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La dimension territoriale du développement tant social qu’économique est entrée en scène à la fois dans l’univers des sciences sociales et dans celui des acteurs et décideurs des milieux selon diverses échelles. Cette dimension était déjà visible dans les années 1980 pour gagner l’avant-scène à partir des années 1990. Cette préoccupation apparaît comme une réponse ou une forme d’opérationnalisation alternative à la dimension « universelle », ou plus justement « générale » des politiques sociales et économiques qui ont caractérisé les trois décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. En effet, l’espace habituel des politiques déployées au cours de cette période était l’espace national, les tensions ne manquant cependant pas dans l’espace canadien entre l’État fédéral et les États provinciaux, surtout l’État québécois. Parallèlement à leurs dimensions universelles et nationales, les politiques de développement étaient par ailleurs structurées sur une base fortement sectorielle, pour répondre à divers problèmes sociaux et économiques.
Or, ce modèle de développement n’arrivait pas à répondre à des besoins réels en même temps que particuliers, donc tout à fait locaux et territoriaux en même temps que catégoriels. Une réponse à cette carence a surgi à partir des années 1970, dans les milieux communautaires et populaires, à travers une multitude de projets alternatifs de développement, d’offre de services et de soutien à l’insertion. C’est dans ce cadre que l’on a vu se déployer l’économie sociale dans de nouveaux secteurs d’activités et également dans de nouvelles formes organisationnelles et de coordination. Ces projets et organisations étaient également portés par de nouveaux acteurs : leaders locaux, élus ou leaders naturels, agents de développement, chercheurs, etc., mais aussi des mouvements sociaux locaux. Progressivement, on a vu aussi se construire des modes de coordination à la fois sectorielle (logement, insertion à l’emploi, travail, culture, environnement, santé, etc.) et territoriale (développement économique communautaire, développement régional, pôles d’économie sociale, etc.).
Ce redéploiement de l’économie sociale, que d’aucuns ont qualifié de nouvelle économie sociale, a fait l’objet de programmes de recherche d’un type relativement nouveau en mobilisant conjointement chercheurs universitaires et acteurs de ce secteur[1]. Dans un premier temps, ces partenaires ont été réunis dans des Alliances de recherche université-milieu (ARUC) sur l’économie sociale et ont réalisé des travaux sur le plan sectoriel surtout. Avant même que la deuxième alliance n’arrive à la fin de son programme, le réseau de cette dernière s’est élargi pour proposer un programme de recherche sur la dimension plutôt territoriale avec le Regroupement québécois de recherche partenariale en économie sociale (RQPÉS) qui a étendu ses travaux sur l’ensemble des régions québécoises où l’on trouvait des établissements universitaires. En effet, ce regroupement réunissait des pôles de travail sur l’ensemble du territoire québécois, ce qui a contribué à l’établissement de pôles d’économie sociale dans les diverses régions, avec le soutien du Gouvernement du Québec, autant d’organisations de coordination et de développement de l’économie sociale.
Au terme de son programme de recherche partenariale, le RQPÉS a tenu un colloque à l’Université du Québec en Outaouais le 21 avril 2011. Une bonne partie de ce dossier d’Économie et Solidarités est meublée par des contributions qui ont été présentées à ce colloque et ensuite transformées en articles. Ce dossier vise donc à rendre compte de configurations variées du déploiement de l’économie sociale dans les régions, de ses rapports avec le développement économique et social du territoire, des modes de coordination variés, particuliers ou innovateurs selon les régions.
Un premier texte permet aux auteurs Klein, Enriquez, Huang et Vega d’identifier et de documenter le double rôle de médiation et d’intermédiation des corporations de développement économique communautaires (CDÉC) de Montréal, une dimension de coordination effectivement peu étudiée jusqu’ici. Ces organisations ont contribué à la création de consensus entre les organisations locales ainsi qu’entre les acteurs locaux du développement. Mais elles ont aussi joué un rôle d’intermédiaires clés entre les acteurs locaux et les revendications citoyennes d’une part et les instances publiques à divers niveaux d’autre part. De la sorte, elles ont contribué à la cohésion sociale et au renouvellement, à partir des années 1980, du modèle québécois de développement qui a commencé à être remis en question à partir de 2000. Nous pouvons nous demander si les CDÉC ne risquent pas de perdre ce rôle dans cette tendance qui semble s’avérer présentement.
Toujours dans la même logique territoriale du développement, Chiasson, Léon, Lalonde et Duguay font également ressortir ce rôle de médiation et d’intermédiation exercé par une autre instance de coordination, la Coopérative de développement régional Outaouais-Laurentides (CDROL) à partir de la recherche qu’ils ont menée sur la mise en place de la Laiterie de l’Outaouais. Surtout, les résultats de cette recherche démontrent qu’une coopérative de ce type a réussi à mobiliser non seulement les ressources stratégiques classiques tout comme le font les entreprises privées mais également les ressources sociales ou citoyennes. Ces ressources citoyennes ont été articulées, sur le plan organisationnel, dans le cadre d’une coopérative de consommateurs qui, par le fait même, construisait la demande tout en convaincant les épiciers de la région d’assurer des espaces de tablettes pour offrir les produits de la laiterie une fois celle-ci en opération. Dans les faits, deux motivations centrales ont entraîné cette implication citoyenne : le développement régional certes, mais aussi la préoccupation écologique de ne pas augmenter le camionnage du lait.
Or, cette mobilisation et ce couple médiation-intermédiation ne fonctionnent pas à tout coup dans les projets de développement territorial prévus comme devant émerger de la population ou de la communauté. C’est ce que nous démontre Majella Simard à partir de l’analyse de deux cas de projet de revitalisation locale en milieu rural de l’Est du Québec, Sainte-Irène dans La Matapédia, une réussite, et Saint-Bruno dans le Bas-Saint-Laurent, plutôt un cas d‘insuccès. Dans ce dernier exemple, la recherche révèle une faiblesse de la capacité de mobilisation des ressources locales « endogènes », contrairement à ce qui s’est passé dans l’Outaouais, même si les acteurs régionaux et suprarégionaux se sont étroitement concertés en vue de ce projet. À l’inverse, le processus de revitalisation de Sainte-Irène, devenu en quelque sorte exemplaire, a profité d’une importante capacité de coordination de la part tant des élus municipaux que du groupe Alliances forestières Nemtayé, rappelant les rôles de médiation ou de mobilisation de ressources ainsi que d’intermédiation comme dans le cas des CDÉC de Montréal ou de la CDROL.
D’une facture quelque peu différente des contributions précédentes, le texte de Manningham et Rancourt nous offre des résultats de recherche sur un objet qui apparaît avant tout sectoriel au premier regard, les services de garde à la petite enfance. Cependant, la démarche de recherche et d’intervention est fortement ancrée dans le territoire et se rapporte, tout comme les cas précédents, à la mobilisation des acteurs locaux et régionaux de ce secteur dans un processus de co-construction de recherche, de transfert et d’appropriation des connaissances, l’ensemble constituant une démarche d’intervention en vue du changement dans un contexte socioéconomique régional difficile. Or, bien qu’une première invitation à la mobilisation laissait entrevoir une implication très limitée, sinon un échec, les chercheures ont réussi à relancer la mobilisation de potentiels partenaires après avoir mieux identifié les conditions d’exercice de leur métier et de leur environnement.
À la suite de ces quatre textes qui ont émané du colloque du RQPÉS, nous en retrouvons deux autres intégrés au dossier thématique sur Économie sociale, territoire et développement. Tout d’abord, Brès, Raufflet, Dionne et Ménard nous entraînent dans une question qui peut en surprendre plus d’un : les syndicats peuvent-ils être engagés dans des luttes en faveur de l’environnement? En effet, il est généralement assumé que les exigences de l’environnement entrent en contradiction avec l’emploi que défend le milieu syndical. Or, depuis les années 1980, cette position a considérablement évolué comme en fait foi la recherche menée par cette équipe de chercheurs en partenariat qui comprend une salariée de la Confédération des syndicats nationaux (CSN). La recherche a permis aux auteurs d’identifier jusqu’à « quatre formes d’action syndicale en matière environnementale ».
De leur côté, Simard et Leclerc rendent compte d’une recherche qu’ils ont réalisée sur la portée des exigences de la reddition de compte que les Centre locaux de développement (CLD) doivent soumettre tant à leurs instances internes qu’à l’État québécois. Les informations recueillies démontrent différentes limites de ce processus de reddition de compte en vigueur. Tout d’abord, grâce aux données recueillies et accumulées, des informations pourraient devenir précieuses aux différents CLD afin d’ajuster leurs stratégies si elles étaient colligées et rendues accessibles par l’État. De plus, la formule de cueillette des informations exigées en vue de la reddition de compte auprès de l’État est nettement quantitative et fortement standardisée, ne prenant donc pas en considération les situations particulières, en ce qui concerne les investissements entre autres. Enfin, ces rapports annuels à l’État ne font pas suffisamment état des transformations territoriales que l’action des CLD contribue à susciter. En bref, ce processus évaluatif de reddition de compte tel qu’appliqué ou imposé aux CLD ne rend pas vraiment compte du développement social du territoire, alors même que ces institutions de coordination sont vouées, de par leur nature même, à la démocratisation du développement et à la participation citoyenne. Cette contribution, tout comme l’ensemble du thème de ce dossier, se révèle d’une actualité frappante alors que le gouvernement en place tend à remettre en cause certaines de ces instances de coordination de développement territorial et de participation citoyenne, au point de chercher à couper leurs ressources quand ce n’est pas de les abolir carrément.
Pour compléter ce dossier de contributions scientifiques, la revue ajoute deux textes qui ne croisent pas la thématique de ce numéro. Le premier texte, proposé par Marc-André Gauthier, concerne l’économie publique. Pour l’auteur, si la Caisse de dépôt et de placement du Québec (CDPQ) a enregistré des pertes de 40 milliards de dollars en 2008, cela est attribuable à des changements organisationnels en rapport avec l’application des principes de la nouvelle gestion publique (NGP). C’est ce que révèlent ses analyses des éditoriaux des journaux pendant la période de la présidence Rousseau, la Caisse passant d’une perspective plutôt institutionnelle de débat public sur ses normes à une perspective organisationnelle privilégiant plutôt l’approche client et les théories managériales appliquées aux entreprises privées. De son côté, Jacob Atangana-Abé nous ramène aux organisations communautaires et nous fait entrer dans une tout autre dynamique, celle du bénévolat dans ces organisations, ce qui est relativement peu étudié, bien que l’apport du bénévolat soit beaucoup plus important qu’il n’y paraît. Son enquête auprès de milieux bénévoles de Montréal lui a permis d’établir une typologie des bénévoles dans les organismes à but non lucratif (OBNL) et d’avancer des propositions d’adaptation de la gestion de cette forme d’implication plutôt différenciée tout compte fait.
Parties annexes
Note
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[1]
La revue a déjà fait écho à cette démarche de recherche dans la parution précédente sous la direction de Denis Harrisson et Jacques L. Boucher, « Co-production du savoir sur l’innovation sociale », Économie et Solidarités, vol 41, no 1 et 2.