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Introduction

Quelle est la pertinence de la microfinance dans le processus de développement au Sénégal ? Nous avons tenté de répondre à cette question par l’analyse de trois institutions de microfinance (IMF), différentes dans leurs approches mais qui se rejoignent dans leurs objectifs de lutte contre la pauvreté à travers l’insertion économique des populations. Il s’agit de l’Union des mutuelles du partenariat pour la mobilisation de l’épargne et du crédit au Sénégal (UM-PAMECAS[1]), de l’Union des mutuelles d’épargne et de crédit de l’Union nationale des commerçants et industriels du Sénégal (UMECU/DEF[2]) ainsi que du Programme d’appui aux micro-entreprises (PAME[3]). Mais, au-delà des pratiques locales et nationales, la microfinance, par ses objectifs et les orientations qu’elle prend, s’inscrit dans un débat théorique lié aux programmes de développement et s’exerce selon différents modes d’intervention. L’analyser comme outil pertinent pour le financement du développement au Sénégal demande donc de comprendre les mécanismes économiques et sociaux qui la sous-tendent.

Pays sous-développé, le Sénégal se classe au 156e rang sur 177 selon l’indice de développement humain (IDH) des Nations Unies et présente un taux de chômage de 45 % (PNUD, 2006). Différentes réponses sont apportées à la demande sociale d’insertion économique des populations et de financement du développement par l’État. Parmi celles-ci, notons la promotion de l’emploi non salarié (Fall, 1997) et une plus grande attention au secteur dit informel dont le dynamisme révèle la proactivité des populations (Niang, 1996). Cette dynamique d’auto-prise en charge laisse voir de petites activités rémunératrices qui ne sont pas seulement inscrites dans des logiques marchandes. Elles sont associées à des processus sociaux et culturels (Castel, 2003)[4]. Mieux, plus qu’un filet de sécurité, ces activités à la fois marchandes et non marchandes (Laville, 1999) constituent de véritables ruches pour les populations défavorisées. Bref, le Sénégal a fini par comprendre que son développement ne pouvait se faire en dehors des activités relevant de ce secteur dit « informel » qui participe à hauteur de 40 % au PIB. Une autre raison semble expliquer la réorientation dans la démarche de l’État. Il s’agit de la réorganisation de l’espace public[5] sénégalais. Celui-ci s’est reconfiguré autour de partenaires au développement moins directif, plus partenarial, ayant pour objectif d’accompagner l’insertion économique des populations plutôt que de leur imposer des choix (Ly, 2002).

Mais les changements dans les formes d’intervention de l’État et dans les rapports avec les partenaires au développement ne sont pas des phénomènes isolés. En fait, une analyse fine laisse voir qu’au moins deux démarches ont participé à la réorganisation de l’espace socioéconomique ainsi qu’à la redistribution des rôles. Il y a eu d’abord une remise en cause de la vision ethnocentriste du développement[6], qui a légitimé de nombreuses analyses sur les capacités régulatrices de l’économie dite informelle. Aujourd’hui l’économie est davantage appréhendée comme un procès social (Granovetter, 2000) susceptible d’être organisé de plusieurs manières (Lélart, 1991 ; Lautier et al., 1991). Ensuite, les besoins récurrents de crédit des populations non bancarisées en Afrique (Servet, 2002) et la mobilisation d’ONG qui valorisent les activités atypiques ont favorisé des formules de financement plus souples et plus diversifiées au sein de l’Union économique monétaire ouest-africaine (UEMOA). Les activités entreprises par les populations locales ont donc fini par être appuyées par l’État avec le recours à des structures financières décentralisées (SFD).

C’est donc dans la perspective d’une approche socioéconomique (Lévesque et Mendell, 1999 ; Ominami, 1986) que nous avons tenté de relire la microfinance à travers la grille de l’économie sociale (Comeau, 1997 ; Defourny et al., 1999). Les données présentées ici sont tirées de notre thèse de doctorat (Sine, 2008) qui a porté sur l’évaluation comparative des trois IMF. Inscrits autour d’une double interrogation sur les mécanismes et les conditions par lesquels les IMF participent à la création de richesse au Sénégal, l’UM-PAMECAS, l’UMECU et le PAME ont constitué nos « cas[7] ». Ils ont été appréhendés dans une démarche à dominante qualitative à l’aide d’entrevues individuelles et de groupes (60) et d’observations participantes. Le travail s’est aussi appuyé, en amont et en aval de l’enquête de terrain, sur un matériel informatif étayé, recueilli grâce à une recherche documentaire assez diversifiée[8].

Nous avons ainsi situé notre démarche dans une perspective de compréhension des actions économiques, sociales et politiques menées autour de la microfinance afin de mettre en évidence ce qui fait la cohérence et l’efficacité de ces actions. Cette perspective requiert une analyse à deux niveaux : d’abord l’évolution des processus par lesquels l’objectif de financement des populations doit être atteint à travers les formes institutionnelles et organisationnelles, ensuite le résultat qui devrait être la consolidation d’activités performantes et le déploiement des économies locales. Ce qui met en lumière les logiques politiques et sociales qui sont mobilisées, en plus des logiques économiques pour insérer et renforcer les capacités des populations. Le travail que nous proposons est donc tiré de l’interprétation des données de cette recherche sur la microfinance au Sénégal. Nous jetterons d’abord un éclairage sur l’évolution des objectifs de la microfinance et ses différentes finalités qui commandent des modes d’intervention différenciés. Ensuite, nous examinerons les réponses que la microfinance apporte et les dynamiques qu’elle impulse aux différents acteurs. Cette appréciation nous permettra de trouver des passerelles capables de faciliter la transition d’une microfinance au service des pauvres à une microfinance comme dispositif de développement.

De la compréhension de la microfinance

Alors que le microcrédit est perçu d’abord comme un moyen d’octroyer le crédit aux populations les plus démunies[9], la microfinance est utilisée principalement comme un outil de développement économique. Les SFD étaient à l’origine destinées à appuyer le financement du développement à la base dans le milieu rural. Mais l’échec de nombreux projets des banques classiques de développement autorisait de nouvelles formules de microfinancement. Celles-ci se feront par la mise en place d’une offre de crédit plus large qui intègre, dans son déploiement, les programmes de lutte contre la pauvreté. Pour appuyer le crédit et répondre efficacement aux nouveaux besoins, des outils financiers et non financiers comme l’épargne, la micro-assurance, le transfert d’argent et la formation seront mobilisés. Cette dynamique a participé à la mise en place de la microfinance dans son acception actuelle. De plus, la diversification des services et cibles autorisait une meilleure pénétration géographique. L’élément majeur dans ce changement reste l’attention portée sur l’épargne. Pour certains, cela procède d’une valorisation du processus de démocratisation des ressources (Thiveaud, 1997). Pour d’autres, cette démarche répond à des objectifs de financement du développement par des ressources propres (Bartoli, 1999 ; Gélinas, 1994). Cette dernière conviction s’est renforcée à la suite des études réalisées sur le dynamisme du secteur informel et l’importance de ses circuits monétaires (Lélart, 1991 ; Hane et Gaye, 1994). Mais regardons de plus près la microfinance.

Dans le langage courant, la microfinance se confond généralement avec le microcrédit. En 2005, année internationale du microcrédit, le Groupe consultatif pour l’assistance aux pauvres (CGAP) définissait ainsi la microfinance :

L’offre de services financiers (microcrédit, micro-assurance, etc.) aux populations pauvres, exclues du système bancaire, sans ressource ni droit de propriété […]. Les services financiers dont les pauvres ont besoin incluent des prêts de fonds de roulement, le crédit à la consommation, l’épargne, l’assurance et des services de transfert d’argent[10].

Dans la même veine, la définition de la Direction de la microfinance du Sénégal[11] reste tout aussi vague. Si elle renseigne sur les différents services que la microfinance offre, elle laisse de côté les processus de participation des populations et l’intermédiation sociale, ne relevant que l’aspect financier. Le microcrédit y apparaît comme un produit de la microfinance, parmi d’autres. Il s’est développé au Sénégal spécifiquement autour des populations sans ou à très faible revenu. En revanche, la microfinance s’est déployée en tant qu’approche du développement économique qui déborde les populations à faibles revenus. Ainsi, si l’on s’accorde sur l’objectif de lutter contre la pauvreté, des différences sur la manière de le faire sont rapidement apparues. Un éclairage sur les finalités et les modes d’intervention permet de distinguer ce qui relève du microcrédit ou de la microfinance.

L’analyse de la finalité des IMF dévoile deux approches qui cherchent à se concilier. Une approche à finalité sociale, selon laquelle la microfinance doit être accessible aux personnes pauvres. Le microcrédit semble être inscrit dans cette dynamique dont la finalité est l’augmentation du capital social et de l’autonomie[12] (Iserte et Lapenu, 2003). Et une autre approche qui, bien que partageant l’objectif de lutte contre la pauvreté, se focalise sur l’atteinte d’une viabilité financière et d’une pérennisation institutionnelle. Le développement de services et produits financiers par la microfinance renforce cette volonté. Cependant, une telle approche ne manque pas de critiques du fait qu’elle peut inciter à cibler les moins pauvres parmi les pauvres. Ces finalités implicites impulsent des modes d’intervention différenciés.

Des modes d’intervention diversifiés

L’analyse des modes d’intervention renseigne sur les formes institutionnelles que prend la microfinance au Sénégal et dans l’UEMOA[13] : projets à volet crédit, expériences de crédit direct, mutuelles ou coopératives d’épargne et de crédit. Elle met aussi en exergue les choix entre la participation des membres et l’accompagnement des clients. De façon systématique, on peut voir trois types d’interventions sur l’espace financier qui ciblent directement ou indirectement les populations pauvres. Certaines structures sont préfinancées par des bailleurs à des taux bonifiés. Les expériences de crédit direct comme le PAME bénéficient de ce type de financement. D’autres sont des organisations à visée sociale qui inscrivent l’outil financier dans leur programme de développement des communautés. C’est le cas des projets à volet crédit. D’autres encore s’appuient sur la mutualisation des ressources et sur l’action collective pour financer les populations. Les mutuelles ou coopératives comme le PAMECAS et l’UMECU relèvent de cette troisième forme d’intervention. Les projets à volet crédit et les projets de crédits directs sont constitués sous forme de structures non mutualistes. Ils offrent principalement des services de crédit et traitent avec des clients, alors que les structures mutualistes fonctionnent de façon collective avec des membres et proposent plusieurs produits financiers. Aussi, l’une et l’autre forme contribuent différemment à redonner du pouvoir aux populations, soit en permettant à leurs membres de participer au processus de fonctionnement et de définition des services ; soit en offrant à leurs clients des services d’accompagnement.

L’accompagnement se décline sous différentes formes : organisation des populations par des groupements, renforcement de la confiance, formation et gestion des compétences, etc. Mais la problématique de l’accompagnement laisse voir une différence d’opinions quant à son opportunité. Pour l’approche minimaliste, les IMF doivent se limiter à l’offre de services financiers. En revanche, pour l’approche intégrée, les services financiers doivent s’appuyer sur une intermédiation sociale pour une bonne performance[14] (Guérin, 1995 ; Ledgerwood, 1998). Ainsi, si l’on s’accorde sur la nécessité d’une intermédiation sociale, on ne s’entend pas sur la prise en charge, l’internalisation ou non de la formation et de la gestion des compétences des populations au sein de l’IMF[15]. Par ailleurs, les IMF mutualistes et non mutualistes semblent converger vers des formes d’intermédiation sociale qui facilitent l’accès au crédit et la maîtrise du risque de crédit. Le cautionnement mutuel[16] dans ses multiples formes en est un exemple. C’est dire que, quelles que soient leurs formes institutionnelles, toutes les IMF s’appuient sur la proximité et la confiance.

Ces considérations faites, la distinction qui semble la plus évidente entre les institutions de microcrédit et de microfinance se trouve dans l’offre de services, à la fois dans sa diversité et dans ses formes. Cette distinction ressort davantage dans le caractère mutualiste qui autorise la mobilisation de l’épargne. Les structures mutualistes reçoivent l’épargne locale pour la redistribuer et elles cherchent à s’autonomiser financièrement. En revanche, les institutions non mutualistes accompagnent les populations sur la base de fonds externes. Alors que l’épargne est obligatoire dans le premier cas de figure, dans le second elle est libre et volontaire. Cependant, des institutions de microcrédit peuvent se muer en une forme mutualiste pour consolider leurs acquis et fidéliser leurs clients[17]. Finalement, nous retenons le microcrédit comme une offre de services financiers uniques ou comme un produit qui peut être dans la gamme offerte par la microfinance, à l’image de la micro-assurance[18].

De l’efficacité des formes institutionnelles

Cet effort d’éclairage sur le passage du microcrédit à la microfinance nous offre des éléments de compréhension d’une logique de développement, non plus d’appoint mais d’ancrage social, qui tend vers une meilleure implication des populations. La forme institutionnelle que prend la microfinance constitue donc le véhicule pour mener à bien le projet de répondre efficacement aux besoins des populations. L’analyse des IMF au Sénégal (Sine, 2008) a montré que la mutuelle d’épargne et de crédit comme forme institutionnelle constitue la formule la plus efficace dans le financement des populations pauvres, du fait de sa capacité de mobilisation de l’épargne et de sa gestion participative. Mieux, à la fois pour le PAMECAS et l’UMECU, le fait que le portefeuille de prêts soit alimenté plus par l’épargne que par les emprunts témoigne de leur vitalité et de leur autonomie opérationnelle (Sine, 2008). Dans la gestion, le partage du pouvoir est validé par une démocratie représentative s’appuyant sur des organes de gestion. La participation est différenciée en fonction des rôles et des responsabilités. Cependant, sous le label de mutuelle d’épargne et de crédit la gestion peut prendre plusieurs formes. Elle peut être participative dans les principes avec une démarche basée plus sur l’expertise que sur le respect des rôles. Ces situations sont fréquentes avec la constitution des IMF en réseaux. Du fait de leur taille, de telles structures s’appuient sur la planification pour fonctionner, au risque de voir la participation des membres s’effriter. En revanche, la gestion peut aussi se faire de façon collective. C’est souvent le cas des structures autogérées comme l’UMECU.

Les IMF dévoilent ainsi des fonctionnements qui obéissent à des logiques de performance différentes. Dans l’organisation d’abord, on semble opter pour une configuration du travail qui balise une décentralisation du pouvoir. Ce pouvoir hiérarchisé met en évidence deux formes de leadership. Dans les structures non mutualistes comme le PAME, le leadership est exercé par le directeur ou le gérant. Dans les structures mutualistes, il est partagé entre élus et techniciens. Il peut arriver que les élus valident plus qu’ils ne décident. Ensuite, dans l’offre de services, les IMF mutualistes proposent une gamme plus diversifiée et présentent des taux de pénétration beaucoup plus importants[19]. En fait, la possibilité de se constituer ou de s’affilier à un réseau leur permet de toucher une population plus large et d’accéder à des ressources supplémentaires. En plus des logiques de développement, l’organisation et l’offre de services répondent aussi à une volonté d’accumulation pour les structures mutualistes, tandis que les non-mutualistes se déploient plus dans le renforcement des capacités des populations. Mais les IMF sont-elles assez efficaces pour impulser un développement socioéconomique ? Avant de tenter une réponse à cette question, il nous semble important de relever le fait que la microfinance semble inscrite différemment dans plusieurs perspectives qui s’enchaînent et s’entremêlent : insertion économique, lutte contre la pauvreté, développement.

De la microfinance comme dispositif pour le développement

Aujourd’hui encore, après les ajustements structurels, le Sénégal cherche à construire un tissu socioéconomique efficace, capable de faire face à la pauvreté[20] et d’impulser une dynamique de développement. Au-delà des objectifs de lutte contre la pauvreté, poser la microfinance comme dispositif de développement ouvre de nouvelles perspectives d’intervention. Comme les banques de développement, la microfinance a été mobilisée au service du développement. Mais, contrairement aux banques, la nouvelle formule de microfinancement est encore l’objet d’un grand engouement[21]. Faut-il rattacher la microfinance au système financier bancaire et commercial ou faut-il simplement la juxtaposer à celui-ci pour en faire un outil transitoire ? Le Sénégal en est aujourd’hui à ce débat. La place que la microfinance occupe dans le dispositif financier mais aussi la demande encore latente de la population en crédit semblent requérir son insertion. Mais ne faut-il pas commencer par la lier de façon opérationnelle aux objectifs de développement ? Pour faire de la microfinance une stratégie efficace de financement du développement, il apparaît important de comprendre et de corriger d’abord les différentes contraintes auxquelles celle-ci est confrontée. La compréhension des stratégies et limites des IMF ouvre ainsi une avenue pour relever les passerelles possibles entre microfinance et développement.

Le financement des populations : entre stratégies et contraintes

Comme le financement des populations sans ou à faible revenu semble se décliner comme objectif premier des IMF, il nous paraît évident de supposer à ce niveau l’arrimage de la microfinance au développement. Dans leurs démarches, les IMF mettent en évidence trois stratégies de financement des populations. La première s’adresse aux groupes les plus vulnérables afin de les aider à démarrer une activité. Les IMF interviennent sur cette catégorie de populations par des méthodologies particulières qui relèvent plus du microcrédit : petits montants, pas de garantie préalable, caution solidaire, etc. Les IMF mutualistes pèchent souvent dans la prise en compte de cette catégorie de clientèle, qui est impermanente et parfois inefficace. En revanche, on peut noter un meilleur service du côté des expériences de crédit direct. Ici, les populations ciblées sont souvent organisées et formées avant de recevoir du financement.

La seconde stratégie de financement est axée sur le renforcement des capacités de production des populations qui exercent déjà de petites activités. Dans cette catégorie de populations actives, la minimalisation des risques de crédit conditionne les formules de financement. Aussi, ce second niveau est limité par l’absence de ressources longues qui expliquent la faiblesse des montants prêtés. De plus, sont souvent décriés l’importance donnée à la garantie ainsi que les délais courts des différés de remboursement. La troisième stratégie de financement vise les micro-entreprises les plus performantes avec des formules de crédit plus professionnelles. Dans ce cas-ci, la mise en place des centres financiers pour les entreprises (CEF) rend visibles la performance des IMF mutualistes dans la gestion du risque mais aussi l’évolution des besoins de crédit.

On peut remarquer, à travers ces stratégies, une progressivité du crédit[22] qui peut être liée à la progressivité des activités des populations. Mais une analyse fine nous permet de remarquer que cette dualité, pour être réalisable, s’est appuyée sur une double intermédiation sociale. La première se situe dans le renforcement des capacités entrepreneuriales des populations et se fait à travers l’amélioration du capital humain par la formation. Cette intervention particulièrement soutenue par les partenaires au développement permet une meilleure efficacité des entreprises populaires et leur formalisation. Cette intermédiation s’est intensifiée avec l’implication d’ONG nationales et internationales. Par exemple, à travers une approche par filière, des ONG cherchent à établir des liens entre les entrepreneurs pour les sortir de l’isolement et du mimétisme[23]. En plus d’une dynamique entrepreneuriale, cet accompagnement peut favoriser un engagement civique[24] chez les populations. La seconde intermédiation sociale se situe dans l’accès au crédit et s’effectue au moyen du capital social des populations (Sen, 2000). On peut l’apprécier dans l’appartenance à des réseaux d’information, dans les formes de solidarité et de cautionnement mutuel, en somme à travers les liens sociaux. Mais, au-delà de la perception du capital social comme moyen permettant d’accéder au crédit (Bourdieu[25], 1986), sa mobilisation laisse voir un processus de démocratisation des ressources économiques.

On se rend donc compte qu’en dehors de l’accès au crédit, la mobilisation autour de la microfinance peut contribuer à la définition et à la valorisation d’un capital social. Au-delà de cette dynamique sociale, le capital civique qui se met en place prend en charge plus efficacement les demandes latentes des acteurs des IMF. Aux insatisfactions liées à l’offre de services (griefs contre les garanties et les montants accordés), vient s’ajouter un service d’accompagnement qui se fait encore au gré et à l’aune des ONG. Aussi, malgré l’accroissement du taux de pénétration et l’organisation en réseaux, il demeure des zones inappropriées et des activités à risques. En somme, les IMF doivent encore aujourd’hui relever un triple défi. Le premier, sur le plan organisationnel, consiste pour les IMF à s’inscrire dans un cadre juridique qui sécurise davantage leurs opérations. La mise en place d’un cadre de concertation ainsi que celle d’une centrale de risque constitue une première réponse apportée par les acteurs. À ce défi s’ajoute le débat institutionnel qui penche pour son intégration dans le secteur financier, tout en maintenant l’accessibilité et l’adaptabilité de ses produits. Dans la même veine, la troisième difficulté est opérationnelle et renvoie à la poursuite d’objectifs de viabilité financière, tout en développant la portée sociale de ses services. On peut finalement voir que l’insertion socioéconomique des populations défavorisées comme point de convergence entre la microfinance et le développement semble avoir changé de contenu. La microfinance a décodé d’autres besoins et le développement s’entend autrement. L’un et l’autre doivent s’appuyer sur le social.

De la validation du social comme passerelle

Il apparaît que le financement des populations pauvres fait converger des choix politiques, économiques et sociaux. La microfinance n’est donc pas seulement un outil financier, elle est aussi une démarche politique et doit faire face à différents enjeux. Le premier enjeu est politique et soulève deux débats : celui de sa place dans le système financier et celui de la participation responsable des populations. En premier lieu, il est vrai que considérer la microfinance comme outil de développement demande qu’on l’intègre au secteur financier formel et commercial au lieu d’en faire un segment non articulé du marché. Mais cette problématique commande une approche globale et nécessite une démarche concertée. Elle requiert une politique et une stratégie nationale reflétant la commune vision des acteurs et partenaires. Les conclusions de la Lettre de politique sectorielle au Sénégal vont dans ce sens et demandent que les services financiers aux populations pauvres intègrent sur une base non subventionnée et permanente le secteur financier formel (MPMEEFMF[26], 2004). D’abord, on peut remarquer qu’après l’approche projet et l’approche institutionnelle de la microfinance, on se focalise aujourd’hui sur une approche sectorielle. Mais le débat sur le développement institutionnel n’est pas achevé. Mieux, l’approche sectorielle le pose autrement. Il semble nécessaire, avant toute articulation, que la microfinance s’encadre de critères spéficiques et explicites de performance qui prennent en considération les pratiques populaires[27]et que les acteurs s’accordent sur les bases d’une légitimité politique interne. Cela pourrait faciliter un arrangement institutionnel entre le financement des besoins de crédit des populations pauvres par les IMF et le financement de l’accumulation par des structures commerciales. Il ne suffira plus, pour ces dernières, de mettre en place des formules de microfinancement pour exploiter le marché, encore moins pour les IMF de bénéficier de prêts commerciaux dont les charges sont répercutées sur les populations. Ensuite, la microfinance serait-elle capable de rejoindre efficacement les populations les plus pauvres sans subventions ?

En second lieu, nous l’avons dit, l’acquisition du pouvoir par les populations constitue un des défis du développement. On peut apprécier cette volonté au Sénégal[28]. Que cela soit à un niveau macro, à travers le document de réduction stratégique de la pauvreté (DRSP), ou micro, avec les institutions mutualistes, la participation des populations constitue un moyen d’appropriation et, partant, de pouvoir. Si l’on s’arrête sur les IMF, des changements de perspectives peuvent être appréciés dans leurs rapports avec les populations, qui témoignent d’un renforcement des capacités. La microfinance a contribué à l’expérimentation d’au moins trois processus : d’une logique d’aide avec des bénéficiaires, on est passé à un processus de partenariat et de participation avec des acteurs. Les programmes d’appui au développement institutionnel des IMF et les dispositifs d’appui aux entrepreneurs ont participé à l’émergence d’un tissu social intermédiaire dont les acteurs s’orientent vers des logiques sociales de réseautage et économiques de viabilité des institutions. Cette dynamique augure des rapports nouveaux avec les partenaires au développement et permet l’expérimentation de services novateurs. Mais, au-delà de l’offre de service, la participation des acteurs locaux s’avère nécessaire dans le débat institutionnel des IMF du fait de leur double implication (acteur et bénéficiaire). Toutefois, ce débat implique d’abord un projet social.

Le second enjeu est ainsi social et s’articule autour de la problématique du maintien ou non de l’objectif de réduction de la pauvreté par la microfinance. Celle-ci contribue à élargir la portée et à diversifier les services du système financier. Cependant, la dimension économique de son action entraîne plus de changements de perspectives au détriment de la dimension sociale. Par rapport à cette dynamique, on est tenté de se demander s’il est pertinent d’allier objectif de lutte contre la pauvreté et objectif de développement. L’un veut-il dire l’autre ? Suivant le langage des intervenants, il semblerait que oui. Mais, dans la pratique, les actions de lutte contre la pauvreté n’ont ni la même ampleur, ni le même contenu que les actions de développement. Les services offerts dans le cadre de la lutte contre la pauvreté par les IMF maintiennent souvent les populations démunies dans une situation de survie ou de dépendance. Avec leur développement et les exigences qui s’y rattachent, les IMF peinent ainsi à sortir les plus pauvres de leur situation. Une restructuration (reingeneering)[29] et des formes d’intervention plus directes cherchent cependant à atteindre les plus pauvres.

Figure 1

Exemple de restructuration du réseau du PAMECAS

Exemple de restructuration du réseau du PAMECAS
Source : Sine (2008).

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Par cette démarche, les IMF s’engagent dans une double implication de réduction de la pauvreté et de développement en offrant aux populations plus de services et de ressources. Elles ont timidement recours à un maillage des dispositifs économiques et sociaux pour la maîtrise du risque de crédit. Pourtant, cette démarche pourrait se renforcer avec l’élaboration de critères de rentabilité sociale. La difficulté d’intégrer les plus pauvres ne peut être levée sans une validation des pratiques sociales, à travers une convention, un compromis autour d’une grille de lecture commune des pratiques populaires. Pour systématiser la microfinance dans la dynamique du développement, il semble donc pertinent de s’inscrire dans un processus de relecture et de consolidation des initiatives populaires performantes. Autrement, les IMF prennent plus facilement le virage économique et tâtonnent dans leurs objectifs sociaux.

En définitive, la microfinance au Sénégal constitue un excellent révélateur de l’imbrication entre l’économique, le social et le politique. La dynamique qu’elle impulse peut créer les conditions d’accès durable des populations au capital social et financier. Elle est de ce fait une ressource incitative au développement, un moyen d’action. Il demeure donc de la responsabilité de l’État de circonscrire des politiques de développement qui lieraient les différents acteurs dans une perspective plus sociale pour un meilleur rendement. Articuler la microfinance aux politiques de développement devient dès lors une nécessité. Son introduction dans le DSRP pourrait être centrée principalement sur deux axes. Le premier se situe sur le plan du renforcement des capacités des acteurs locaux[30] au moyen d’une approche intégrée pour orienter efficacement l’intervention : structuration de la profession, meilleure évaluation des besoins en formation et renforcement institutionnel. Dans la mouvance de l’assainissement du secteur, les nombreuses lignes de crédit pourraient être redirigées vers les IMF sans affaiblir leur autonomie opérationnelle. Aussi, l’État sénégalais pourrait s’engager davantage dans la subvention des programmes destinés aux plus pauvres et la prise en charge des services d’accompagnement. Le second axe se situe dans une perspective d’arrimage des activités populaires au développement local au moyen de ce dispositif financier. Cela suppose d’abord une démarche d’orientation des pratiques performantes vers une politique de développement local. Cette décision interpelle au premier chef les IMF dans leur autonomie opérationnelle[31]. Elle demande ensuite qu’on rende compatibles rentabilité sociale et efficacité économique. Ce second niveau en appelle à une concertation de l’État, des acteurs ainsi que des chercheurs pour l’élaboration de nouvelles approches d’évaluation du risque, de gestion des coûts transactionnels et de rentabilité. La réflexion, l’échange d’expériences, le transfert de connaissances mais surtout la recherche pourraient être mis à contribution.

Conclusion

La contribution de la microfinance au développement du Sénégal peut être appréciée doublement, par les services qu’elles proposent et par la dynamique qu’elle impulse. Elle passe par différents mécanismes allant de l’offre de services financiers souples à un accompagnement pertinent et au renforcement du capital social. L’offre de services financiers se fait par un maillage de ressources financières et non financières. Les membres participent à la mobilisation des ressources financières par l’épargne et par les garanties. Quant aux ressources non financières, elles s’obtiennent au moyen du capital social des acteurs et de l’intermédiation d’ONG. Le fonctionnement des IMF s’appuie ainsi sur des combinaisons multiples, parfois diffuses, qui renforcent les composantes sociales et politiques de l’économie. Malheureusement, le passage de la lutte contre la pauvreté au développement[32] semble être ralenti par les hésitations de la microfinance à puiser dans les ressources sociales locales. De façon générale, l’incapacité de mesurer les investissements sociaux des populations (Putman, 2001) et le fait de se focaliser davantage sur l’économique amènent les pouvoirs politiques à élaborer des stratégies de développement non pertinentes socialement. Dans le cas précis de la microfinance, d’une part, l’État semble se satisfaire de l’accessibilité géographique pour valider le social, tout en donnant peu de crédit à la souplesse des procédures et à une accessibilité réelle des populations aux produits. D’autre part, la présence de formules de microcrédit ainsi que des interventions sociales ponctuelles suffisent pour conforter les IMF dans leur volonté de faire du social. Aussi, il y a une démarcation franche à faire entre microfinance et activité de microcrédit. Le choix de regrouper les deux services dans une même institution ne facilite pas une bonne appréciation des performances de celle-ci. Les critères s’emboîtent et peuvent s’occulter mutuellement lorsqu’ils sont appréciés au moyen d’une seule et même grille. En définitive, il nous semble que, pour une meilleure efficacité au service du développement, la microfinance a besoin d’une évaluation plus sociale et d’un accompagnement permanent afin de toucher une plus grande partie de la population. Autrement dit, il est nécessaire de systématiser les services non financiers.