Corps de l’article
Du 9 au 11 avril 2021 s’est tenu le Colloque international sur la transdisciplinarité, organisé par le programme de doctorat en communication sociale de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), en partenariat avec la Chaire de leadership en pédagogie de l’enseignement supérieur de l’Université Laval, le Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur l’enseignement supérieur (LIRES), le Groupe de recherche en éducation muséale (GREM), l’Agence universitaire de la francophonie (AUF), Sapiens Conseils et Socius recherche et conseils.
Ce colloque, intitulé La transdisciplinarité : perspectives et regards croisés, a permis de mettre en commun les réflexions de plus de 30 chercheurs qui ont entretenu les participants de leurs récents travaux et réflexions sur la transdisciplinarité comme approche, objet d’étude et posture épistémologique. La transdisciplinarité concerne ce qui est à la fois entre et à travers les disciplines, et au-delà de toute discipline. Le décloisonnement des disciplines est ainsi l’avenue proposée par ceux qui considèrent que nous ne pourrons pas résoudre les grands défis auxquels nous sommes et serons confrontés en réunissant uniquement des personnes qui sont demeurées exclusivement dans les silos disciplinaires.
Ce sont ainsi 30 communications orales riches et diverses ainsi que de nombreux échanges scientifiques qui sont proposés dans les vidéos captées lors de ce colloque.
Dans la présente note de recherche, nous présentons une synthèse du colloque, suivie d’un échange entre cinq de ses participants.
1. Synthèse du colloque
La trentaine de chercheurs qui ont pris la parole pendant le colloque en ont profité pour proposer tour à tour leurs propres idées et définitions de la transdisciplinarité. Nous avons proposé un nuage de mots afin de faire ressortir ces thèmes et termes récurrents (Figure 1).
1.1 Vocabulaire de la transdisciplinarité
Tout d’abord, Luc Dancause indique que la transdisciplinarité est difficile à définir parce qu’une seule définition est insuffisante et que le défi définitoire consiste à ne pas tomber dans la surenchère ou à faire table rase de ce qui s’est fait précédemment. Dans sa présentation, Marc L. Johnson cite pour sa part une définition à laquelle il a contribué dans le cadre de la création de l’Université de l’Ontario français, soit :
une approche collaborative au développement des connaissances qui est ouverte et évolutive, écosystémique et intégratrice des différents champs, modes et disciplines du savoir qu’elle traverse afin de mieux comprendre et d’agir sur les enjeux complexes qui se posent à nos sociétés.
Toutefois, tous les présentateurs ne se rallient pas à ces idées. Jean-Jacques Rousseau, par exemple, aborde la question plutôt en termes d’anomalie kuhnienne. En effet, il explique que pour Kuhn, la transdisciplinarité existe soit dans la préhistoire d’une discipline, soit dans la transition d’une étape disciplinaire à une autre. Une anomalie peut alors être résolue de deux façons : à l’intérieur du paradigme du jour ou lorsque la discipline est redémarrée sur la base d’un nouveau paradigme. Dans cette optique, la transdisciplinarité est toujours de passage. Selon Jean-Jacques Rousseau, Kuhn percevait l’ensemble des disciplines comme un tableau des éléments : au fur et à mesure que des problèmes transdisciplinaires surgissaient, de nouvelles disciplines se formaient pour boucher les trous. Rousseau remet cependant en question cette façon de penser en se demandant s’il n’existerait pas des problèmes se trouvant en permanence en dehors de la matrice disciplinaire. Il indique par ailleurs que même Kuhn a dû quelque peu se distancier de cette approche, trop rigide, sans pour autant en proposer une solide en contrepartie. Donc, selon Jean-Jacques Rousseau, Kuhn ne peut qu’offrir un point de départ pour une réflexion sur la transdisciplinarité.
Par ailleurs, certains, dont Jean-Jacques Rousseau, expliquent que la transdisciplinarité est une caractéristique du problème qui fait l’objet de notre attention et non de l’approche ou de la méthode utilisée pour l’aborder. Ainsi, c’est la nature même du problème qui rend nécessaire le recours à des approches dépassant le cadre des disciplines ainsi que la collaboration entre celles-ci. Jason Luckerhoff ajoute que les changements climatiques sont souvent évoqués comme problème de ce type.
Ensuite, plusieurs présentateurs traitent de la transdisciplinarité comme d’une question pédagogique puisque la disciplinarité est à la base des divisions marquant les contextes pédagogiques. Didier Paquelin mentionne d’ailleurs que les campus universitaires sont divisés en fonction des disciplines. Or la transdisciplinarité est, entre autres choses, une réaction au trop-plein de disciplinarité ou une remise en question des disciplines. Certains vont jusqu’à la concevoir comme le résultat d’une confrontation aux limites disciplinaires dans leur capacité à appréhender la complexité intrinsèque de situations, de phénomènes ou de processus donnés. Lorsqu’on aborde la transdisciplinarité, en somme, on remet forcément en question les frontières disciplinaires préétablies et les structures pédagogiques qui les accompagnent.
Dans le même ordre d’idées, les mots affranchissement et décloisonnement sont fréquemment employés pour décrire la transdisciplinarité. Jason Luckerhoff souligne que la disciplinarité repose sur une focalisation sur une partie d’un problème et que les disciplines cherchent avant tout à défendre leurs territoires et objectifs. Or, cette distinction, cette focalisation et ces frontières sont artificielles et ne correspondent pas nécessairement aux problèmes concrets. Il est par conséquent essentiel de « [s’affranchir] du carcan disciplinaire » (Luc Dancause) pour répondre aux exigences du monde réel. Luc Dancause affirme aussi que c’est Piaget (1972) qui a été un des premiers théoriciens à mentionner l’idée d’aller au-delà des disciplines. Simon Fitzbay explique que pour Piaget, la transdisciplinarité est l’étape supérieure à l’interdisciplinarité, et qu’elle ne se limite pas à des interactions ou réciprocités entre recherches spécialisées, mais situe plutôt ces liens dans un système total sans frontières stables entre les disciplines.
Par ailleurs, le décloisonnement susmentionné se voit dans des distinctions terminologiques apportées par les différents auteurs. En effet, le colloque a aussi été l’occasion de souligner les différences entre la pluridisciplinarité, la multidisciplinarité, l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité. Pour plusieurs auteurs, ces termes renvoient ainsi à différents niveaux de décloisonnement. Véronique Durocher explique que pour Darbellay, la pluridisciplinarité et la multidisciplinarité correspondent à un premier niveau, et l’interdisciplinarité, à un second. L’équipe Loricorps (présentation de Johana Monthuy-Leblanc et coll.) illustre d’ailleurs cette gradation par une savoureuse métaphore : selon elle, la multidisciplinarité serait une salade, donc un agencement d’éléments qui ne se mélangent que superficiellement et demeurent distinctifs. L’interdisciplinarité, pour sa part, serait plutôt une soupe, donc un tout dont les éléments sont encore reconnaissables, mais les saveurs sont plus mélangées. Enfin, la transdisciplinarité, elle, serait un gâteau : l’intégration des différents éléments, soit des différentes disciplines, serait si complète que les ingrédients individuels ne seraient plus reconnaissables.
Tout au long du colloque, l’accent mis sur les disciplines incite plusieurs présentateurs à se questionner sur l’avenir de celles-ci. Hamel expose que, dans leur forme traditionnelle, elles engendrent une surproduction de connaissances, connaissances qui deviennent de moins en moins pertinentes sur la place publique – dont le lectorat est limité si l’on tient compte de la surabondance des publications –, et qui suscitent de moins en moins d’intérêt. Toutefois, si la perspective de la disciplinarité comme voie unique est souvent présentée comme problématique et si nombreux sont ceux qui se posent des questions à son sujet, aucun conférencier n’annonce ou ne souhaite la fin des disciplines. Il n’y aurait effectivement aucune opposition entre la disciplinarité et la transdisciplinarité. Jason Luckerhoff souligne d’ailleurs qu’il est possible de valoriser la transdisciplinarité sans discréditer les disciplines. En effet, celles-ci ont leur place pour la production d’outils, de connaissances et de concepts pointus, et il faudrait non pas y mettre fin, mais encourager un mouvement de va-et-vient entre elles et la transdisciplinarité.
Par ailleurs, les présentateurs discutent du dépassement des limites. « On joue pleinement de la porosité » des frontières disciplinaires, selon Didier Paquelin. Toujours selon lui, les disciplines autorisent, dans les faits, la circulation des notions, des concepts et aussi des approches méthodologiques, d’analyse et de représentation des résultats. L’absence de circulation serait donc davantage attribuable notamment aux traditions universitaires, qui ont fait de la différenciation disciplinaire leur mode d’organisation et de fonctionnement. Didier Paquelin traite aussi de la transdisciplinarité comme d’un acte de transgression, soit de dépassement de ce qui existe, des frontières préétablies.
Afin de rendre possibles cette porosité et ce dépassement, les conférenciers semblent unanimes : une ouverture, une reconnaissance et une acceptation de l’altérité, de la diversité, une fusion, une collaboration, des partenariats, une convergence, une rencontre et de véritables échanges sont nécessaires. Christelle Pelbois affirme que, bien que les définitions de la transdisciplinarité soient variées, toutes parlent de dialogue. Ainsi, Simon Fitzbay mentionne l’importance, selon Galvani, de prendre en considération les acteurs non académiques dans les recherches puisque ceux-ci détiennent des savoirs culturels, populaires ou traditionnels fort utiles. Dans le même ordre d’idées, Luc Dancause souligne que pour Flinterman et al. (2001), l’ouverture vers un « public non scientifique coproducteur de connaissances » est essentielle. Jason Luckerhoff, dans sa présentation, indique que les organismes subventionnaires encouragent ces types de partages, mais que toutes les structures ne sont pas en place pour les permettre. Enfin, Simon Fitzbay cite D’Ambrosio, pour qui la transdisciplinarité n’est pas une nouvelle philosophie, métaphysique, science des sciences ou posture religieuse. Il ne faut donc pas instituer la transdisciplinarité comme un nouveau dogme qui remplacerait celui des disciplines, mais laisser de l’espace et de la liberté aux différents projets pour permettre ces véritables échanges ainsi que la rencontre des disciplines, la découverte de consensus et l’émergence de dissensus créatifs.
Dans le même esprit, les termes coconstruction, complémentarité, vue d’ensemble, perspective riche et diversifiée, et regards croisés se trouvent dans plusieurs présentations. Didier Paquelin cite à cet effet Ricoeur, pour qui la différence serait le creuset du développement. Bien qu’on parle de la transdisciplinarité comme d’une approche unifiée, elle consiste à valoriser les spécialités diversifiées qui permettent d’aborder un problème sous plusieurs angles. En effet, les deux idées (unification et valorisation de la différence) ne sont pas incompatibles. Jason Luckerhoff mentionne à cet égard la parabole des six aveugles et de l’éléphant, qui illustre bien la complémentarité exigée par certains problèmes complexes : la collaboration est nécessaire pour bien comprendre un objet que chaque personne spécialisée n’est pas capable de saisir entièrement. Darbellay, cité dans la présentation de Véronique Durocher, affirme dans le même sens : « La transdisciplinarité se définit […] comme une vision globale et intégrée, qui réorganise les savoirs disciplinaires en vue de la compréhension d’un objet d’étude complexe » (2011, pp. 75-76). On remarque ici que la transdisciplinarité relèverait donc plus du processus que du résultat.
La fusion, la convergence et la complémentarité susmentionnées suscitent par la suite une unité dans la diversité et une unité des connaissances. Luc Dancause parle d’effectuer des regroupements en s’affranchissant des disciplines sans toutefois les mettre de côté. On se rappelle que c’est le problème qui est transdisciplinaire et non l’approche retenue pour l’étudier : les disciplines peuvent s’unir selon les besoins de l’objet qu’elles visent. L’objectif est de fournir l’approche la plus appropriée pour cet objet. Il faut donc s’affranchir des limites des disciplines tout en valorisant la vision spécialisée de chacune, ce qui suppose un partage des postures entre les acteurs engagés dans une approche transdisciplinaire. Dans cette optique, Nicolescu, mentionné dans la présentation de Luc Dancause, explique :
La transdisciplinarité concerne, comme le préfixe latin trans l’indique, ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au-delà de toute discipline. Sa finalité est la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l’unité de la connaissance.
Ce qui ressort de cette unité est quelque chose d’inédit. Selon Didier Paquelin, pour construire un territoire commun, les experts doivent sortir de leur territoire défini : la transdisciplinarité ne consiste donc pas simplement en l’accumulation de perspectives différentes, mais en la création d’un tout complètement nouveau défini par des frontières notionnelles nouvelles, une identité singulière. Luc Dancause, pour sa part, indique que la transdisciplinarité fournit une nouvelle vision de la nature et de la réalité, voire du monde dans la perspective de Galvani (2008), mentionnée par Simon Fitzbay. Pour Jacques Hamel, la transdisciplinarité n’est pas scientifique puisqu’elle n’a pas de méthode digne de ce nom : il s’agirait plutôt d’un travail de médiation. Or, la médiation ne consiste pas en l’addition de la volonté des parties : elle crée quelque chose de nouveau. Enfin, Jean Bernatchez mentionne avec beaucoup d’éloquence dans sa présentation que « l’espace entre les disciplines est plein ».
Par ailleurs, la libre circulation et le libre accès sont étroitement associés à la transdisciplinarité. Christelle Pelbois explique que les revues et articles en libre accès s’opposent à la logique disciplinaire traditionnelle dans les universités, soit de publier dans des revues prestigieuses associées à un capital symbolique important et très marquées par la disciplinarité. En effet, ces revues peuvent refuser des articles parce que les auteurs reconnus de la discipline n’y sont pas suffisamment cités, entre autres; il faut donc que les articles soient conformistes pour être publiés, ce qui perpétue une circulation restreinte de l’information. Or, comme Jason Luckerhoff l’indique, la libre circulation est nécessaire pour permettre la rencontre, la collaboration ainsi que la démocratisation de l’information. Il faut de plus préciser que la libre circulation porte sur les résultats de recherche, mais aussi sur les méthodes et les données utilisées.
Encore une fois, dans la présentation de Christelle Pelbois, on apprend qu’il est difficile pour les universités de répondre aux enjeux sociaux puisque leurs contributions ne peuvent être que fragmentaires. En effet, la disciplinarisation entraîne une hyperspécialisation et donc un morcellement des savoirs. Or, la transdisciplinarité, comme exposée dans plusieurs présentations, est un moteur d’innovation centré sur l’action, la réaction aux crises, la résolution de problèmes du monde réel et la nécessité. Nicolescu (1996), cité par Luc Dancause, parle de « compréhension du monde présent » : l’objectif est de faire en sorte que les disciplines s’adaptent à ce qui est nécessaire pour cette compréhension et non de faire rentrer les différents enjeux à expliquer dans les cadres d’une discipline. Jacques Hamel, pour sa part, traite de la nécessité de penser global dans une perspective interactionniste et d’intervention pratique sur la réalité. Par ailleurs, le mot complexité revient fréquemment parce que la réalité est complexe et n’est pas représentée, encore une fois, par le découpage des disciplines. En effet, les enjeux modernes sont marqués par une complexité telle qu’une seule discipline ne saurait être en mesure de fournir toutes les méthodes et perspectives nécessaires pour les comprendre.
Pour répondre à tout ce qui précède, un changement d’attitude est nécessaire : c’est pourquoi les présentateurs ont parlé d’humilité et d’absence de hiérarchisation des savoirs. Simon Fitzbay mentionne la Charte de la transdisciplinarité de 1994 (Convento da Arrábida, 1994), selon laquelle un savoir n’est pas plus valide qu’un autre et que la transdisciplinarité consiste en une vision marquée par l’ouverture et la tolérance. Simon Fitzbay traite aussi de Galvani, selon qui il faut abandonner l’idée d’une vérité absolue. Jean Bernatchez, de son côté, présente le sujet transdisciplinaire comme un sujet réflexif qui sait se remettre en question.
Pour toutes ces raisons, le caractère idéal de la transdisciplinarité fait également l’objet de plusieurs réflexions. Luc Dancause fait remarquer que ses détracteurs la décrivent comme une triste utopie, mais pour Piaget, cité par Simon Fitzbay, il s’agit plutôt d’un rêve.
2. Conversation sur la transdisciplinarité
La transdisciplinarité : conversation sur sa pertinence, sa portée, ses exigences.
Participants :
LD : Luc Dancause, conseiller en gestion et partage des connaissances, Sapiens conseils
MJ : Marc L. Johnson, sociologue-conseil, Socius recherche et conseils
JL : Jason Luckerhoff, professeur, Université du Québec à Trois-Rivières
DP : Didier Paquelin, professeur, Université Laval
JJR : Jean-Jacques Rousseau, consultant en innovation et chercheur postdoctoral en IA à l’Université York
Cinq chercheurs ayant participé au colloque ont répondu à quelques questions clés sur la transdisciplinarité. Leurs réponses éclaircissent certains aspects de la question tout en permettant de mieux comprendre ce qu’elle représente pour eux et comment ils la mettent en application dans le cadre de leur travail et de leurs recherches.
À quelles valeurs rattachez-vous la transdisciplinarité?
JJR : La diversité, le dépassement, la joie du risque et le courage de l’échec.
JL : J’ajouterais à cette liste la liberté d’accès puisque seule une libre circulation des idées crée les conditions nécessaires à la transdisciplinarité. C’est une façon de concrétiser la liberté académique et scientifique comme une responsabilité citoyenne des chercheurs, comme une éthique de la diffusion scientifique enracinée dans les valeurs universelles de partage des ressources et de reconnaissance de la qualité scientifique, d’où qu’elle provienne.
Benedikt et Friesike (2013) ont identifié cinq écoles de pensée en faveur de la science ouverte, qui correspondent à cinq objectifs clés : la démocratisation du savoir, l’accessibilité de la recherche aux citoyens, la promotion de son efficacité, une évaluation différente de ses effets et la valorisation de la collaboration.
Les chercheurs et directeurs de revues qui croient à ces objectifs considèrent alors que leur rôle est de partager des résultats de recherche à d’autres chercheurs afin de transformer la société et d’aborder les enjeux contemporains relatifs au développement durable, à l’autonomisation, à l’engagement citoyen, à la solidarité et au soutien aux personnes les plus vulnérables.
DP : J’ajouterais qu’en tant que valeur et posture, la transdisciplinarité suppose une ouverture à l’autre, la mise en retrait de soi du chercheur et l’acceptation du déséquilibre.
JL : Je suis d’accord. Il y a un certain risque dans la transdisciplinarité. Souvent, une approche transdisciplinaire conduit vers l’inconnu. Il faut donc avoir confiance en la science tout en acceptant de ne pas tout contrôler. Il faut accepter d’entendre des points de vue différents, pas seulement de la part des participants à la recherche, mais aussi de nos collègues chercheurs.
MJ : J’ajouterais l’innovation. Il s’agit d’un incontournable de la transdisciplinarité et se trouve donc au coeur de ma pratique. Je reconnais que l’étiquette « innovation » en mène large en ce moment : on la voit évoquée comme produit, comme condition, comme qualité, comme processus. Ce que j’y trouve d’intéressant, c’est le processus cocréatif d’analyse (conception, mise à l’essai, diffusion de solutions), par lequel se fabrique le changement utile.
Quelle est la pertinence de promouvoir la transdisciplinarité dans le monde d’aujourd’hui?
JL : La fragmentation du savoir et l’hyperspécialisation ont incité les chercheurs à travailler au sein de tous petits cercles de spécialistes qui partagent des méthodes et un vocabulaire commun, et publient dans les mêmes revues. Lors de certains colloques qui rassemblent tous les spécialistes d’un champ de recherche donné, il est possible de ne présenter que devant quatre ou cinq collègues. La transdisciplinarité est une critique de ce que sont devenues les sciences modernes : il s’agit d’un appel à provoquer des débats entre chercheurs appartenant à différents découpages de ces sciences. Notre réalité sociale n’est pourtant pas morcelée de cette façon. Donc, pourquoi ne pas profiter de débats, d’échanges et de discussions intégrant différentes perspectives à propos de notre réalité? C’est là la pertinence de la transdisciplinarité : faire en sorte que notre approche scientifique colle à la réalité.
MJ : Ma réponse va dans le même sens. La transdisciplinarité est une aspiration à surmonter une limite qui est posée par le repli sur elles-mêmes des disciplines. Dans l’univers de l’enseignement et de la recherche, les territoires des disciplines sont bien marqués. Il en va de même dans certains univers professionnels, comme en santé. Pour les personnes chercheuses, enseignantes et professionnelles qui y oeuvrent, il n’est pas étonnant que, lorsque confrontées à un problème un tant soit peu complexe, elles veuillent réfléchir et trouver des solutions ensemble. La transdisciplinarité offre alors une avenue intéressante.
LD : C’est aussi ma réflexion. Le découpage institutionnel, qui apparaît, à la base, pour structurer et faciliter le travail, lui donner une certaine cohérence, a cet effet pervers de nous faire aboutir à un cul-de-sac intellectuel où les horizons s’obstruent et la pensée se referme sur elle-même. Pourtant, il est tout à fait possible que la solution à un blocage se trouve au-delà des limites actuelles des champs disciplinaires (à ne pas confondre avec des limites qui seraient « naturelles »). Le recours à la transdisciplinarité ou à tout le moins le déploiement d’efforts en ce sens constitue une façon concrète d’élargir les horizons et de nourrir la réflexion à l’égard des enjeux complexes. Sans être une garantie de succès, il s’agit d’une démarche qui s’ouvre à de nouvelles perspectives sans se contenter d’amalgamer des réponses préexistantes. C’est le cas parce que la transdisciplinarité n’est pas un stade supérieur d’évolution dans le développement de l’activité scientifique, une étape atteinte au coût de nombreuses réformes et de multiples sacrifices. C’est plutôt un point vers lequel les chercheurs et groupes de recherche devraient tendre (une étoile du Nord?), tout en sachant qu’il n’est pas accessible entièrement ou que certains contextes sont plus favorables que d’autres.
De plus, pour moi, ce qui interpelle le plus par rapport à la transdisciplinarité, aujourd’hui, c’est le fait qu’elle favorise les approches inductives et une perspective participative et appliquée qui met de l’avant et intègre les savoirs des acteurs politiques, sociaux, économiques, tout comme ceux des citoyens.
JJR : Pour ma part, j’ignore si le transdisciplinaire permanent existe. Par contre, il me semble pertinent de promouvoir cette notion pour rester vigilant à l’égard des disciplines. Plus que jamais, la vigilance est une bonne idée. En effet, malgré tout ce qu’il reste à découvrir dans des disciplines telles que la physique, de plus en plus de problèmes non disciplinaires s’imposent à notre attention. Le réchauffement climatique, mentionné plus tôt, en est un; le racisme systémique, un autre; l’obésité, encore un autre. Les pratiques disciplinaires ne suffiront pas pour trouver des solutions durables à ces défis. Il faudra des approches aussi variées que les problèmes eux-mêmes, et c’est donc là que la transdisciplinarité est pertinente.
DP : Dans la suite de ce qui a été évoqué, la transdisciplinarité me semble être une approche pertinente pour appréhender la complexité et l’incertitude des situations. Le croisement des regards résulte de la fertilisation croisée des approches disciplinaires, et le changement de regard sur les objets permet d’élargir les possibilités de résolution des problèmes complexes. La déstabilisation qui survient quand on renonce à poser un regard unique sur une problématique crée de nombreuses occasions de modifier le rapport à un monde en mouvement. La transdisciplinarité participe à la création de communs nécessaires à la construction d’une démarche collective.
Comment la transdisciplinarité est-elle venue à vous?
JL : En ce qui me concerne, la transdisciplinarité s’est présentée comme une évidence à partir du moment où j’ai décidé d’utiliser des approches et méthodes inductives en recherche. Le cloisonnement disciplinaire est possible si les chercheurs fixent comme point de départ la rédaction d’un cadre théorique. Mais, si on s’intéresse d’abord aux données, il est bien difficile de se référer seulement à certains écrits organisés autour du noeud central d’un paradigme. Les discours des participants à la recherche paraîtront immédiatement trop complexes pour un seul cadre théorique, et les chercheurs se sentiront obligés d’être nuancés en recourant à des écrits de plusieurs disciplines. Puisque différents écrits qui peuvent sembler contradictoires correspondront aux données du terrain, il sera difficile de mettre à l’écart certains écrits en se disant qu’ils ont tort. Les chercheurs tenteront plutôt de découvrir ce qui peut permettre de surmonter ces contradictions apparentes, ce qui fera émerger des explications supplémentaires ou des nuances importantes. Approcher la réalité dans sa complexité et éviter les dichotomies, les visions manichéennes ainsi que la quête du vrai ou du faux en acceptant plutôt les zones grises conduisent vers la transdisciplinarité qui, pour moi, est synonyme d’ouverture et de respect des différentes perspectives.
JJR : Mon expérience est similaire : je cherchais des solutions à des problèmes pratiques et la transdisciplinarité s’est présentée comme instrument pratique pour fermer l’écart entre la stratégie et l’exécution.
MJ : De mon côté, la transdisciplinarité est d’abord venue à moi en raison de mon parcours sinueux. Je suis formé en sociologie et en communication, puis j’ai mené une carrière qui a croisé de nombreux univers professionnels, en somme différents champs de pratique : journalisme et communications, enseignement et développement pédagogique, recherche, consultation et gestion. J’ajouterais que, comme consultant ou sociologue-conseil, j’ai touché à plus de secteurs qu’une chercheuse qui se respecte voudrait avoir connus : communication, développement international, alphabétisation, employabilité, ressources humaines, éducation, santé, justice, développement économique, développement communautaire, médiation, immigration, technologies, eaux et assainissement, pêcheries… et j’en passe quelques-uns. Clairement, j’ai traversé les disciplines et, actuellement, j’aime penser que je suis un praticien transdisciplinaire.
Je dois cependant admettre que je n’ai « découvert » la transdisciplinarité que récemment parce que j’ai dû travailler à intégrer cette approche dans le développement de programmes à l’Université de l’Ontario français. L’exercice réflexif requis m’a amené à reconnaître que la transdisciplinarité était pourtant déjà intégrée à ma pratique. Je n’ai pas choisi la transdisciplinarité comme chapelle de connaissances.
Mon collègue a précédemment parlé de problèmes pratiques, et je vais dans le même sens. La pratique nous confronte inévitablement à la complexité. Quand on débarque dans la réalité pour animer, accompagner, évaluer, conseiller ou enquêter, on se prend toute la rondeur de la réalité en pleine figure. Il n’y a pas de silos qui séparent l’origine sociale, l’état de santé, les prothèses technologiques, l’attirance vers l’autre, le poids des normes, le sentiment de culpabilité, la peur, le rêve ou le souci du paraître des personnes qui sont face à nous. Il s’agit d’un magma complexe à partir duquel on réussit à établir une problématique à force de dialogue et de mobilisation des connaissances, en utilisant des notions et des catégories d’analyse comme les structures, les niveaux de réalité, les contextes, les tendances lourdes, les forces agissantes, les valeurs, les tensions, les perceptions, etc. Après, on peut en tirer des hypothèses, concocter des pistes de solutions et les mettre à l’essai.
Ainsi, j’ai sans doute internalisé, au fil du temps, l’importance d’observer et de comprendre la vaste gamme de perspectives qui s’offrait à moi pour bien faire mon travail de journaliste, de développeur de produits pédagogiques, d’évaluateur ou de chercheur-conseil.
DP : Je pense aussi que la trajectoire personnelle d’une personne la prédispose plus ou moins à la pratique de la transdisciplinarité. Comme je viens de la biologie et que j’ai acquis une certaine connaissance du champ de la communication, les approches systémiques et interactionnistes ont façonné mon approche des problématiques éducatives.
LD : Pour ma part, hormis par mon doctorat en études urbaines, un programme développé dans un cadre interdisciplinaire et ayant des aspirations transdisciplinaires, la transdisciplinarité est venue à moi par la lecture d’un ouvrage en particulier qui a eu un fort impact sur moi. Il s’agit du livre The new production of knowledge par Gibbons et ses collègues (1994), qui est systématiquement cité dans les textes faisant la genèse de la mobilisation des connaissances. Cette approche peut, à de multiples égards, être associée à la transdisciplinarité et est au coeur de ma pratique de consultant. Dans le cas de la mobilisation des connaissances, le désir de ses promoteurs est avant tout de décloisonner les lieux de production des connaissances. Ils favorisent un échange entre les créateurs et les porteurs de différents types de connaissances (scientifiques, expérientielles, pratiques, culturelles). C’est le côté pragmatique de cet écrit qui m’a plu et qui l’a rendu plus populaire que, par exemple, les écrits de Nicolescu qui, lui-même, qualifie sa propre approche de théorique. C’est du livre de Gibbons qu’a émergé le concept de la production de connaissances en « Mode 2 », c’est-à-dire impliquant non seulement les chercheurs, mais également les acteurs des milieux de pratique (gouvernements, entreprises privées, organismes communautaires, etc.). On en vient à parler de cocréation des connaissances, un aspect également fondamental dans la transdisciplinarité.
Quelle est pour vous l’importance d’évoquer la transdisciplinarité dans votre travail?
JL : À titre de professeur, de chercheur et de consultant, évoquer la transdisciplinarité, c’est d’abord respecter mes étudiants, qui ne partagent pas ma perspective ou qui n’ont pas mes lunettes. C’est respecter mes collèges, qui font le même travail que moi, mais en utilisant des approches différentes, en lisant d’autres textes et en mobilisant des concepts différents. Finalement, c’est respecter les partenaires qui valorisent des savoirs autres que le savoir universitaire, mais qui ne sont pas moins pertinents pour comprendre le monde qui nous entoure. Ensuite, évoquer la transdisciplinarité en enseignement, c’est ouvrir les horizons de tous, ce qui m’inclut, pour accueillir tout ce qui peut nous permettre d’avoir un dialogue fructueux.
DP : Ma perspective professorale va dans le même sens. Appréhender les concepts de l’apprentissage et de l’éducation dans un monde en mouvement, accompagner les apprenants dans une véritable dynamique éducative s’enrichit d’une lecture transversale des disciplines autorisant les pas de côté, les transgressions nécessaires au développement des compétences transversales. Loin de renier la didactique des disciplines, l’enjeu de la transdisciplinarité est de mettre celles-ci en dialogue dans une approche compréhensive de situations inédites. L’université retrouve alors l’une de ses fonctions, à savoir le développement de l’esprit critique favorisé par ces confrontations afin d’aller au-delà de ce que nous donne à comprendre chaque discipline par rapport à un même phénomène. De là naît un enrichissement qui permet véritablement de traiter d’une diversité de fonctionnements en évitant les enfermements, qui correspond à l’acception de la différence et qui contribue à des approches inclusives et respectueuses de l’altérité.
JJR : De mon côté, en tant que conseiller en politique d’innovation et chercheur en intelligence artificielle, je constate que les disciplines m’offrent des vocabulaires, outils et exemples inestimables, mais elles ne proposent pas toujours de solutions. La transdisciplinarité offre avant tout la promesse de bien voir, sinon de résoudre, « la problématique du dernier kilomètre » de notre civilisation : bien vivre ensemble, entre nous et avec le monde naturel, de façon durable. Aucune discipline ne semble s’orienter vers cette destination.
MJ : Pour ma part, je répondrais que pour les praticiens, comme moi, évoquer la transdisciplinarité n’est pas essentiel, mais elle devrait être sous-jacente à leur pratique.
LD : Moi non plus, je n’en parle pas vraiment directement. En fait, dans mon métier de consultant en gestion et partage des connaissances, j’évoque beaucoup moins la transdisciplinarité qu’un de ses axes centraux, soit la mobilisation des connaissances. Étant toujours à la frontière entre le secteur de la recherche et divers milieux de pratique, je trouve important de nommer cette pratique qui consiste à permettre la rencontre des savoirs et la coconstruction de nouvelles connaissances pour éclairer l’action. Les acteurs avec lesquels je collabore doivent être conscients de la dynamique dans laquelle s’inscrit le travail qu’on mène conjointement. La trandisciplinarité n’est pas nommée systématiquement, mais les références qui y sont faites ne sont pas rares. C’est le cas le plus souvent quand des chercheurs issus de plusieurs disciplines collaborent sur certains enjeux complexes. Les praticiens, comme on l’mentionné plus tôt, y font beaucoup moins référence, mais ils contribuent à leur façon à la rendre tangible.
La transdisciplinarité vous amène-t-elle à faire des compromis dans votre travail?
JJR : Pas du tout : je la vois comme un complément aux disciplines. En mathématiques, il est clair que diviser par zéro conduit à l’absurde. Si je transgresse cette consigne, je me prive de tout l’édifice mathématique dont j’aurais certainement besoin pour des analyses en économie, par exemple. Quand le problème est de nature disciplinaire, je m’informe auprès des experts qui connaissent bien ce à quoi je fais face. Quand le problème est transdisciplinaire, c’est complexe, puisque le travail exige plus de créativité. Pour moi, le moment de création est toujours à la fois frustration et enthousiasme.
MJ : Je répondrais aussi par la négative. Au contraire, même. Ma pratique (recherche, courtage et mobilisation des connaissances, conseil et accompagnement) consiste à faire changer les choses et à innover pour plus de justice sociale. Elle recouvre donc ce que préconise la transdisciplinarité.
Je dirais que le praticien du changement social est confronté quotidiennement à la complexité. La figure de base de la complexité, c’est la réalité. C’est curieux d’entendre dire : « Oh, c’est une réalité complexe! » Par définition, la réalité est complexe, elle porte en elle toutes les perspectives : une part de matière, une part d’imaginaire, une part de lumière, une part de risque, une part d’histoire, une part d’espérance, une part de regret et ainsi de suite. Comme le dit Galvani (2008), « l’expérience vécue est toujours transdisciplinaire ». La simplification de la réalité est l’oeuvre des disciplinaires dont la maxime pourrait être « découper pour mieux régner ».
Donc, lorsqu’il manipule la réalité, par opposition au théoricien qui l’effiloche sur son bloc de boucherie, le praticien doit interagir et composer avec une diversité de personnes issues de différents univers et tenir compte des divers types de connaissances qu’elles mobilisent et des divers moyens qu’elles utilisent. Il doit donc adopter une posture de collaboration. Il doit aussi créer ou conceptualiser de façon inductive, c’est-à-dire en partant des réalités qu’il rencontre, plutôt que tenter de valider une explication ou une solution prédéterminée, comme l’inciterait à le faire une approche hypothético-déductive.
DP : Pour ma part, je pense qu’on peut moins parler de compromis que d’acceptation des dissensus à partir desquels les questions vives peuvent être abordées. Bien entendu, il faut pour cela accepter la différence et le déséquilibre. C’est sans doute facilité par un certain cheminement personnel ainsi que l’affranchissement des règles et normes préétablies. Il faut parfois accepter de se situer à côté des mouvements majoritaires et de vivre une forme de marginalité sécante. L’un des enjeux pour l’enseignant, le chercheur, est d’accepter le risque de ne pas être reconnu en vertu de certains standards académiques, tout en évitant une marginalité qui l’enfermerait et l’exclurait du mouvement scientifique.
JL : Pour moi, l’ouverture aux autres, le dialogue et l’acceptation de la complexité du monde ne mènent pas à des compromis. Au contraire : ils mènent à un enrichissement mutuel. Je suis donc d’accord avec les propos de mes collègues.
Qu’est-ce qui vous a préparé à adopter une posture transdisciplinaire?
JJR : J’ai été préparé par de solides formations dans diverses disciplines, une maîtrise de la philosophie (dans mon cas, de la science) et une pratique où mes interlocuteurs ont insisté sur l’exécution. Lancer un incubateur d’innovations technologiques en Haïti, où il n’y en avait pas, et utiliser des ressources qui auraient pu nourrir les 60 % de la population sous le seuil de la pauvreté, c’était soit courageux, soit irresponsable. Il a fallu penser et agir au-delà des structures disciplinaires et institutionnelles qui, elles, n’avaient pas su créer les conditions nécessaires à une activité novatrice de ce genre. Il se distinguait d’une question disciplinaire, qui aurait généré ses propres problèmes ou aurait conceptualisé les problèmes externes, et aurait ignoré les autres. Mon équipe et moi avons pu lancer Alpha Haïti avec succès parce que nous sommes restés fixés sur notre objectif. Nous avons exclusivement recouru à l’approche la plus bénéfique pour chaque question à laquelle nous avons fait face (parties prenantes, mandat, gouvernance, clientèle cible, modèle d’affaires et services), et non à une approche donnée. Cette expérience concrète a représenté pour moi une excellente formation en transdisciplinarité.
MJ : Pour ma part, je pense que ce qui m’a préparé, c’est d’abord un engagement social et communautaire dès ma tendre jeunesse, puis une formation universitaire qui a traversé plusieurs disciplines (science politique, sociologie, journalisme, sciences de l’information et de la communication) ainsi qu’une expérience mue par la curiosité de rencontrer et de comprendre l’Autre.
LD : La curiosité, la soif d’apprendre et la volonté de comprendre l’Autre ont été, pour moi comme pour Marc, des moteurs fondamentaux. Si j’ai instinctivement décidé de ne pas me cantonner à une seule discipline au début de mon parcours universitaire (je détiens un baccalauréat en histoire et une maîtrise en sociologie), c’est au doctorat que s’est révélée à moi toute la puissance du paradigme transdisciplinaire.
Ce n’est probablement pas un hasard si mon entrée au programme de doctorat en études urbaines a été précédée d’une période de trois ans de travail sur le terrain dans le secteur du développement local dans les pays en développement. La recherche de solutions à des enjeux complexes avec des ressources très limitées m’a vite fait comprendre deux choses. Premièrement, les solutions les plus satisfaisantes (même si bien imparfaites) n’émanent pas d’une seule discipline, mais du croisement de plusieurs. Deuxièmement, les connaissances scientifiques et les données probantes ne suffisent pas pour résoudre les problèmes vécus par les populations locales. Que ce soit en Amérique latine ou en Afrique du Nord, le savoir expérientiel s’est révélé tout aussi essentiel (bien que, lui aussi, insuffisant).
Le programme en études urbaines, malgré ses aspirations transdisciplinaires, reposait probablement plutôt sur l’interdisciplinarité. Cela dit, creuser des enjeux liés au développement urbain en croisant mon regard de sociologue-historien avec ceux de mes collègues architectes, politologues, géographes, anthropologues et même comptables, était extrêmement enrichissant et forçait l’élargissement analytique. À force de me prêter à l’exercice, j’ai acquis certaines habitudes d’analyse. Le programme était aussi très ouvert à la recherche partenariale et offrait donc des occasions fréquentes d’analyser des enjeux dans une perspective croisant le regard du chercheurs et celui du praticien.
Enfin, les années de pratiques professionnelles qui ont suivi l’obtention de mon doctorat n’ont fait que confirmer ce constat de base et m’ont conforté dans ce choix d’adopter une posture transdisciplinaire. Ayant la chance d’être en contact avec une grande diversité de champs disciplinaires, je suis à même de constater qu’ils sont tous contraints par leurs limites.
DP : Pour ma part, plusieurs dimensions m’ont préparé à la transdisciplinarité. D’une part, le fait d’oeuvrer dans différents champs disciplinaires. D’autre part, celui d’avoir pris le risque, comme un voyageur en territoire inconnu, de m’immerger dans d’autres approches et d’avoir su, d’avoir pu prendre une distance suffisante pour établir des liens. Enfin, il m’a fallu accepter de ne pas savoir, d’être dans une dynamique apprenante permanente et de cultiver des liens entre différentes expériences. Je suis sans doute animé par une recherche holistique de la compréhension des situations en ne cherchant pas à les réduire à ma perception initiale, mais en enrichissant, en élargissant mon regard par de multiples apports.
JL : Ma préparation ressemble à celle de mes collègues. J’ai eu la chance, dès le premier cycle, de travailler avec des professeurs dans le cadre de différents projets de recherche inductifs et en partenariat. Nous avions donc à tenir compte de savoirs non académiques, à analyser des discours de participants à la recherche et à vivre avec l’incertitude de la démarche inductive. Ne pas avoir une hypothèse comme point de départ confère une certaine humilité au jeune chercheur qui écoute des participants à une recherche sans savoir ce qu’il cherche!
Quels changements institutionnels préconisez-vous afin de valoriser la transdisciplinarité?
JL : Comme il existe une affinité intrinsèque entre le libre accès et l’interdisciplinarité ou la transdisciplinarité, toute recherche qui se fonde là-dessus, pour rester fidèle aux principes fondamentaux de ces deux mouvements, devrait être accessible à tous.
DP : Les milieux éducatifs gagneraient à changer de paradigme et à trouver un équilibre entre les approches conventionnelles et l’apprentissage expérientiel, qui reconnaît l’intérêt de mobiliser des problèmes mal définis pour soutenir les apprentissages. Pour ce faire, il faudrait sans doute revoir les cadres actuels des formations, notamment leur temporalité. En effet, l’apprentissage expérientiel est prolongé et comporte des allers-retours. Le questionnement deviendrait alors le moteur des apprentissages.
De plus, la transdisciplinarité suppose de solides ancrages disciplinaires. Il faut une compréhension profonde des notions, mais également des différentes cultures disciplinaires, de leurs origines et de leurs épistémologies. Les programmes pourraient notamment offrir la possibilité d’aller à la découverte d’autres disciplines. Il ne s’agit pas de perdre de vue les disciplines, mais de les enrichir de l’approche transdisciplinaire. Cela supposerait probablement de revoir les règles qui définissent les pratiques professionnelles enseignantes et de mettre en place non seulement un co-enseignement avec d’autres acteurs académiques, mais aussi un enseignement par des acteurs non académiques, en reconnaissant la « fonction » enseignante qu’ils peuvent exercer, qu’ils soient du monde professionnel ou citoyen (par exemple, les patients-éducateurs).
LD : Je propose aussi un enrichissement. En offrant une formation à la mobilisation des connaissances (ses principes et ses outils) dans le cadre du cursus régulier des étudiants des divers cycles universitaires et des différentes disciplines, les institutions universitaires formeraient des penseurs ayant une plus grande facilité à se mouvoir dans un cadre transdisciplinaire.
Qu’est-ce que vous proposez pour préparer les étudiants d’aujourd’hui à une posture transdisciplinaire?
LD : Aussi paradoxal que cela puisse paraître, je leur recommanderais de ne pas esquiver la compréhension des perspectives disciplinaires. La transdisciplinarité ne doit pas être une fuite en avant qui sert à éviter de mettre les efforts nécessaires à la compréhension (on ne parle même pas de maîtrise) des disciplines. Ces dernières, tel qu’elles sont constituées aujourd’hui, ont encore leur importance. Elles facilitent de bien des façons le travail intellectuel. Elles ont certes des limites, qui ont été évoquées à maintes reprises, mais elles ne sont pas inutiles pour autant. On leur reproche souvent le fonctionnement en silo, et avec raison. Toutefois, il faut se rappeler que les silos ont une certaine fonction dont on sous-estime peut-être l’importance : celle de contenir les idées dans un espace déterminé et de faciliter leur accès. Ce qu’il faut, c’est peut-être plutôt créer des points de contact entre les silos (des passerelles) plutôt que de les abattre complètement.
JJR : Dans le même esprit, je recommanderais avant tout de solides formations dans au moins deux disciplines, et ensuite la confrontation avec des problèmes concrets avec un accès direct aux parties prenantes. Le plurilinguisme agit également comme une fenêtre vers différentes perspectives.
MJ : Je renchérirais dans le même sens que mes collègues. La notion de transdisciplinarité nous conduit à utiliser les disciplines comme les éléments de base du jeu de la connaissance puisque, comme il l’a été souvent évoqué ci-dessus, les savoirs issus de la pratique ou des traditions doivent aussi être mobilisés dans l’exercice transdisciplinaire. Sans mettre tous les savoirs sur un pied d’égalité, il faut tous les prendre en compte dans la mesure où ils participent à la construction ou à l’entendement du monde. Alors, pour revenir à la question, je pense qu’il faut exposer les étudiants à la diversité des savoirs qui permettent de saisir la complexité de la réalité, puis les accompagner dans le développement d’une démarche transdisciplinaire.
JL : Je suis d’accord avec tous ces propos. J’ajouterais qu’il serait important d’intégrer un peu d’épistémologie dès les études au primaire. Les enfants qui terminent leurs études primaires ne devraient pas avoir l’impression que la science se limite à ce qu’il est possible de faire dans un laboratoire avec des microscopes. Ils devraient déjà comprendre que les sciences humaines et sociales font partie de ce que l’on nomme « la science ». Une certaine compréhension de la différence entre les approches déductives et inductives pourrait aussi être possible dès ce moment-là. Ensuite, au secondaire, il faudrait en finir avec la hiérarchisation des sciences avec, au sommet, les disciplines qui mènent à la médecine. Il faudrait valoriser différentes disciplines scientifiques en accordant de l’importance aux sciences qualifiées de « molles ». Cela permettrait d’aborder, dans des cours de sciences humaines et sociales, pour ceux qui ne choisiraient pas les sciences de la nature, certaines notions d’épistémologie. Il serait possible d’aborder ce qu’est la mobilisation des connaissances, par exemple, et de discuter des approches transdisciplinaires. Ainsi, dès le collégial, on pourrait enseigner les savoirs disciplinaires tout en intégrant des éléments de transdisciplinarité dans les différents cours. Un cours obligatoire sur la transdisciplinarité dans la formation au collégial serait aussi une bonne idée, à mon avis. Ensuite, à l’université, je pense qu’il pourrait être très intéressant que certaines universités offrent un cours optionnel ou complémentaire sur la transdisciplinarité accessible à tous les programmes. Les cours de méthodologie sont aussi des lieux privilégiés, dans différentes disciplines, pour aborder la question de la transdisciplinarité.
Parties annexes
Bibliographie
- Benedikt, F., & Friesike, S. (2013). Open science: One term, five schools of thought. RatSWD_WP_ 218. http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.2272036
- Convento da Arrábida (1994). Charte de la transdisciplinarité. Centre international de recherches et études transdisciplinaires. https://ciret-transdisciplinarity.org/chart.php
- Darbellay, F. (2011). Vers une théorie de l’interdisciplinarité? Entre unité et diversité. Nouvelles perspectives en sciences sociales, 7(1), 65-87. https://doi.org/10.7202/1007082ar
- Flinterman, J. F., Teclemariam-Mesbah, R., Broerse, J. E. W. & Bunders, J. F. G. (2001). Transdisciplinary: The new challenge for biomedical research. Bulletin of Science, Technology & Society, 21(4), 253-266. https://doi.org/10.1177/027046760102100403
- Galvani, P. (2008). Transdisciplinarité et écologisation d’une formation universitaire : une pratique critique à partir du paradigme de la complexité. Éducation relative à l’environnement, 7. https://doi.org/10.4000/ere.3221
- Gibbons, M., Trow, M., Scott, P., Schwartzman, S., Nowotny, H., & Limoges, C. (1994). The new production of knowledge: The dynamics of science and research in contemporary societies. Sage Publications.
- Nicolescu, B. (1996). La Transdisciplinarité. Manifeste. Éditions du Rocher.
- Piaget, J. (1972). L’épistémologie des relations interdisciplinaires. Dans OCDE (Éd.), L’interdisciplinarité. Problèmes d’enseignement et de recherche dans les universités (pp. 131-141). OCDE. http://www.fondationjeanpiaget.ch/fjp/site/textes/VE/jp72_epist_relat_interdis.pdf