatisation de la Caisse fut plus largement évoqué après la crise de 2008. Si l’on se fie au raisonnement des promoteurs de la NGP et à sa forte percolation au sein des articles d’opinion étudiés, il n’est pas invraisemblable d’envisager la possibilité que nous arrivions à une telle conclusion.