Résumés
Résumé
Les approches contemplatives se développent dans le champ de l’enseignement et de l’éducation, notamment dans les pratiques écoformatrices. La comparaison des fondements épistémologiques et méthodologiques d’approches dans la littérature ou ayant pu faire l’objet d’observations nous permet d’interroger les potentialités de la contemplation pour favoriser une relation résonante avec le vivant autre qu’humain. Ces approches se fondent sur une conscience pré-réfléchie incarnée pour éclairer des expériences ou pour dépasser les tensions liées à des situations potentiellement aliénantes. Elles s’appuient d’une part sur un changement d’état de conscience permettant une qualité de présence et d’attention à l’expérience du corps dans des modes d’expression originaux, le senti, la posture, le mouvement et le ressenti ; et d’autre part, sur un imaginaire médiateur entre le sensible et le rationnel. Elles visent une rencontre avec notre altérité propre et la construction d’un lien à un monde-sujet.
Mots-clés :
- écoformation,
- contemplation,
- état de conscience,
- résonance,
- corps propre,
- imaginaire
Abstract
Contemplative approaches are developing in the field of teaching and education, particularly in ecoformation practices. The comparison of the epistemological and methodological backgrounds of approaches in the litterature or that have been observed allows us to question the potentialities of contemplation participating to a resonance with the living other than human. These approaches rely on embodied pre-reflective consciousness to illuminate experiences or to overcome the tensions of potentially alienating situations. They are based on (1) a change in state of consciousness allowing a quality of presence and attention to the experience of the body in original modes of expression, feeling, posture, movement and the feeling ; (2) an imaginary mediator between the sensitivity and the rational. They aim for an encounter with our own otherness and the construction of a link to a world-subject.
Keywords:
- ecoformation,
- contemplation,
- state of consciousness,
- experience,
- body-subject,
- imaginary
Corps de l’article
Depuis les récentes décennies, et notamment depuis le début des années 2000, les approches contemplatives font l’objet d’un nombre croissant de productions de recherche (Schonert-Reichl et Roeser, 2016) tout en se développant dans les écoles et autres milieux de formation, justifiant la constitution par exemple de l’Association for Contemplative Mind in Higher Education (ACMHE). Elles relèvent d’approches diverses dont les activités de pleine conscience, les visualisations, les mouvements méditatifs (yoga, danse contemplative) ou l’attention focalisée. L’intérêt qu’elles suscitent répond à la fragmentation du temps, de l’espace et du vivant générée par le monde moderne, et au souhait d’explorer de nouveaux modes de relation avec le vivant (Eaton et coll., 2017). Elles participent notamment du développement de l’empathie et de la compassion, et à ce titre, renforcent les relations aux humains et aux êtres autres qu’humains (Zajong, 2016). Leur introduction dans les pratiques d’éducation à l’environnement et plus particulièrement, dans celles relevant de l’écoformation font cependant débats. Inscrites initialement dans le champ du développement personnel, elles sont suspectées de normaliser un bien-être et un bonheur qui répondraient davantage aux aspirations d’une société capitaliste de rendre la personne performante, au nom de l’autonomie et de la responsabilisation, plutôt que de l’émanciper (Ehrenberg, 2010). Comment peuvent-elles éviter les chausse-trappes de la normalisation et répondre au contraire, aux aspirations de la personne dans ses rapports au vivant ?
Nous préciserons dans un premier temps les visées de l’écoformation puis de la dimension contemplative qui y est associée en termes de résonance avec le vivant autre qu’humain. Dans un second temps, à partir de l’analyse de différentes approches contemplatives relevant de l’écoformation, nous mettrons en lumière leurs caractéristiques communes et spécifiques qui participent du processus de résonance. Nous comparerons plus particulièrement leurs modalités de prise en compte du corps, de l’expérience de la personne et de l’imaginaire. Nous questionnerons finalement en quoi elles peuvent participer d’une émancipation de la personne dans sa relation au vivant autre qu’humain.
L’écoformation : une visée de résonance avec le vivant autre qu’humain
L’écoformation se fonde sur le postulat que le contact avec le vivant autre qu’humain nous forme au même titre que le monde social. L’oïkos, notre habitat, et les différents éléments naturels qu’il réunit participant des mondes minéral, végétal ou animal ont une puissance formatrice. Ils nous constituent (Cottereau, 2009) même si nous n’en avons pas conscience, nous les assimilons au sens piagétien du terme. Pineau (2019) invite à mettre en regard de la notion de résonance la rencontre écoformatrice entre un sujet et ce qui constitue son habitat. Celle-ci « est le résultat et l’expression d’une forme spécifique de relation entre deux entités, en particulier entre un sujet de l’expérience et des fragments du monde qui viennent à lui » (Rosa, 2021, p. 587), dans un ajustement supposant une exigence de synchronisation.
Que les relations sujet humain-vivant autre qu’humain soient résonantes ou aliénantes (muettes et réifiantes) dépend tout autant de l’état du sujet que de celui du monde ou d’un de ses éléments, et de leurs ajustements réciproques. Qu’il y ait résonance dans le processus d’« assimilation/accommodation » du monde (Piaget, 1936) suppose que les deux pôles de la relation parlent chacun d’une voix propre. Le sujet et l’« objet » se touchent et s’interpénètrent « sans se dissoudre ni se fondre l’un dans l’autre » (Rosa, op.cit., p. 124). Le vivant avec lequel le sujet entre en relation est responsif : il a un langage propre, mais compréhensible par le sujet humain. Par contre, il peut aussi se taire et se rendre indisponible. La résonance susceptible d’émerger d’un processus écoformateur est imprévisible.
Au regard de cette imprévisibilité, les options qui ont été prises par les éducateurs en écoformation répondent à des visées tout à la fois cognitive (comprendre ce qui tisse notre relation au vivant), éthique (construire une éthique de la relation au vivant) et pragmatique (transformer notre mode d’agir avec le vivant). La première option est de mettre en relation les personnes dans des espaces de nature durant des temps suffisants pour permettre la construction et la conscientisation d’un lien écologique (Cottereau, op.cit.). La seconde est de favoriser la conscientisation de moments écoformateurs qui les ont construites dans la manière dont elles sont affectées et éduquées par la terre (Galvani, 2005), et de rendre explicite la dimension écologique de leur identité.
La résonance avec le vivant que ces démarches éveillent ou révèlent se manifeste autant par des émotions relevant du bien-être que par le malaise ou l’anxiété de perdre cette résonance. La solastalgie (Albrecht, 2020), l’éco-anxiété à la vue d’un paysage familier qui change ou de la disparition des animaux qui peuplaient un territoire d’adoption en sont autant d’illustrations. Elles alimentent autant qu’elles s’appuient sur un imaginaire dystopique.
Cette même peur de perte de résonance est susceptible de s’exprimer lorsque la personne vit une situation qui la met en tension entre une intentionnalité aliénante (réifiante ou destructrice) et une relation pathique (sensible, affective) à l’égard d’un « fragment du monde ». Le dilemme qu’elle vit, les émotions associées qui la traversent témoignent de sa souffrance. La conscientisation et l’exploration de son dilemme sont susceptibles de l’apaiser et de construire une résonance renouvelée. Elles peuvent se fonder sur un débat critique dans une approche socioconstructiviste (Panissal et Viallet, 2019), mais aussi sur une approche contemplative (Vidal, 2022).
De l’intérêt d’explorer la place de la contemplation en écoformation
Les démarches écoformatrices s’ancrent dans l’expérience en train de se vivre ou vécue : expérience intense et décisive telle qu’un kaïros [1] (Galvani, 2016), et plus généralement, expérience signifiante pour la personne qui participe de son histoire de vie (Pineau, 2000), dont les expériences de peur de perte de résonance. Elles supposent que la personne y porte une attention particulière, toute dérive conduisant à une dualité entre le corps et l’esprit et entre soi et le monde (Petitmengin, 2020).
Permettre une attention « profonde » à l’expérience, tel est le fondement des approches contemplatives (Barbezat et Bush, 2014), qu’il s’agisse de se relier à un phénomène en soi ou à un « fragment du monde ». La contemplation relève d’une présence et d’un accueil de ce qui émerge de l’expérience sans volonté de le nier, ni de le transformer. À ce titre, Eaton et coll. (2017) distinguent la contemplation de la réflexivité. Cette dernière explore activement, interprète la réalité tout en s’en distanciant. Elle relève d’une observation qui s’exerce dans un mouvement frontal, actif (Petitmengin, 2021). La contemplation suppose au contraire une forme de « lâcher-prise » à l’égard de toute forme d’interprétation délibérée, ce qui ne la rend pas pour autant passive. Elle accueille ce qui se vit et émerge en soi dans l’ici et maintenant, qu’elle soit ouverte ou focalisée sur un phénomène interne ou externe particulier.
Certaines démarches écoformatrices acceptent une réflexivité interprétative « tenant-prise », inscrite dans un va-et-vient entre la pensée et l’expérience vécue. La démarche des histoires de vie, quête d'une construction de sens à partir de faits temporels personnels écoformateurs (Pineau et Legrand, 1996), accepte une reconstruction interprétative de la réalité, une (re)composition d’un chemin de formation. Les approches contemplatives visent au contraire à rester au contact de l’expérience vécue en première personne, qu’elle soit actuelle ou passée. Elles sont alors susceptibles de générer chez la personne une autre compréhension de sa relation au monde.
Il ne s’agit pas de remettre en cause des approches qui ont montré tout leur intérêt en termes de construction d’une plus grande conscience de soi dans sa relation au monde. Nous souhaitons plutôt donner un éclairage sur les modalités épistémologiques et méthodologiques spécifiques des approches contemplatives en écoformation, dans les quatre démarches éducatives écoformatrices que sont (1) l’immersion écoformatrice dans des espaces de nature, (2) la conscientisation de moments écoformateurs passés, (3), l’accueil de la peur de la perte de résonance avec le vivant autre qu’humain, (4) l’apaisement ou la résolution d’un dilemme mettant en tension une relation pathique et une intention aliénante à l’égard du vivant.
Méthodologie
Sans prétendre à une quelconque exhaustivité, nous appuyons notre recherche sur des activités contemplatives écoformatrices valorisées en éducation formelle ou non-formelle auprès d’adultes ou jeunes adultes. Ces activités sont décrites dans la littérature ou ont été vécues. Ces dernières ont alors fait l’objet d’observations et d’enregistrements, puis d’entretiens semi-dirigés auprès des éducateurs en vue de préciser leurs finalités et les cadres théoriques ou pragmatiques dont ils s’inspirent. Nous les avons analysées et comparées au regard de trois dimensions qui fondent l’écoformation, à savoir l’expérience, le corps et l’imaginaire (Cottereau, 2017). Cette recherche vise à mettre en lumière ce qui réunit et ce qui spécifie ces activités dans leur intention de favoriser la relation résonante avec le vivant autre qu’humain.
Résultats et interprétations
Le tableau 1 propose une comparaison des différentes caractéristiques des approches contemplatives étudiées au regard des quatre démarches écoformatrices (l’accueil de la perte de résonance et l’apaisement ou résolution d’un dilemme sont réunis dans la mesure où les approches contemplatives correspondantes étudiées répondaient aux deux enjeux). Les sections qui suivent traitent du contenu du tableau.
De la place première du corps vivant et du corps vécu dans le processus contemplatif
Que la contemplation soit formelle ou informelle, les approches éducatives qui s’y réfèrent ont en commun de s’appuyer sur le corps, tout en convoquant un de ses modes d’expression spécifiques : la sensorialité, la posture et le mouvement corporels, ou encore le ressenti corporel.
Le corps esthésiant et émersant : se recevoir dans l’expérience se vivant
Que nous le conscientisions ou non, le corps est présent au monde. L’ouvrir à la conscience, y porter son attention, c’est s’ouvrir à soi, au monde. À l’issue d’une promenade silencieuse en forêt, Myriam, éducatrice, invite les participants, à accueillir le mouvement du corps qui émerge. Elle donne la consigne suivante :
(Les participants debout et immobiles). Cherchez la posture, tout en restant debout, qui suppose le moins d’effort, sentez-vous porté par la terre, et quand vous aurez trouvé cette position, vous allez recevoir une proposition de ma part qui sera : « lever les bras ». Accueillez-là et soyez dans l’attention de ce que le corps fait, et à partir de ce qu’il fait, soyez juste attentif aux mouvements du corps qui vont suivre tels qu’ils s’invitent.
Les participants sont conduits, pendant une vingtaine de minutes, à suivre cette première consigne en silence. Ils sont ensuite conviés à évoquer, toujours en silence, le mouvement corporel qui a émergé et à en identifier le sens. Il leur est finalement proposé de partager leur vécu. L’animatrice reste effacée et se limite à donner les consignes et distribuer la parole.
S’ouvrir au monde passe dans cette démarche par le sentir du corps et par l’écoute de son mouvement propre. L’aisthêsis, s’atteindre dans le sensible, et l’émersens, le passage à l’acte gestuel du corps avec une intention irréfléchie, sont pour Andrieu (2017) intimement liés. Sentir est bouger, et bouger est sentir.
L’aisthêsis s’appuie sur la phénoménologie du sentir (Strauss, 1935). Sentir ne relève pas du perceptuel, il le précède et, à ce titre, sentir est pathique mais n’est pas gnosique. Dirigé tout à la fois vers soi et vers le monde, il est pour Strauss la forme sensorielle de l’empathie, mais n’est pas connaissance du monde. En fonction de la disponibilité et de l’engagement de la personne au monde, il ne cesse d’évoluer. Comme l’aisthêsis, l’émersens se situe dans une conscience sensible ; il est par exemple la conscience, souvent non-conscientisée, du pied s’adaptant aux irrégularités du sol. Être à leur écoute suppose une attention fine occultant toute forme de pensée, prenant acte de la sémiotique propre du corps pour s’exprimer.
Andrieu (op.cit.) considère le corps comme écologique au sens fort du terme. Il sait avant toute forme de conscience. Sentir et se mouvoir se donnent et se comprennent « comme un rapport de totalité au sein de l’expérience vécue » (p. 28). L’immersion dans un environnement est alors écologique ou ne l’est pas, selon l’accueil que la personne leur réserve. Ouvrir son attention à ce qui émerge du vivant sans nom, des processus esthésiologiques et émersiologiques, est envisagé par l’auteur comme permettant à la personne de se vivre comme être-au-monde, faisant système, se relationnant et interagissant avec le monde (Merleau-Ponty, 1945). Toute intention qui conduirait à nier ou à refuser le sentir et le mouvement corporel suscités dans la relation au monde est supposée vouée à aliéner cette relation.
Le sens corporel : accéder au sens de l’expérience se vivant
Joelle, étudiante dans le cadre d’une formation d’éducation à l’environnement, lors d’une promenade en forêt, fait une « pause » : après un premier temps de connexion avec ses points de contact au sol, l’éducateur lui propose de contempler son « ambiance intérieure », puis l’invite à la décrire :
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C’est comme un élargissement au niveau du ventre, c’est très dilaté… ça respire plus, comme si, …, comme si ça me berçait, c’est tout blanc, un blanc lumineux, …
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Ça fait sortir comme une ligne de la lumière, elle est droite, (…)
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De ma lumière, ça rejoint la lumière au-dessus de moi (…)
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Ça t’évoque quelque chose peut-être ?
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Ah oui, c’est moi dans ma relation à la nature, si je suis connectée, ça m’étaye dans ma vie.
Cet entretien illustre le processus de focusing, et ce qu’il permet de révéler. Pour Gendlin (1997), son concepteur, une expérience prend un sens chez la personne non pas au travers (ou pas uniquement) d’une construction logique qui pourrait justifier ou prédire un comportement à suivre, mais aussi à partir d’une sensation corporelle. L’expérience, vécue comme un flux de sensations, est à envisager non plus comme un objet, mais comme un processus. Celui-ci échappe pour une grande partie à la conscience et n’est finalement observable qu’au travers du sens corporel, sensation globale, plus ou moins vague. Le sens corporel est ce « qui vient à se manifester et répond de manière appropriée à ce qui précède en lui permettant d’aller vers son accomplissement. » "Ce qui est" comme suspendu à son futur implié et pour ainsi dire attiré vers la réponse ajustée » (Lamboy, 2003, p. 91). Se mettre à l’écoute du sens corporel, c’est se mettre en relation avec son être-au-monde.
La démarche du focusing permet, à partir de la contemplation active du sens corporel (la personne n’est pas dans une observation flottante comme dans l’approche précédente, mais bien dans l’intention de préciser un ressenti généralement vague), l’émergence d’une image, d’une métaphore qui concentre les informations que contient le sens corporel. Connectée à l’expérience vécue, elle devient signifiante et évocatrice, permettant à la personne d’avoir accès à ce qu’elle porte comme connaissance (en termes de valeurs, d’éthique relationnelle et d’expériences passées, d’orientations …), ce dont témoigne l’exemple précédent. Être en résonance avec le monde suppose dans l’approche focusing de faire confiance à son sens corporel et à l’écouter selon sa sémiotique propre.
La sensorialité et l’agir corporel : éclairer l’expérience vécue
Avoir accès à l’expérience vécue à la première personne, l’amener à la conscience, telle est l’ambition des entretiens d’explicitation développés par Vermersch (1994) dont s’inspire Galvani (2016) dans sa démarche écoformatrice pour conscientiser chez les participants des moments appelés kaïros.
L’explicitation permet à la personne d’évoquer une situation passée dans un quasi-revécu (Vermesch, op.cit.) et surtout de mettre en lumière une conscience pré-réfléchie, non conscientisée lors de l’action. Conscientiser cette situation, c’est potentiellement avoir accès à de nouvelles connaissances, et possiblement porter un regard nouveau sur la relation tissée avec un fragment du monde comme l’illustre l’exemple de Naim, étudiant dans le cadre d’une licence d’éducation à l’environnement, à qui il est proposé d’expliciter une rencontre avec un arbre, rencontre qu’il avait considéré signifiante dans sa relation à la forêt :
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Quand j’ai vu l’arbre, je me suis tout de suite demandé : qu’est-ce-que c’est ? Et j’ai cherché à savoir.
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Comment as-tu cherché à savoir ?
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En me posant la question
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Et comment t’es-tu posé la question ?
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J’ai fait venir dans ma tête un catalogue de photos de feuilles d’arbre, et j’ai tourné les pages jusqu’à trouver la bonne photo.
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Et comment as-tu su que c’était la bonne photo ?
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Le dessin de la feuille correspondait à celle de l’arbre. Et sous le dessin, il y avait le nom fusain.
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Et qu’as-tu fait après ?
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Je me suis dit que c’était bon, j’allais chercher un autre arbre. Et je suis parti me promener, et, c’était curieux, c’était comme si je devais retourner près de cet arbre.
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Et quand tu devais y retourner, qu’est-ce-qui te faisait y retourner ?
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Je le sentais, je ne sais pas comment dire
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Et quand tu sentais, tu sentais comment ?
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Heu… je sais pas trop, c’était comme si j’étais attiré, comme si ça venait de l’extérieur
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Et qu’est-ce-que tu as fait ?
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Je suis allé là où ça m’attirait
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Comment ça t’attirait ?
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Je sais pas trop, c’était comme un … comme un aimant, un peu.
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Tu as été où ?
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Près de l’arbre,
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Qu’est-ce-qui a fait que tu t’es mis particulièrement à cet endroit près de l’arbre ?
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J’ai senti que c’était là qu’il fallait être,
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Comment tu as senti que c’était là qu’il fallait être ?
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Je ne sais pas, comme si ça s’imposait à moi
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Et qu’est-ce que tu as fait ensuite ?
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J’ai eu envie de toucher l’arbre.
À l’issue de l’entretien d’explicitation, Naim traduira sa surprise et une forme de déception pour avoir cherché à mobiliser sa pensée à répondre à un besoin cognitif, celui d’identifier l’arbre. Mais l’entretien lui révèle aussi que c’est un ressenti non intentionnel qui l’a conduit à un changement de présence à l’arbre. Il prend conscience d’une intention non consciente, d’un « ça » qui l’a conduit dans l’expérience à changer de modalités relationnelles.
L’accès à l’expérience à la première personne permet d’éviter toute forme d’interprétation chez l’interviewé qui, dans un processus réflexif, le conduirait à prendre une distance avec l’expérience. L’enjeu est alors pour l’intervieweur de permettre une évocation de l’expérience en se reliant au corps vécu par les sens (images, sons, odeurs, toucher ou goût selon ce qui émerge), puis de faire conscientiser l’expérience à partir de l’agir, agir cognitif (comprendre ou penser par exemple) ou agir perceptif (comme identifier ou bouger).
Dans l’explicitation, les sensations corporelles sont valorisées comme autant de portes d’entrée aux souvenirs de l’expérience (Rosenfield, 1994), restituant à la mémoire ce qu’ils ont engrammé de celle-ci et garantissant, au même titre que la centration sur l’agir, le maintien d’une évocation incarnée et ainsi la possibilité de (re)découvrir un moment, parfois fugace, qui a pu faire résonance ou qui devient résonante grâce à l’explicitation.
Emersens du corps, mouvement du sens corporel et résolution de tensions
Si les approches contemplatives précédemment décrites permettent d’être dans une attention au corps vivant, s’appuyant sur sa sémiotique propre pour saisir l’être-au-monde merleau-pontien, elles peuvent aussi contribuer à apaiser ou résoudre (identifier des alternatives) des tensions liées à la peur d’une perte de résonance et aux dilemmes dans la relation au vivant autre qu’humain. Le corps vivant dans le processus d’émersion ou au travers de son sens corporel est ce qui se manifeste dans le présent au regard de ce qui précède pour aller vers un futur à créer. Ce futur n’est pas préfiguré, il s’ouvre à ce qui est présent dans le corps dans le mouvement interne ou externe qui l’anime.
L’exemple suivant s’appuie sur les fondements du théâtre de l’opprimé ; pour Boal (1979), qui en est à l’origine, le corps est au fondement de la production de connaissance. S’il n’a pas scientifisé ce « corps sachant », il a proposé différentes modalités éducatives telle que « l’image de transition ».
L’animateur propose dans un premier temps à chaque participant d’exprimer un dilemme dans leur relation à un vivant autre qu’humain. Au sein d’un groupe , chaque personne détaille son dilemme. Il est ensuite proposé au groupe d’évoquer, sans échange verbal, le dilemme sous la forme d’une sculpture corporelle. L’animateur demande alors à chaque participant de porter attention aux tensions physiologiques et affectives générées, puis de proposer à la personne porteuse du dilemme de sentir le mouvement que le corps tend à proposer qui rendrait sa posture moins inconfortable au regard du dilemme posé et des tensions vécues par les autres corps présents dans la sculpture. Lorsque cette personne a initié un premier mouvement, les autres participants sont invités, en résonance, à faire de même, et ainsi de suite, jusqu’à obtenir une sculpture jugée plus confortable et acceptable au regard du problème initial. Cette approche utilisée dans le cadre d’un dilemme entre une intention égocentrée et une dimension pathique éco- ou bio-centrée conduit non seulement au développement d’une pensée critique, créative conduisant à la résolution ou l’apaisement du problème, mais aussi attentive à l’autre, humain ou autre qu’humain (Vidal, 2022).
Dans l’approche focusing, le symbole émergeant du sens corporel peut être investi et contemplé jusqu’à évoluer, et finalement conduire à l’émergence d’un nouveau regard sur l’enjeu initial et à l’élaboration d’une réponse et d’une détente tensionnelle, à l’exemple de Jean, étudiant dans une licence relevant de l’éducation à l’environnement, contemplant la tension corporelle associée au dilemme d’aimer pêcher, mais de faire souffrir un animal.
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C’est, … ça m’empêche de respirer (…)
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C’est comme un étau qui tire de chaque côté (…)
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L’étau devient moins dur, comme s’il devenait mou, oui, …souple (…)
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Il fait des vagues en bas, là (désignant le bas du ventre) (…)
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Qu’est-ce que cela t’évoque ?
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En fait, on est tous les deux acteurs du truc … enfin, on interagit, c’est vivant, puis c’est une interaction vivante, on est deux, chacun dans notre mode d’être quoi.
Des sentiments initiaux de responsabilité et de culpabilité, Jean évolue vers une vision interactionnelle où il conçoit le poisson et lui-même comme acteurs de la relation.
Chacune des approches contemplatives précédemment décrites envisage le corps de manière spécifique. La sensorialité et plus particulièrement la mémoire sensorielle bénéficient d’un cadrage neuropsychologique et physiologique. Le senti et le ressenti sont conceptualisés dans un cadre phénoménologique. Les tenants du focusing et de l’émersiologie ont en commun d’envisager une intelligence sensible au corps s’exprimant au travers d’une sémiotique propre et s’inscrivant dans « un présent se projetant » vers une émergence de sens.
Le primat de l’imaginaire médiateur dans les approches contemplatives
Dans les démarches observées, l’imaginaire a une place privilégiée au cœur du processus contemplatif.
La démarche des entretiens d’explicitation sollicite plutôt l’imagination reproductive, à charge pour elle de restituer non seulement le vécu qui a été conscientisé, mais aussi de « dilater » le vécu dans la conscientisation de la conscience pré-réfléchie.
Dans les démarches émersiologique et du focusing, l’imagination créative est à l’œuvre, qu’elle conduise à l’expression d’une image émergeant du sens corporel et accédant à la conscience, d’une posture corporelle ou d’un corps s’émersant. L’image condense et rend compte de la réalité de l’expérience en train de se vivre. Ces images « interrogées » dans ce qu’elles évoquent peuvent conduire à une nouvelle compréhension de l’expérience. Cette conception de l’imaginaire médiateur entre le sensible et l’entendement est majeure chez Corbin (1971). Celui-ci fonde sa réflexion sur l’imaginaire dans une quête de sagesse et de spiritualité en réaction à un humain dont les actes sont désastreux. Pour lui « la phénoménologie consiste à sauver le phénomène, sauver l’apparence en dégageant ou dévoilant le caché sous cette apparence » (p. 22). Au travers d’une étude de l’islam iranien, il développera une charte de l’imaginal, ce monde de l’imagination créatrice, médiane entre le sensible et l’intelligible. Il le nomme le mundus imaginalis. Que les images relèvent ou non d’idées ou d’archétypes platoniciens, qu’elles s’inscrivent dans une visée spirituelle, dans une visée compréhensive de l’expérience, ou dans le dépassement d’une tension, elles participent du processus transformateur de la contemplation.
Le Groupe de Recherche sur l'ÉcoFormation[2] a lui-même conçu une éducation à l’imaginaire, qu’il considère comme un fondement de la relation écoformatrice. La prise de conscience de notre imaginaire permettrait « de transformer les rapports d’usage en rapports de sage » (Pineau, 2007, p. 146). S’appuyant sur les travaux de Bachelard d’obédience phénoménologique (1990) ou de Durand s’inscrivant dans un paradigme structuraliste (1992), cette éducation à l’imaginaire invite à prendre conscience des images et des symboles au travers desquels le sujet se relie au monde.
Bachelard (op.cit.) cherche dans une vision dualiste à trouver un équilibre entre la logique, le rationnel et l’univers sensible développé par l’imaginaire créatif. Durand (op.cit.) met en tension la rationalité et l’imaginaire jusqu’à envisager la rationalité comme une forme d’imaginaire. Il met plus particulièrement en exergue comment les grands mythes relèvent des dominantes réflexes premières du corps humain, la dominante posturale, la dominante digestive et la dominante rythmico-sexuelle. À ce titre, l’imaginaire relève non plus d’associations à la matière comme l’envisage Bachelard au travers d’une classification fondée sur les quatre éléments (l’eau, la terre, le feu, l’air), mais de postures corporelles archétypales.
Les approches contemplatives envisagées s’appuient sur le corps, ses mouvements internes ou externes, ses postures, à l’origine de l’émergence d’images ou de symboles. Cet imaginaire permet d’accéder à la finesse de l’expérience vécue et du sens porté au processus d’assimilation d’un fragment du monde sans se prévaloir d’aucune classification préétablie. Il ne cesse d’évoluer, de s’inscrire dans le cheminement de la personne. Revisiter les expériences structurantes de notre vie et les imaginaires qui les étayent ou dévoiler l’imaginaire que le corps exprime dans ce qui se vit doit faire partie d’un même processus : mettre en lumière ce qui participe de l’identité de la personne dans la relation au vivant autre qu’humain et la renseigner sur des orientations possibles à son mode d’agir.
Les enjeux éducatifs du processus de conscientisation de l’expérience vécue
Les différentes approches que nous avons décrites se fondent sur le même primat piagétien de l’action sur la conscience (Piaget, 1974) et des limites de la conscience consciente à vivre et dire l’expérience. Le processus d’explicitation est pour Vermersch (1994) le moyen de rendre intelligible l’action, en permettant d’éclairer une conscience pré-réfléchie, non-conscientisée. Dans l’approche focusing, l’expérience vécue se fait connaitre pour partie au travers du sens corporel, mais il ne s’y réduit pas et échappe pour une part à la conscience. Il s’agit alors moins d’accéder au processus en jeu dans l’expérience qu’à son sens. Dans les principes de l’émersiologie, Andrieu et Burel (2014) envisagent une conscience subconsciente dont témoigne l’activité du corps vivant qui précède la conscience consciente du corps vécu. Ce qui distingue le focusing de l’émersiologie se joue non pas en termes d’écart, mais plutôt dans une différence ontologique. Toute tentative de description du corps vivant, qui le glisserait au rang de corps vécu, risque de réduire le processus d’émersion à des causalités mentales exprimées avec des mots inaptes à témoigner réellement de ce qui se vit. Il ne peut s’agir alors que de s’ouvrir, d’être attentif, au corps vivant et de tenter d’en saisir la sémiotique.
Alors que les tenants de l’entretien d’explicitation conçoivent la possibilité d’accéder (en partie) au non-conscient, les tenants du focusing se situent dans un entre-deux (apprendre à se relier au sens corporel, mais aussi à en découvrir le sens). Ces différences de conception de la conscience interrogent la possibilité de se relier à son expérience et de la vivre en pleine conscience. Mais elles soulèvent aussi de manière implicite l’enjeu éthique de valoriser, dans le champ de l’éducation, des approches accédant à des formes de conscience dont la teneur fait controverse.
De la conscientisation de l’expérience et de modifications d’états de conscience
Différentes observations témoignent de l’impossibilité pour la conscience consciente d’accéder à l’expérience en train de se vivre. 450 millisecondes sont nécessaires à l’établissement d’une représentation consciente de l’expérience (Andrieu, op.cit.). Différents « voiles » empêchent par ailleurs de vivre pleinement une expérience en conscience : un voile attentionnel (l’esprit qui vagabonde), un voile émotionnel lorsqu’une tension nait du souhait de calmer ou de refuser un sentiment aversif, un voile intentionnel (intention liée à un résultat à obtenir, un objectif à atteindre), un voile cognitif comme par exemple le fait de chercher à nommer un chant d’oiseau plutôt qu’à reconnaitre le phénomène comme un son et à rentrer en contact avec le phénomène même de réception auditive (Petitmengin, 2021). Il peut paraitre paradoxal de chercher à accéder à la conscience pré-réfléchie d’une expérience vécue par le biais d’une conscience qui n’y a pas ou peu accédé lors de l’expérience en train de se vivre.
Si les auteurs (Gendlin, op.cit. ; Vermersch, op.cit.) s’accordent sur l’inaccessibilité de l’ensemble de l’expérience à la conscience (consciente), doit-on pour autant s’interdire d’y porter un certain regard qui nous proposerait une réalité de la réalité, une réalité relative face à l’impossibilité d’accéder à la complétude de la réalité ? Et si la réalité n’était pas conscientisable, en quoi serait-elle réalité si ce n’est au travers d’une contemplation hébétée ? Avoir l’humilité de considérer que nous ne conscientisons que des réalités relatives de la réalité, que la réalité nous échappe en permanence comme être-au-monde enacté (Varela, Thompson, et Rosch, 1993) qui transforme la réalité tout en la découvrant, est un enjeu susceptible de s’inscrire dans une visée éducative. Conscientiser une expérience ne viserait plus alors à chercher une réalité, mais plutôt à participer d’un processus transformateur.
Accéder à l’expérience dans une attention sans « voile » suppose la suspension du jugement, la réorientation de l’attention vers l’expérience vécue ou en train de se vivre et l’accueil de ce qui émerge de l’attention ainsi réorientée (Bitbol, 2014). Les approches contemplatives analysées suggèrent différentes stratégies pour répondre à ces trois enjeux.
Deux stratégies ont été éprouvées en vue de suspendre le jugement. L’une cherche à stabiliser l’attention en l’ancrant sur une sensation corporelle (la respiration ou les points d’appui du corps par exemple) évitant à l’esprit de vagabonder ou à des intentions parasites de s’affirmer. Demander à la personne en train de marcher de porter attention au contact des pieds sur le sol, c’est ancrer la marche dans une attention focalisée, mais c’est aussi favoriser une attention flottante à son-être-au-monde.) L’autre stratégie cherche à déstabiliser la pensée la positionnant dans une situation incongrue au regard de ses habitus : proposer à une personne de créer une posture corporelle dans l’instant témoignant d’une expérience, ou encore lui proposer de rester très longtemps en relation avec un élément de nature (telle qu’une heure en contemplation devant un arbre).
Pour aider l’attention à s’orienter vers l’expérience, l’approche focusing propose une étape préparatoire dit « dégagement de l’espace ». Elle consiste à mettre symboliquement de côté les préoccupations de la personne qui pourraient nuire à une pleine attention avec le sens corporel.
L’absence d’intention égocentrée n’est pas nécessairement requise pour accéder à une attention profonde, accueillir ce qui émerge et s’inscrire dans une relation résonante avec le vivant. Dans l’exemple qui suit, l’éducateur demande aux participants « d’habiter une question concernant leur vie, leur être, puis, tout en restant attentif à leur environnement, de se laisser appeler par un lieu, un élément de nature et d’être à son écoute ». Les participants sont invités à s’inscrire dans une intention et une attention flottantes, en témoigne Marion, stagiaire en formation d’animation à l’agro-écologie
Je m’étais questionnée sur ma masculinité que je trouve trop présente chez moi. Bref, le féminin et le masculin, ça se bouscule chez moi. (…). À un moment donné … c’était bizarre… c’était comme si ça m’attirait, c’est vraiment bizarre, au départ, je ne savais pas trop pourquoi, je me suis arrêtée devant cette fleur, je me demandais si elle avait quelque chose à me dire. Et je me suis dit, pas la peine de se mettre cette question dans la tête, ça va plutôt m’embarrasser. Alors j’ai senti en dedans ma posture, comment se positionnait mon corps, et à un moment donné, je sais pas pourquoi, j’ai vu le pistil et les étamines, et ça a été un flash : le masculin met en valeur le féminin, il ne s’oppose pas, bien au contraire. (…) ça me relie vraiment à la nature, à des principes fondamentaux, je me sens vraiment en faire partie.
Les propos de Marion indiquent une présence, une ouverture à ce qui émerge, et une résonance avec la fleur. Son intention ne la conduit pas uniquement à une relation projective qui ferait de la fleur une simple métaphore en écho à ses interrogations. Elle éprouve un sentiment d’être reliée au vivant. Dans la mesure où cette intention reste flottante, en arrière-plan d’une présence et d’une attention ouverte, elle n’est pas un facteur empêchant un vécu attentif de l’expérience.
L’accueil de ce qui émerge durant l’expérience dépend de la posture de l’éducateur comme accompagnant. Celui-ci se met lui-même en situation d’accueil de ce qui va se dévoiler, autorisant ainsi une disposition similaire chez l’accompagné. Il adopte une posture de présence entre pleine et effacée : pleine lorsqu’il se positionne dans une écoute attentive de la posture, des affects et de la sémantique employée par l’accompagné, et effacée car son intention est bien de mettre la personne en lien intime avec sa propre altérité ou celle de son environnement. Le vécu de l’époché est silencieux ou passe par le langage. Le langage de l’accompagnant, ses invitations, ses propositions restent alors ouverts, non inducteurs, adaptés à ce qui se joue dans le processus. La sémantique de l’accompagné, aussi limitée soit-elle par rapport au vécu sensible, s’incarne d’autant plus durablement qu’elle est une fin en soi et non un moyen de communication avec son interlocuteur (Jacob, 1990).
L’ensemble des processus encadrant la contemplation participe d’un changement d’état de conscience et participe de l’accès à une conscience pré-réfléchie. Ce changement peut modifier le regard sur le vivant autre qu’humain. Les auteurs des approches proposées observent le passage d’une sémantique en « je » à celle d’un « ça » :» ça s’impose à moi », à propos d’un mouvement corporel ou « ça m’appelle » dans la relation à l’autre. Il ne s’agit pas d’un « ça » réifiant, mais du « ça » de l’altérité reconnue comme un vivant-sujet. Cette rencontre, qui génère de la surprise, peut être une source de (ré)-enchantement (Servais, 2005).
L’accueil d’une conscience pré-réfléchie ou d’un inconscient ?
L’émergence de l’inédit de l’expérience à la conscience dans les démarches écoformatrices peut conduire à générer des associations de pensées que d’aucuns considéreraient relever du vaste champ de la psychothérapie. L’angoisse liée à la crise écologique peut relever d’une véritable conscience écologique ; Roszak (1994) envisage à cet effet jusqu’à l’existence d’un inconscient écologique. Mais cette angoisse peut aussi s’ancrer dans des expériences traumatiques qui ne relèvent plus d’une relation au vivant autre qu’humain. Peut-on envisager une frontière franche entre la conscience pré-réfléchie et l’inconscient et par là même, entre le champ de l’éducation et de la thérapie ? Vermersch (cité dans Breton, 2019) se départit d’une vision freudienne d’un inconscient refoulé. Il plaide en faveur d’un inconscient organisationnel, mémorisation passive de ce qui se vit. Ouvrir la conscience au conscient pré-réfléchi, c’est accueillir ce qui émerge, qui est toujours une découverte et une surprise pour la personne et qui peut la conduire à des associations de pensées parfois déstabilisantes. L’éducateur ne peut fermer la porte à une émergence de conscience jugée divergente vis-à-vis de l’intention éducative première. Le cadre éthique posé notamment dans l’entretien d’explicitation suppose le consentement de la personne à s’inscrire dans la démarche, consentement qu’elle peut remettre en cause à tout moment. Il s’agit aussi pour l’éducateur de clarifier sa capacité à accueillir la déstabilisation d’une personne associée à des émotions vives, et à s’entourer de personnes référentes dans le champ psychothérapeutique.
Conclusion
Les formes contemplatives analysées, au-delà d’enrichir l’écoformation de nouvelles approches, conduisent à revisiter ce qui la fonde : le corps et l’imaginaire. Elles participent des processus de résonance et de la construction d’alternatives aux relations aliénantes. Elles invitent à la construction d’un entre et d’un écart (Jullien, 2011) : ceux du moi conscient et moi pré-réfléchi, et ceux du moi et du vivant contacté dans l’expérience. Elles participent de la construction d’un imaginaire qui en tisse le lien. Elles permettent possiblement à la personne d’éviter des projections qui rendent indistincts soi de l’autre et qui, pour Romanens et Guérin (2021), sont à l’origine de la crise écologique. Il s’agit de créer un entre vivant dans l’expérience, fondé sur un imaginaire qui fait lien, qui propose des réponses nouvelles aux possibles de la relation.
La focalisation sur l’expérience individuelle et le primat de celle-ci comme participant de la crise planétaire (Ferrer, 2000) ne tiennent pas. Certes, d’aucuns sont en quête d’une narcissisation spirituelle et d’un moyen pour trouver des réponses à leurs chemins de vie égotiques. Mais le vécu de l’expérience par les approches contemplatives, bien menées, conduit avant tout à une éthique du lien.
Se relier à son expérience vécue ou vivante est aussi sociale (Ollagnier-Beldame, 2019). La contemplation écoformatrice peut participer de la construction du « nous » dans l’hétéroformation. En permettant une affirmation de soi, non pas d’un soi comme sujet séparé du monde, mais d’un soi écologique (Naess, 2017), la personne est plus à même de contribuer avec justesse et sensibilité à la construction d’une réponse commune aux enjeux écologiques actuels dans le respect de son « je-au-monde ».
Parties annexes
Notes
Bibliographie
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