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Introduction

L’offre de livres numériques[1] (ci-après LN) en bibliothèque publique représente un sujet d’intérêt pour la recherche depuis un peu plus d’une dizaine d’années en Europe francophone, mais aussi au Québec, où la plateforme Pretnumerique permet aux bibliothèques publiques participantes de rendre disponibles pour le prêt à leurs lecteurs les titres numériques commerciaux LN qu’elles achètent à leurs libraires (Cusson, 2016). Cette plateforme, présente dans de très nombreuses bibliothèques publiques, est administrée par un organisme à but non lucratif mandataire des bibliothèques, Bibliopresto (Bibliothèque et Archives nationales du Québec [BAnQ], 2012; Bibliopresto, 2021; Breault et al., 2021; Labbé, 2018; Lapointe et al., 2021; Pelbois et al., 2022). Le modèle initial d’offre de LN québécois aux bibliothèques publiques proposé par Pretnumerique est une licence avec téléchargements et prêts chronodégradables et, plus récemment, avec visionnement en ligne pour la plupart des LN. Les conditions de cette licence qui contribue de façon importante au développement et à l’accès aux ressources numériques en bibliothèque publique au Québec ont été déterminées conjointement par des représentants des principaux partenaires de la chaîne du livre au Québec, soit des bibliothèques, des libraires ainsi que des éditeurs (Cusson, 2016; Labbé, 2016; Lapointe et al., 2021; Pelbois et al., 2022).

Depuis sa création en 2011, 15 millions de prêts ont été effectués par le biais de Pretnumerique (Bibliopresto, 2021). La pandémie de COVID-19 et la fermeture temporaire des bibliothèques publiques en tant que lieux physiques ont accéléré considérablement l’accroissement et le développement de cette nouvelle habitude de lecture (Bibliopresto, 2021; Fragasso-Marquis, 2020; Lapointe et al., 2021; Lévesque, 2020; Pelbois et al., 2022). En 2019 seulement, la plateforme a enregistré environ deux millions de prêts (Bibliopresto, 2021).

Le développement des modèles d’offre de LN en bibliothèque publique au Canada et à l’international s’est toutefois effectué selon différentes conditions d’exécution se rapportant au choix des ouvrages, à la diffusion du contenu et aux modèles d’achat ou de licences permettant d’y accéder, ainsi qu’aux coûts associés à ces modèles (IDATE Consulting [IC], 2013). Au Québec, le financement global des bibliothèques publiques provient majoritairement de fonds municipaux et, dans une moindre mesure, du gouvernement (Legault, 2016). Le rôle fondamental de ces dernières en matière d’accès local à la connaissance (UNESCO, 1994) de même que la nature résolument pragmatique, partenariale et contextuelle du modèle de licence proposé par Pretnumerique (Cusson, 2016; Pelbois et al., 2022) justifient d’en produire une perspective plus entière. Dans le cadre d’un programme de recherche consacré au portrait du LN en bibliothèque publique au Québec, nous avons d’abord exploré les nouvelles dynamiques relationnelles ainsi que les modes de coordination et de communication suscitées par le partenariat à l’origine du modèle (Pelbois et al., 2022). Nous avons ainsi révélé la manière dont ces dynamiques ont créé des espaces de complémentarité, de compatibilité et de substituabilité entre les principaux acteurs de la chaîne du LN ayant participé à l’élaboration de la principale licence permettant aux bibliothèques publiques de présenter leur offre de LN à leurs lecteurs via Pretnumerique, que nous désignerons dans la suite par l’expression licence québécoise. La suite du programme de recherche permettra l’identification d’opportunités d’évolution de la licence et les opportunités de collecte, d’analyse et de croisement des données de Pretnumerique dans une perspective centrée sur la mission des bibliothèques publiques.

Dans le présent article, qui se divise en deux parties, nous explorons les conditions d’exécution de la licence québécoise. Un double objectif est ici visé. Après une présentation des contextes d’émergence des premiers modèles d’offre de LN en bibliothèque publique, ainsi que celui d’élaboration de la licence québécoise, notre premier objectif est de faire état de ses conditions suffisantes d’exécution jugées essentielles et de ses autres conditions d’exécution, jugées strictement nécessaires, dans la perspective des bibliothèques publiques. Pour cela, nous décrivons comment la détermination de ces conditions d’exécution s’est effectuée et les principes l’ayant orientée. Notre second objectif est d’analyser comment, dix ans après son émergence, la comparaison de certaines conditions d’exécution de la licence québécoise avec celles d’autres licences concomitantes peut inciter à en repenser certains aspects.

1. Méthodologie

Afin d’approfondir notre compréhension des conditions d’exécution de la licence québécoise en nous concentrant sur la perspective des bibliothécaires, nous avons adopté une approche inductive et qualitative (Luckerhoff & Guillemette, 2012), que nous avons conduite entre novembre 2020 et août 2022. Nous avons d’abord collecté des données de discours sur le vécu et la réalité quotidienne de 55 professionnels et professionnelles des bibliothèques publiques et universitaires (ci-après « participants ») au sujet des usages des LN en bibliothèque au Québec. Ces données ont révélé des nuances dans les différentes manières d’appréhender certaines conditions d’exécution de la licence québécoise (Lapointe et al., 2021). Nous avons alors voulu discuter de ces dernières avec celles et ceux qui ont participé à leur détermination, notamment pour connaître les principes qui les ont guidés. Nous avons alors poursuivi notre collecte en analysant, au fur et à mesure de leur recueil, deux principaux corpus de données :

  • le contenu de textes scientifiques et de différents documents de travail, rapports, comptes rendus, articles de presse et lettres d’entente se rapportant au contexte de création de Pretnumerique et aux autres modèles d’offre de LN, principalement en bibliothèque publique;

  • les discours de dix participants sur l’expérience qu’a représenté l’élaboration de la licence québécoise et sur le vécu de son opérationnalisation en bibliothèque publique.

Nous avons en outre pu bénéficier des commentaires formulés par l’un des principaux acteurs du projet, le directeur général de Bibliopresto Jean-François Cusson, à qui nous avons soumis nos travaux. Notons que nous avons également comparé la licence québécoise à d’autres, et ce, afin de mieux la situer dans son contexte d’émergence.

Dans ce texte, le terme licence est utilisé préférablement au terme modèle pour désigner les conditions d’exécution auxquelles le prêt de LN est assujetti en bibliothèque publique au Québec via la plateforme Pretnumerique. Nous réservons plutôt le terme modèle pour appréhender plus globalement l’offre de LN, principalement dans la perspective de ses modes d’acquisition en raison de l’acception économique du terme.

2. Résultats des analyses

Nous traitons d’abord de l’émergence des premiers modèles d’offre de livres numériques en bibliothèque publique, puis du projet Pretnumérique. Les conditions d’exécution de la licence québécoise sont ensuite explorées.

2.1 L’émergence des premiers modèles d’offre de livres numériques en bibliothèque publique

Les pratiques de prêt de LN commerciaux aux bibliothèques publiques révèlent une importante influence des États-Unis, premier marché dans lequel cette pratique s’est développée (IC, 2013). Avant 2011, les pionniers, surnommés les Big Five[2], vendaient des LN à des conditions dites perpétuelles. Ils octroyaient ainsi aux bibliothèques publiques la propriété définitive des LN acquis, qu’elles prêtaient à un seul utilisateur à la fois, à un nombre illimité d’occurrences successives (Sisto, 2022). Ce modèle, inspiré de celui du livre imprimé, se montrait commode dans la mesure où le LN ne se dégrade ni par l’usage ni par le temps.

L’affaire Vernor contre Autodesk, Inc. a permis de remettre en cause indirectement ce modèle. En effet, dans cette affaire, la cour d’appel a statué que la doctrine de la première vente, propre au droit états-unien sur le droit d’auteur et rendant légal le fait de revendre, de prêter ou de donner des livres, des CD et des DVD dont on est propriétaire, ne s’applique pas à l’utilisateur d’un logiciel. Selon cette doctrine, l’utilisateur n’est pas propriétaire, mais plutôt locataire d’une copie de l’oeuvre; ainsi, il est contraint par des restrictions touchant à la fois l’utilisation de l’oeuvre et son transfert. L’intervention des conditions générales d’utilisation permet, dès lors, de considérer les LN non plus comme des produits physiques appartenant à leur acquéreur une fois achetés, mais plutôt comme des logiciels informatiques nécessitant une licence, soit un « certificat d’autorisation numérique qui permet l’achat d’un produit culturel selon certains critères déterminés par le détenteur de droits de l’oeuvre » (Lacroix, n. d., p. 12).

L’impact de cette décision se montrera majeur pour les bibliothèques publiques : leurs acquisitions de LN ne constituent donc pas des achats comme c’est le cas pour des livres imprimés, mais des locations de licences. L’historique des pratiques de prêts aux bibliothèques réalisé par Sisto (2022) révèle que les éditeurs ont adapté leurs contrats en conséquence. Certains décident d’abolir les licences perpétuelles en limitant le nombre de prêts et en offrant, ou non, aux bibliothèques de racheter la licence d’un même titre à un coût réduit comparativement à la première licence. D’autres augmentent significativement le prix des licences, tout en les maintenant perpétuelles ou permanentes. D’autres encore optent pour l’imposition d’une durée limitée à celles-ci et/ou pour l’imposition d’une période d’embargo, d’une durée plus ou moins longue, pendant laquelle les bibliothèques ne peuvent acquérir de licences pour un nouveau titre offert à la vente au grand public. Certains, enfin, décident d’appliquer des modulations tarifaires plus avantageuses pour une acquisition de licence tardive ou encore des conditions différentes pour les titres les plus populaires. Aux États-Unis, les grands éditeurs adoptent donc différentes stratégies commerciales, dont l’hétérogénéité se voit renforcée par la loi antitrust (IC, 2013; Sisto, 2022).

Plusieurs plateformes numériques de distribution de LN rendant ces derniers disponibles aux bibliothèques publiques émergent également sur ce marché, dont au tout premier chef celle du leader mondial OverDrive, fondée en 1986 et offrant le service de téléchargement de LN aux bibliothèques depuis 2002. En 2011, cette plateforme, dont le catalogue comptait plus de 700 000 titres, représentait déjà environ 90 % du marché nord-américain de la distribution de LN d’édition commerciale aux bibliothèques publiques (IC, 2013). Dans une moindre mesure, Freading, le service numérique lancé par Library Ideas en 2011, puis la plateforme 3M Cloud Library, lancée en 2012, offrent aussi des LN aux bibliothèques publiques des États-Unis. Ailleurs, plusieurs offres sont proposées par certaines plateformes nationales, parmi lesquelles, au Royaume-Uni, la Public Library Online, lancée dès 2009 par Bloomsbury, et Askews and Holts Library Services, lancée en 2010. Mentionnons également la plateforme Elib en Suède, où l’offre s’est développée dès 2002, DiViBib, créée en 2006 en Allemagne, ainsi que trois plateformes espagnoles de prêt numérique pour les bibliothèques, également mises en place dans la première décennie du 21e siècle; parmi les trois, Libranda, détenue par des éditeurs et créée en 2010, est alors la principale plateforme (IC, 2013).

En Europe francophone, la perspective d’un engouement croissant des lecteurs pour cette nouvelle pratique de lecture sur écran – alors que de nombreuses bibliothèques publiques n’offrent pas encore cette possibilité – de même que la crainte d’être prises en otage par les stratégies concurrentielles de certains fournisseurs et d’une insuffisante considération de leur mission de service public par ces derniers alimentent les débats (IC, 2013; Respingue-Perrin, 2012). Ce contexte et le constat de l’absence de titres francophones disponibles dans l’offre du pionnier OverDrive, alors la principale plateforme de distribution de LN aux bibliothèques aux États-Unis et dans le Canada anglophone, fait aussi émerger de vives préoccupations dans les bibliothèques francophones du Québec, géographiquement proches mais culturellement distinctes de ces marchés. Celles-ci souhaitent bonifier rapidement leur offre en y intégrant des LN québécois et, plus généralement, francophones, à l’instar de l’offre de LN en anglais déjà proposée dans les bibliothèques anglophones du reste du Canada par OverDrive.

Ce contexte spécifique contribue à l’exercice d’un important leadership de la part des bibliothèques publiques québécoises, représentées par Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), le Réseau BIBLIO et l’Association des bibliothèques publiques du Québec (ABPQ), dans le développement de l’offre de LN commerciaux, réalisé en partenariat avec un comité de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL). Ce leadership permet d’instaurer rapidement une première licence visant à rendre disponible une offre de LN commerciaux aux lecteurs des bibliothèques publiques. Il conduira aussi à la création de la plateforme Pretnumerique afin d’organiser l’accès à cette offre (Cusson, 2016; Lapointe et al., 2021; Pelbois et al., 2022) et d’un organisme à but non lucratif, Bibliopresto, chargé d’appuyer les bibliothèques publiques en leur offrant des outils et des services numériques (Breault et al., 2021; Cusson, 2016; Lapointe et al., 2021; Pelbois et al., 2022). Pour Jean-François Cusson, le pragmatisme du projet est sa principale caractéristique. Il explique :

Pretnumerique a été fondée comme une start-up. En fait, elle est difficilement reproductible à l’identique. Elle a été créée pour répondre aux besoins du contexte québécois, à la taille de la taille restreinte du milieu du livre au Québec. On n’avait pas de stratégie très élaborée ni de plan de développement à long terme. Pas d’étapes successives avec un cheminement prévu d’avance. On s’est plutôt assis ensemble, on s’est entendu sur ce que ça prenait minimalement pour que ça marche, ce qui serait juste suffisant pour lancer le projet. On s’est dit qu’on allait mettre les choses en place, débuter avec un modèle et qu’on verrait ce que ça donne. Y’a des événements qui se sont produits, des opportunités qui se sont présentées et des portes qui se sont ouvertes et on est allé dans cette direction-là… mais ça s’est fait de façon quasiment organique et non pas nécessairement réfléchie et avec une stratégie.

Dans la section suivante, nous approfondissons notre compréhension de la licence québécoise en la décrivant et en faisant état des principes et choix effectués dans la détermination de ses conditions.

2.2 Le projet Pretnumerique

L’émergence du modèle d’offre de LN commerciaux aux bibliothèques publiques du Québec est caractérisée par d’importantes considérations contextuelles relatives à l’identité socioculturelle, au sens où « la culture contribue directement à la production de la spécificité sociale, à la formation de l’identité et du sentiment d’appartenance » (Lacroix, 1995, p. 249).

En effet, si la bibliothèque publique est une institution sociale, indissociable de la société dans laquelle elle s’insère, son histoire est singulière et relativement récente au Québec :

La bibliothèque publique est arrivée au Québec dans les fourgons du conquérant britannique. La bibliothèque bilingue de Québec, fondée par Haldimand en 1779, avait davantage pour mission d’empêcher les francophones de rallier les Treize Colonies en rébellion que de contribuer à augmenter la culture et les lumières de ceux-ci. Par la suite […], la lecture publique eut, pour les francophones du Québec, et jusqu’au milieu du XXe siècle, la saveur doucereuse de la bibliothèque paroissiale et des bons livres. Le Québec avait raté le Public Library Movement qui s’était développé aux États-Unis de 1850 à 1914 et qui s’était étendu au Canada de langue anglaise. La bibliothèque publique a pris un bel envol au Québec à partir des années 1960, mais il ne faut pas oublier que, malgré ces quatre décennies, les racines des bibliothèques publiques sont encore courtes

Lajeunesse, 2004, p. 35

Certaines mesures gouvernementales incitatives ponctuelles sont en effet mises en place afin d’aider les bibliothèques publiques des municipalités francophones du Québec à offrir des services d’une qualité équivalente à celle de leurs homologues des municipalités anglophones de la province et du reste du Canada. Parmi celles-ci, citons celles du plan quinquennal de développement des bibliothèques publiques (1980-1985) du ministre Vaugeois et l’octroi en 1979 de subventions aux bibliothèques publiques égales à 50 % du coût des livres achetés, puis, en 1981, à 50 % du coût d’achat des livres édités au Québec contre 35 % du coût des titres d’éditeurs étrangers (Séguin, 2016). Ce contexte semble avoir contribué à inscrire la production éditoriale québécoise comme objet d’intérêt spécifique pour l’identité socioculturelle québécoise, tout en cristallisant une certaine préoccupation des bibliothèques envers celle-ci. Ainsi, au Québec, on constate « une sorte de traitement préférentiel au livre d’ici » (Baillargeon & de la Durantaye, 1997, p. 172).

L’objectif des bibliothèques publiques québécoises en regard du développement du LN est de proposer rapidement à leurs publics des titres québécois francophones de qualité, diversifiés et en quantité suffisante pour répondre à leurs besoins et satisfaire leurs attentes, actuelles ou à venir (Cusson, 2016). Elles veulent répondre à la demande de contenus numériques francophones afin de promouvoir la lecture pour tous, en tout temps et en tous lieux, que le LN permet déjà d’atteindre dans de nombreuses autres bibliothèques canadiennes, essentiellement anglophones. Plus précisément, le projet Pretnumerique doit permettre aux bibliothèques publiques de rendre accessible à leurs lecteurs, et en complémentarité au livre imprimé, la production éditoriale numérique québécoise francophone et d’élargir leur offre aux catalogues numériques d’éditeurs québécois et canadiens anglophones et étrangers (Cusson, 2016; Pelbois et al., 2022).

Pour les participants, cet objectif est soutenu par trois principes qui ont guidé leurs choix dans la détermination des conditions d’exécution de la licence québécoise : l’accessibilité gratuite par leurs lecteurs aux LN, la bibliodiversité et l’interdépendance des bibliothèques avec la chaîne du livre (Pelbois et al., 2022). L’accessibilité gratuite aux LN par leurs lecteurs contribue à l’accès démocratique au savoir et au mandat culturel et social des bibliothèques publiques. L’offre de LN aux bibliothèques publiques doit ainsi exclure toute condition rendant l’accès au contenu numérique payant pour le lecteur. Quant au principe de bibliodiversité, soit « la diversité des livres disponibles et des productions éditoriales mises à la disposition du public » (Colleu, 2008, p. 10), il doit favoriser une offre de contenus reflétant la diversité culturelle et, prioritairement, la production éditoriale numérique francophone québécoise. Tout en ayant pour mission de rendre tous les contenus accessibles gratuitement à tous, les bibliothèques publiques partagent une complémentarité d’objectifs avec les acteurs marchands de la chaîne du livre, et ce, malgré une non-compatibilité des logiques à l’oeuvre. Ainsi, bien que les premières s’inscrivent dans une logique de service public et les seconds dans une logique marchande, leurs rôles sont essentiels et non substituables. En outre, l’offre de LN aux bibliothèques publiques ne doit pas fragiliser économiquement les acteurs marchands de la chaîne du livre, dont les libraires.

Les participants souhaitent aussi établir un modèle d’offre de LN évolutif et susceptible d’être mis en place rapidement. Pour Jean-François Cusson, le modèle n’est pas conçu sur la base d’une comparaison avec d’autres modèles et aucun recensement ne précède le processus de sa création. Ainsi, les conditions d’exécution de la licence opérationnalisant le modèle n’inscrivent pas ce dernier dans la perspective d’un idéal à réaliser ou d’un écart à réduire par rapport à cet idéal. Il s’agit plutôt de déterminer les conditions suffisantes d’exécution adaptées au contexte québécois.

Pour rendre disponible rapidement à leurs lecteurs une telle offre numérique éditoriale commerciale, les bibliothèques publiques concluent d’abord, conformément à ces principes, des ententes avec l’ensemble des partenaires de la chaîne du livre. Ces ententes définissent les premières conditions d’exécution de la licence québécoise et sont d’abord opérationnalisées dans le cadre d’un projet pilote permettant de « tester la plateforme avec un premier modèle d’accès, tout en définissant mieux les besoins et les attentes des bibliothèques publiques » (Pelbois et al., 2022, p. 6). N’impliquant qu’un groupe restreint de six bibliothèques publiques au moment de son lancement à l’automne 2011, il comptera vingt-trois bibliothèques ou réseaux de bibliothèques à peine un an plus tard (Cusson, 2016). Mais c’est seulement à la fin de l’année 2012, soit à l’échéance du projet pilote, que les principales conditions d’exécution de la licence actuelle sont convenues dans le cadre de négociations auxquelles participent BAnQ, les réseaux BIBLIO, l’ABPQ, Bibliopresto et un comité de l’ANEL. Ces principales conditions d’exécution sont les suivantes :

  • 1 licence acquise = 1 exemplaire;

  • 55 emprunts possibles par exemplaire;

  • prêts successifs seulement (pas de possibilité d’emprunts simultanés sur un même exemplaire);

  • achat aux prix grand public, fixés par l’éditeur;

  • la bibliothèque détermine la période d’emprunt;

  • la bibliothèque peut se prévaloir d’une copie de sécurité advenant le défaut d’un éditeur ou d’un distributeur (Cusson, 2016).

En outre, l’analyse de la licence québécoise permet de distinguer deux types de conditions d’exécution ayant été privilégiés lors de son élaboration : des conditions suffisantes jugées essentielles et des conditions suffisantes strictement nécessaires. La présence ou l’absence des premières conditionnent la réalisation de l’objectif de la licence québécoise et sont centrées sur le LN appréhendé comme contenu. Les conditions suffisantes strictement nécessaires concernent plutôt son opérationnalisation. Répondant à des arbitrages relatifs à la tolérance aux contraintes de la licence et à l’équilibrage entre les avantages attendus de la licence et ses inconvénients, elles sont centrées sur le LN comme support.

2.3 Les conditions suffisantes d’exécution de la licence québécoise jugées essentielles et leur comparaison avec d’autres licences concomitantes

Pour les participants, la licence québécoise doit favoriser la diffusion des titres québécois francophones en bibliothèque publique, tout en contribuant au développement de ces derniers. Cet objectif est indissociable de la constitution préalable d’une offre s’appuyant sur le principe de la bibliodiversité. Les conditions d’exécution de la licence québécoise caractérisant plus spécifiquement ce principe sont celles qui se rapportent au tarif des LN, à la sélection titre à titre et à la non-simultanéité des prêts.

2.3.1 La tarification des ouvrages : le prix grand public

Le rapport entre le prix du livre imprimé et celui du LN est remis en question (Benhamou & Guillon, 2010) et ce dernier est associé à une valeur moindre par le lecteur, notamment en raison d’une perception de coûts de production et d’impression réduits (Benhamou, 2012; Benhamou & Guillon, 2010; IC, 2013; Lacroix, n. d.; Le Torrec, 2014). Mais paradoxalement, la condition tarifaire choisie dans la licence québécoise est basée sur le prix unitaire grand public comme prix minimal pour les bibliothèques publiques. L’acceptabilité d’un tel choix tarifaire se justifie, pour les participants, par un marché du LN émergent – de surcroît restreint par la réalité démographique du territoire – et par une industrie québécoise du livre elle-même encore relativement récente. L’édition québécoise est ainsi décrite comme modeste, dynamique et en relative bonne santé, mais précaire (Rioux, 2019).

Cette condition tarifaire est aussi marquée par la prise en considération du contexte législatif québécois relatif au livre. Ainsi, bien que faisant face à des défis de financement (Lajeunesse, 2004; Savard, 2004; Séguin, 2016), les bibliothèques publiques sont soumises, par le « Règlement sur l’acquisition de livres par certaines personnes dans les librairies agréées » de la Loi sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre (LégisQuébec, 2022) à une certaine forme de solidarité (au sens de dépendance mutuelle à un tout commun) avec les libraires agréés. Pour Michon (2016),

[e]n accordant à des librairies agréées l’exclusivité des ventes aux bibliothèques et aux institutions d’enseignement financées par l’État, cette loi assure une distribution du livre dans toutes les régions de la province. Contrairement à ce qui se passe depuis 20 ans au Canada et aux États-Unis, où la librairie indépendante est en déclin, menacée notamment par tous les soldeurs et Amazon de ce monde, la librairie québécoise, dont le quart des revenus est assuré par les achats institutionnels, grâce à cette loi entrée en vigueur en 1981, continue à résister à l’érosion

p. 19

Ainsi, et bien que le LN ne figure pas dans les dispositions de ce règlement, l’acceptabilité de ce choix tarifaire est liée au respect de l’esprit de cette loi et à la reconnaissance de l’interdépendance entre les bibliothèques et les acteurs marchands de la chaîne du livre. Il s’agit d’une particularité importante de la licence québécoise. De plus, ce choix ne pose pas d’enjeu d’acceptabilité pour les participants, dans la mesure où il leur apparaît justifié en regard de la mission de la bibliothèque publique.

D’autres modèles proposent un paiement à l’usage, c’est-à-dire en fonction du nombre de prêts numériques réalisés (notamment Askews et Holtz en Grande Bretagne et Freading en Amérique du Nord), mais le paiement à l’usage est qualifié de marginal hors de Suède, pays où il est également remis en question (IC, 2013).

2.3.2 La sélection des titres : le titre à titre

Une autre condition suffisante d’exécution jugée essentielle de la licence québécoise est la sélection des ouvrages titre à titre, et ce, même si les bouquets proposés par les éditeurs peuvent offrir des tarifs plus avantageux. La sélection titre à titre est considérée par les bibliothécaires comme un outil essentiel afin de favoriser et de préserver la bibliodiversité de la production éditoriale francophone québécoise; elle est non seulement apte à répondre aux principales attentes des lecteurs par une offre conséquente de best-sellers, mais aussi à satisfaire des besoins peu exprimés ou à développer chez ces derniers. Le nouveau catalogue de LN à constituer doit donc aussi donner accès à des titres dits « de niche », dûment sélectionnés; ne s’en tenir qu’aux bouquets aurait pour conséquence de privilégier la quantité au détriment de l’adéquation de l’offre aux besoins des lecteurs (Le Torrec, 2014). De plus, ces bouquets constituent une forme d’externalisation du travail de sélection et de gestion des collections (Galligo, 2011). Enfin, ils entraînent des enjeux budgétaires contribuant également à l’adoption de cette condition. Des participants expriment en effet que les bouquets peuvent contenir certains titres déjà présents dans leurs collections ou des titres qu’ils n’auraient tout simplement jamais choisis.

Une remarque s’impose toutefois ici. Si la vocation des bibliothèques publiques n’est pas la constitution et la conservation de collections encyclopédiques soutenues par une politique de l’offre uniquement et s’il s’agit aussi, ou plutôt, de mieux satisfaire les attentes des lecteurs (Jacques, 2008) ou d’en capter de nouveaux, le principe de la bibliodiversité semble s’accompagner chez les participants du postulat voulant que l’offre soit généralement consommée. Pourtant, la disponibilité d’un titre ne garantit pas qu’il sera repéré par son potentiel lecteur et un titre vu ne sera pas nécessairement consommé. Sans compter que, dans un monde d’abondance informationnelle, c’est l’attention qui devient la ressource rare au coeur des marchés (Goldhaber, 1997; Kessous et al., 2010). À cet égard, Benhamou (2012) s’interroge sur la capacité du LN à réveiller le goût de lire dans un contexte de stagnation de la lecture de livres. En outre, certaines recherches (Benghozi, 2011; Donnat, 2018) signalent une abondance, voire une surproduction croissante de l’offre éditoriale se conjuguant à une concentration de la demande du marché et à une hyper-offre culturelle. Les modalités de découvrabilité et de recommandation visant à exposer les lecteurs aux titres susceptibles de les intéresser, spécialement dans l’offre de niche, sont ainsi soulevées par plusieurs (Bessard-Banquy & Deseilligny, 2021; Boullier & Crépel, 2013; Foulonneau et al., 2014).

Néanmoins, les bouquets organisés par l’éditeur ou le distributeur, hérités des pratiques de mise à disposition des contenus scientifiques en bibliothèque universitaire, favoriseraient la constitution rapide d’un fonds de LN (IC, 2013). Bien que ce mode de sélection n’ait pas été choisi dans la licence québécoise, un participant indique que la perception des bibliothèques face aux bouquets tend à évoluer de plus en plus face à l’ampleur de l’offre et le temps requis pour constituer des fonds. Les bouquets pourraient ainsi devenir plus intéressants pour l’acquisition des best-sellers si les conditions tarifaires devenaient plus avantageuses. Toutefois, les entrepôts numériques et les systèmes comptables doivent pouvoir s’adapter afin de permettre ce mode de sélection. Certains fonds, notamment ceux que les éditeurs vendent de moins en moins souvent et qui n’intéressent plus les bibliothèques faisant l’acquisition d’ouvrages titre à titre, bénéficieraient des bouquets. Des options hybrides pourraient aussi être envisagées : les best-sellers seraient alors sélectionnés titre à titre et les collections peu demandées, sous forme de bouquets.

2.3.3 Les prêts successifs

Une autre condition d’exécution de la licence québécoise est la non-simultanéité des prêts. Seuls des prêts successifs sont offerts, ce qui force le lecteur à attendre qu’un exemplaire soit libéré pour l’emprunter (Tremblay & Bourgault, 2015). Paradoxalement, puisque la technologie du LN permet un partage simultané à un nombre illimité de lecteurs, cette condition constitue, pour les participants, un double levier pour l’atteinte du but recherché.

D’abord, elle répond aux importantes craintes de cannibalisation exprimées par les éditeurs, qui redoutent l’« assèchement du marché du livre numérique par la qualité de l’offre des bibliothèques » (IC, 2013, p. 59). Car si, avec le projet Pretnumerique, les bibliothèques publiques souhaitent offrir un catalogue de LN québécois francophones de qualité, il doit être suffisamment fourni pour ne pas susciter d’attentes non satisfaites. Mais ce marché n’en était alors encore qu’à ses premiers balbutiements et les éditeurs semblaient encore ambivalents quant à son développement au Québec. Bien que conscients du rôle important que peuvent jouer les bibliothèques publiques, non seulement en facilitant l’adoption du LN québécois par les lecteurs (et potentiels acheteurs), mais aussi en contribuant au développement de son marché par leurs propres acquisitions, les éditeurs craignaient que les lecteurs des bibliothèques choisissent d’y emprunter leur LN plutôt que de l’acheter (Pelbois et al., 2022).

Ces préoccupations n’étaient pas nouvelles, puisque la crainte de voir le livre broché cannibalisé par le livre de poche ou les librairies par la vente en ligne précédait de plusieurs années celle d’assister à la cannibalisation du livre papier par le LN (Benhamou & Guillon, 2010; Boonen, 2013; Bounie et al., 2010; Gilbert, 2015). Aux États-Unis, l’arrivée de la liseuse Kindle et de l’iPad a également suscité des préoccupations de cannibalisation (Sharma et al., 2019). Des participants mentionnent aussi que l’ampleur, voire la stricte présence du phénomène de cannibalisation du LN par les bibliothèques ne peuvent pas être évaluées si les éditeurs ne partagent pas les données permettant de produire un portrait fiable et objectif.

Dans la licence québécoise, les bibliothèques conçoivent également la condition de la non-simultanéité des prêts comme un levier pour promouvoir d’autres contenus, notamment les titres de niche, au cours de la période d’attente des titres initialement demandés, ce qui entraîne encore des enjeux associés à la découvrabilité et à la recommandation. On notera toutefois qu’à la différence de la licence québécoise dont elle s’inspire, la licence Prêt Numérique en Bibliothèque (PNB) offre en Europe francophone des prêts simultanés pour une même licence (Lemaire, 2021).

2.4 Les conditions suffisantes d’exécution de la licence québécoises jugées strictement nécessaires et leur comparaison avec d’autres licences concomitantes

L’élaboration des conditions d’exécution de la licence québécoise d’offre de LN aux bibliothèques publiques est également caractérisée par la détermination des conditions suffisantes strictement nécessaires, toutes centrées sur le LN comme support et davantage liées à l’opérationnalisation de la licence qu’à la réalisation de l’objectif de la plateforme. Elles répondent à des arbitrages visant : 1) la tolérance aux contraintes de la licence en l’absence d’alternative jugée moins contraignante – il s’agit de la condition 1 licence = 1 exemplaire et du téléchargement avec verrou numérique; 2) l’équilibrage entre les avantages attendus de la licence et ses inconvénients, par l’établissement d’un nombre maximal de prêts permis avec une licence et la limitation de la durée de cette licence.

2.4.1 La condition 1 licence = 1 exemplaire de l’ouvrage

Bien qu’elle rende possible la création d’une rareté artificielle contre-intuitive par l’imposition de limitations à son accès, la condition 1 licence acquise = 1 exemplaire constitue une condition d’exécution strictement nécessaire de la licence québécoise en l’absence d’alternative jugée moins contraignante.

En effet, pour les participants, c’est sur cette condition – qualifiée de « principe » par Cusson (2016) – héritée de la transposition du livre imprimée au LN, que se fonde l’opérationnalisation technique de la licence. Ainsi, elle permet l’achat de titres à l’unité (entendre ici la location) et une tarification du LN par une conversion du coût (augmenté ou non) de l’achat d’un exemplaire imprimé en un coût de location d’une licence unitaire. Pour les participants, cette condition facilite également la gestion du budget d’acquisition de LN. Elle reflète, de surcroît, la croyance en la meilleure intelligibilité de la licence par la reproduction de la condition de prêt unitaire inhérente au livre imprimé et favorisant, au final, une meilleure appropriation du LN par les lecteurs et tous les autres acteurs de la chaîne, y compris les créateurs. Jean-François Cusson mentionne en outre la fonction de cette intelligibilité également dans les domaines de l’administration et de la comptabilité, spécialement lors de la production des états financiers et de l’établissement des revenus tirés du droit d’auteur.

L’analyse des publications scientifiques effectuée dans le cadre de notre recherche n’a pas permis de repérer d’études faisant spécifiquement état d’une comparaison et d’une intelligibilité, moindre ou supérieure, des différents types de licences adoptés en bibliothèque publique. Les travaux consultés concernaient plutôt le milieu universitaire, où trois principaux types d’utilisation des LN sont identifiés : la recherche de contenu pertinent, la recherche de faits et la lecture prolongée (Noorhidawati & Gibb, 2008). Une lecture libre ou hédoniste de même qu’une lecture prescrite y sont également rencontrées (Maduku, 2015). En outre, l’expérience de lecture d’un LN, du fait de sa longueur et de sa structure, diffère sensiblement de celle d’un article scientifique ou d’un rapport ciblé et relativement court (Lam et al., 2009). Les résultats de ces recherches sont donc susceptibles de nuancer la transposition du lien entre l’intelligibilité de la licence québécoise et l’utilisation du LN en contexte académique vers celui des bibliothèques publiques.

Parmi les modèles d’acquisition, l’acquisition axée sur l’usager (patron-driven acquisition) se retrouve principalement en bibliothèque universitaire. Permettant de n’acheter que les titres consultés par les lecteurs depuis le catalogue, il favorise une meilleure adaptation à leurs attentes de même que l’optimisation du budget, puisque seuls les titres consultés sont achetés (IC, 2013). Ce modèle soulève cependant un enjeu de découvrabilité. En outre, bien qu’il permette de refléter l’usage réel des collections, le paiement à l’acte (pay per view) est critiqué en raison des difficultés qu’il peut générer, non seulement dans le contrôle du budget (IC, 2013; Le Torrec, 2014), mais aussi dans « la mise en oeuvre d’une politique documentaire cohérente » (Le Torrec, 2014, p. 59). Enfin, un modèle par abonnement, qui se montre plus approprié dans le domaine académique en raison de la mise à jour régulière des contenus, est néanmoins proposé en bibliothèque publique par certaines plateformes, dont BookFlix, qui permet la lecture d’un même document par un nombre illimité d’utilisateurs (IC, 2013).

2.4.2 Le mode d’accès : téléchargement et consultation en ligne avec verrou numérique

La licence québécoise propose d’abord uniquement une modalité d’accès par téléchargement avec verrou numérique. L’accès par téléchargement est la possibilité de télécharger l’ouvrage en entier vers un appareil de lecture sur lequel il sera stocké. Le transfert nécessite la connexion au réseau de la bibliothèque visée, mais la lecture peut ensuite se faire hors ligne. La consultation en ligne à distance, que la licence a rendu disponible progressivement à partir de 2018 pour la plupart des LN, se fait via une connexion au réseau de la bibliothèque visée et permet de consulter le LN dans une application de lecture par un flux de diffusion continu, au fur et à mesure que le lecteur consulte le titre. Plusieurs licences offrent cette modalité d’accès à la fois par téléchargement et en ligne (IC, 2013).

Le prêt de LN est limité par des dispositifs de chronodégradabilité (Lacroix, n. d.). L’un d’eux, communément pratiqué par les bibliothèques, attribue au LN une date d’expiration le rendant inaccessible après une date prédéterminée. La chronodégradabilité constitue donc une forme de verrou numérique permettant d’appliquer les droits de la licence associée au fichier par l’imposition de limites techniques à son utilisation. Ce verrou peut également restreindre la lecture du LN à une zone géographique de même qu’en empêcher la copie au-delà d’un certain nombre d’appareils (Lacroix, n. d.).

Dès 2010, l’usage des verrous numériques a été remis en question par certains éditeurs, malgré la menace du piratage (Benhamou & Guillon, 2010), notamment en raison des difficultés techniques rencontrées par le lecteur lors du premier prêt (Lapointe et al., 2021; Tremblay & Bourgault, 2015). Cette condition d’exécution de la licence québécoise s’explique toutefois par l’absence d’une solution jugée moins contraignante qui permettrait d’assurer le respect des droits d’auteurs et de limiter le piratage ou le partage non autorisé des LN, préjudiciables aux ventes. Le filigrane, « tatouage numérique » plus connu sur le nom de watermark, constitue « la méthode la plus simple et sans tracas pour un lecteur d’avoir accès au livre numérique » (Lacroix, n. d., p. 13); toutefois, son usage ne fait pas consensus, car il ne permet pas la gestion conditionnelle de l’accès au LN en bibliothèque publique. De plus, parmi les contenus créatifs offerts au format numérique, le LN jouirait d’une volonté de payer supérieure à celle qui se remarque dans les domaines des films et des séries télévisées, et ce, même chez les utilisateurs ayant recours au téléchargement illégal. D’ailleurs, l’effet des téléchargements illégaux de livres sur les ventes serait incertain (Ende et al., 2014).

Une autre modalité d’accès au contenu mis à disposition des bibliothèques publiques par les différentes licences est la consultation en ligne en continu dans l’enceinte de la bibliothèque. Bien qu’elle soumette le lecteur à des contraintes horaires, la lecture sur place offre un cadre adapté à cette activité et la disponibilité d’une médiation personnalisée ou d’un soutien technique. Cette modalité d’accès n’est pas choisie dans la licence québécoise parce qu’elle ne permet pas la lecture par tous, en tout temps et en tout lieu, principal avantage du LN. Aussi est-elle peu répandue dans les bibliothèques publiques.

2.4.3 Le nombre maximal de prêts permis avec une licence et la durée de la licence

Alors que la technologie du LN ne limite pas son nombre d’utilisations – et donc de prêts – et que sa durée de vie n’est limitée que par l’obsolescence technologique des dispositifs de lecture et de conservation (Pelbois et al., 2021), la licence québécoise impose une limitation au nombre de prêts ou jetons. Ce nombre de prêts, fixé à 100 à l’étape du projet pilote, est actuellement de 55, ce qui correspondrait à une estimation juste de l’équivalence numérique au nombre de prêts cumulatifs d’un livre imprimé avant que sa dégradation en empêche le prêt. Ce nombre concerne le tiers des principaux groupes éditoriaux (y compris ceux offrant des livres audio) collaborant à Pretnumerique. On notera qu’un peu moins d’un autre tiers est constitué d’une offre illimitée du nombre de prêts; particularité qui n’est pas retrouvée dans les conditions des dix groupes éditoriaux ou distributeurs de la liste proposée par Lemaire (2021) pour PNB.

Par ailleurs, une moyenne de prêts par licence située entre 20 et 26 est généralement offerte à l’international (Riaza & Celaya, 2015). En France, Lemaire (2021) rapporte, toujours au sujet de PNB, des nombres compris entre 20 et 50 (un seul éditeur en offre 50) pour les groupes éditoriaux de la liste qu’il propose, avec une moyenne de 31 jetons. L’éditeur HarperCollins impose pour sa part un renouvellement de la licence après 26 utilisations, nombre établi par la division du nombre de semaines dans une année et par une durée de prêt moyenne de 2 semaines (IC, 2013); elle ne repose donc pas sur une estimation de la « dégradation » fictive du LN. Le modèle québécois attribue également une durée maximale à la licence permettant le prêt, qui varie selon les groupes éditoriaux de deux ans à une durée illimitée, cette dernière constituant l’équivalent de l’achat d’un livre imprimé. En revanche, au-delà d’une période prédéterminée, la licence de durée limitée oblige la bibliothèque souhaitant continuer à offrir le titre à acquérir une nouvelle licence, qu’elle ait ou non épuisé ses jetons. Dans Pretnumerique, environ la moitié des éditeurs offre une licence non limitée dans le temps, alors que, selon Lemaire (2021), cette condition n’est offerte que par un des groupes éditoriaux listés participant à PNB.

Ces deux conditions peuvent être plus ou moins avantageuses en fonction de la taille de la bibliothèque; par exemple, une bibliothèque de taille plus modeste pourrait être confrontée à des acquisitions de licences dont la durée viendrait à expiration avant que leur nombre maximal de prêts permis ne soit atteint. De plus, pour certains répondants, dans la perspective de la transposition du modèle du livre imprimé au LN, une licence illimitée ou perpétuelle semble plus en accord avec l’imposition d’un nombre maximal de prêts, puisque le livre imprimé est davantage dégradé par son utilisation que par le seul effet du temps.

D’autres modulations des conditions relatives à la licence sont rencontrées ailleurs, notamment dans le modèle d’HarperCollins, qui propose des abonnements à tarifs dégressifs suite à l’obtention d’une première licence de 26 utilisations, et le modèle offert par la plateforme espagnole Libranda, qui offre une durée de licence numérique annuelle pour chaque titre, selon un tarif modulé en fonction du nombre total de licences acquises et du renouvellement de celles-ci (IC, 2013).

Conclusion

Un regard approfondi sur les principes et choix effectués dans la détermination des conditions d’exécution de la licence québécoise pour l’offre de LN commerciaux à destination des bibliothèques publiques permet de distinguer deux types de conditions. Des conditions suffisantes jugées essentielles, centrées sur le LN en tant que contenu, et dont la présence ou l’absence conditionnent la réalisation de l’objectif de la licence québécoise; et des conditions suffisantes strictement nécessaires concernant plutôt l’opérationnalisation de la licence. Celles-ci répondent à des arbitrages relatifs à la tolérance aux contraintes de la licence et à l’équilibrage entre les avantages attendus de la licence et ses inconvénients. Elles sont centrées sur le LN comme support.

Cette recherche met également en exergue la spécificité de l’objectif poursuivi par les bibliothèques publiques dans la détermination des conditions de cette licence : proposer rapidement et gratuitement à leurs publics des titres québécois francophones de qualité, diversifiés et en quantité suffisante pour répondre à leurs besoins et satisfaire leurs attentes, actuelles ou à venir et, en complémentarité avec le livre imprimé, promouvoir la lecture pour tous, en tout temps et en tous lieux que le LN rend possible.

La comparaison de la licence québécoise avec d’autres licences qui lui sont concomitantes peut également inciter, dix ans après son émergence, à en repenser certains aspects. Pour cela, la distinction entre les deux types de conditions d’exécution de la licence québécoise, proposée par notre recherche, constitue une clé d’accès à l’exploration de leur contribution à l’atteinte de son objectif spécifique. Plusieurs questions peuvent ainsi être soulevées. Quelles sont les logiques de contribution de ces conditions aux caractéristiques recherchées pour l’offre de LN aux lecteurs, notamment en termes de bibliodiversité? Quels usages des lecteurs de LN permettant de répondre aux besoins de lecture numérique pour tous, en tout temps et en tous lieux sont rencontrés dans les bibliothèques publiques participantes? Quelle complémentarité avec le livre imprimé s’est développée, le cas échéant? Une question de première importance, à laquelle nous consacrerons le troisième volet de notre programme de recherche, sous-tend l’ensemble de ces questions : quelle combinaison de conditions ou configurations de celles-ci favoriserait l’évolution de la licence québécoise dans le contexte qui marque actuellement l’accomplissement de la mission des bibliothèques publiques?